L’œnologue et le sommelier, ambassadeur de la qualité des vins : le « discours œnologique froid » et le « discours œnologique chaud »

Index

Mots-clés

Œnologue, Sommelier, Dégustation, Histoire

Keywords

Enologist, Wine waiter, Tasting, History

Plan

Texte

Introduction

Dans l'histoire du système social de la vigne et du vin, les acteurs du travail de la terre et de la production des vins sont connus par une littérature abondante. Plus on va vers l'aval, toutefois, et moins les identités professionnelles et les jeux d'acteurs sont clairement identifiés dans la durée, hormis par quelques études régionales. On sait que le négociant joue un rôle primordial dans l’aboutissement de la qualité des vins et dans leur commercialisation bien sûr, et que les cuisiniers et les grands restaurants sont des acteurs importants de la valorisation des vins, notamment avec la gastronomisation de l'alimentation à partir du 19e siècle, avec l'essor de la notion de terroir - à la fois dans une dynamique régionaliste et dans une exaltation du « bon goût » à la française -, et avec le succès du système des appellations d'origine à partir de l'Entre-deux-guerres. On constate toutefois que deux acteurs aujourd'hui primordiaux du système de la vigne et du vin ne trouvent pas leur place dans cet historique : l’œnologue et le sommelier. Le premier est un acteur de la qualité sanitaire des vins, le second de la théâtralisation de leur consommation. En apparence, ils interviennent à des stades bien délimités de la partie aval du système. Mais ce que l'on constate dans la période la plus récente, c'est l'importance et la visibilité croissantes de leur rôle de prescripteurs du « goût », ce qui implique donc l'influence de leur pratique sur l'amont, dans un système beaucoup moins linéaire et segmenté qu'on aurait pu le penser. Comment ces acteurs sont-ils apparus dans cette histoire ? Avec quelles stratégies, quelles phases d'affirmation, quel rôle dans la fabrique du goût dans le processus de globalisation des vins français au 20e siècle ? C'est ce que nous nous proposons de retracer ici, dans une première esquisse documentée par des enquêtes orales et des archives privées d'organisations professionnelles1.

Étudier l’histoire socio-professionnelle de l’œnologue et du sommelier nous semble en effet un biais intéressant pour relire sous un angle original la dynamique contemporaine du système mondial de la vigne et du vin, mais aussi l'histoire du goût, dans une relation dialectique entre qualités sanitaire et gustative. Pour cela, il faut interroger dans la durée les discours de ces acteurs, que nous proposons en première analyse d'identifier par les désignations de « discours œnologique chaud » et de « discours œnologique froid »2.

Deux extraits d’entretien permettront de saisir ce que nous désignons ainsi. Le premier extrait est tiré de l'interview d’un sommelier, âgé aujourd’hui d'une cinquantaine d'années, qui a le titre de Meilleur Sommelier du Monde. Voici ce qu'il dit des compétences requises pour le concours de Meilleur Sommelier du Monde. « Pour l’épreuve écrite, c’est un questionnaire encyclopédique d’une centaine de questions où il faut une après-midi pour y répondre. Les questions portent sur les appellations, la législation, l’histoire, les comportements alimentaires, le verre, le liège, tous les bouchages. Avec des questions sur le liège, on pose aussi des questions sur la sylviculture, sur les forêts de lièges, sur le démasclage, sur les différents types de liège et les types de production, mais aussi sur les différents types de verre, et les différentes formes des bouteilles, etc. C’est cet ensemble qui définit la culture du sommelier. A table, les clients peuvent poser des questions : pourquoi tel verre et pas un autre, pourquoi le vin se sert-il a-t-elle température, pourquoi est-ce qu’on dit qu’il faisait du vin dans le Caucase il y a 6 000 ans. Si on n’a pas un peu toute cette culture, si on ne connaît pas l’histoire de la vigne, si on ne connaît pas les procédés de vinification, que tel domaine existe dans tel pays, les cépages, etc. Ce sont des connaissances très larges, mais c’est celles du sommelier. La dégustation est un des aspects important. Évidemment, il va déguster. Les personnes qui s’intéressent aux vins dégustent. Savoir l’analyser, savoir le projeter dans le temps, savoir associer les mets et les vins, c’est l’un des aspects du sommelier, mais ce n’est pas le seul. Et dans le concours, c’est l’ensemble des facettes qui sont analysés et notés »3. Ce témoignage illustre parfaitement les règles de l'art de la sommellerie telles que pratiqué aujourd'hui, un art qui mobilise essentiellement un discours nourri de références culturelles, de jugements de valeurs et de considérations esthétiques, soit le « discours œnologique chaud ».

Le deuxième extrait est tiré d'un entretien avec un œnologue-consultant en cave coopérative à la retraite, âgé d'une soixantaine d'années aujourd’hui. « C'est-à-dire qu'il y a plusieurs types de dégustation. Il y a la dégustation saine, qui se fait au départ, pendant les vendanges, pour essayer de piloter l'étape de macération, et surtout, c'est une dégustation qui sert de filtre pour éviter qu'il y ait une anomalie. Parce que les analyses n’arrivent pas à détecter certaines anomalies. Alors, c'est un coup de tasse, c'est vite fait puisque l’objectif est de détecter s’il n'y a pas de défaut. S’il y a des défauts, soit on décuve soit on ne décuve pas ; ou alors on aère ou on n'aère pas. Ça, c'est la première partie qui se fait surtout dans les chais »4. Notre témoin, ici, insiste sur la dimension technique et méthodologique de la dégustation « saine », une dégustation qui traque les défauts objectifs en premier lieu, et qui vise à rectifier si nécessaire la conduite de la maturation des vins. C'est ce que l'on peut qualifier de « discours œnologique froid ».

Ces témoignages, qui renvoient dans les deux cas à toute une carrière d'expertise de haut niveau, nous invitent à questionner la généalogie de ces discours. Comment l’œnologue et le sommelier se sont intégrés et ont-ils été reconnus comme experts de la qualité des vins ? Comment expliquer le « triomphe » des discours œnologiques chauds et froids dans l’approche sensorielle des vins et dans la construction historique du goût ? Et surtout, comment relier histoire socioprofessionnelle et histoire du goût ? L'hypothèse qui guidera notre réflexion est que c'est justement la maîtrise du discours sur le vin, en direction des producteurs comme des consommateurs, qui constitue le « capital » de ces deux professions, un capital construit sur un demi-siècle d'efforts depuis le milieu du 20e siècle, selon des voies à la fois parallèles et singulières pour les œnologues et pour les sommeliers.

Notre étude pose toutefois d'emblée un problème de sources : mal connues, ces professions apparaissent très peu et tardivement dans la documentation sur le système de la vigne et du vin. Notre recherche s'est donc faite tout d'abord en direction des personnes ressources des structures professionnelles actuelles, puis en cherchant à contacter et à interroger les acteurs les plus âgés. Dans le même temps, nous avons cherché à découvrir puis à exploiter les fonds documentaires privés des individus et des organisations, tâche immense qui est loin d'être achevée. Les documents sur lesquels nous nous appuyons ici sont des sources imprimées pour l'essentiel, accompagnées de quelques documents émanant de différentes structures professionnelles. Nos enquêtes ont été faites selon la méthode ethnographique : entretien semi-directif, immersion participative et observation - notamment de concours de vins et de séances de dégustation avec des œnologues et des sommeliers.

La mémoire orale disponible aujourd'hui permet de remonter assez validement jusqu'aux années 1950. Cette période constitue un point de départ pertinent pour notre enquête, avec un début de structuration des identités professionnelles de nos acteurs.

Création et reconnaissance institutionnelle des identités professionnelles (années 1950 et 1960)

Le titre d’œnologue est une création tardive, puisqu'il faut attendre un décret de 1955 pour voir la profession reconnue et définie par les pouvoirs publics. Avant cette date, les responsables du contrôle de la qualité des vins au point de vue strictement sanitaire sont le pharmacien et l’ingénieur chimiste. Le pharmacien est l'un des rares professionnels de formation scientifique qui soit présent dans le monde rural. Son laboratoire, si rudimentaire soit-il, est donc le lieu où se font les premiers contrôles d’analyse, les conseils de prescription et la vente de produits œnologiques. Quant à l’ingénieur chimiste, on le retrouve essentiellement dans les maisons de négoce ou dans les Stations d’œnologie et d’agronomie créées pendant la crise du phylloxéra, à la fin du 19e siècle5.

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le monde agricole français entre dans une phase de changement accéléré. Le monde viticole ne fait pas exception, même si la mise en place des Appellations d’Origine Contrôlée l'inscrit dans des logiques pour partie autres que celle de l'impératif de productivité qui touche les productions animales et végétales. L'importance nouvelle accordée à la normalisation hygiéniste des produits alimentaires, notamment pour les produits courants, fait toutefois que le monde vitivinicole a besoin de techniciens reconnus et qualifiés en grand nombre. Avec l'essor des productions en coopérative, il faut recruter des techniciens-chimistes et des spécialistes du traitement des vins. C’est ainsi que les ingénieurs chimiste-œnologue et certains pharmaciens ont réussi à convaincre le ministère de l’Agriculture et le ministère de l’Éducation Nationale de créer en 1955 un nouveau diplôme, le Diplôme national d’œnologue (DNO) 6. Ainsi naît le titre d’œnologue et l’œnologie se voit-elle reconnue comme une science appliquée issue de la chimie et de la biologie.

Du fait de cette reconnaissance, le savoir œnologique peut désormais être enseigné également aux étudiants en BTS viticulture-œnologie7. Les sommeliers-cavistes8 peuvent également accéder à ce savoir.

En 1959, les œnologues titrés décident de se regrouper en association syndicale afin de se faire reconnaître en tant que corps professionnel, mais aussi en tant qu’acteur à part entière du système social de la vigne et du vin : c’est la création de l’Union Nationale des Œnologues9, puis en 1965 de l’Union Internationale des Œnologues10. La création d’une association internationale a pour objectif de faire connaître le rôle et de défendre la fonction de l’œnologue à échelle internationale. Dès la création de l’Union Internationale des Œnologues, on compte 8 pays adhérents : la France, l'Italie, le Portugal, l'Allemagne de l'Ouest, la Grèce, l'Argentine et le Chili. L’Union Nationale des Œnologues change de nom dans l’année 1965 pour prendre celui d’Union des Œnologues de France.

La première génération d’œnologues a un rôle exclusivement sanitaire, et travaille dans l'univers du laboratoire privé ou en station agronomique. De fait, il est un laborantin spécialisé.

Quant au sommelier, on l’identifie au monde du luxe « à la française », puisque c’est un homme du service des palaces et des grands hôtels. Avant les années 1950, c'est Paris qui concentre l'essentiel de la profession. On distingue deux types de sommelier. Tout d'abord, le sommelier-caviste, qui a surtout un rôle de caviste – les vins étaient très peu conditionnés et livrés en tonneau. Ce dernier effectue le traitement, le soutirage, la mise en bouteille, le classement et le rangement des bouteilles. Le second est le sommelier de salle, qui est un acteur du service. Il est en lien direct avec le consommateur, le chef cuisinier et le sommelier de cave. Cependant, pour devenir sommelier de salle, il faut d’abord être sommelier de cave, et boire en abondance, comme l'attestent nos entretiens sur des débuts de carrières dans les années 1950-1960. C’est l’étape obligatoire afin que le sommelier puisse parler au mieux des vins, puisqu’il connaît les procédés d’élevage et de conditionnement, et qu'il goûte régulièrement les stocks pour s'assurer de leur qualité.

Cependant, le monde du luxe connaît une crise de son modèle dans les années 1950, ce qui a un impact direct sur le service et ses métiers. Le sommelier, et notamment le sommelier de salle, ne sont pas jugés indispensables, et leurs fonctions souvent attribuées au maître d’hôtel. La fonction de sommelier de salle est en voie de disparition dans les palaces et grands hôtels.

Toutefois, des œnophiles et des gastronomes sensibilisés à cette disparition du sommelier de salle, porteur à leurs yeux de toute la tradition de service et de l’art de vivre à la française, décident de créer le concours du Meilleur Sommelier de France, afin de revaloriser le métier et de susciter des vocations. Le premier concours est ouvert en 196111. Il comporte trois catégories : meilleur restaurateur-sommelier ; meilleur maître d’hôtel-sommelier ; meilleur sommelier de France. Comme on peut le constater, le concours s’ouvre à toutes les personnes du monde de l’hôtellerie et du service de luxe. À la suite de ce concours et de sa réussite – puisqu’il est reconduit -, des sommeliers de Paris, de Lyon et d’Italie se réunissent à Reims en 1968-1969 chez un négociant de Champagne pour structurer la profession sous une forme associative, selon les témoignages. Ces associations se forment sous la loi de 1901, puisque le sommelier n’est pas reconnu comme une profession par l’État. Sont ainsi créées une Association des Sommelier de Paris (ASP)12, une Association des Sommeliers Lyonnais et de Rhône-Alpes (ASLRA)13, une Union des Sommeliers de France (UDSF)14 et une Association de la Sommellerie Internationale (ASI)15.

A la suite de la création de ces associations, l’ASI organise avec l’aide des maisons de négoce le concours du Meilleur Sommelier du Monde dès l'année 1969.

Les années 1970-1990 : Affirmation professionnelle et internationalisation de l’œnologue et du sommelier

Pendant la période 1970-1990, œnologues et sommeliers trouvent un ancrage solide dans le système de la vigne et du vin. On retrouve l’œnologue notamment lors des congrès de l’OIV, notamment le Professeur Paul Jaulmes et le Professeur Suzanne Brun de la Faculté de Pharmacie de Montpellier. De plus, le rôle de l’œnologue évolue. Certains œnologues commencent à sortir de leur laboratoire et se rendent dans les salles des cuves. Dans les années 1970, la deuxième génération fraîchement diplômée commence à gagner des positions de pouvoir, avec les fonctions de directeur de cave coopérative, notamment dans la région Languedoc-Roussillon. Rapidement, l’œnologue se trouve confronté aux vignerons qui ne comprennent pas le rôle de ce nouveau technicien, qui tient un discours strict sur l’hygiène des cuves et de la salle des cuves. Tout un système de normes se met en place, piloté par un savoir technoscientifique concentré en une seule personne.

Sous l’impulsion des œnologues tels que le Professeur Paul Jaulmes et le Professeur Suzanne Brun ont pris conscience notamment de l’intérêt de la dégustation afin d’améliorer et de prévenir les anomalies lors du processus de vinification. C’est ainsi qu’une réglementation de la Communauté Economique Européenne (CEE) qui est visible par le décret du 23 novembre 1967 va bouleverser les pratiques de l’œnologue puisqu’il interdit la mise à la consommation d’un vin ayant un mauvais goût manifeste16. Ainsi, la dégustation devient un outil nécessaire à la qualité des vins. De plus, la CEE demande aux syndicats des appellations de mettre en place un système de dégustation obligatoire des vins par les vignerons, par le décret (suite RCCE) 817/7017. Les syndicats d’appellations ont jusqu’à l’année 1980 pour organiser les dégustations des vins18. Ainsi, l’œnologue peut se former dans les stations agronomiques où des séances de dégustation sont organisées par l’INAO, mais aussi dans les facultés d’œnologie, notamment celle de Bordeaux avec les cours du « lundi soir » du professeur Émile Peynaud à partir du milieu des années 197019. Désormais, lorsque l’œnologue déguste les vins dans les caves, il forme en même temps le vigneron à l’hygiène et à la dégustation saine. Ainsi, le rôle de l’œnologue est-il aussi bien curatif que, de plus en plus, constructeur de la qualité des vins. L’œnologue était un laborantin fondant sa pratique sur un savoir chimique fondamental, il devient un expert. L’œnologue commence à faire du conseil qualité, ce qui implique aussi une évolution des laboratoires privés d’œnologie.

L’œnologue qui est en laboratoire et celui qui se rend en plus sur le terrain vont devenir des porteurs d'innovations techniques et scientifiques, valorisées dans le Bulletin de l’Union des Œnologues de France, mais aussi lors de congrès internationaux. Des machines et des produits de traitement œnologique font leur apparition pendant cette période, véritable triomphe de la maîtrise technologique sur les savoir-faire.

Dans le même temps, les sommeliers connaissent des évolutions plus profondes encore de leurs pratiques et de leur visibilité médiatique. Le premier fait marquant de cette période, c'est la disparition du sommelier de la cave, à peu près définitive au milieu des années 1970. La cause principale en est le conditionnement des vins en bouteille dans les propriétés, avec la généralisation de la bouteille ou du carton de bouteilles comme mode de commercialisation. En effet, la mise en bouteille évite quasiment tout risque sanitaire, puisqu'elle est contrôlée par l’œnologue. Autre facteur, la loi interdit désormais le travail en cave hors des domaines et caves de production, c’est-à-dire le soutirage, la mise en bouteille et le traitement lors de l’élevage du vin20. Le sommelier perd son rôle d'artisan du vin, il est contraint d'assumer pleinement son rôle de service. En 1980, le ministère de l’Éducation nationale crée un CAP de sommellerie21, ce qui constitue une reconnaissance du savoir-faire du sommelier dans le monde de l’hôtellerie. Puis en 1984, le CAP sommellerie devient un Brevet Professionnel.

Quant aux associations professionnelles, elles ressentent le besoin de créer d’autres structures en région afin de faire connaître et de susciter un intérêt pour la fonction de sommelier sur l’ensemble du territoire. Pour se faire reconnaître en tant qu’acteurs de la vigne et du vin, les associations de sommeliers proposent des stages de terrain dans les vignobles et prennent contact avec les présidents des appellations et avec les interprofessions. Tout un travail de mise en réseau est effectué dans cette période. Pour faire connaître le sommelier, l’UDSF veut prendre en main la gestion du concours du Meilleur Sommelier de France. L’Union estime en effet que le concours ne met pas assez en valeur le savoir-faire du sommelier. C’est ainsi qu’en 1972, l’UDSF reprend la gestion et l’organisation du concours. Le concours est une réussite, il suscite des passions mais c’est surtout la médiatisation de l’épreuve orale qui est un succès. En effet, c’est la seule partie du concours qui est ouverte au public afin de faire découvrir ce qu’est le savoir-faire d’un sommelier comme représentant et garant du « savoir-vivre à la française ». L’épreuve orale porte sur l’art et la manière du service et du conseil, mais aussi sur la dégustation à l’aveugle. C’est exactement le même principe qui est employé pour le concours de Meilleur Sommelier du Monde, sauf que les vins sont des vins exclusivement français. À partir de 1982, le concours ne porte plus qu’une seule mention, celle de meilleur sommelier de France.

Face à la réussite de ces concours, un autre fait son apparition, géré et organisé par la Maison de Négoce de Champagne Ruinart en 1977 : celui de meilleur jeune sommelier. Les concours, notamment les concours mondiaux ont permis de faire connaître le sommelier et la sommellerie, et aboutissent à ce que de nouveaux pays adhèrent à l’ASI, notamment le Royaume-Uni, l’Italie, la Suisse, l’Espagne, le Portugal, l’Allemagne de l'Ouest et la Suède dans les années 1970. Ainsi, par l’extension du réseau de l’ASI et la réussite du concours du Meilleur Sommelier du France, le comité de l’ASI voyage dans de nombreux pays et est reçu par les ministres du tourisme ou par les ministres de l’agriculture des principaux pays vitivinicoles. Ses membres sont considérés comme des acteurs incontournables du tourisme, notamment du luxe, et de la mise en marché des vins à l'échelle internationale.

Les années 1990-2000 : de l'euphorie à la crise des représentations

Dans la période la plus récente, caractérisée par la globalisation des marchés, la mise en circulation des acteurs et des produits du luxe, l'interconnexion et la mise en scène médiatique de l'information sur le monde du vin, l’œnologue et le sommelier vont encore connaître des évolutions notables de leur rôle, les projetant dans la lumière, mais les plaçant également en concurrence dans leur fonction d'experts du goût et les mettant en difficulté par rapport à leurs origines respectives dans les univers du laboratoire et de la salle de restaurant.

En France, le savoir-faire de l’œnologue par le biais de l’analyse sensorielle est mis en valeur lors du concours des Vinalies, créé en 1991. Il est organisé par l’Union des Œnologues de France et par l’Union Internationale des Œnologues. Les Vinalies sont réservées exclusivement aux œnologues. La compétition met en avant les techniques de l’œnologue et leur impact sur la qualité des vins. Les seuls vins autorisés en compétition sont les vins sous appellation. Ce concours fermé ne vise pas à élire le meilleur œnologue, mais le meilleur vin, le meilleur travail d’œnologie. C’est la technique qui est jugée et attestée. Dans le même temps, l’admissibilité au DNO évolue. On passe d’un diplôme à Bac+2 pour la première génération à Bac+322, Bac+423, puis Bac+524 dans la période la plus récente. Cette augmentation du nombre d'années d'études s'inscrit dans le processus général de revalorisation des diplômes dans l’enseignement supérieur, mais elle traduit également le fait que le travail de l’œnologue devient de plus en plus complexe et polyvalent. L’œnologue est désormais aussi un ingénieur agronome. En effet, il est aussi bien présent dans les vignes avec la sélection des cépages, dans la salle des cuves pour suivre le processus de vinification, que dans le laboratoire pour faire des analyses sanitaires et de qualité. C’est un changement dans la définition mais aussi dans l'influence de l’œnologue dans le secteur vitivinicole.

Cette période est celle de la consécration de l’œnologue consultant et du flying-winemaker, appelés dans le monde entier pour redéfinir les modes de production des vins. Désormais, un œnologue ou un flying-winemaker peut s’occuper de plusieurs domaines répartis sur plusieurs continents. Ces deux acteurs se rencontrent et échangent sur les techniques et les savoir-faire. Cette rencontre a impulsé la recherche sur les copeaux de bois en France. En effet, dans les années 1990, une étude sur les copeaux de bois est lancée. Celle-ci fait débat dans la profession, sans doute parce qu’elle remet en question la notion de « terroir ». L’utilisation des copeaux de bois en Europe est autorisée en 2006. La controverse ainsi développée a un effet direct sur le discours des œnologues, qui distinguent désormais deux types de vins : les vins dits « identitaires » définis par le « terroir », et par le caractère « complexe » de leur goût, et les vins dit « technos » qui sont des vins « faciles à boire » dont la qualité gustative s’adapte au marché, aux critères des nouveaux consommateurs ou des contexte de consommation. On se trouve ici au point de rencontre de deux univers de valeur, avec une évolution de la perception du produit vin comme produit marchand, et un rôle de l’œnologue comme expert technique de l’adaptation du produit au marché avec la création du « goût marketing ».

Puisque l’œnologue et le winemaker sont présents dans l’espace mondial, mais aussi que l’UIOE compte de plus en plus de nouveau pays membres, le besoin se fait sentir de définir la profession à l’échelle internationale. C’est ainsi qu’une définition de l’œnologue est actée par l’OIV en juillet 2013. Le souci de reconnaissance des œnologues devient un besoin stratégique, notamment dans les enjeux liés à l’oenotourisme. Homme de l'ombre, homme de la technique « froide », l’œnologue est amené à empiéter sur l'univers de la communication, d'où une confusion de son identité.

Quant aux sommeliers, ils connaissent également des changements importants dans leur mode de formation, dans leur univers de pratique et dans leur visibilité. Tout d'abord, au début des années 1990, l’enseignement de la sommellerie devient une mention complémentaire du CAP cuisine et service. Le rapport au produit se modifie, avec la généralisation de la dégustation sans avaler, qui permet de légitimer un enseignement public. Pour ce qui est des associations, elles fonctionnent très bien et comptent de plus en plus d’adhérents. L’ASI compte aujourd’hui 42 pays membres. Ceci est le fait du succès mondial de la médiatisation des concours de sommellerie, notamment des championnats du monde. Le sommelier Champion du Monde est considéré comme une « star », présent dans les médias généralistes. De plus, les concours de meilleur sommelier (toutes catégories confondues : jeune, régional, national, continental et mondial) sont désormais des enjeux très importants pour les palaces et les grands hôtels. En effet, la personne qui concourt représente aussi l’établissement de formation, ce qui permet de valoriser la qualité de service de ces établissements. Par exemple, une personne qui fait les concours et qui est en formation et entraînée par le Palace le Georges V à Paris, demeure un élève du Georges V même s'il poursuit sa carrière ailleurs. Autre fait qui permet de démontrer que le sommelier est reconnu, c’est l’intégration des sommeliers dans les concours de meilleur ouvrier de France en 2000. Le sommelier est donc reconnu comme étant un acteur à part entière de la gastronomie française.

Mais la véritable consécration du sommelier, c'est son entrée à l'OIV en tant qu’expert qualité des vins. Cela amène une redéfinition du rôle du sommelier à l’échelle internationale, avec toutefois la difficulté persistante de faire valider l'identité d'une fonction, et non d'une profession. En effet, le titre ne peut être protégé, et il existe de nombreuses usurpations du nom de sommelier. Aujourd’hui, on trouve le sommelier partout, pas uniquement dans le monde des palaces et du luxe. Le sommelier peut être dans la grande distribution (sélection des vins pour les magasins Casino ou Métro), en tant que sommelier-caviste en magasin, dans l’enseignement de la géographie et de l'histoire viticole, dans le e-commerce des vins mais aussi en tant qu’acteur du tourisme vitivinicole. Maître du discours, le sommelier est appelé partout où il faut dire, valoriser, attester le goût. Il ne le produit pas, certes, mais en le disant, il est évident qu'il le « construit » pour le consommateur et donc, par rétroaction, pour tout le système de la vigne et du vin.

Conclusion

On le constate donc, le long demi-siècle écoulé depuis l'après-Seconde Guerre mondiale a constitué une phase d'ascension remarquable pour deux professions marginales du système de la vigne et du vin, qui ont été des acteurs majeurs de la globalisation du monde du vin par la maîtrise du discours sur le goût. L’œnologue s’est affirmé comme le technicien, le scientifique, le chimiste du vin par le biais du « discours froid » et analytique. Le sommelier, qui était en voie de disparition au début de la période, a pu renaître en tant qu’expert des vins par le biais du service et de la mémoire des sens, exprimée par le « discours chaud ». Cependant, le sommelier n’est toujours pas reconnu comme une profession en France. C’est un acteur qui fait le lien entre le monde de la gastronomie et le monde de la vigne et du vin par le biais d'un discours à dimension esthétique. Ainsi, le sommelier et l’œnologue se sont-ils fait reconnaître comme des experts de la qualité des vins dans le système. L’un est le garant de la qualité sanitaire et organoleptique, c’est l’œnologue, tandis que l’autre est l’ambassadeur de cette qualité, c’est le sommelier.

Par cette approche socioprofessionnelle, nous avons pu montrer comment ces acteurs ont participé à l'histoire de la redéfinition contemporaine de la qualité, voire de l'excellence des vins. Ce que nos enquêtes attestent avec le plus de constance, c'est le rôle majeur du savoir-faire de la dégustation dans la construction de l'expertise de ces deux groupes professionnels. La « dégustation froide » de l’œnologue et la « dégustation chaude » du sommelier sont ainsi devenues complémentaires, avec une zone de recouvrement de plus en plus importante entre les deux. On doit s'interroger encore sur les interactions complexes qui ont amené ces acteurs à valoriser la dimension hédoniste du vin, en se faisant les experts de la légitimation d'une définition de la qualité par le principe de plaisir, dans un mouvement qui accompagne la globalisation des vins du secteur du luxe et les nouveaux consommateurs et modes de consommation qui sont liés à ce processus historique majeur. Professions sous les feux de l'actualité, professions starisées, œnologues et sommeliers sont donc inévitablement des acteurs sous tension, en difficulté sur un élément majeur de leurs identités respectives : la référence au « terroir ».

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Notes

1 Cette recherche a été initiée dans le cadre d'un Master 2 Études Rurales à l’Université Lumière Lyon II au sein du Laboratoire d’Études Rurales. Nous avons rencontré 13 sommeliers, 11 œnologues, 3 attachées de presse, un journaliste critique vinicole, un chercheur en chimie spécialité œnologie, un membre de l’Association des Anciens Élèves Œnologues de Bordeaux et un maître de formation en sommellerie, soit 30 personnes interviewées entre le mois de janvier et le mois de mai 2013. Ce sujet de recherche se poursuit dans le cadre d’une thèse en Histoire commencée en 2015. Retour au texte

2 Le « boire froid » des œnologues et le « boire chaud » des sommelier, ces terminologies proviennent du sociologue Claude Fischer dans son ouvrage, Du vin, Paris, Edition Odile Jacob, 1999  « Pour qu’il existe un boire « froid », technique, qui dissèque, analyse, chasse le défaut, et un boire « chaud » qui rêve, imagine, fantasme, se souvient, désire, festoie, s’enivre de sensation ou éventuellement s’enivre tout court ». Retour au texte

3 Entretien réalisé le 22 mars 2013, Paris (75) Retour au texte

4 Entretien réalisé le 28 mars 2013 à Perpignan (66) Retour au texte

5 Les stations d’Agronomie et d’Œnologiques de la deuxième moitié du XIXe siècle : Beaune, puis Colmar en 1879, Bordeaux en 1880, Narbonne 1895, Angers en 1902 qui sont rattachées à l’Institut de Recherche Agronomique (IRA) en 1924, puis à l’Institut National de Recherche Agronomique (INRA) en 1946. Montpellier et Toulouse ont été créées en 1903. Retour au texte

6 Loi n°55-308 du 19 mars 1955 relative à la protection du titre d’œnologue. JORF du 19-12-1956. Retour au texte

7 Pascal Ribéreau-Gayon, L’Histoire de l’oenologie à Bordeaux,de Louis Pasteur à nos jours, Paris, 2011, Edition Dunod, p.218. Retour au texte

8 Arrêté du 12-02-1954 instituant un CAP de sommelier caviste. JORF du 18-12-1968 Retour au texte

9 Déclaré le 10 juillet 1959 – n°12.520 (Préfecture de la Seine), UNO - Bulletin n°1, Décembre 1959 Retour au texte

10 http://www.uioe.eu/historique.php Retour au texte

11 Afin de ressusciter l’envie du métier de sommelier et de se faire connaître, de valoriser la profession, Henrie Clos-Jouve et Odette Khan avec le soutien du Comité national des Vins de France ont décidé de créer un concours du meilleurs Sommelier de France en 1961. (Témoignage de Jean Frambourt dans la Revue Sommelier, 90e anniversaire des Sommeliers de Paris, 1907-1997, numéro 6, Janvier-Février 1997, p.19) Retour au texte

12 l’ASP déclarée le 25-09-1969, publiée au JO du 10-10-1969 Retour au texte

13 Association des Sommelier Lyonnais existe depuis 1969 selon les documents privés Retour au texte

14 l’UDSF, déclarée le 01-04-1970, publiée au JO du 23-04-1970 Retour au texte

15 l’ASI déclaré le 03-10-1974, publié au JO du 05-01-1975 Retour au texte

16 Suzanne Brun et J .C Cabanis, « A propos de l’élimination du mauvais goût », p. 57 à 59, pris dans la Revue des Œnologues, 1989, n°50. Retour au texte

17 Journal Officiel des Communautés Européenne, 1970 Retour au texte

18 Document privé, Union des Vignerons du Beaujolais. Retour au texte

19 Emile Peynaud, Œnologue dans le siècle, entretiens avec Michel Guillard, Paris, 1995, Edition La Table Ronde, p.35-36 Retour au texte

20 Arrêté du 2 juin 1980 L'ARRETE DU 12-02-1954 MODIFIE INSTITUANT UN CAP DE SOMMELIER EST ABROGE : « Art.1er.- L’arrêté du 12 février 1954 modifié instituant un certificat d’aptitude professionnelle de sommelier est abrogé ». JO du 10 juin 1980 Retour au texte

21 Arrêté du 2 juin 1980 L'ARRETE DU 12-02-1954 MODIFIE INSTITUANT UN CAP DE SOMMELIER EST ABROGE : « Art.3.- Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’arrêté du 6 décembre 1971 visé ci-dessus, le bénéfice des épreuves écrites et orale ou pratiques obtenu au certificat d’aptitude professionnelle de sommelier est reporté sur les épreuves correspondantes du certificat d’aptitude professionnelle d’employé sommelier ». Idem. Retour au texte

22 Vu le décret n° 85-906 du 23 août 1985 Retour au texte

23 JORF n°40 du 17 février 1994 Retour au texte

24 Vu le décret n° 2002-482 du 8 avril 2002 portant application au système français d'enseignement supérieur de la construction de l'Espace européen de l'enseignement supérieur Retour au texte

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Référence électronique

Sénia Fedoul, « L’œnologue et le sommelier, ambassadeur de la qualité des vins : le « discours œnologique froid » et le « discours œnologique chaud » », Territoires du vin [En ligne], 8 | 2018, publié le 01 février 2018 et consulté le 29 mars 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/territoiresduvin/index.php?id=1362

Auteur

Sénia Fedoul

Université Lumière Lyon II, Laboratoire Etudes Rurales

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