Quand la loi est claire, il faut la suivre… Si l’on manque de loi, il faut consulter l’usage ou l’équité.
(Portalis, Discours préliminaire au Code civil, an VIII-1800)
La référence aux usages locaux a été introduite dans les lois de 1908 et 1919 concernant la délimitation des régions viticoles candidates à une appellation d’origine. La loi du 5 août 1908 prescrit la délimitation des « régions pouvant prétendre exclusivement aux appellations de provenance des produits…, en prenant pour base les usages locaux constants ». Avec la loi du 6 mai 1919, le registre change. Il ne s’agit plus, comme en 1908, d’arbitrer entre des prétentions et des prétendants, mission délicate alors confiée au Conseil d’État, mais de garantir la protection du droit à l’appellation d’origine, conforme « à l’origine du produit ou à des usages locaux, loyaux et constants », constatés et vérifiés par les tribunaux civils. Dans le contexte de l’époque, le recours aux usages locaux s’avère dans les deux cas (parfaitement) consensuel, mais sa mise en œuvre en revanche éminemment conflictuelle.
Usages et droit rural : « l’impossible codification »1
La première mention législative spécifique des usages ruraux apparaît dans la loi du 28 septembre 1791 « concernant les biens et usages ruraux et la police rurale », adoptée in extremis par les Constituants à défaut du Code rural mis d’urgence en chantier depuis 1789, et destinée en priorité à soutenir et éclairer l’activité des juges de paix cantonaux institués en 1790, spécialement chargés de la police des campagnes. Le recours à l’usage local s’impose particulièrement dans le règlement au cas par cas de la question très litigieuse des droits d’usage collectifs : droit de parcours et vaine pâture, glanage, râtelage, grappillage. Le verdict du grand juriste Merlin de Douai est alors implacable : « Ce travail me paraît entièrement mauvais car il est impossible de faire des lois rurales universelles », au motif que « Il est autant d’usages que de cantons »2. Un Code rural est de nouveau mis en chantier au Conseil d’État et ajourné en 1808, ressuscité et abandonné en 1817 ; le projet est repris en 1834, sans suite, il ressurgit en 1868 et s’enlise en 1869, revient au Sénat en 1876 sous la forme d’un projet de loi…
Voilà bientôt soixante-dix ans que la France est dans l’enfantement d’un code rural, car on ne peut donner ce nom à la loi du 28 septembre 1791…3
En 1804, le Code civil des Français entérine l’abrogation des coutumes4, « toutes disparates » et reléguées par la Nuit du 4-Août, mais renvoie explicitement à l’usage du lieu, constant, reconnu, pour « suppléer au silence de la loi », dans un nombre limité de cas (une quinzaine), ayant trait à l’usufruit, aux servitudes ou aux contrats de louage5. Bien qu’écarté de la rédaction du Code civil comme régicide, il revient à Merlin de Douai (1754-1838), réputé de son vivant « prince des jurisconsultes »6, toujours salué comme « une encyclopédie vivante de l’ancien droit » (J.-L. Halpérin), d’avoir fixé et transmis à toute la jurisprudence du XIXe siècle et au-delà la doctrine en matière d’usages7.
Merlin a énoncé les six conditions nécessaires à la légitimation et reconnaissance de la règle non-écrite, énoncés qui vont elliptiquement ou explicitement sous-tendre plaidoiries et attendus des jugements rendus dans la période des délimitations judiciaires (1920-1935). Elle doit être 1/ uniforme, 2/ publique et notoire, « exempte de clandestinité », 3/ multipliée, 4/ universelle, observée non seulement par la pluralité, mais par la généralité des habitants, présumant l’unanimité et le consentement de tous, 5/ réitérée pendant un long espace de temps, sachant qu’il est difficile d’en donner « des règles fixes et invariables », et enfin 6/ constamment tolérée par le législateur. Cette définition était déjà largement celle des glossateurs et commentateurs du Moyen Âge (usus, durée, présumé consensus populi)8.
On assiste tout au long du XIXe siècle à une montée en puissance de la valorisation des usages, soutenue aussi bien par les développements de l’histoire du droit que par l’initiative de la puissance publique. Une circulaire ministérielle de 1844, relancée par de nouvelles circulaires en 1850 et surtout 1855, enjoint aux préfets de faire procéder à la « constatation et vérification des usages locaux ayant force de loi » : 35 recueils départementaux sont ainsi disponibles en 18709. Les laborieuses lois de 1889-1890 sur le droit de parcours (aboli) et la vaine pâture (maintenue sous conditions après revirement), marquent une consécration de la « quasi-législation » usagère, et suscitent dans la période 1890-1910 une inflation d’écrits sur le sujet. La loi de 1908, qui renvoie aux usages pour fixer la délimitation territoriale des régions viticoles, s’inscrit au faîte de cette période de promotion consensuelle. En pleine phase des délimitations judiciaires, la loi du 8 janvier 1924, qui crée les Chambres d’agriculture, les missionne tout spécialement (art. 24) non plus simplement pour collecter, mais « codifier les usages ruraux à caractère agricole… qui servent généralement de base aux décisions judiciaires », parachevant ainsi l’œuvre de consolidation et de « respectabilisation » (S. Aberdam) des usages, en donnant lieu jusqu’en 1939 à la publication de 70 « codes » départementaux.
Les usages viti-vinicoles en débat (1908-1919) : « l’usage n’a pas toujours raison »10
Des usages agricoles aux usages viti-vinicoles, la transposition ne coule pas de source, car entrent en jeu les procédés de fabrication (vinification ou distillation) et les pratiques négociantes plus ou moins discrétionnaires de commercialisation du produit final (les coupages « bonificateurs » censés garantir la constance de la qualité), tandis que la reconstitution post-phylloxérique, fondée sur une ampélographie scientifique fraîchement établie, a profondément renouvelé les pratiques culturales viticoles et leurs exigences, en relativisant leur « constance » sinon leur « immémorialité » présumée.
La loi d’août 1908 renvoie explicitement et uniment au caractère apparent le plus durable et le mieux documenté : l’usage commercial d’appellation, locale ou régionale. La première délimitation en date, celle de la Champagne viticole décrétée en décembre 1908, ouvre avec fracas le débat public sur la nature des usages viti-vinicoles. La soixantaine de communes du département de l’Aube qui revendiquaient leur appartenance à la Champagne viticole ont vu leurs « prétentions injustifiées » rejetées par le Conseil d’État, bien que partie intégrante de la Champagne historique et bien qu’elles comptent une poignée de petits fabricants de champagne (6-8), qui n’ont jamais eu à subir de poursuites judiciaires pour contrefaçon, et qu’elles livrent une part croissante de leur production de vins blancs à un négoce marnais dit « de second et troisième ordre ». Saisie par le Conseil d’État, la « Commission des Boissons », dite également « des Fraudes », instance technique consultative créée le 15 novembre 1905 auprès du ministère de l’Agriculture, avait alors disqualifié les « prétentions » auboises, comme contrevenant aux « usages locaux constants de culture et de production », en retenant cinq critères qualitatifs distinctifs de la « vigne-type » du « vrai vin de Champagne » : -nature du sol et du sous-sol (terroir), -cépages, -mode de plantation, -mode et frais de culture, -rendement/ha11, soit une batterie de critères bien proche de celle retenue en 1935 par le Comité National des Appellations d’Origine (CNAO) pour homologuer les Appellations d’Origine Contrôlées (AOC). De l’avis des experts, les « usages constants » invoqués dans l’Aube ne seraient rien d’autre que des « abus constants » frauduleux. Les vignerons de la Marne et le haut négoce du champagne, que la désignation Grandes Marques tend alors à supplanter, représenté par un Syndicat du Commerce hégémonique, sont parfaitement d’accord sur ce point. Auditionné dans la tourmente des révoltes champenoises de 1911, Bertrand de Mun, président de Vve Clicquot et président du Syndicat du Commerce, avait fermement maintenu le cap :
On ne peut nier que la valeur d’un vin dépend du terroir, de la nature géologique du sol, des cépages, le tout réglé par des conditions climatériques et le mode de culture. Quand ces facteurs cessent d’être associés, la production devient plus commune. On ne saurait donc baser les délimitations sur de simples « usages »…
M. Bertrand de Mun défie que le commerce des vins chers avoue être allé s’approvisionner dans l’Aube. (…) Certains commerçants ont pu se faire une clientèle de vins à bon marché…, les vignerons [aubois] prétendant vendre ainsi presque toute leur récolte, tandis que les commerçants marnais soutiennent qu’ils n’en achètent pas…
Doit-on, pour ces raisons, introduire un département [l’Aube] qui cultive la vigne à la charrue12 et qui produit des vins de gouais et de gamay ? M. de Mun prétend que c’est de la fraude, et la clientèle des grandes maisons ne l’admettrait pas. Le haut commerce est tenu à des scrupules et à de l’honnêteté s’il veut maintenir devant l’étranger la réputation acquise.13
Dans un autre cas de figure des rapports entre vignoble et négoce, la délimitation du « Bordeaux », décrétée à l’arraché en février 1911, continue de creuser l’écart entre usages commerciaux et usages de production. Après quatre années de remous retentissants, une fronde girondine intransigeante contre le gouvernement et le Conseil d’État, orchestrée par le Conseil général présidé par Ernest Monis, parvient à imposer le « Rien que la Gironde ! », excluant de haute lutte toute extension en Dordogne (Bergeracois) comme dans le Lot-&-Garonne (Marmandais), considérant, entre autres, que des usages de production défaillants ne sauraient justifier des usages commerciaux abusifs14. Cette position inébranlable dresse frontalement « la propriété », avec ou malgré sa profusion syndicale, contre un « commerce » impuissant, qui déplore cette « mesure des plus fâcheuses pour l’écoulement de nos bordeaux ordinaires »15 :
Nous sommes sans influence sur la propriété et nous n’arrêterons pas ses attaques contre ce qui n’est pas le vin de Gironde.16
Les révoltes du Champagne de mars-avril 1911 sonnent le glas des délimitations administratives, ferment de guerre civile. Le 30 juin 1911, le ministre de l’Agriculture Jules Pams déposait dans l’urgence un projet de loi sur « la protection des appellations d’origine », introduisant la procédure des délimitations judiciaires, en prenant pour base, outre l’origine territoriale, « la nature, la composition et la qualité substantielle » des vins, « tirée principalement des cépages, mode de culture et terrains », attestés par des « usages locaux, loyaux et constants ». La loyauté est devenue l’antidote aux « abus constants ». L’assujettissement des usages de production fondamentaux à des critères qualitatifs impératifs soulève à la Chambre des Députés et dans les associations professionnelles de la filière viticole une tempête, qui suspend jusqu’au printemps 1919 l’adoption de la loi.
Code civil et tenant-lieu de Code rural à l’appui, le droit de propriété cristallise pendant deux ans les débats sur la nature juridique et les attributs de l’appellation d’origine (AO). Les AO se sont imposées empiriquement sur le marché sous la mainmise et la tutelle des marques commerciales, et ont été dans un premier temps assimilées à des « marques d’origine » ou « marques régionales », relevant de la propriété privée commerciale ou industrielle. La loi de 1908 avait délégué au Conseil d’État le soin de sanctionner des prétentions exclusives, autant dire des privilèges dignes de l’Ancien Régime. Opérant un tournant décisif, le projet de loi de 1911 avait d’emblée affirmé dès son exposé des motifs le caractère de propriété collective des appellations, fondée sur le principe que « le viticulteur a droit à la propriété du nom de son cru »17, droit naturel. L’appellation a été considérée comme la « propriété inviolable, collective et sacrée des producteurs du lieu d’origine »18, dont les syndicats viticoles étaient promus les « défenseurs naturels »19. La loi nouvelle virait au quasi-transfert de propriété, ignorant ou tournant le dos au négoce, passablement mortifié :
… le commerce avait fini par croire que les noms de Bordeaux, de Champagne, de Cognac lui appartenaient, et qu’il avait le droit d’en disposer à sa guise, alors que ces dénominations constituent avant tout la propriété des producteurs de ces régions.20
La question sulfureuse des qualités substantielles vient se greffer à son tour sur l’absolutisation du droit de propriété des bénéficiaires de l’appellation. Le premier rapporteur du projet de loi avait éliminé la référence aux qualités substantielles, porte ouverte à « une acception savamment rétrécie des usages », foncièrement discriminatoire et conflictuelle21. Au nom du principe de la liberté de culture proclamé par la Révolution française22, il avait notamment écarté l’éventualité d’une réglementation des cépages. Pour prévenir l’invasion de cépages à grand rendement dans une aire géographique d’appellation déterminée, le nouveau rapporteur avait rétabli en 1912 les qualités substantielles, coup de force aussitôt dénoncé par l’Association syndicale des viticulteurs-propriétaires de la Gironde comme un « viol du droit de propriété »23. Constituée en février 1913 pour peser dans la décision, la Fédération des Associations Viticoles de France (FAVF) s’était à son tour prononcée à la quasi-unanimité pour « l’origine seulement », sans considération des tortueuses qualités substantielles, « indéfinissables juridiquement »24.
Le débat est tranché par le vote de la Chambre du 21 novembre 1913, non sans avoir entendu le véhément plaidoyer du duc de La Trémoïlle, député-maire de Margaux et possesseur du Château-Margaux, le « Versailles du Médoc » :
Peut-on contester au détenteur d’un vignoble le droit de faire du nom de ce vignoble l’usage qu’il lui plaît ? Si l’attribution du nom d’origine d’un produit est subordonnée à certaines qualités, il est porté atteinte au droit de propriété.25
Contre l’avis formel du rapporteur et du ministre Clémentel, les députés ébranlés éliminent par 334 voix contre 203 les qualités substantielles du texte du projet de loi. Le projet est transmis au Sénat, qui reste circonspect devant la mêlée, et reprend intégralement l’examen du dossier, « avec une patience que rien n’a pu lasser ». Adopté à l’unanimité de la commission sénatoriale, le rapport Jénouvrier est déposé le 3 juillet 1914 ; l’entrée en guerre en reporte l’examen et son adoption par le Parlement à quelques menus détails près au printemps 1919.
Appelé à devenir la référence jurisprudentielle majeure, le rapport Jénouvrier a fait date comme source consacrée de « la véritable doctrine » des AO26, et ouvert une issue transactionnelle au conflit sur les qualités substantielles. L’article 1er de la loi du 6 mai 1919, désignée par d’aucuns comme « loi Jénouvrier », a retenu une alternative élastique et ambiguë à la reconnaissance de l’AO : la conformité avec l’origine ou avec les usages locaux, loyaux et constants. La nature, la composition, et la qualité substantielle des vins éliminées, les usages devenaient le dernier refuge potentiel des critères qualitatifs de production.
Les usages au crible de l’épreuve judiciaire : des usages aux normes de production, 1919-1935
Centrale dans les débats législatifs, la question du droit de propriété a perdu de sa charge explosive devant les tribunaux, ralliés à la définition de l’AO comme droit de propriété collective des producteurs, non sans y apporter quelques considérants notoires.
Identifiée au nom de lieu, région ou cru, support et symbole de la renommée et de la gloire marchande, l’AO a été considérée comme un bien patrimonial, « legs sacré : fruits glorieux du sol, du climat, du travail des générations évanouies »27. « Le temps l’a créée, les hommes doivent savoir la conserver »28. Les générations présentes, qui en sont dépositaires plus que propriétaires, sont redevables de la conservation et illustration d’un patrimoine précaire, capital de valeurs immatérielles. Saisie sur le cas du Roquefort, la cour d’appel de Montpellier avait relativisé « le caractère collectif de ce genre de propriété qu’est l’appellation d’origine »29, à la limite propriété par « métaphore », à coup sûr droit d’usage collectif30. L’AO s’est ainsi émancipée des marques et du droit des marques, droit de propriété industrielle ou commerciale privée, régi par les lois de 1824 et 1857.
La masse des procès en appellation qui surviennent à partir de 1920 produit une jurisprudence controversée. Sauf exception notoire, les magistrats ont privilégié l’origine géographique, l’appartenance territoriale, réputée indiscutable, et minoré, voire ignoré tout aspect qualitatif, allant jusqu’à soutenir que, la défaite des qualités substantielles accomplie, « de façon absolument formelle, la loi a voulu que le droit à l’appellation ne soit pas subordonné à la qualité du produit »31. Les usages n’ont été pris en considération que comme éléments justifiant l’extension de l’assiette de la dénomination commerciale. Les dérives ont été rapides, particulièrement dans le Bordelais, où la délimitation décrétée en 1911 a cautionné des plantations établies avec des cépages vulgaires sur des sols exclus de la production de vins fins. Dès 1922-1923, la sonnette d’alarme est tirée par les porte-parole des grands crus, et la révision de la loi mise à l’ordre du jour, en avançant l’impérieuse nécessité de faire prévaloir les usages de production sur les usages commerciaux pour parer à l’avilissement généralisé des AO. C’est l’objet de la proposition déposée en juin 1925 par Joseph Capus, qui aboutit à la loi de révision de juillet 1927. Elle intègre à l’attribution de l’appellation des éléments concrets distinctifs du patrimoine viticole local, à commencer par les sols et cépages typiques de chacun(e) des terroirs ou aires de production, « consacrés par des usages locaux, loyaux et constants ». La décision reste entre les mains des magistrats. Avant comme après 1927, les usages ont été largement discrédités, sinon dénaturés, par leur instrumentalisation dans des procès convenus d’avance, dits « fictifs » ou « procès d’accord »32. Durant la crise des années 1930, les mesures de réduction des excédents de l’offre, inscrites dans le Statut de la Viticulture édifié à partir de 1931, ont épargné les AO, provoquant, à l’écart complet de la loi de 1927, une inflation anarchique des appellations déclarées, improvisées et fantaisistes, en pariant sur la lenteur et l’issue incertaine d’éventuelles poursuites judiciaires. La production de vins déclarés sous AO grimpe de 5 millions d’hl en 1923 à 10 millions en 1931, et 16 millions en 1934, soit 20 % de la récolte33. Galvaudée, la formule des usages « avait perdu de son efficacité et de son autorité morale »34. Le Comité National des Appellations d’Origine est institué par décret-loi du 30 juillet 1935 pour remédier au « scandale des AO »35. Après leur émancipation non dissimulée des marques, les AO s’émancipent plus discrètement et partiellement des usages.
Son président-fondateur Joseph Capus (1935-1947) ne s’est pas lassé de répéter que le CNAO n’avait pas pour fonction de « codifier les usages » et s’était « libéré de la formule des usages », soigneusement et délibérément absente des statuts fondateurs de 1935, qui renvoient aux conditions de production propres à chaque appellation, « conditions impératives et publiques », destinées à encadrer tant la discipline que la police (contrôle) de l’appellation : aire de production, cépages, rendement maximum, degré alcoolique minimum, procédés de culture (à commencer par le type de taille) et de vinification ou distillation36. Ces normes procèdent de l’équité et de l’intérêt général, de critères technico-scientifiques, sans oublier le bon sens37. Premier secrétaire général en date, G. Chappaz a enfoncé le clou, ignorant lui aussi les usages au bénéfice des facteurs, conditions et méthodes de production, pressé de tourner la page des dissertations historiques de prétoire.
Les premières délimitations de nos grands vins… [s’étaient] attachées beaucoup plus à l’histoire des provinces et aux usages commerciaux au lieu de rechercher vraiment l’histoire des vins…38
Soucieux de convaincre et de rallier, le président Capus et le vice-président Barthe, également président de l’Office International du Vin (O.I.V.) constitué en 1928, avaient entrepris une tournée générale d’explication « dans toutes les régions de France »39. 73 appellations d’origine « contrôlées » voient le jour en 1936. Pour autant, la référence aux usages ne tarit pas subitement après 1935. Elle cautionne toujours la masse des AO « simples », acquises avec les lois de 1919 et 1927. En pleine période de consécration officielle des usages sous l’égide des Chambres d’agriculture, le dispositif de 1935 réserve également une place aux usages de production, comme source et fondements historiques avérés de la qualité et de la notoriété acquises par les vins et de leur droit à l’appellation. En définitive, à défaut de pouvoir ressusciter les « qualités substantielles » exécrées, saturées de charge polémique, « Il s’agissait de restituer au mot “usages” son plein sens et d’exiger…certaines coutumes de production telles que le sol et les cépages »40, ou les méthodes de vinification41.
Plus largement, avec la rétraction drastique des marchés, aggravée des années 1920 aux années 1930, la formule consacrée des « usages locaux, loyaux et constants » est rattrapée et annexée par les impératifs commerciaux de promotion des vins, à travers la réclame ou les Comités de propagande, régionaux ou national, qui succombent avec zèle aux sirènes du phénomène de « l’Invention de la tradition »42, avec rituel, décorum et costumes supposés « d’époque » : exhumation-création de confréries et archi-confréries Saint Vincent, réunies chaque année en processions derrière leurs bannières, de confréries bachiques tenant chapitres et dispensant leurs grades, comme celle des Chevaliers du Tastevin, née en 1934 à Nuits-Saint-Georges. La Bourgogne en pointe43 y ajoute l’invention de la Paulée de Meursault (1923), de la Saint-Vincent tournante (1938), dédiée dans sa 72e version 2015 à « neuf cents ans de présence cistercienne dans les vignes de Bourgogne ». Les usages-traditions ont alors été réinvestis, requalifiés et pérennisés en « titres de noblesse de la renommée commerciale »44, assortis de tout le protocole imposé jadis aux contrôles de noblesse : antériorité-ancestralité, filiations et lignages, attestation de patronages prestigieux : ecclésiastique, monastique de préférence (pérennité de l’ordre, trésors archivistiques), cistercien ou bénédictin par prédilection, mais aussi chevaleresque, princier, et plus encore royal, délivrant le brevet tant convoité de « vin des rois », à l’instar du champagne.
Bien que le mythe ait été irrémédiablement balayé par un homme du sérail45, la figure de dom Pérignon (1638-1715) en génie tutélaire du champagne effervescent poursuit sa carrière active. La légende s’édifie à partir de la publication en 1865 du Mémoire sur les Vins de Champagne de Louis-Perrier. Le procureur-cellérier de l’abbaye d’Hautvillers (1668-1715) est statufié en 1910. Le bicentenaire présumé de l’invention de la prise de mousse à Hautvillers est célébré en juin 1914. Une chronique du Bulletin de l’OIV de décembre 1928 glorifie dom Pérignon en fondateur-créateur des usages de la « méthode champenoise » : débourbage, tirage, mise sur pointe, adjonction de liqueur, prise de mousse… Récidive en juillet 1932 : la Commission de propagande et le Syndicat du Commerce commémorent avec faste le tout aussi présumé 250e anniversaire de la prise de mousse. En 1935-37, Moët & Chandon lance la cuvée Dom Pérignon. De nos jours encore, le site de l’Union des Maisons de Champagne évoque avec solennité « l’homme de Dieu providentiel du champagne ».
À la légitimité de l’usage par la présomption de l’hypothétique et mythique consensus populi des juristes d’antan, s’est substituée « une légitimité par la présomption générale d’antiquité »46, preuve pour un vignoble de la « vocation » immémoriale du terroir ou du domaine considéré. Attestés ou inventés, les usages fournissent la matière d’un récit, roman des origines plus ou moins édulcoré, éléments d’un storytelling communicationnel qui nourrit l’imaginaire du vin. L’étiquette de la bouteille arbore les emblèmes des titres distinctifs : appellation classée, armorial, devise, château ou manoir…, le discours de la contre-étiquette initie le profane aux preuves de noblesse.