À notre connaissance, encore aucune étude chiffrée sérieuse ne s’est penchée sur l’engouement incroyable suscité par le vin dans nos sociétés occidentales contemporaines. À défaut, par exemple, de pouvoir mesurer l’évolution récente du nombre de cavistes, de clubs de dégustation ou l’œnotourisme dans toute sa diversité, nous pouvons cependant constater, empiriquement, une montée inédite de l’intérêt pour le vin, perçus comme un produit convivial, culturel et distinctif. Le développement sans précédent des cours de dégustation, des formations, des groupes d’amateurs, l’engouement pour la littérature vinicole, les films ou les séries dédiés au vin va de pair avec une modification contemporaine des tendances de consommation1. L’ensemble des études statistiques sur le sujet nous le montre d’ailleurs : le buveur quotidien porté sur les vins de consommation courante laisse place, depuis les années 1980-1990, à un buveur occasionnel intéressé par des vins plus qualitatifs2. En quelque sorte, déguster - avec tout ce que cela comprend comme ressorts culturels3, tend à se substituer au fait de boire. Autrement dit, le consommateur de vin s’est, pour une part, métamorphosé en œnophile.
Selon le dictionnaire Larousse, un œnophile est une personne qui aime le vin, qui l’apprécie en connaisseur. Historiquement, le terme semble plutôt ancien et nous avons pu en retrouver référence dès 1685, dans Le Mercure Galant dédié à Monseigneur le Dauphin4. « On servit le souper, œnophile soupa, il y bu trop, il s’y foula… » peut-on lire dans les lignes de cet ouvrage. Si la mention d’œnophile se retrouve de-ci et de-là dans plusieurs ouvrages jalonnant le XVIIIe siècle, le terme est un peu plus employé au XIXe siècle dans la littérature médicale, touristique ou descriptive qui éclot durant cette période5. Le contexte d’essor d’une consommation hédoniste et distinctive de cette boisson, ainsi que le développement des premiers préceptes gastronomiques n’y sont sans doute pas pour rien. Pourtant, et comme nous le montre le graphique ci-dessous, il faut réellement le XIXe et, surtout, le XXe siècle, voir l’extrême fin du XXe siècle pour voir émerger abondement l’œnophile dans la littérature française et anglo-saxonne.
Ces graphiques sont intéressants, mais purement quantitatifs et axés sur un seul mot : le terme œnophile. Ils marquent sans doute des tendances, mais ne permettent pas, pourtant, de tout comprendre. L’absence de mention du terme « œnophile » ne prouve pas l’absence d’œnophiles. Or, les nombreuses recherches historiques réalisées sur le sujet donnent une place à part entière aux XIXe et XXe siècle, moments cruciaux de développement du connaisseur de vin tel qu’il est défini aujourd’hui6.
Pour évoquer ce développement de l’œnophilie, nous reviendrons tout d’abord, sur la période allant du second tiers du XIXe siècle au début du XXe siècle, moment d’émergence, mais à petite échelle, d’une certaine œnophilie moderne. Nous nous intéresserons ensuite à la période de l’entre-deux-guerres et correspondant, en France à la mise en place des vins d’appellation d’origine comme à une certaine démocratisation “républicaine” de l’accès au vin de qualité7. Il s’agira enfin d’aborder le moment où, à partir des Trente Glorieuses, mais surtout à partir des années 1970-1980, nous assistons à une popularisation, voire une vulgarisation des connaissances œnophiles auprès d’un public bien plus large.
L’émergence de l’œnophilie moderne, aristocrate et bourgeoise (XIXe siècle-début XXe siècle)
Comme nous le rappel l’historien Benoît Musset : « De 1600 à 1830, le discours sur les vins est passé d’une structure normative à une autre. D’un discours essentiellement médical, on est passé à un discours plus esthétique et gustatif. Dans cette évolution de longue durée, le vin de Champagne mousseux a joué un rôle pionnier indiscutable. Dès les années 1710-1730, il se détache du discours traditionnel. Sa nouvelle identité est largement construite par les consommateurs de l’aristocratie »8.
Ainsi, fin XVIIe siècle mais surtout, courant XVIIIe siècle, se développe, sans doute à partir de la consommation de Champagne, mais également de Bourgogne et de Bordeaux, en Angleterre, mais aussi en France, en Belgique ou en Allemagne, une véritable société de connaisseurs. La diversité des vins contenus dans les inventaires de caves parisiennes en offre de belles illustrations et montre aussi la variété des vins collectionnés9. Reste que cet engouement hédoniste reste l’apanage d’une micro société fortunée, d’une certaine aristocratie issue de Paris ou des grands centres urbains parlementaires.
Les choses évoluent dans le dernier tiers du XVIIIe siècle et surtout, au cours du XIXe siècle. Avec les bouleversements engendrés par le Siècle des Lumières, mais également par la montée en puissance d’une bourgeoisie financière et commerçante aux côtés de la noblesse, le panel des œnophiles s’élargit10. Pour cette nouvelle bourgeoisie, le bien boire marque bien évidemment une volonté de distinction sociale.
Cette apparition d’une élite de connaisseur reste concomitante d’un contexte tout à fait particulier de développement, d’une part, de la gastronomie11 et, d’autre part, d’un mouvement savant, littéraire et statistique, très lié au Romantisme, et tendant à décrire et hiérarchiser les grands vignobles mondiaux.
Dès le XVIIIe siècle, on évoque le terme de gourmet, réservé initialement aux courtiers gourmets, il devient aussi l’apanage de ces nouveaux amateurs de bons mets et de bons vins. Voltaire en fait état dès 1771 dans Questions sur l’Encyclopédie par des Amateurs12 où il explique que le gourmet amateur averti de bon vin saura en plus distinguer dans un plat les différentes saveurs. L’apparition des gastronomes et des études gastronomiques va aussi contribuer au développement de cette prise en compte éclairée du vin au cours du repas. Notons d’ailleurs ici qu’avant le XIXe siècle et comme l’explique Anik Buj dans ses travaux, le terme « gastronome » n’existe pas encore13. En 1801 « Gastronomie » apparaît donc sans doute pour la première fois sous la plume de Joseph Berchoux dans un poème intitulé : La gastronomie, ou l’homme des champs à table14. Le concept se développe et les ouvrages référence de Grimod de La Reynière, l’Almanach des gourmands publié de 180315 à 1812 puis, le Manuel des amphitryons de 180816, et l’ouvrage de Brillat Savarin, la Physiologie du goût, édité en 1826, lancent les réflexions sur « les diverses parties de la science alimentaire »17. Nonobstant leur intérêt pour les sciences alimentaires, ces deux auteurs parlent pourtant assez peu de vin.
Introduit en France au début du XIXe siècle, dans ce contexte d’intérêt pour la gastronomie, c’est surtout le service « à la russe », consistant à échelonner les plats au cours du repas, qui va inciter le buveur à se pencher d’autant plus sur les accords mets-vins et à disserter de ces associations.
En outre, la mode littéraire ambiante romantique et descriptive, ainsi que l’engouement pour la statistique donnent naissance à de nombreux ouvrages évoquant, à destination des premiers touristes et des quelques élites cultuelles, les régions viticoles de France, voire du monde18. L’ouvrage, paru en 1812, d’André Jullien, Topographie de tous les vignobles connus19, reste un modèle du genre. Classant l’ensemble des vins de la planète, il contribue à édifier des hiérarchies vineuses que l’amateur reprend à son compte pour exprimer son rang social. Boire réputé distingue ! Ces ouvrages marquent donc une époque de développement d’une œnophile culturelle et contribuent aussi à renseigner, même s’ils sont encore peu nombreux, le nombre croissant des amateurs de province. Les ouvrages respectifs du docteur Morelot (1831)20 ou de Jules Lavalle (1855)21 pour la Côte-d’Or ou encore les différentes éditions du Féret pour le Bordelais, informent, certes les professionnels, mais aussi les nouvelles élites rurales et notables des villes françaises.
Pourtant cette œnophilie reste confinée à une toute petite partie des consommateurs. D’ailleurs, au XIXe siècle, le vin de qualité, commercialisé principalement par des négociants, se vend au client sous des aspects éminemment nobles et élitistes. Les publicités ne cessent ainsi de vanter le caractère aristocratique des vins et le triomphe du “Château” dans le Bordelais mis en exergue par le géographe Philippe Roudié22 – celui de Malartic-Lagravière par exemple, illustre pleinement la destination future de ces vins, réservé à une élite bourgeoise en quête de reconnaissance aristocratique.
Cependant, fin XIXe siècle, la mise en place de la Troisième République, le développement plus large d’un certain tourisme, la naissance des gastronomies régionales et l’essor des vins d’appellation vont modifier le paysage de l’œnophilie en France et en Europe et élargir ses bases.
Développement du tourisme, des gastronomies régionales et de l’engouement pour les vignobles et leurs vins (1920-1930…)
La théorisation territoriale du régime de la Troisième République et l’idée que la grande patrie française est constituée de petites patries23, engendrent une nouvelle manière de montrer et de voir les régions. Chacune d’entre elles se distingue ainsi par son patrimoine (architectural en particulier), mais aussi par ses productions industrielles et surtout agricoles. La codification d’une gastronomie régionale et, au bout du compte, une nouvelle image moins aristocratique et plus territorialisée des vins prennent ainsi leur essor dans ce contexte24. Évoqué par Serge Wolikow, le premier ouvrage explicite de recettes bourguignonnes, intitulé Le cuisinier Bourguignon, écrit par Alfred Contour, maître hôtelier de Beaune et publié en 1891, précise clairement qu’il « sera de bon goût d’éviter la multiplicité des crus lors d’un repas » et que « cette sorte d’étalage ne convient qu’aux noces et aux banquets »25. Boire peu et fin avec un repas devient gage de savoir vivre et cela, d’autant plus que la gastronomie régionale prend rapidement ses lettres de noblesse. Portée, en particulier, par des Clubs dédiés – le Club des Cent26 ou le Club des Purs Sang par exemple, groupement d’élites parisiennes, journalistes, politiques, grands producteurs – portée donc par ces clubs, la gastronomie régionale est pensée à Paris, mais diffusée dans les régions par des réseaux touristiques en plein développement27.
Qu’ils viennent par le train et, surtout, en automobile, ces touristes sont de plus en plus nombreux. Initialement attirés par la Côte d’Azur, Biarritz, les stations thermales ou l’air pur des Alpes, ils s’arrêtent de plus en plus dans les établissements de Bouche et d’hôtellerie jalonnant les routes de province. Sur la Nationale 7, s’installent les nouveaux établissements culinaires qui deviennent alors rapidement les fleurons de la gastronomie régionaliste - l’Hôstellerie de la Côte-d’Or à Saulieu, Trois Gros à Roanne, ou la Mère Brazier à Lyon - élite plébiscitée par les gastronomes et journalistes parisiens. En Bourgogne, les entrepreneurs touristiques locaux et les producteurs de vins jouent alors la carte du folklore pour capter une partie de ce flux touristique. Ce mouvement, qui se concrétise par l’invention en 1923 de la Paulée de Meursault28 et celle de la confrérie des Chevaliers du Tastevin en 1934, permet une réelle mise en avant des productions viticoles locales auprès de ces touristes, nouveaux amateurs éclairés de vin29.
La mise en place, au même moment, durant l’entre-deux-guerres, des Appellation d’Origine, renforce alors le mouvement de valorisation des territoires régionaux et de leurs productions. Le summum du chic n’est-il pas, alors, avec un Coq au Chambertin, de boire un authentique Chambertin, de déguster également son Riesling avec une Choucroute alsacienne ou encore la cuisine lyonnaise de Fernand Point avec un Hermitage. Quoi qu’il en soit, gastronomie et œnophilie sont, à ce moment-là, intimement liées, et d’ailleurs la Revue du Vin de France, première revue œnophile fondée en 1927, est tout autant une revue gastronomique30.
Liés à ce mouvement, arrivent également d’autres prescripteurs et, en premier lieu, de nombreux auteurs issus de la production, des mondes journalistiques et/ou, bien entendu, gastronomiques, qui popularisent les grands vins de France auprès de ces nouveaux amateurs, touristes, clients de restaurants, nouveaux bourgeois en recherche de reconnaissance. Citons la parution, entre 1925 et 1938 des 2 ouvrages Sa majesté le vin de France (1929) et Le mariage des vins et des mets (v.1930) de Raymond Brunet, président des Gastronomes régionalistes. Signalons le livre Les vins de France (1927)31 du journaliste et homme politique bonapartiste Paul de Cassagnac, signalons aussi l’ouvrage Monseigneur le vin, L’art de boire, du journaliste Louis Forest, 1927 ou encore ceux de l’écrivain Maurice des Ombiaux intitulés, entre autres, Le vin ou Le manuel de l’amateur de Bourgogne. La liste n’est pas exhaustive. Très bien étudiée dans les travaux de Laure Ménétrier, nous voyons que cette littérature s’adresse cependant encore à un nombre, certes croissant, mais encore limité de personnes. L’amateur œnophile reste un oiseau rare. C’est ainsi que des Ombiaux précise dans son ouvrage « nous faisons une différence entre l’art de manger et l’art de boire, nous dirons que le premier est beaucoup plus répandu que le second, et beaucoup plus à la portée de tous »32. Quant à Louis Forest, il considère qu’il est « sacrilège d’offrir un grand vin à des êtres quelconques. C’est jeter perles aux pourceaux. On n’offre les hautes bouteilles qu’aux amateurs en état de les apprécier »33 et, de fait, nous pouvons ajouter qu’ils sont encore une petite élite.
Certes, des cercles de connaisseurs apparaissent : l’Académie des vins de France en 1934, l’Association des médecins Amis du Vin ou encore le Comité national féminin de propagande pour les vins de France fondé par Madame Pollet-Combrouze fille du député-maire de Saint-Emilion34. Mais ces clubs concernent encore un nombre relativement restreint d’individus. Certes, gastronomes et œnophiles possèdent leur mensuel : la toute jeune Revue du Vin de France, porte-parole des cercles gastronomiques parisiens et des producteurs de vins d’appellation et fondée en 1927, mais son degré de diffusion à ce moment-là reste fort limité.
Signalons enfin, durant la période, l’arrivée d’un personnage important et dont le rôle sera, plus tard, déterminant, auprès des amateurs de vin : il s’agit du sommelier. Extirpé des caves au début du XXe siècle, il devient alors le conseiller privilégié des clients au restaurant et son rôle s’amplifie après la seconde Guerre Mondiale. Pourtant, dans les années 1930, ce sommelier évoque parfaitement le syndrome de l’œnophilie durant ce premier tiers du XXe siècle : il est dédié au service du vin mais ne bénéficie toujours pas d’une formation à la hauteur de son rôle de conseil35.
La popularisation des connaissances œnophiles et la démocratisation du bien “boire” (des années 1950 aux années 1980)
À partir des années 1950, mais surtout, au cours des deux décennies suivantes, s’enclenche un mouvement de développement conséquent de l’œnophilie dans les pays occidentaux.
C’est peut-être tout d’abord plus le cas dans les pays anglo-saxons ou apparaît une littérature assez grand public destinée à informer les consommateurs américains et anglais sur les vignobles européens. Le premier auteur important se nomme Franck Schoomaker, fantastique diffuseur de connaissances sur les vignobles européens auprès des nouvelles sociétés amatrices de vin émergeant après la prohibition et qui, après la seconde Guerre Mondiale, voit considérablement augmenter son pouvoir d’achat36. Il sera suivi par des auteurs à succès comme Alexis Lichine aux États-Unis37, ou encore Michael Broadbent38 ou Hugh Johnson39 en Angleterre.
En France, le mouvement d’amateurs œnophiles et gastronomes lancé dans l’entre-deux-guerres se poursuit durant les Trente Glorieuses. Il se démocratise cependant lentement laisser une place grandissante au vin. À ce titre, le contexte économique et social général semble plus que favorable à générer l’arrivée de nouveaux consommateurs avertis ou, tout du moins, tenaillés par la soif d’apprendre et de déguster le vin.
Le développement du niveau de vie général des Français durant la période, l’essor de la société de consommation ou encore l’urbanisation croissante favorisent l’émergence d’amateurs dans toute l’Europe. À titre d’exemples, dès l’après-guerre, la présence de délégations de producteurs au salon des arts ménager, véritable succès populaire, est très révélatrice de ce contexte. Autre exemple, la revue Cuisine et Vins de France fondée par Curnonsky qui popularise la gastronomie et le vin dans les maisons.
Les congés payés – 3 semaines en 1956, puis à 4 en 1969 et enfin à 5 semaines en 1982 – libèrent le tourisme et promeuvent ainsi la découverte, par les Français, des régions viticoles. De surcroît, nous assistons à un lent mais réel essor de la mise en bouteille à la propriété surtout à partir des années 1970 et 1980. Si, pour nombre de vins de consommation courante, ce mouvement se développe au sein de caves coopératives40, nombre de vignerons s’engagent également dans le processus et deviennent capables de vinifier, élever, stocker et vendre leurs vins de manière indépendante. Cet essor du « domaine » restera longtemps anecdotique et ils sont peu, durant les années 1920 et 1930 à se lancer dans cette mise en bouteille à la propriété. Ce fait reste, à ce moment-là, l’apanage (mis à part d’autres exceptions) de quelques grands domaines de Bourgogne, de Vallée du Rhône, voire de quelques Châteaux prestigieux du Bordelais ou de très rares vignerons de Champagne. À partir de la fin des années 1940, le processus s’élargit pour toucher de plus en plus de vignerons de Loire ou du Beaujolais, par exemple, qui se lancent dans cette aventure. Le mouvement prend de l’ampleur au cours des décennies suivante et avec un réel essor « visible » à partir des années 1970 ? Romain Blancaneau fait, par exemple, remonter la généralisation progressive de l’embouteillage des vins de crus au Château dès les années 1950 avec une affirmation dans les années 197041. Nous ne possédons pas beaucoup de données statistiques pour chiffrer cette montée du vigneron indépendant en France, sachant, que, de plus, il faudrait pouvoir faire la part entre la récolte mise en bouteille à la propriété et vendue comme telle et celle vendue au négoce qui reste sans doute largement majoritaire en moyenne. Cependant, pour l’année 1980, l’historien Jean-Michel Chevet montre que l’ensemble des caves coopératives et des vignerons forment à eux seuls 190 600 unités de production et qu’il existe par ailleurs à ce moment-là 236 000 exploitations commercialisant leur récolte en France42.
Avec l’élévation du pouvoir d’achat, la facilitation des déplacements et l’essor du tourisme, les visites et dégustations dans ces domaines à la recherche de clientèle se trouvent facilités.
Enfin, ne mésestimons pas non plus les évolutions sociales. Le retour à l’authentique et à certaines valeurs rurales au tournant des années 1970 bénéficie aux vins fins et surtout, à la redécouverte des terroirs. La remobilisation des terroirs vitivinicoles prend sa source dans un contexte général et dont tous les volets, indissociables les uns des autres, sont culturels, économiques et politiques. Il s’agit tout d’abord, après 1968, d’une volonté de retour à la nature. Ce phénomène se traduit par, d’une part, par l’installation de néo-ruraux à la campagne et par une revalorisation du travail agricole vécu comme un retour aux sources salvateur43.
La prise en compte du consommateur joue aussi. À partir de 1951, avec la naissance de l’Union Fédérale des Consommateurs, ces derniers peuvent compter sur des associations pour les défendre. En 1974, la revue Que choisir, que publie l’UFC, compte 200 000 abonnés soucieux, certes, de bénéficier du meilleur rapport qualité prix dans leurs achats, mais aussi de la qualité "tout court" des produits qu’ils ingurgitent44. Nous n’en sommes qu’au début des préoccupations écologiques dans la viticulture et les vins dits de qualité, en particulier les vins d’AOC, à défaut, à ce moment-là, de garantir une production bio, attestent d’une production locale, guidée par un cahier des charges. La place grandissante du consommateur n’échappe pas, en outre, aux opérateurs de la filière et à un marketing qui commence à considérer le vin comme un produit porteur de cultures et de patrimoine.
Enfin, le fait que le vin soit devenu un véritable objet culturel, donc, pour partie, un objet de distinction sociale, incite le buveur à porter un regard plus acéré et éclairé sur ce produit valorisant45.
Pour terminer, revenons un instant sur un phénomène certes, moins visible, mais sans doute tout aussi important pour ce développement contemporain de l’œnophilie, en particulier en France. Le graphique ci-dessous met en exergue les évolutions comparées de la consommation de vin d’AOC et de la consommation de vins de consommation courante entre 1947 et 2000.
Derrière ce constat chiffré qui montre toute la difficulté des vins d’AOC à s’imposer sur le marché intérieur, l’étude des nombreuses sources à notre disposition met l’accent sur l’important et pourtant assez méconnu travail, qui réalisé des années 1950 aux années 1980 par les professionnels, va provoquer un véritable développement qualitatif des vins d’appellation, mais aussi des VDQS et des vins de Pays. Par ces actions, pouvoirs publics et professionnels vont dessiner de nouveaux cadres de la qualité, une qualité caractérisée par le lieu de production, par une notion de terroir de plus en positive pour le consommateur et par l’idée que la qualité d’un vin serait conditionnée par sa typicité.
Dans ce contexte, d’après guerre où les vins d’appellations n’ont pas encore la côte, la profession et les pouvoirs publics se lancent dans la mise en œuvre de tout un travail technique d’amélioration des vins en vue de l’émergence de la mise en bouteille et de la vente à la propriété. Ainsi, des institutions comme l’Institut Technique du Vin, des laboratoires d’œnologie, l’Institut National des Appellations d’Origine et progressivement dans chaque vignoble, des groupements interprofessionnels, vont permettre un suivi, un cadrage et un contrôle de la production des vins aux chais, comme à la mise en bouteille. En termes de contrôle, évoquons par ailleurs le travail exceptionnel fourni durant cette période par la Brigade Nationale de Contrôle des Appellations d’Origine, organisme dans lequel Robert Tinlot œuvre dans les années 1960 en tant que Chef de Région pour les zones du Beaujolais, du Mâconnais, des Savoie, des Côtes-du-rhône, de Provence, Côte d’Azur, et du Languedoc-Roussillon46.
Dans le même temps, et cela nous paraît crucial, l’INAO se lance dans un travail exigeant de contrôle de la qualité par la dégustation. Ainsi, dans le but de vérifier la qualité des vins et face à certaines délimitations problématiques, l’Institut contribue une objectivation et une uniformisation de l’exercice mais, surtout, à la mise en place d’un nouveau vocabulaire de la dégustation, très parlant, axé sur l’odorat et le goût, et capable d’étoffer les descriptions des vins47. Des cours et conseils sont régulièrement donnés auprès des producteurs mais aussi des prescripteurs. Il s’agit ici de convaincre ces derniers, puis les consommateurs, de l’existence d’une relation qualitative en le lieu de production et les vins qui en sont issus. En 1972, ces recherches aboutissent à la publication, par l’INAO, d’un "Essai sur la dégustation des Vins"48 et, par la naissance concomitante du verre INAO, premier verre professionnel adapté à la dégustation olfactive
Dès lors, encouragée par les nombreux réseaux de prescripteurs et de scientifiques que l’INAO côtoie - sommeliers, journalistes, gastronomes, œnologues - l’institution diffuse ces concepts. Les vins d’AOC sont de plus en plus perçus comme qualitatifs, leur consommation va grandissante alors que celle des vins de consommation courante s’amenuise régulièrement.
Avec des ouvrages comme le Goût du Vin d’Emile Peynaud publié en pour la première fois en 198049, avec la naissance, en 1976, de l’Institut français du Goût, sous l’égide du pionnier Jacques Puisais, avec, également, la création en 1974 du Diplôme d’Apprentissage à la Dégustation de Bordeaux ou encore, avec le développement de toute une littérature de critiques œnophiles portée par des revues comme Gault et Millau et toujours, la Revue du Vin de France, l’art de déguster n’est plus seulement l’apanage des courtiers, des négociants ou des œnologues, mais devient celui d’autres prescripteurs et, rapidement, celui de consommateurs de plus en plus éclairés, d’œnophiles.