Introduction
Même s'il suscite des critiques et subit diverses concurrences, le modèle français des AOC, largement imité dès a fin des années 1960 par l'Italie, puis par l'Espagne ou encore aujourd'hui par des pays comme le Brésil, s'impose encore comme l'expression d'une réelle réussite économique. Les chiffres annoncés en 2020 par le CNIV Comité National des Interprofessions des Vins d'Appellation d'Origine)1 soulignent ce succès. Sur seulement 3% de la surface agricole utilisée, le vin représente 15% de la production agricole française en valeur. En outre, avec un total de 12,7 milliards d'Euros en 2019, vins et spiritueux s'affirment comme le deuxième poste en valeur au niveau des exportations nationales. Or, les AOC représentent 50 % des exportations hexagonales en 2019 et surtout 83 pourcent de la valeur de ces expéditions2.
Longtemps restées en marge de la consommation nationale et des exportations, les vins d'AOC décollent ainsi réellement à la fin des années 1970. Ils représentent environ 20% des vins consommés en France en 1980, presque deux fois plus que 10 ans auparavant3. Les exportations de vins sont elles aussi "en progression régulière", avec des vins d'AOC4 qui, à eux seuls, représenteront en 1986 81% de la valeur des expéditions viticoles nationales à l'étranger5. Ce succès économique qui pointe à l'aube des années 1980 a, jusqu'ici fait l'objet de peu d'analyses historiques. Dans un ouvrage pionnier, l'historien Joseph Bohling a toutefois pu dégager un certain nombre de facteurs macro-économiques, sociaux et politiques à l'origine de cet essor des AOC durant les années 1960-1970. Il fonde très justement ce changement de paradigme sur la victoire d'une vaste coalition politique et économique unie de manière inattendue autour de la lutte contre l'alcoolisme, d'une certaine idée de la modernisation de l'économie française confrontée à la décolonisation algérienne et à l'intégration européenne. Pour autant, la lecture des sources issues de la filière vitivinicole au sens large (producteurs, marchands, organismes professionnels, institutions techniques, mondes scientifiques de la vigne et du vin, administration, etc...) révèle l'existence d'autres mécanismes parallèles décisifs. L'encadrement règlementaire des normes de production et de commercialisation de vins fins6 destiné à la consommation française comme aux exportations, le suivi beaucoup plus intense de la qualité7, les progrès en vigne et en cave, le développement de la propagande nationale à l'étranger8 sont, par exemple, de ceux-là.
Nonobstant, l'essor des exportations d'AOC qui démarre réellement au cours des années 1970 correspond aussi à l'émergence concomitante de deux phénomènes. D'une part, l'institutionnalisation d'un nouveau discours parvenant, pour la première fois et grâce notamment à un renouvellement inédit des modes de dégustation, à consacrer l'idée que les vins de terroir, par leurs singularités organoleptiques, possèdent des qualités intrinsèquement supérieures aux vins "hors sol" ; d'autre part, la reprise de ce discours par un ensemble de prescripteurs français et surtout étrangers qui deviendront vite incontournables sur les marchés du vin, les critiques et journalistes vitivinicoles9.
En effet, à partir des années 1970, l'idée de s'extasier sur les caractéristiques organoleptiques que confère tel ou tel terroir, l'appréciation admise de la complexité d'un grand cru, des saveurs qu'il possède en comparaison à celui de la parcelle voisine, l'identification de l'expression géographique des typicités de chaque AOC ou encore la familiarisation gustative aux hiérarchies subtiles inscrites dans les territoires sont autant de concepts très positifs qui s'insinuent fortement dans la société des oenophiles, en particulier par l'entremise de cette prescription montante. A ce moment-là, la dégustation devient un phénomène incontournable, de plus en plus partagé et qui permet la singularisation organoleptique des vins d'AOC pour en faire des produits à forte valeur symbolique, sociale et économique.
Dans cette contribution, chercherons à savoir pourquoi et grâce à quels acteurs émerge ce nouveau paradigme. Nous montrerons finalement comment la réussite internationale de cette réglementation récente qu'est celle des AOC s'inscrit aussi dans la construction et la diffusion auprès des prescripteurs les plus influents de l'époque, d'une nouvelle manière de déguster les vins.
Dans un premier temps, nous reviendrons sur la manière dont les tenants des AOC vont tenter, par l'introduction de l'agrément, de réintroduire et consacrer la notion de qualité dans des vins d'AOC au départ uniquement caractérisés par leur origine. Il s'agira ensuite d'évoquer la place nouvelle et les limites de la dégustation dans le cadre des délimitations. Ces emplois naissants de la dégustation des vins de terroir conduisent alors l'INAO et une partie du monde de la recherche vitivinicole à d'avantage encadrer et d'uniformiser l'exercice ainsi qu'à développer un vocabulaire riche et capable de distinguer nettement les profils des vins d'AOC. Enfin, nous nous interrogerons sur la manière dont, à l'aide de ses réseaux et profitant d'un nouveau contexte d'émergence de la critique viticole, l'INAO va parvenir à diffuser son nouveau discours sur la typicité et le caractère qualitatif des vins de terroir.
La nécessité de prendre en compte la qualité substantielle des vins
En 1913, sur proposition du député de Côte-d’Or, Etienne Camuzet, soutenu par la quasi-majorité des propriétaires-viticulteurs de France, la notion de qualité substantielle est supprimée des critères de délimitation de la future loi du 6 mai 1919 sur les appellations d’origine. Ainsi, durant tout l’Entre-Deux-Guerres, les appellations d’origine se créent essentiellement sur des critères géographiques et des critères d’encépagement, le tout, sur la base d’usages locaux, loyaux et constants.
Or, le 20 octobre 1943, lors d’une séance du Comité Directeur du Comité National des Appellations d’Origine (CNAO), le Président de l’institution, Joseph Capus, propose d’ajouter à l’article 23 du Décret-loi du 31 juillet 1935 sur les AOC et comme condition au droit à l’appellation, les mots : « et s’il présente les qualités substantielles caractéristiques des vins d’appellation »10. Cette demande, approuvée par le Comité National de l’INAO, vise explicitement à introduire la dégustation dans le contrôle de la qualité des vins d’AOC.
Et Capus d’ajouter : « ce projet pourrait être adopté lorsque l’on aura créé une brigade de dégustateurs attachés au ministère de l’Agriculture. Des cours pourraient s’ouvrir à Bordeaux, Beaune et Angers, les experts seraient nommés par le Comité National »11.
Le Président du CNAO n’évoque pas les raisons qui l’amènent à réaliser une telle proposition. Il est pourtant fort probable que la recrudescence de la fraude durant la période d’occupation soit un des éléments moteurs de cette demande de modification12, sachant qu’une telle pratique est déjà en vigueur pour les eaux-de-vie dont il faut tout simplement vérifier la « buvabilité »13. S’ajoute sans doute à cela, d’une part, une volonté de réellement distinguer des AOC souffrant d’un déficit de notoriété face aux autres productions et à l’émergence des Vins de Qualité Supérieure (VDQS à partir de 1949). D’autre part, la réaffirmation de la qualité substantielle, jadis soutenue par le négoce, pourrait s’apparenter à une tentative d’unification entre la viticulture et le commerce dans le contexte de naissance des premières interprofessions. Enfin, cette sortie de 1943 parachève en quelque sorte une incessante activité de Joseph Capus qui, depuis 1905, plaide en faveur du retour de la qualité pour les vins délimités14. Quoi qu’il en soit, cette demande est éconduite par le ministère de la Justice. En 1955, la proposition est de nouveau faite par l’INAO après une vive discussion au sein de Comité National. Pierre Le Roy, Président de l’Institut, souhaite ainsi que la qualité des vins d’appellation d’origine puisse être «contrôlée avant leur commercialisation par examen de leurs qualités organoleptiques à la demande du syndicat intéressé. Dans ce cas, [et à défaut de pouvoir modifier le décret-loi de 1935] une clause doit être insérée dans le décret définissant l’appellation considérée »15.
Que ce soit en 1943 ou en 1955, la demande ne passe pas. Elle est rejetée par l’autre ministère de tutelle de l’INAO, celui de la Justice. Pourtant, malgré ces réticences ministérielles et les débats contradictoires existant au sein de l’institut, l’intégration de la dégustation comme objet de contrôle de la qualité va s’imposer lentement et susciter un engouement de plus en plus important à l’INAO, comme au niveau de la production.
Les premiers types de vins à bénéficier du contrôle de la qualité par la dégustation sont les Vins Doux Naturel (VDN). Ainsi, l’AOC Pineau des Charentes, contrôlée le 12 octobre 1945, est la première appellation dont l’obtention est soumise « à une dégustation obligatoire »16. Comme le précise Dubois, le représentant des Vins Doux Naturels au Comité Directeur du CNAO, il existe bien une politique de la qualité adoptée pour les exportations de ces productions spécifiques, notamment avec la création de commissions de dégustation17. Ici, il s’agit bien d’examiner la qualité des vins proposés sur les marchés. Suite à ces dégustations, les produits possédant des défauts peuvent être retirés de la vente en tant qu’AOC. Il n’est cependant pas précisé que l’existence de cette qualité serait intrinsèquement liée au fait que le vin soit caractéristique de son appellation.
Les exportations de vins reprenant fortement dès la fin des années 1940, les pressions sont de plus en plus importantes pour que la dégustation soit un critère de sélection des vins d’AOC destinés aux marchés extérieurs. Dès 1945, le secrétaire général du Comité Directeur du CNAO estime « que les vins français sont d’un prix très élevé et ne peuvent être vendus qu’en fonction de leur qualité et qu’il faut, dans ces conditions, tout faire pour maintenir la qualité à l’exportation »18. La réalisation de dégustations permettant de définir le caractère commercial ou pas d’une appellation fait l’objet de plusieurs demandes, dont celle du Comité Interprofessionnel du Vin de Bordeaux qui souhaite faire modifier lui aussi le décret-loi de 1935 pour que les syndicats délivrent eux-mêmes les titres de mouvement des vins d’AOC Bordelais dégustés par des commissions désignées par l’INAO. Les vins qui n’obtiendraient pas la certification, c’est-à-dire le droit de circuler pourraient cependant conserver le statut des vins d’appellation et échapper aux contraintes du Statut Viticole exercé sur les VDQS (Vins Délimités de Qualité Supérieure). Au final, plusieurs syndicats s’imposent cette discipline durant la période: c’est le cas pour les appellations Médoc et Haut-Médoc en 1955 puis, pour une bonne partie des appellations Bordelaises de prestige, dès 1958. En 1948, Lirac, Palette, Madiran, Pacherenc-du-Vic-Bilh, puis dans les années 1950 Clairette de Bellegarde et Clairette du Languedoc ou encore, en 1961, Muscadet, fournissent des exemples d’AOC s’astreignant à une dégustation obligatoire contrôlant la qualité des vins destinés à la vente.
Le contrôle de la qualité organoleptique des vins à la vente reste donc une priorité pour l’INAO et nombre de syndicats, une priorité qui prend lentement forme mais qui, en raison du caractère très rigide du décret-loi de 1935, va d’abord devoir s’imposer légalement au niveau international. C’est ainsi que dès le 1er mai 1955, la convention internationale de l’OIV pour l’unification des méthodes d’analyse et d’appréciation des vins introduit l’obligation d’un examen organoleptique pour les vins destinés à l’exportation entre les 11 pays signataires. L’analyse se fera sur la couleur, la limpidité, l’odeur et la saveur du produit19. Rien d’étonnant à cela alors que le Président de l’OIV n’est autre que le Baron Le Roy, également président de l’INAO et ardent défenseur de l’agrément. En France pourtant, il faut attendre l’intégration Européenne pour que la législation rende obligatoire l’agrément des vins d’AOC destinés à circuler. Conformément aux dispositions de l’article 11 du règlement (C.E.E.) 817/70 du conseil du 28 avril 1970, le décret du 19 octobre 1974 rend obligatoire la dégustation organoleptique dans ce cadre.
Cette progressive introduction de la dégustation organoleptique dont l’objectif est d’agréer le droit de circulation des vins d’AOC est souhaitée, nous l’avons vu, de longue date par l’INAO. Mais l’Institut n’a pas pour seule volonté de valider le caractère marchand des produits d’AOC et l’exercice de la dégustation est également amplement convoqué dans le cadre des délimitations. L’INAO se confronte ainsi à une autre problématique, celle de rendre la plus objective possible une dégustation qui doit valider, ou pas, des critères de délimitation géographiques des crus.
Délimiter par la dégustation. Définir le goût des terroirs
À partir de 1935, les premières délimitations de vins d’AOC avaient été réalisées sur des critères liés aux caractères physiques des terroirs de production, et en tenant compte des modes de production définis pas des usages locaux, loyaux et constants. Ces délimitations reprenaient également les critères géographiques de définition des appellations d’origine non contrôlées instaurées par jugements suite à la loi du 6 mai 1919. La mise en place de ces dernières avait provoqué de nombreux conflits territoriaux que les nouveaux critères de délimitation imposés par le CNAO étaient censés apaiser. L’institution, en faisant appel à des experts issus des sciences expérimentales, principalement des agronomes et des géologues, comptait s’appuyer sur leur légitimé scientifique pour valider les nouvelles AOC.
Le retour rapide de la notion de qualité substantielle dans les débats pose alors la question du rôle que pourrait jouer la dégustation dans les processus de délimitation. À notre connaissance, 5 territoires s’imposent historiquement comme les zones à « expérimenter » cette méthode sous l’ère des AOC : Chablis, le Beaujolais, l’Appellation Lirac et, à peine plus tardivement, le Saint-Emilionnais et la région des Graves.
Pour ces deux dernières, il s’agit clairement de déterminer des hiérarchies au sein d’une zone délimitée. Ce n’est pas tant la typicité qui compte ici, mais le degré intrinsèque de qualité des vins dégustés et leur capacité à les situer entre le sommet et le bas de la hiérarchie. Ainsi, dès 1948, une liste secrète de dégustateurs est déposée par l’INAO dans le but de déterminer les vins ayant droit aux appellations « Saint-Emilion », « Saint-Emilion Grand Cru » et « Saint-Emilion Grand Cru Classé », ces Grands crus classés bénéficiant d’une hiérarchisation interne en « Grand Cru Classé », « 1er Grand Cru Classé B » ou « 1er Grand Cru Classé A »20. Le classement est publié en 195521. On procède de la même façon pour le classement des Grands Crus blancs et rouges de Grave. La dégustation est essentielle pour le syndicat de l’appellation qui estime « que le cours du vin sur le marché, même pendant une longue période, est un critère insuffisant et qu’il y aurait lieu de s’appuyer également sur la notoriété des vins et sur leur qualité qui serait jugée par dégustation »22. Pour le Bordelais, il s’agit de qualifier un ordre hiérarchique horizontal et non, comme pour Chablis et le Beaujolais, de justifier par la dégustation une délimitation géographique.
Ainsi, le 19 décembre 1945, le Comité National de l’INAO rend compte de l’avancée de la délimitation du Chablis. Celle-ci pose problème depuis les années 1920 et se base, de façon fluctuante, sur des rapports d’expertise géologiques contradictoires confrontant les étages géologiques Kimméridgiens aux étages portlandiens à faciès Kimméridgien plus étendus23. La question récurrente est de savoir si l’appellation Chablis doit se limiter strictement à la zone Kimméridgienne ou si elle peut s’étendre au Portlandien. Afin de tenter de mettre fin aux débats et conflits qui règnent dans ce vignoble, l’INAO décide de nommer une commission de dégustation qui définira si, en fonction du sous-sol, les vins produits sont caractéristiques, du « véritable Chablis »24. Il est décidé que « seule une dégustation présentant toutes les garanties permettra de régler définitivement le problème »25. Toutefois, en 1945, l’analyse organoleptique reste mal cadrée et les experts nommés par l’INAO manquent cruellement de légitimité dans ce domaine. L’extension est ainsi demandée contre l’avis de Naudet, Président du Syndicat des propriétaires-viticulteurs des grands crus de Chablis qui siège au Comité National. Faute de dégustateurs patentés, la délimitation du Chablis (qui étend finalement l’ère du Chablis au-delà du Kimméridgien « originel ») n’aboutit donc pas avant 1960. Dès lors, pour cette dernière, une dégustation menée par une commission de trois experts, dont 2 courtiers gourmets, est réalisée en 1959 sur des Petit-Chablis réclamant l’appellation Chablis, sur des Petits Chablis sans réclamations et sur des Chablis dont l’appellation n’est pas discutée. Elle concerne en tout 56 bouteilles. Les résultats de cette dégustation montrent que certains Petit-Chablis demandant le droit à l’appellation « Chablis » sont d’une qualité comparable à celle de leur « grand frère » alors que d’autres sont d’une parenté indéniable mais d’un niveau qualitatif moindre. L’analyse organoleptique tranche donc pour une légère extension de l’appellation Chablis, malgré le refus de Naudet, toujours présent dans le Comité National. La dégustation, comme les experts sollicités, est ainsi devenue en 15 ans, plus légitimes aux yeux du Comité National qui, cette fois, peut trancher.
Ainsi, entre 1945 et 1959, les choses ont, en réalité, beaucoup évolué et la dégustation est devenue mieux organisée, plus étayée, plus scientifique. Cette évolution, si elle découle, comme nous l’avons évoqué, de la volonté de l’INAO et des producteurs de vérifier de plus en plus systématiquement la qualité des vins par cet exercice sensoriel, prend surtout ses lettres de noblesse autour d’un travail débuté à la fin des années 1940 autour de quelques ingénieurs et techniciens de l’INAO et d’un petit négociant du Beaujolais, Jules Chauvet.
Définir le goût des terroirs
Il s’agit, en effet, pour l’INAO après 1945 de parvenir à délimiter et définir l’appellation « Beaujolais Village » dans la Bourgogne viticole. La question posée se résume ainsi : existe-t-il dans le Beaujolais une aire de production (en dehors de celle des crus : Brouilly, Fleurie, Juliénas, etc...) où le gamay noir à jus blanc donne des vins fins capables de se replier en appellation Bourgogne et non pas en Bourgogne Grand Ordinaire ? Les nombreuses expertises engagées liées aux sols ou aux usages locaux loyaux et constants demeurant, comme à Chablis, matière à débat. L’INAO organise alors une dégustation pour vérifier le caractère bourguignon des beaujolais présentés.
Lors de la réunion du Bureau de l’Union Viticole du Beaujolais du 24 janvier 1949, le député Laborde, délégué du Beaujolais à l’INAO, fait connaître son point de vue. En accord avec l’Amicale des Beaujolais-Village, il demande le bénéfice de l’appellation Beaujolais-Bourgogne pour l’ensemble des vins beaujolais sous plusieurs conditions liées aux cépages employés, au rendement, au degré alcoolique et à condition qu’une commission de dégustation présidée par les agents de l’INAO contrôle ces vins, et les agrée comme vins de qualité.
Les dégustations ont bien lieu, mais les membres de la commission estiment finalement qu’ils ne peuvent étayer leur jugement définitif que par une dégustation comparée. A cet effet, ils demandent à l’INAO de faire procéder à la prise d’échantillons de 6 bouteilles de vin à AOC « Bourgogne » et de 6 bouteilles de vin à AOC « Beaujolais »26. Cette deuxième dégustation, comparative a cette fois lieu à Paris avec les membres de la commission. Les commentaires de dégustation sont néanmoins très sommaires et manquent clairement de précisions. Les résultats restent finalement médiocres en raison du faible nombre d’échantillons dégustés (8 en tout). Cependant, des termes intéressants jalonnent le compte rendu. Les experts parlent de vins ayant le « type Bourgogne », de « goût spécifique » au Beaujolais27. Intervient donc, dans le processus de délimitation, ici d’extension d’aire de l’appellation Bourgogne, l’idée que la dégustation pourrait permettre de qualifier le degré de typicité de certains vins.
Les éléments d’analyse mis à disposition des experts restent cependant, à ce moment-là, très caractérisés par les modes de dégustation d’avant-guerre initiés au XIXe siècle. Durant cette période, pour qu’un vin puisse être commercialisé, ce qui comptait n’était alors pas tant la spécificité donnée à un vin par son origine géographique, par son terroir, que son caractère loyal et marchand. Systématiquement recensée dans toute la littérature vineuse, l’étude des termes utilisés pour déguster les produits du négoce au XIXe siècle ou au début du XXe siècle montre d’ailleurs assez clairement le manque de distinctions gustatives pouvant exister à l’époque entre les crus. Importaient surtout la couleur de la robe, sa limpidité particulièrement, et la structure du produit en bouche qui exprime sa plus ou moins grande valeur28.
Par exemple, dans son ouvrage intitulé « La vigne et le vin en Côte-d’Or », ouvrage de référence en matière de hiérarchisation des vins du département, Denis Morelot n’utilise principalement et avec précision que des termes ayant trait à la couleur ou au caractère tactile des vins qu’il déguste29. L’évocation du goût ou des arômes ne relève que du jugement de valeur (ça sent bon ou mauvais ou ça sent moins bon ou meilleur que) ou d’une résonance morale (une odeur agréable, spiritueuse). Ainsi, il considère les vins du village de Santenay comme « fermes », « moins délicats que Chassagne dans la finesse, le goût et le bouquet », « toujours satisfaisants » et d’une « bonne tenue »30. Ces vins possèdent cependant toujours un « goût de terroir qui ne disparaît qu’après 4 ou 5 ans de tonneau ». Cette évocation du goût de terroir pour qualifier un vin difficile à boire, sans doute très tannique, est d’ailleurs récurrente dans les dégustations, au moins jusque dans les années 1960. Le terroir est même alors un terme souvent négatif dans l’appréciation d’un vin.
L’étude d’autres ouvrages du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle permet de généraliser l’analyse et d’affirmer que, dans leur ensemble, ce type de descriptions basées sur la texture et la vue est une constante dans la littérature vineuse.
Enfin, et même en 1947, le grand oenologue Bordelais Emile Peynaud reste fixé sur les caractères tactiles des vins. Souhaitant examiner quelques caractères de vins fins et leurs relations avec leur constitution chimique, il évoque uniquement : la souplesse, le moelleux, le côté corsé, la vinosité, le gras, l’âpreté, la verdeur, la netteté. Il parle d’un vin « droit de goût », d’un vin qui « remplit la bouche » ou encore d’un « vin mâché ». Nulle trace d’olfaction dans l’analyse31.
La mise en avant de l’odorat et du goût dans les dégustations n’est pas encore à l’ordre du jour et si, parfois, certains caractères organoleptiques de vins sont définis par des comparaisons avec des canons sensoriels collectifs liés à quelques fruits et à quelques fleurs, ce type de mentions reste extrêmement rare et les critères de comparaison impliqués très peu nombreux32.
Les termes employés juste après la Seconde Guerre Mondiale pour déguster ne permettent donc que très mal une caractérisation des typicités par l’étude comparative. Aussi, plusieurs personnalités de l’INAO n’hésitent pas à demander que les experts et les agents techniques requis pour les délimitations ou les agréments puissent s’appuyer sur de véritables méthodes « objectives » de dégustation33. La conférence en 1966, à Bruxelles, de Pierre Charnay, Inspecteur régional de l’INAO en Vallée du Rhône, plaide ouvertement en ce sens. Il met, entre autres en cause « Le système actuel et plus ou moins généralisé » de dégustation en petits comités d’experts qui, par l’échange, mettent des notes aux vins qu’ils dégustent. Il plaide alors pour l’instauration de formations et de fiches de dégustation « scientifiques » qui puissent tenir compte de la variabilité des arômes contenus dans le vin34.
Et donc, d’ajouter : « Contrairement à ce que disent ceux qui refusent de penser, il n’est pas ridicule de trouver dans le vin des parfums qui, s’ils n’ont pas la même nature chimique que les parfums naturels identifiés, offrent à notre sens olfactif une sensation identique. Ces parfums sont floraux (rose, violette, narcisse, pivoine....), de fruit (pêche, cassis, groseille, prune, pomme, coing...) ou plus complexes lorsqu’il s’agit de vins âgés (truffe, kirch, ambre, cuir de Russie). Il est admis que la valeur d’un arôme est d’autant plus grande que le nombre de ses composants est lui-même plus grand. Il s’agit là d’un travail d’identification »35. Pierre Charnay fait partie de ces agents INAO conscients que le registre lexical de la dégustation doit s’élargir en tenant compte des canons sensoriels collectifs tels que les arômes de fleur ou de fruit. Il est d’ailleurs directement confronté au problème dans le cadre de délimitations faisant appel à des commissions de dégustation pour la Vallée du Rhône. Ainsi, via cet agent, l’INAO affiche une volonté de parvenir à identifier les crus par la dégustation, à les distinguer, à créer les outils à même de définir, vin par vin, ce que cette même institution nommera plus tard « le lien au terroir ». Mais, dans son article programmatique de 1967, Pierre Charnay évoque surtout l’influence primordiale du Chapellois Jules Chauvet36.
Malgré quelques publications fondatrices, les travaux précurseurs de Jules Chauvet sont encore assez mal connus37. L’œuvre de Chauvet semble néanmoins se situer aux racines des nouvelles formes de dégustation prônées par l’INAO. Petit négociant du Mâconnais et du Beaujolais, de formation scientifique (Ecole de Chimie de Lyon), Chauvet s’impose surtout comme un expérimentateur. Entretenant des correspondances régulières avec l’Allemand Otto Heinrich Warburg, prix
Nobel de Physiologie pour ses travaux sur la respiration cellulaire et les enzymes, Chauvet s’intéresse rapidement aux molécules aromatiques du vin et à leur perception. Analysant les lois de la dégustation38, il développe des procédés d’analyse sensoriels visant à donner un maximum de cadres « scientifiques » à cet exercice. Pour lui : « L’analyse chimique […] est impuissante à réaliser un contrôle vraiment scientifique et objectif des propriétés du mets ou du vin », contrairement à l’analyse organoleptique39. Et d’ajouter, en conséquence que, « la sélection (des vins) s’opérant à la base en reposant sur la garantie d’origine …. La deuxième garantie est apportée par l’expertise gusto-olfactive »40, donnant donc la primeur au bouquet et aux arômes des vins. Chauvet procède à de nombreuses dégustations expérimentales sur des vins du Beaujolais, dégustations totalement nouvelles dans leur approche et faisant appel, pour distinguer les vins, à des référents sensoriels collectifs. Par exemple, le Morgon 1949 qu’il dégusta en 1953, lui procurera une « impression de fraîcheur, de pureté », mais également de « fruit abricot, groseille, etc »41. Un Fleurie 1947 possèdera des notes « de parfum animal et intime (capiteux et troublant) d’ambre, de musc »42. Quant à l’échantillon 903/BP (peut-être un Beaujolais Primeur), il le décrit ainsi : « L’arôme tabac-coing persiste. Equilibre acide amertume, tabac, café, coing »43. Ces quelques exemples d’analyses réalisées au tout début des années 1950 par Chauvet rénovent ainsi totalement l’exercice de la dégustation et offrent des outils inédits capables de faire la distinction entre des crus d’appellations pourtant très proches.
Même si Jules Chauvet ne possède pas la légitimité académique des grands œnologues californiens (à l’instar de Maynard Amerine) ou français de son époque, avec l'appui indéfectible de l'INAO et de ses agents, il parvient cependant à faire passer son message qui devient une norme à partir des années 1970 auprès des professionnels de la dégustation, puis des amateurs avertis, sur le plan français, comme international.
La dissémination internationale du modèle "olfactif" et ses transformations
Ici, la transmission du discours se réalise via les réseaux de prescripteurs fréquentés par Chauvet et issus de l’INAO. Il est en effet très proche des cercles syndicaux et des agents locaux de l’INAO qui souhaitent promouvoir les nouvelles AOC et en instituer les caractères de typicité. Jules Chauvet entretient d’importantes relations avec Camille Lapierre, vigneron de Villié-Morgon et secrétaire de la Fédération viticole de Saône-et-Loire, se tournant vers la mise en bouteille à la propriété après 1945. Il côtoie aussi d’autres syndicalistes vignerons de la région comme Claude Geoffray, propriétaire au Château de Thivin, un des fondateurs de l’appellation Côte de Brouilly dans les années 1930, de la maison du Beaujolais en 1953 et, avec des journalistes et gastronomes tels que Curnonski, de l’Académie Rabelais en 1948. Autre personne de son entourage, Albert Méziat, producteur de Chiroubles initiant également la mise en bouteille au domaine au même moment44. Ce sont ces viticulteurs qui, justement, demandent à l’INAO la révision de l’appellation Bourgogne pour les Beaujolais et incitent à l’organisation d’une dégustation comparative censée prouver la typicité bourguignonne des Beaujolais. A leur côté, lors des démarches, figure Pierre Orizet, Inspecteur Général de l’INAO nommé par le Baron Pierre Le Roy de Boiseaumarié. Chauvet travaille régulièrement avec Orizet, tant au sein du Groupement technique de recherches oenologiques de Mâcon que lors de multiples conférences sur la dégustation, comme celle offerte par l’INAO aux « médecins de France Amis du Vin » lors de la Foire de Mâcon de 195445. Personnage à la légitimité scientifique et technique initialement locale, il acquiert, via les multiples réseaux professionnels, journalistiques et propagandistes de l’INAO, une dimension d’expert reconnu dès les années 1950-1960. Si son éloignement des mondes académiques le laisse quelque peu dans l’ombre d’universitaires comme Peynaud ou Max Léglise (Directeur de la Station Oenologique de Beaune), ses travaux et, surtout, ses méthodes et son vocabulaire de dégustation parviennent pourtant à s’imposer et à dépasser le cadre strict de l’INAO.
Des éléments matériels ou culturels concrétisent en premier lieu clairement ce rôle sur l’évolution d’une dégustation au service des AOC, d’un exercice olfactif capable de définir le goût du lieu. Ainsi, début 1970, apparaît le verre INAO en forme de tulipe46, spécialement conçu par l’Institut et l'un des ses agents bourguignons, André Vedel, en collaboration avec Jules Chauvet, pour permettre une bonne analyse du bouquet des vins.
L'INAO possède en outre d'importantes connexions avec les techniciens et scientifiques de l'INAO. Au coeur d'un réseau composé de l'Institut Technique du Vin (fondé en 1947), de l'INRA, des Stations oenologiques et agronomiques régionales ou des universités, l'Institut oeuvre explicitement pour inscrire sa rénovation de la dégustation à l'agenda. Nous pouvons, entre autre, percevoir ces connexions lors de manifestations scientifiques ou de vulgarisation auxquelles participent Jules Chauvet, mais surtout une partie des agents de l'Institut.
AInsi, au passage des années 1960, Chauvet délaisse quelque peu l'exercice, délégué d'avantage aux agents de l'Institut. Ainsi, cette dégustation commentée de Louis Orizet autour des vins blancs de Bourgogne et des huitres à Paris les 29 janvier 1963, à l'occasion d'un évènement organisé par les interprofessions respectives de ces productions47. Mentionnons aussi la présentation, par Louis Orizet et Daniel Chantereau, de leur livre "Fragrances" pendant l'Exposition Universelle des Vins en 1964 à Paris48. Orizet, dont les connaissances en matière d'analyse organoleptique sont désormais reconnues nationalement comme internationalement, fait feu de tout bois puisqu'on le retrouve aussi membre du Jury au concours du meilleur Sommelier de France à Paris le 6 novembre 196849, ou dès 1960, nommé par le Directeur de L'OIV Jules Protin, expert dégustateur lors du Concours International des Vins de Budapest50. Au même titre que Pierre Charnay intervenant sur "la fiche de dégustation" au Centre d'Enseignement et de Recherche des Industries Alimentaire de Bruxelles le 24 septembre 196651, Louis Orizet assume son rôle de véritable missi dominici de l'uniformisation des méthodes de dégustation pour les vins. Il n'y a rien d'étonnant, par exemple, à ce qu'il participe en septembre 1961, en tant qu'observateur, à la Commission III de l'OIV sur problèmes économiques 41e session plénière du Comité. Durant cette mission, il interviendra pour "l'Unification des règlements des concours internationaux de vins"52. Mais le cercle s'élargit, se professionnalise, se structure et surtout agrège des dégustateurs issus d'autres régions. Monté avec l'appui des agents INAO un "Collège technique transnational de dégustateurs" voit le jour en octobre 1967. Ses statuts précisent ses objectifs : l'organisation devra « former les éléments d'une compagnie de juges-dégustateurs, elle contribuera à assurer, sur le plan universel, un jugement uniforme et constant dans l'appréciation organoleptique des différentes boissons alcooliques issues de la vigne, elle recherchera et mettra en pratique, à cet effet, les meilleurs principes et méthodes et aura enfin pour mission d'assurer le perfectionnement professionnel de ses membres et de diffuser largement les connaissances acquises »53. Nous mesurons bien ici son ambition internationale. Il est par ailleurs temps envisageable de capter l'oreille de pouvoirs publics très centralisateurs mais de plus en plus enclins à promouvoir et défendre les vins d'AOC face à des vins de consommation courante taxés de tous les maux. Enfin, la participation d'une partie des membres du Collèges à des évènements de vulgarisation de savoirs scientifiques aux côtés de chercheurs académiques reconnus et respecté. L'ITV semble tout à fait adapté à ce type de rencontres et, lors du 11e colloque œnologique de l'Institut du 7 au 10 juin 1966 à Dijon, Le Magnen, Chauvet, Orizet, Vedel, Ribereau-Gayon et Boidron se retrouvent à la tribune pour disserter sur la dégustation, chacun dans son créneau favori54. Le Magnen s'intéresse à la physiologie de l'analyse sensorielle, Depledt aux techniques d'appréciation organoleptique des aliments, Boidron et Ribereau-Gayon aux techniques de laboratoires destinées à identifier les arômes des vins alors que Chauvet, 0rizet et Vedel évoquent respectivement "la dégustation des vins", "la dégustation et l'homme" et la terminologie gustative oenologique". Nous ne possédons malheureusement aucune preuve de relations suivies, entre, par exemple Vedel ou Chauvet et Ribereau-Gayon, mais un Le Magnen et ou un Depledt semble en revanche entretenir des liens notables avec les agents INAO impliqués, tout du moins Vedel. L'hommage qui leur est rendu en 1972 dans cet ouvrage fondateur et prescripteur qu'est "essai sur la dégustation des vins" publié par Vedel, Tourmeau, Charnay et Charles est sans ambiguïté. Le Magnen (et son collaborateur Mac Leod) aurait "assisté de ses conseils les auteurs tout comme Depledt qui aurait "initié" ces derniers "aux principes modernes de l'analyse sensorielle" prodiguant largement "temps" et "conseil"55.
Enfin, l'essor inédit des guides viticoles, de la critique et du journalisme vineux à partir des années 1970-1980 sert de tremplin à cette nouvelle manière de déguster et d'appréhender les vins, à ce vocabulaire « sensoriel » formalisé pour qualifier et hiérarchiser les vins soumis à leurs jugements56. En France, il semblerait que le premier ouvrage tenant compte systématiquement de ces principes soit le Guide du Vin de Raymond Dumay, publié en 196757. L'auteur utilise régulièrement des canons sensoriels collectifs pour évoquer les vins qu'il décrit et propose même une discrimination de plusieurs appellations par ces caractères olfactifs. Rien d'étonnant à cela puisque, comme il l'indique dans son ouvrage, il tient son savoir de dégustateur de sa rencontre avec Pierre Orizet. La lecture complète des notes de dégustation dans la Revue du Vin de France de 1927 à 1983 souligne, à peine plus tardivement, la prise en compte de ce nouveau vocabulaire de la dégustation58. Si, jusqu'au milieu des années 1970, le lexique s'inspire très majoritairement du lexique en vogue au début du XXe siècle, les commentaires s'approprient par la suite allègrement et de plus en plus fréquement les principes de la dégustation initiés par Chauvet et l'INAO. Citons, par exemple, ce gewurztraminer 1974 qualifié de "très beau vin, riche, puissant de grande ampleur" aux "arômes de rose rouge évanescente succédant à des évocations épicées (coriandre notamment)59.
A l'étranger, les premiers grands critiques dégustateurs influents sont anglo-saxons60, anglais ou américains. Dès 1953, un Master of Wine est décerné par la Worshipful Company of Vintners and the Wine and Spirits Association qui crée l'Institut du même nom. Une partie des prescripteurs émergeants dans les années 1970-1980 possèdent ce diplôme aujourd'hui devenu une référence sur toute la planète. L'un d'entre-deux, John Michael Broadbent (master of Wine en 1960, marchand de vin puis responsable vin chez Christie's à partir de 1966), apparaît comme l'un des pionniers du mouvement de la critique anglo-saxonne61. Auteur, dès 1964, du "Guidance in the Techniques of Tasting"62, il publie surtout, en 1968, "Wine tasting", volume considéré comme le premier manuel (ou traité) de dégustation à la portée de tous". Pour autant, Broabdent, même si précis, reste relativement classique dans ses manières de décrire les vins. Il est trop tôt. Le passage, auprès de ces critiques internationaux, à la nouvelle dégustation fécondée par l'INAO aura lieu dans les années 1970 et agira alors comme un véritable catalyseur pour cette nouvelle forme d'analyse conçue pour les vins d'AOC. le 25 juin 1971, le journaliste et éditorialiste Constant Bourquin créé l'Académie internationale du Vin en compagnie d'une dizaine de compagnons dont un suisse et surtout Jacques Perrin, grand vigneron de Châteauneuf du Pape et proche de feu le Baron le Roy, ancien président historique de l'INAO. En 1975, l'association, présidée par Victor de la Serna, compte entre autres dans ses rangs des membres fondateurs du Collège technique transnational de dégustateurs comme Jacques Puisais et Robert Goffard, proches de Chauvet, Vedel, Charnay ou Charles. En 1973, une autre entité, cette fois d'essence anglo-saxonne voit le jour en France : l'Académie du Vin. Lancée par Steven Spurrier (marchand de vin à Paris) et le critique John Winroth, elle propose, à l'adresse des marchands et amateurs anglophones, des cours en Anglais puis en Français63. Selon Jean-Luc Fernandez, Winroth n'est pas un inconnu puisque correspondant-vin au New-York Herald, il se charge, du début des années 1960 à la fin des années 1970, de la traduction des articles de la RVF pour sa version anglaise64. Les réseaux INAO ne sont pas loin. De par sa carrière, Steven Spurrier s'affirme lui aussi comme un potentiel incontournable passeur de la dégustation olfactive. Son implication dans la citrique journalistique65 ou dans des formations à succès mondial comme le Wine and Spirit Education Trust66, en font un personnage centrale de ces réseaux de diffusion.
Mais ces entreprises anglo-saxonnes possèdent néanmoins leur originalité et posséderont également une influence sur les canons de la dégustation "à la Française". Anglo-saxonnes, elles s'approprient les canons de la dégustation proposés initialement par l'INAO mais elle contribue aussi à importer en France la dégustation comparative et notée dont le succès ne sera pas démenti ultérieurement.
A partir des années 1980, les nouveaux modes dégustation inventés par l'INAO s'inscrivent désormais dans la normalité de la dégustation. Le développement des Clubs67 et formations, non seulement en France, mais dans tous les grands pays d'importation répand le discours auprès des amateurs et de consommateurs. De plus en plus organisés68 et considérés comme acteurs prépondérants des marchés par le discours économique bientôt dominant, ils deviendront eux-même plus tard, grâce aux nouveaux médias, des prescripteurs, voire des critiques d'influence69.
Conclusion
Initialement réhabilitée par l’INAO dans un souci de lutte contre les fraudes perpétuées durant la seconde Guerre Mondiale puis, afin de contrôler la qualité les vins d’AOC destinés à la vente, la dégustation s’impose concrètement durant les années 1950 et 1960 à l’INAO. Mais c’est également dans le cadre particulier des délimitations que la dégustation va véritablement se métamorphoser. Sous l’impulsion d’agents techniques, de syndicats viticoles et du personnage atypique de Jules Chauvet, tous directement concernés par des délimitations problématiques en Bourgogne et vallée du Rhône, l’INAO va développer et définir des modes de dégustation totalement nouveaux laissant pour la première fois une place prépondérante au goût et aux effluves des vins. Ces nouvelles façons d’aborder les vins sont censées définir le rapport du produit à son terroir d’origine. Il s’agit de caractériser chaque appellation et d’envisager, même si le mot apparaît finalement tardivement, la typicité de chaque vin, typicité désormais perçue comme un gage de qualité.
Reste que l’INAO, par des recherches et des méthodes d’une extrême modernité, est parvenue en une trentaine d’années, de 1945 aux années 1970, à promouvoir un système déjà original en soi et né dans les années 1920, les appellations d’origine. A la fin des années 1970, les AOC sont clairement devenues, pour la majorité des prescripteurs et pour nombre de consommateurs éclairés, l’élite des vins français. Certes, le respect croissant des contraintes normatives et analytiques pour les productions par les propriétaires et l’engagement inédit des pouvoirs publics en termes de formation vont permettre d’envoyer des vins de plus en plus qualitatifs sur les marchés. Avec ce travail sur la dégustation, l’idée d’un lien entre le goût du vin et le lieu de production est devenue concrète et, même gage de qualité pour les vins concernés. On goûte désormais le lieu et, de moins en moins, la marque.
En termes économiques, ce travail sur la typicité comme élément de qualité substantielle des vins d’AOC aura des conséquences relativement intéressantes pour ces vins délimités. En 1954, les exportations totales de vins français s’élèvent à 69 000 hl. Les AOC contribuent pour 1% à ces exportations avec un volume de 686 hl. En 1967, le volume total des vins français exportés s’élève désormais à environ 3 800 000 hl. Les AOC représentent alors 39 % de ce volume avec un total d’environ 1 500 000 hl70.
Nul doute que l’embellie commerciale pour les vins d’AOC à la fin des années 1970 prend sa source dans une ample politique de régulation et de propagande largement menée par les producteurs, les législateurs et les organisations professionnelles. Mais il est en même temps nécessaire de bien mesurer l’impact décisif des travaux de l’INAO en termes de dégustation.
Grâce aux importants réseaux journalistiques, scientifiques et professionnels au sens large (sommeliers, marchands, ...) de l'Institut, la diffusion de ce modèle auprès des nouveaux acteurs et prescripteurs français, mais aussi étrangers va institutionnaliser ce nouveau modèle et, in fine, le transmettre aux consommateurs. Si l'évolution des changements successifs de vocabulaire dans la dégustation s'explique par les mutations, au fil des siècles, du statut social du vin et de celui du consommateur71 ; si, les mondes anglo-saxons, scientifiques au départ, puis journalistiques et marchands, possèdent un réel impact sur l'implantation de système comparatif de notation aujourd'hui largement adopté par la critique et décisif dans le fonctionnement des marchés72, la réponse française aux enjeux dictés par les règlementations d'AOC créées au XXe siècle sera cruciale. Elle permettra en particulier par une rénovation du lexique de la dégustation, l’émergence d’une nouvelle perception des AOC chez les consommateurs. Elle conditionnera le succès des vins d'origine devenu alors qualitatifs de par leur singularisation. Il s’agit clairement ici, de l’ancrage réussi, auprès des marchés, d’une représentation faisant d’un vin de terroir un vin de qualité.