La Champagne viticole, banc d’essai de la délimitation (1903-1927)

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La Champagne a été la première région viti-vinicole à faire l’objet d’une délimitation administrative, en décembre 1908. Réclamée avec impatience par le Commerce marnais (C majuscule d’époque) depuis 1903, sa gestation s’est avérée laborieuse et turbulente, et son acte de naissance explosif, à l’origine directe des révoltes et jacqueries qui ont agité la Marne et l’Aube en 1911… et au-delà. J’ai gravi le calvaire de la délimitation de la Champagne et ce n’est pas fini ; je vais avoir encore à gravir les calvaires des autres délimitations, avouait le ministre de l’Agriculture Ruau dans le débat d’interpellation tenu au Sénat aux lendemains de l’adoption du premier funeste décret de délimitation, obtenu à l’arraché du Conseil d’Etat le 17 décembre 1908, et promulgué le 4 janvier 1909.

I- La délimitation à l’ordre du jour, 1903-1905

A cette date, la défense de la dénomination ou qualification (appellation avant la lettre) des vins mousseux de la Champagne n’est pas nouvelle. Elle dispose d’une riche jurisprudence, qui résulte de la mise en œuvre de la loi Chaptal, adoptée le 28 juillet 1824 pour protéger le nom commercial et le nom de lieu des produits fabriqués. En vertu de cette loi, appelée sitôt la première délimitation administrative accomplie à une vénération et à une quasi-mythification, les Maisons de champagne ont dès 1825 (Vve Clicquot)1 intenté et gagné maints procès contre les plagiaires et usurpateurs de marques ou de provenance. La défense judiciaire des Maisons et de leurs clients a gagné en intensité et en ampleur à partir de la création, en 1882, de l’Association syndicale du Commerce des Vins de Champagne, formée par anticipation de la loi de 1884 à l’initiative de Heidsieck, Mumm et Moët, regroupant initialement vingt-deux, puis (en 1884) soixante maisons de commerce marnais, en vue de lutter prioritairement contre les contrefaçons de la dénomination Champagne. De cours d’appel en Cour de Cassation, la jurisprudence s’est précisée et unifiée à la fin du XIXe siècle pour réserver la qualification « Champagne » ou « vin de Champagne » aux seuls vins mousseux récoltés et manutentionnés en Champagne… Le mot Champagne est indicatif du lieu de production et du lieu de fabrication de certains vins connus sous cette qualification. … Les vins de Champagne tiennent leur qualité tout à la fois du sol et du mode de manutention (Cour de Cassation, arrêt ultime de novembre 1892).

Au tournant des XIXe-XXe siècles, les expéditions de champagne s’envolent ; après une croissance continue remarquable, les exportations se tassent quelque peu à un haut niveau (20-25 millions de bouteilles/an au cours de la décennie 1900-1910), tandis que la commercialisation en France progresse notablement jusqu’au pic de 1910-1911 de plus de 15 millions de bouteilles, soit 40 % du marché2. Pour satisfaire une demande qui s’élargit et se diversifie vers des productions de deuxième et troisième ordre à des prix moins élevés, grandes ou moins grandes maisons, ouvertement ou discrètement, de plus en plus régulièrement et substantiellement à partir de 1890-1895, étendent leurs approvisionnements en moûts, raisins ou vins de crus secondaires en-dehors du triptyque sacré marnais : vallée de la Marne/Montagne de Reims/Côte d’Avize [des Blancs]. Les communes viticoles riveraines de la Marne dans l’arrondissement de Château-Thierry, situé dans le département de l’Aisne, sont les mieux établies de ces fournisseurs d’appoint, depuis environ 1855 ; la participation du Vitryat (autour de Vitry-le-François) dans la Marne, celle du Barsuraubois (premières mentions en 1849) ou celle du Barséquanais (remontant à 1872), dans le département de l’Aube, sont plus discrètes et plus épisodiques, au gré des aléas de la récolte du cœur champenois. Simultanément, la fortune du vin mousseux de Champagne stimule la production déjà ancienne de contrefaçons de marques ou de crus autour de Metz, Toul, Tonnerre, (--- en Bourgogne ???), plus encore à Vouvray, Saumur, sans compter les livraisons de vins extra-champenois encore plus lointains acheminés chez des fabricants marnais pour y être assemblés (ou non !) avec les vins blancs locaux, et les treize millions de bouteilles exportées fournies par les champagnisateurs allemands. C’est dans ce contexte de trafic vineux et de concurrence sauvages, qui caractérisent alors la fraude version champenoise et que la loi Chaptal peine à combattre, qu’intervient, en 1903, la demande du Conseil Général de la Marne d’une délimitation de la Champagne viticole, impulsée plus encore que soutenue par le Syndicat du Commerce, personnalisé par son président Paul Krug (1842-1910), et la Chambre de Commerce de Reims, demande à laquelle le préfet répond par la formation d’une commission d’enquête départementale, qui propose, conformément aux vœux du Négoce, une première délimitation Champagne « marnaise » restreinte, comprenant strictement les arrondissements de Reims, Epernay, et Châlons3 (soit trois arrondissements/cinq : les arrondissements de Vitry-le-François et Sainte-Menehould sont exclus). La mise à l’ordre du jour de la délimitation n’est pas le moindre des leviers de la fondation, en août 1904, dans la Rivière de Marne, de la Fédération des Syndicats des Vignerons de la Champagne (Marne), avec pour objectifs prioritaires l’entente cordiale avec le commerce honnête, l’union avec les bonnes maisons, et la recherche systématique de l’appui des élus pour lutter contre la fraude et les fraudeurs, ainsi que la négociation du prix des raisins avec le Commerce ; la fédération syndicale appuie dès sa naissance la délimitation restreinte initialement fixée par le Négoce. « Ni révolutionnaire, ni esclave ! » : on peut s’interroger sur les attendus d’un tel programme, dans la période-phare où domine au plan national le syndicalisme révolutionnaire.

Tandis que le commerce prospère, la situation des vignerons du crû se détériore gravement jusqu’à la débâcle. La « révolution ferroviaire » a fait perdre à la Marne, comme aux départements environnants, le marché régional des vins de consommation courante, au bénéfice des départements du Midi, et la vigne recule avant même l’apparition des maladies cryptogamiques. Concernant la production de vins mousseux, ses coûts, ses risques et sa technicité ont réduit les vignerons à n’être plus que des vendeurs de raisins, pratique introduite, semble-t-il, par Roederer en 1855. De Jules Guyot à Georges Chappaz, la conviction des professionnels est faite que la champagnisation est et restera inaccessible aux simples vignerons : la figure du « récoltant-manipulant » est alors proprement impensable ; au mieux, le vendeur de raisins pourrait-il devenir fournisseur de jus. La conjonction des deux tendances a ainsi privé les exploitants d’une clientèle propre, et présidé à l’abandon du matériel et des bâtiments vinaires, voire à l’oubli du savoir-faire. Au tournant du siècle, l’offre se contracte et se précarise avec « l’invasion » (plutôt rampante dans la Marne) du phylloxéra (apparu en 1887 dans l’Aube, en 1890 dans la Marne) et, depuis 1882, avec les attaques redoutables du mildiou, dévastatrices en 1908, catastrophiques en 1910 où la récolte dans toute la Champagne est à peu près nulle. Dès 1888, un certain nombre de grandes maisons ont fait savoir qu’elles n’accepteraient plus de raisins provenant de vignes non traitées. De traitements chroniques en frais de replantation des vignes greffées, les coûts de production s’emballent, alors que le prix des raisins ou des vins, négocié de gré à gré entre courtiers et producteurs, reste au plus bas, verrouillé par le Commerce, qui, au nom de la libre entente entre acheteurs et vendeurs, fixe unilatéralement les prix, et profite de l’offre atomisée, nécessiteuse et concurrentielle des vignerons, qui, malgré deux tentatives syndicales en 1904 et 1911, ne parviennent pas en ce domaine à imposer la moindre transaction. Pour le vigneron champenois (marnais), l’ennemi est « l’étranger », qui déverse ses flots de raisins ou vins douteux avec la complicité éhontée de négociants sans scrupules ; 200 des 300 négociants en vins locaux seraient des négociants marrons selon la Champagne viticole, qui dénonce une conspiration et appelle à une guerre impitoyable contre les fraudeurs et à la protection contre « l’étranger », qui commence en l’occurrence aux limites du département. Il en résulte, pour longtemps, une option résolue en faveur d’une délimitation restreinte, dont la fédération syndicale vigneronne marnaise se fait l’interprète fidèle.

Evolution des superficies plantées (ha)/département, 1852-19094

Années AUBE MARNE AISNE HTE-MARNE
1852 22 912 17 379 9 033 16 386
1890-99 19 011 15 166 2 759 12 872
Δ 1852-1900 - 17 % - 13 % - 70 % - 21 %
1900-09 9 313 14 860 2 208 8 341
Δ 1852-1910 - 60 % - 14,5 % - 75 % - 49 %

Au plan idéologique, tout aussi important que la situation socio-économique, s’est développée dans le département de la Marne, autour de quelques grandes figures de stature nationale, une culture politique composite originale de la conciliation ou de la transaction, irriguée par les flux coalescents du solidarisme radical et du catholicisme social, fortement présents. Léon Bourgeois, entré par mariage en 1876 dans une grande famille marnaise, ancien secrétaire général de la préfecture de la Marne (1877-1880), ancien sous-préfet de Reims (1880-1882), député de l’arrondissement de Châlons/Marne (1888-1905), puis sénateur de la Marne (1905-1925), président de la Ligue de l’Enseignement, président de la Chambre des députés (1902-1904), président à venir du Sénat (1920-1923), ministre aux divers portefeuilles de 1890 à 1917, ancien Président du Conseil du premier cabinet radical homogène (1895-1896), grand-maître du solidarisme (sept éditions de Solidarité entre 1895 et 1912), parrain fondateur du Parti radical en 1901, « patriarche et gardien de l’orthodoxie radicale » (Nordmann), trône au centre actif de la galaxie radicale comme de toutes les péripéties locales et gouvernementales de la délimitation, entouré d’Ernest Vallé, originaire d’Avize, député d’Epernay (1889-1898) puis sénateur de la Marne (1898-1920), premier président du Parti radical en 1901, ministre de la Justice du ministère Combes (1902-1905). Le catholicisme social compte de son côté des figures non moins éminentes, dont se détache Bertrand de Mun, fils aîné du père-fondateur du mouvement, comme lui de noblesse romaine (pontificale), dirigeant de Vve Clicquot (1907), en remplacement de son beau-père le comte (romain) Alfred Werlé, fils de l’associé historique de la célèbre veuve ; personnification du (grand) commerce honnête, Bertrand de Mun est devenu secrétaire général (1904) puis président du Syndicat du Négoce (1909-1914, 1919-1923, 1926-1934), également président (1913-1919) de l’Association Viticole Champenoise, fondée en 1898 par vingt-trois maisons pour lutter prioritairement (et non sans succès) contre le phylloxéra ; le comte Werlé a accueilli en 1904 la première réunion-négociation (sans lendemain toutefois) entre représentants des syndicats vignerons et du négoce. La conjonction des deux courants est alors à son apogée ; elle se matérialise au quotidien par un « mécénat social » envié et apprécié des salariés des maisons, et pourrait éclairer la gestation là aussi précoce et pionnière de ce que l’on n’appelait pas encore « l’interprofession ». Au plan strictement politique, le scrutin d’arrondissement de la IIIe République et la mobilisation des solidarités radicales, locales ou nationales, dont Léon Bourgeois est le médiateur en chef, ont pesé aussi lourd dans la bataille délimitative que ses enjeux économiques. Comment refuser au grand homme de Châlons l’admission de la totalité de son arrondissement-fétiche dans la Champagne viticole, camp militaire compris ?

II- De 1905 à 1908 : délimitation restreinte ou délimitation élargie ? La géométrie variable de la Champagne viticole

Avec la loi sur la répression des fraudes d’août 1905, la délimitation de la Champagne viticole entre dans sa « période historique » (G. Chappaz), alors que le parti radical touche à son « zénith politique et électoral » (M. Rebérioux), particulièrement marqué dans la Marne. Champagne viticole, expression alors dénuée de toute neutralité, sonne comme un mot d’ordre, offensif et discriminatoire, visant à réduire à néant les équivoques entretenues par la jurisprudence de la loi de 1824 autour de la Champagne, ancienne province de France, géographiquement déterminée et dont les limites ne sauraient être ni étendues, ni restreintes (Cour de Cassation, 1889), comme à protéger d’un rempart infranchissable la vraie patrie du Champagne des faussaires-plagiaires en tous genres. Jules Guyot, maintes fois convoqué à titre posthume dans les débats de l’époque, avait dès 1860 donné le la :

Ce n’est pas que les oenophiles champenois ne comptent parmi eux quelques faux-frères, quelques exploiteurs émérites qui font le vin de Champagne avec des vins et des raisins achetés hors du beau département de la Marne, et qui même ajoutent à ces vins de nombreux hectolitres d’eau sucrée, mais cette tromperie sur la marchandise, ces falsifications très exceptionnelles sont encore plus rares en Champagne que dans la plupart des autres crus dont la grande réputation est toujours exploitée par l’audace de la spéculation. Tous ces abus cesseront aussitôt qu’une loi sévère, sans être oppressive pour l’industrie, ni restrictive pour l’honnête liberté, exigera que chaque producteur affiche les éléments de sa fabrication, et que chaque produit vendu porte avec lui son signalement et sa composition exacte, comme la loi qui exige un état-civil pour chaque individu résidant et un passeport pour celui qui voyage5.

Quant à l’aire de production du vrai vin de Champagne (le champagne mousseux), Jules Guyot, comme André Jullien cinquante avant lui, l’avait cantonnée très impérativement dans le département de la Marne, le seul en France qui produise cette merveilleuse boisson, en réduisant sélectivement sa Haute-Champagne (sic) aux coteaux célèbres des arrondissements de Reims et d’Epernay, exception faite du canton de Vertus, passé en 1824 de l’arrondissement d’Epernay à celui de Châlons, dont il forme alors la moitié du vignoble6. Mais cette proto-délimitation puriste, quoique pesante et présente dans les esprits, ne convenait plus aux temps phylloxériques ni à l’envolée des expéditions de la Belle Epoque.

Les parlementaires marnais, jugeant trop élastique la notion d’appellations régionales de crus particuliers inscrite dans le texte de la loi de 1905, n’avaient pas réussi à y faire intégrer leur amendement sur la délimitation (« des règlements d’administration publique délimiteront les régions pouvant prétendre exclusivement aux appellations de provenance des produits »). Ils reviennent quand même aussitôt à la charge et obtiennent du ministre de l’Agriculture, dès novembre 1905, la formation d’une Grande Commission des boissons (nationale), chargée de mettre en œuvre l’amendement non retenu, au moment même où Fédération des syndicats vignerons et Négoce marnais viennent de s’accorder pour circonscrire la Champagne viticole au département de la Marne en entier, comme expression affirmée de la solidarité départementale. Mais, selon le rapporteur (marnais) de la Grande Commission, sur les instances du Syndicat du Commerce, et par solidarité avec les maisons qui font des petits vins, Tout le monde paraît d’accord pour limiter la Champagne viticole au département de la Marne et à l’arrondissement de Château-Thierry, prolongement naturel de la Rivière de Marne, et représenté par un député radical, Morlot, ancien rapporteur de la Commission des Boissons, qui a su se faire entendre, en agitant le droit à l’existence des vignerons autant que les usages locaux commerciaux, qui attestent l’achat ancien de vins dans l’arrondissement par le Négoce marnais. La puissante et prestigieuse Société de Viticulture et d’Ampélographie a été priée de donner son avis, livré avec circonspection :

Il y a lieu d’une part d’élargir le district champenois de façon à permettre à toutes les maisons faisant loyalement le commerce des vins à bon marché de s’approvisionner exclusivement dans les limites de la Champagne viticole, et, d’autre part, de restreindre ce district aux crus qui, par leur proximité géographique des vignobles, ont été le berceau des vins mousseux de la Champagne, s’en rapprochent encore par la similitude de leur sol, de leurs cépages et de leur mode de culture.7 (1906)

Cette première extension axonaise déclenche une vive riposte de la Fédération des Vignerons contre le droit d’entrée, indu à ses yeux, accordé à l’arrondissement de Château-Thierry, adonné au vulgaire pinot meunier cultivé à la charrue. Une campagne de pétitions monstre réunit plus de 6 000 signatures. Une commission locale mixte Marne/Aisne, présidée par Léon Bourgeois, prend alors la relève, et accorde aux vignerons marnais une concession : par restriction transactionnelle, le seul canton de Condé-en-Brie (21 communes) serait inclus dans le projet de délimitation8, avalisé par le ministère, qui transmet au Conseil d’Etat (juin 1907).

Cette délimitation subreptice provoque à la Chambre un premier débat d’interpellation sévère, à la demande conjointe des députés de l’Aube, de la Haute-Marne et de l’arrondissement de Château-Thierry, qui accusent le ministre de l’Agriculture d’allumer la guerre entre départements voisins, et dénoncent, avec autant d’ardeur que de succès, l’absence formelle de délégation préalable du Législatif à l’Exécutif pour procéder à la délimitation. Pris de doute, le Conseil d’Etat se récuse alors et demande un texte de loi l’habilitant explicitement à « délimiter ». Sans attendre le vote de la loi, passeport constitutionnel attendu, le ministère réunit à Châlons, sous l’autorité du préfet, une deuxième commission locale tripartite Marne (28 délégués)/ Aisne (13)/ Aube (12), d’où les représentants aubois et trois de l’Aisne, dont le député radical de Soissons, Emile Magniaudé, propriétaire d’un vignoble à Condé/Aisne et fabricant de champagne, se retirent séance tenante, pour protester contre la surreprésentation marnaise et le déni constitutionnel réitéré. Cette défection notoire n’empêche pas la commission de rendre ses conclusions (mai 1908) : la Champagne viticole comprendrait le département de la Marne en entier et, au titre de cru secondaire, 44 communes de l’arrondissement de Château-Thierry, à la grande satisfaction de son député9.

Après délégation de pouvoir enfin votée par le Législatif (août 1908) et complément (rapide) d’enquête, le Conseil d’Etat, soumis de toutes parts à de très fortes pressions, se décide enfin à trancher (à deux voix de majorité pour le sort de l’Aube). Source de tempêtes, le funeste et explosif décret de décembre 1908 livre en effet la sixième et plus boîteuse version des compromis négociés depuis 1903 ; la Champagne viticole délimitée comprend en effet :

le département de la Marne MOINS l’arrondissement de Ste-Menehould et deux-tiers de celui de Vitry-le-François, PLUS, dans l’Aisne, 46 communes de l’arrondissement de Château-Thierry et 36 communes de l’arrondissement de Soissons.

Situation de la délimitation Champagne selon le décret du 17 décembre 1908

Situation de la délimitation Champagne selon le décret du 17 décembre 1908

Le tollé est général contre les séparatistes radicaux, parjures de la solidarité départementale. L’arrondissement de Châlons a été englobé en entier, mais celui de Vitry-le-François, dont le député Perroche a battu par deux fois (1902, 1906) le candidat radical, a été mité ; Perroche est le premier à réclamer hautement et publiquement réparation, et dénonce un sectionnement de revanche électorale des cantons de son arrondissement. La Haute-Marne a été écartée d’autorité, sans consultation : La Haute-Marne ne me paraît pas intéressée à la délimitation des grandes régions viticoles, nos produits locaux ne pouvant être comparés à ceux de la Champagne et de la Bourgogne… M. le Professeur départemental d’agriculture partage entièrement cet avis10. L’Aube, Jules Guyot en mains, a été exclue en entier, avec une feinte évidence, malgré les interventions et protestations réitérées de ses représentants : La Commission des fraudes n’a jamais pensé que l’Aube pût faire partie de la Champagne viticole, bien que la production de vins mousseux ou la livraison de raisins ou de jus à des maisons marnaises y fussent attestées, sans qu’aucun procès n’ait été intenté jusque là aux Aubois par le négoce11. Par-dessus tout, l’irruption inopinée et intempestive du Soissonnais, étranger, pour le coup, à la Champagne géographique ou historique, aux usages vineux problématiques, totalement absent du dossier de la Commission de délimitation12, fait scandale, bien au-delà des rangs champenois, en particulier dans les régions en cours de délimitation, Bourgogne et surtout Armagnac, Cognac, Bordelais, consternés par les dérèglements et les embardées de la méthode suivie. La presse nationale s’en empare, brocarde la camaraderie radicale et le jus ou la purée (de haricot) de Soissons, sujet d’une carte postale caricaturale qui fait mouche. La défense parlementaire marnaise peine à riposter, après avoir clamé haut et fort, pour exclure l’Aube, que le succès du champagne mousseux devait tout aux maisons de la Marne et que l’Aube et l’Aisne n’ont eu historiquement aucune part à ce succès13 ; quant au Négoce, il semble en cette affaire avoir été pris de court, ou du moins fait profil bas, et s’en tire par une pirouette -plutôt inattendue- de son président : M. de Mun dit que le commerce a été très surpris de cette mesure, mais les 32 communes ainsi admises font peu de vin, par suite, le commerce s’est contenté d’accueillir la mesure par un éclat de rire, disant que « la délimitation avait un appendice assez ridicule », puis il s’est tu pour ne pas retarder l’aboutissement de la question…14 Le contentieux est explosif et l’appendice soissonnais devait fournir aux exclus de la Champagne viticole leur principal motif de mobilisation et d’action, tout autant qu’une base solide d’audience et de sympathie dans l’opinion.

Le 22 janvier (Saint-Vincent) 1909 paraissait toutefois le premier numéro de La Champagne viticole, titre-manifeste, organe officiel de la Fédération des Syndicats de la Champagne, et sérieux soutien apporté à la très contestée « Champagne viticole délimitée », quoique trop extensive au goût des intéressés.

III- 1909-1911-1914 : On a révisé Dreyfus, on révisera la Champagne15

A partir de 1909, la délimitation de la Champagne viticole a pris une dimension nationale d’affaire d’Etat. Le gouvernement, le Conseil d’Etat, les parlementaires sont sous surveillance, tandis que les vignerons champenois sombrent dans le marasme des récoltes catastrophiques ou nulles de 1907, 1908, 1909, et plus encore 1910, qui encombrent les quais des gares marnaises de fûts « étrangers », commandés par des « marchands de vin-fraudeurs », victimes de premières « manifestations punitives » (M. Lachiver) violentes. En dernier recours, les vignerons aubois espèrent pouvoir continuer à écouler leurs matières premières auprès des courtiers marnais ; les vignerons marnais, qui n’avancent pas d’un pouce sur le terrain de la négociation du prix des raisins, réclament à cor et à cri des « mesures complémentaires » qui verrouillent les transactions commerciales de raisins, jus, ou vins « étrangers » à la Champagne délimitée. L’exaspération marnaise entraîne de premières violences qui précipitent l’adoption, le 11 février 1911, des « mesures complémentaires » qui signe la fin des espérances auboises, un temps soutenues par le ministère, de pouvoir continuer à traiter avec les courtiers marnais, car, Pour bénéficier de la dénomination de champagne, les vins mousseux devront provenir de vendanges et vins qui auront été récoltés dans la Champagne délimitée, et auront été, dans cette même région, emmagasinés, manipulés et complètement manutentionnés dans des locaux séparés…. « C’est l’action directe qui a payé pour les vignerons marnais », note alors Augé-Laribé dans un premier article produit « à chaud »16. L’épreuve de force est ainsi engagée entre « Aubois » et « Marnais », qui ouvre la voie aux explosions de 1911, perçues comme épisodes de guerre civile et de jacquerie : « Les Champenois de l’Aube contre les Champenois de la Marne » titre une série de cartes postales auboises portant témoignage des grandes manifestations vigneronnes du printemps 1911, tandis qu’une série marnaise homologue montre les instantanés de la « Révolution en Champagne – avril 1911 », les barricades et les décombres d’Ay, « la ville en feu ».

De part et d’autre, deux phrases politiques de trop, en 1911, ont mis le feu aux poudres. La première est celle de l’éphémère Président du Conseil Monis (2 mars-26 juin 1911), ancien Garde des Sceaux du cabinet Waldeck-Rousseau, sénateur de la Gironde, naguère en révolte avec son Conseil général contre la délimitation élargie du « Bordeaux », qui a sans doute peu marqué les annales de la IIIe République, mais aura connu cette gloire peu commune d’être brûlé en effigie en 1911 à la fois dans la Marne et dans l’Aube. Le 15 mars 1911, recevant une délégation marnaise, il a affirmé ne pas vouloir revenir sur le décret du Conseil d’Etat, considérant que La délimitation viticole de la Marne (sic) est faite et bien faite », décidant l’Aube à passer à l’action. Mais quel contrepoids opposer dans l’Aube à la coalition des intérêts du Négoce et des vignerons marnais ?

La mobilisation auboise, voulue, à l’appel de la Fédération syndicale vigneronne incarnée par la figure charismatique de Gaston Checq, pacifique, grandiose, et énergique, est imposante. Elle conjugue des manifestations massives et spectaculaires, à la fois festives et séditieuses (le drapeau rouge), la pression gréviste (grève des impôts, du recensement…), la bataille parlementaire des élus nationaux pour la révision de la délimitation, l’appui sans faille des élus locaux qui démissionnent en masse (62 % des conseils municipaux du département en mai 1911)17 et paralysent l’administration locale, le large soutien, revendicatif et financier, des catégories extérieures au monde viticole. La manifestation départementale troyenne du 9 avril 1911, soigneusement organisée, prend les airs d’une nouvelle fédération départementale héritée de 1790 d’« accord parfait » contre le décret de délimitation. Dans ces circonstances, la deuxième phrase de trop vient de la Haute-Assemblée, qui condamne, le 11 avril 1911, les délimitations administratives qui peuvent provoquer des divisions entre Français, et décide les Marnais, avertis par télégramme, à passer à l’action dans une Saint-Barthélémy des vins (Clémentel) qui dévaste, dans la nuit du 11 au 12 avril 1911, Ay, Epernay, et Damery, et provoque la mise en état de siège du vignoble marnais. Pour faire bonne mesure, le vignoble aubois est à son tour investi par la troupe. En Champagne, il y a plus de soldats que de vignerons, titre L’Humanité. C’est dans ce climat fort tendu que tombe le décret ministériel du 7 juin 1911, qui crée une « Champagne 2e zone » de consolation pour les exclus, compromis amer qui suscite de part et d’autre frustrations et rancoeurs. Le rebondissement survient, dès le 30 juin 1911, avec le dépôt d’un projet de loi de délimitation judiciaire, qui condamne la délimitation de la Champagne viticole sans la supprimer, apaise toutefois les tensions en laissant une situation indécise jusqu’en 1919, et l’amertume du régime satanique des délimitations18. De navette parlementaire Chambre des Députés-Sénat en entrée en guerre, la situation reste pendante en 1914, malgré une discussion sérieuse en 1913 et un ultime débat au Sénat, en juillet 1914.

IV- 1919-1927 : de l’épuisement judiciaire à l’arbitrage Barthe et à la loi de 1927

A l’issue de la 1e Guerre mondiale, le traité avec l’Allemagne prévoyait des clauses de protection des appellations d’origine françaises (art. 274 & 275 du traité final de Versailles, signé le 28 juin 1919, reproduits dans les traités subséquents), engagements et négociations en cours qui pèsent sur l’adoption en urgence le 6 mai 1919 de la loi de pacification qui instaure ou restaure, dans le sillage de la loi rétrospectivement encensée de 1824, les pratiques de la délimitation judiciaire, la charge de l’assignation et de la preuve incombant aux contestants de l’appellation déclarée par les récoltants, avec prescription d’un an. Conformément à la nouvelle loi, les déclarations de la récolte 1919 sont publiées au J. O. de 1920. La loi de 1919 a ainsi promu, sous le couvert de la mention d’origine des déclarations de récolte, l’identité de l’appellation « champagne » pour des raisins ou des vins restés jusque là anonymes, avant toute manipulation. Le Syndicat Général des Vignerons (marnais), fraîchement issu de la mue de l’ancienne Fédération syndicale, soutenu financièrement par le Syndicat du Négoce19, engage en 1920 la bataille judiciaire, en assignant systématiquement les déclarants situés hors de « la Champagne délimitée » de 1908. Selon une lettre circulaire des députés de l’Aube en 1926, la viticulture auboise aurait eu en cinq ans à soutenir 1200 procès intentés par le SGV, soucieux de ne laisser bénéficier aucun déclarant « étranger » de la prescription annuelle. Ces assignations aboutissent pour le Barsuraubois et le Barséquanais à des jugements favorables de première instance de 1921, portés devant la Cour d’Appel de Paris en 1923, et devant la Cour de Cassation en 1925. Au terme de cette épuisante et coûteuse bataille juridique, les communes déclarantes et assignées de l’arrondissement de Bar-sur-Aube, puis une partie de celles de l’arrondissement de Bar-sur-Seine, sont réintégrées dans la Champagne viticole, à l’exception de douze communes de l’ancien comté de Bar-sur-Seine, d’où la commune des Riceys a été soustraite et admise à l’appellation.

A ce jeu, dans son opiniâtreté, le jeune SGV s’épuise en assignations et recours suspensifs et s’isole, pressé de tous côtés de faire la paix, y compris par le Congrès national des Associations viticoles (novembre 1926) ou la Revue de viticulture dirigée par Viala. Finalement, il se rallie (29 janvier 1927) à la demande d’arbitrage présentée par le syndicat des vignerons aubois de Gaston Cheq (3 décembre 1926), moyennant l’exclusivité programmée de l’encépagement en pinots. La sentence arbitrale est rendue par le député de l’Hérault, Président de la Commission des Boissons et du Groupe viticole de la Chambre des Députés Edouard Barthe (3 février 1927), monument d’argumentation documentée et pondérée, convertie en loi (28 juillet 1927), qui met fin à une guerre fratricide de vingt ans, et remise aux oubliettes le décret de 1908, désavoué pour avoir établi une délimitation trop vaste et sans principes, celui de 1911 sur les « mesures complémentaires », comme la loi de 1919. Les critères retenus par E. Barthe ont été de trois ordres : l’appartenance historico-géographique, la topographie parcellaire, car, à cette échelle, seuls les coteaux réputés de vieille date peuvent prétendre à l’appellation, l’encépagement pour finir, limité à la famille pinot élargie à l’arbanne et au petit meslier. Quant à la demande d’interdiction de la fabrication de vins mousseux hors appellation à Reims et Epernay, alors présentée par le SGV, E. Barthe ne s’est pas jugé qualifié pour se prononcer sur une question aussi grave (par ses incidences socio-économiques), aujourd’hui tranchée dans le sens réclamé à l’époque.

Lointaines en apparence, les péripéties de la première délimitation ont causé des plaies vives, périodiquement remémorées jusqu’à nos jours par le processus délimitatif lui-même, législatif, administratif ou judiciaire, comme par les publications et rééditions des érudits locaux et des associations. La révision de l’aire d’appellation en cours et la proximité du centenaire de 1911, la mise en cause plus générale des appellations d’origine, invitent à revenir sans complaisance et sans préjugés sur les rebondissements et les jalons de cette délimitation pionnière.

Notes

1 Frédérique CRESTIN-BILLET, Veuve Clicquot, la grande dame de la Champagne, 1992. Return to text

2 statistiques et répartition des expéditions dans CHAPPAZ Georges, Le vignoble et le vin de Champagne, Préface du Baron Le Roy, INAO-Louis Larmat, Paris, 1951 (Introduction datée de septembre 1947), p. 412 (reprise des données fournies par la Chambre de Commerce de Reims) Return to text

3 déposition de la Fédération. Syndicale. Vigneronne auprès de la Commission parlementaire, Reims, 14 mai 1907 Return to text

4 d’après Marcel LACHIVER, Vins, vignes et vignerons, Fayard, 1988, annexes p. 582 sq. (1852 : enquête décennale ; 1890-1899 et 1900-1909 : moyenne décennale) Return to text

5 Culture de la vigne et vinification, 1e éd. 1860, au moins 4 éd. 1860-1868, éd. 1860, p.376-377 Return to text

6 Etude des vignobles de France pour servir à l’enseignement mutuel de la viticulture et de la vinification françaises, publiée à partir de 1864 ; l’édition définitive est donnée en 1868 en 3 vol., après remaniement des regroupements départementaux. L’Aube, visitée en 1863/64, figure en définitive dans le tome Région du Centre-Nord ou région de la Bourgogne et de l’Orléanais ; le vignoble barséquanais (alors moitié du vignoble aubois) a été très explicitement « relégué » par l’enfant du pays en Basse-Bourgogne, par affinité des cépages, des sols et du climat; ce verdict d’expert, étendu dans sa conclusion générale à tout le département, allait peser très lourd tant sur les directives de la reconstitution post-phylloxérique du vignoble aubois que sur les convictions des artisans de la première délimitation. La Marne, l’Aisne et la Haute-Marne, visitées en 1867, ont été regroupées dans la Région du Nord-Est, qui comprend l’Alsace, la Lorraine et la Champagne, sauf l’Aube, qui par ses cultures et ses vins, appartient réellement à la Basse-Bourgogne,. Dans sa Topographie de tous les vignobles connus, JULLIEN avait rassemblé dans un même chapitre IV, consacré à la Champagne, les quatre départements issus de l’ancienne province, incluant l’Aube, mais excluant donc l’Aisne. Return to text

7 Commission d’enquête sur la viticulture tenue à Reims, mai 1907 Return to text

8 Commission d’enquête sur la viticulture tenue à Reims, mai 1907 Return to text

9 Délimitation approuvée en juin 1908 par une motion commune Syndicat du Commerce/Fédération syndicale vigneronne, qui précise : à l’exclusion absolue de l’Aube, de la Haute-Marne, et des autres arrondissements de l’Aisne [Soissons et Laon], in Rapport Fernand David à la Chambre, 6 avril 1911. Return to text

10 Le préfet de la Haute-Marne au ministre de l’Agriculture, 18 septembre 1907. Return to text

11 Le département de l’Aube est exclu en entier par le Conseil d’Etat. L’arrondissement de Bar/Seine a toujours été hors de cause ; suivant les hommes compétents (sic), cet arrondissement fait partie intégrante de la Bourgogne, il était conséquemment inutile d’y aller (Rapport Couanon, Inspecteur général de la Viticulture, 30 déc. 1908 -3 mentions de J.Guyot-) Return to text

12 12 Le Rapport Fernand David à la Chambre, 6 avril 1911, insiste -lourdement- sur ce point. Return to text

13 Déclaration du député d’Epernay Péchadre à la Chambre, débat d’interpellation du février 1909 Return to text

14 AD Aube 1 M 490 : P.-V. de la réunion de la Commission d’enquête de renseignements tenue à Paris le 6 avril 1911, à l’invitation du ministère de l’Agriculture (7 p. dactylog.). Return to text

15 Pancarte-mot d’ordre de la manifestation-monstre organisée à Troyes contre le décret de 1908-1909, 9 avril 1911 Return to text

16 AUGE-LARIBE Michel, « La crise viticole en Champagne », La Grande Revue, 10 mars 1911, pp. 145-157. Return to text

17 AD Aube 1M 489, Démission des municipalités en 1911 (au 16 mai) Return to text

18 Petit-Courrier de Bar/Seine, 16 juin 1911. Return to text

19 François BONAL (délégué à l’accueil du CIVC 1967-1979), Le Livre d’or du Champagne, 1984, p. 179 Return to text

Illustrations

References

Electronic reference

Claudine Wolikow, « La Champagne viticole, banc d’essai de la délimitation (1903-1927) », Territoires du vin [Online], 1 | 2009, 01 February 2009 and connection on 06 November 2024. Copyright : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/territoiresduvin/index.php?id=1444

Author

Claudine Wolikow

Maître de Conférences, Université de Paris X Nanterre

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