Des années 1960 à son décès en 2017, Robert Tinlot s’impose comme l’une des grandes figures de la vitiviniculture mondiale. Ses actions en France comme inspecteur de la répression des fraudes, expert reconnu et membre de l’INAO, celles, européennes, en tant que chef du bureau des boissons au ministère de l’Agriculture ou encore, celles, internationales, à la tête de l’OIV, font de Robert Tinlot un acteur et un témoin privilégié d’une période cruciale de transformation des mondes de la vigne et du vin. C’est en effet à partir des années 1960-1970 que le modèle français des AOC triomphe tant d’un point de vue réglementaire, à l’échelle communautaire en particulier, que culturel. Toutefois, l’essor rapide et vigoureux de vignobles de qualité aux États-Unis, dans l’hémisphère sud et, plus tard, en Chine, où Robert Tinlot eut un rôle important, reconfigure ce paysage mondial dominé traditionnellement par les grands pays producteurs européens. Apparaissent ainsi de nouveaux enjeux économiques, scientifiques, techniques et normatifs, d’autres modèles productifs également, un ensemble de mutations dont témoigne le parcours professionnel de Robert Tinlot.
En outre, et de manière plus profonde, ces bouleversements de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle s’adossent à des changements d’ordre culturel. Alors que les “vieilles” nations productrices délaissent les vins de consommation courante pour moins, mais mieux boire, d’autres marchés s’ouvrent au vin. Ce produit est désormais perçu et vécu comme un objet patrimonial chargé d’histoire, de mythes, mais aussi objet culturel en voie de démocratisation. Les vignobles sont désormais des destinations touristiques et l’attrait de leurs paysages attire les visiteurs du monde entier. Or, une nouvelle fois, Robert Tinlot s’inscrit au cœur de ce processus contemporain.
Les textes édités dans ce numéro spécial la revue de la Chaire Unesco “Culture et Traditions du Vin” Territoires du Vin sont ainsi issus d’une journée d’étude tenue à l’Université de Bourgogne le 15 novembre 2018 en hommage à Robert Tinlot. Lors de cet évènement organisé en partenariat par la Chaire Unesco “Culture et Traditions du Vin” de l’Université de Bourgogne, l’Académie Amorim, l’Organisation Internationale de la Vigne et du Vin, l’Association Internationale des Juristes du Vin, L’institut "Jules Guyot" et l’Université du Vin de Suze-la-Rousse, il s’agissait tout d’abord, à l’image de l’article rédigé par Yann Juban (Introduction) et des entretiens réalisés par Serge Wolikow et Florian Humbert, de revenir sur le parcours exceptionnel de Robert Tinlot (parti III). Toutefois, les contributions rassemblées ont aussi vocation à mieux cerner et remettre en contexte, sous différentes focales disciplinaires, la diversité des mondes du vin que ce juriste avait, tout au long de sa vie, contribué à construire et à remodeler.
Dans un premier temps, ce numéro s’intéresse donc normes de la qualité des vins, mais aussi aux questions des règlementations, des marchés et des modèles économiques qui, pour partie héritières des actions de Robert Tinlot, traversent la vitivinisphère contemporaine. À ce titre, la juriste Dorothée Boyer Paillard s’intéresse à la géopolitique mondiale de la protection de l’origine et de la qualité. Benjamin Bois, ancien Président de la Commission Viticulture de l'OIV, et ses coauteurs exploitent 90 ans de résolutions prises par l’OIV en faveur de ce que les chercheurs nomment aujourd’hui la viticulture durable. Pour autant, si la qualité d’un vin se définit par des réglementations, Catherine Pivot montre également comment la transformation de la compétition sur les marchés en une concurrence monopolistique bouleverse les rapports marchands et complexifie le lien entre le prix et la qualité des vins. Enfin, à travers l’exemple de Cahors, Joëlle Brouard revient sur l’histoire du renouvellement récent de ce vignoble et de son image, épopée à laquelle participa justement Robert Tinlot.
Le second volet de la publication considère ces “mondes du vin” à travers les angles variés de l’œnologie, de l’histoire, ou de la culture. Les chercheuses Michèle Guilloux-Benatier et Sandrine Rousseaux traitent, par exemple, et à l’aide de données récentes, de l’évolution des études réalisées en microbiologie au service de la qualité du vin. Par ailleurs, spécialiste du droit viticole, Robert Tinlot portait un regard très juste et érudit sur l’histoire viticole du XXe siècle. De fait, la contribution de Claudine Wolikow, mais également celle de Jocelyne Pérard et d’Olivier Jacquet appréhendent respectivement deux phases importantes de cette histoire : d’une part, la construction des premières appellations d’origine à travers la question des usages locaux, loyaux et constants et, d’autre part, le développement inédit de l’œnophile au cours du siècle dernier. Sylvie Reboul, dans une approche très culturelle du vin, s’intéresse enfin à la place tout à fait prégnante de ce produit dans les chansons dites “à boire”.
La marque des actions de Robert Tinlot sur les vignobles et les vins de France et dans le reste du monde est à plus d’un titre prégnante. Elle le demeurera longtemps, comme sa statue érigée à Yantai par les producteurs Chinois au “Château Tinlot”, le bien nommé !