Introduction
Il est sans doute incongru d’évoquer des « terroirs » à propos du vignoble nantais, surtout si on le compare aux prestigieuses communes bourguignonnes dont les noms sont plus célèbres les uns que les autres. Quand ce ne sont pas de minuscules climats, tel le Clos de Vougeot, qui retiennent l’attention… Il n’est pas certain que Monnières, Saint-Fiacre, ou Vertou évoquent quoi que ce soit aux oreilles de Bourguignons, ou surtout à leurs papilles… Un journaliste du journal Le Monde s'est d'ailleurs fait l'écho de ce scepticisme :
« Sous l’égide de l’Institut des appellations d’origine contrôlées, une nouvelle classification, « beaucoup plus fine », dont les promoteurs espèrent qu’elle « mettra davantage en relief les différents terroirs » voit le jour. (…) Une telle entreprise a-t-elle un avenir en Muscadet ? Associer la gustation et la géologie ? Le pays du Muscadet n’est ni l’Alsace ni le Bordelais. Encore moins la Bourgogne. »1
Et puis, il faut bien le reconnaître, le vignoble nantais fait parti de ces quelques régions qui peuvent expérimenter, au sein de même de l'Appellation d’Origine Contrôlée (AOC), l’utilisation de copeaux de bois pour aromatiser les vins... Comment alors évoquer une quelconque typicité ? Un respect des conditions naturelles ? Un lien aux terroirs ?
Pourtant, à bien y regarder, certains viticulteurs leurs prêtent une grande attention pour élaborer des vins de qualité. D’autant plus que le terroir peut être compris, à la suite de Pierre Brunet, comme une lecture par l'homme d'un milieu naturel2. Celle-ci se fait en fonction de tout un bagage technique – la viticulture en l'occurrence _, d’une situation économique, d’une plus ou moins grande profondeur historique, ou encore d'éléments culturels. C'est ici qu'apparaît la particularité de ce vignoble : il entretient des relations très distantes avec la ville de Nantes. Julien Gracq (1910-2007) a évoqué toute l’ambiguïté de ce lien : il décrit cette ville comme « plus impérieusement qu’une autre, centrée sur elle-même, moins dépendantes de ses racines terriennes et fluviales »3. Cela se traduit par un caractère presque insulaire. Le géographe Jean Renard a démontré à quel point Nantes s'est détournée de ces espaces périphériques4. Contrairement à d'autres villes, telles Dijon, Florence ou Porto, elle n'a pas joué un rôle moteur dans la création de lieux renommés, destinés à produire des vins de qualité. L'histoire de la région empêche qu'une telle dynamique se mette en place. Alors même, fort paradoxalement, que le vignoble est classé de façon bien précoce en AOC. Dès 1936. La règlementation nationale rencontre alors des spécificités régionales pour donner naissance à des territoires du vin plus qu'à de véritables terroirs. En fait, c'est seulement à présent qu'ils sont en cours d’élaboration. C'est pourquoi, si le vignoble nantais paraît bien en mesure de délivrer un message universel auprès de la Chaire sur le vin de l'UNESCO, c'est celui de la prégnance des phénomènes historiques, sociaux et culturels sur les aspects physiques. Et de montrer à quel point des terroirs de qualité peuvent se créer si les conditions économiques, sociales et culturelles sont réunies.
I. Un vignoble à l’histoire tumultueuse
Aussi surprenant que cela puisse paraître, le vignoble nantais connaît bel et bien une différenciation qualitative fondée sur l’émergence de communes de plus en plus renommées. Ce phénomène se produit très tardivement si l’on considère la longue histoire du vignoble. Né dans l’Antiquité, il ne connaît un essor qualitatif qu'à l'Epoque Moderne. Ce processus s’inscrit dans ce même élan qualitatif qui se développe avec plus ou moins d’acuité dans l’ensemble des vignobles européens.
1. Une différenciation qualitative aux XVIIe et XVIIIe siècles
Pour autant que l’on puisse en juger, il ne s’agit pas un grand vignoble au Moyen Age, que ce soit en termes de flux _ même s’ils sont difficiles à mesurer _ ou en terme de qualité. Les vins offerts aux hôtes de Nantes sont systématiquement des vins d’Anjou, d'Aquitaine, ou de Bourgogne5. Imaginerait-on une telle pratique à Bordeaux ou à Dijon ? Non. Les vins de la région sont de faible prix, et plutôt dévolus aux basses couches de la société.
Le changement apparaît à l’Epoque Moderne ; il est stimulé par une double influence. Ce sont tout d’abord les élites nantaises qui cherchent à affiner la qualité de leurs vins. La noblesse, le clergé, mais aussi la bourgeoisie possèdent des propriétés autour de Nantes. Ici des châteaux, là des folies, plus loin des terres. Le luxe et le raffinement des élites nantaises les poussent à accroître la qualité de leurs vins. Jean Meyer n’écrit-il pas que « (princes) et sommités du monde civilisé considèrent la visite aux grandes familles du négoce local, Monteaudouin, Drouin, Bouteiller, comme une étape obligatoire de leur tour d’Europe »6 ? Ce sont aussi les commerçants étrangers, en particulier hollandais, qui demandent des vins « mutés » et des alcools pour le commerce avec l’Europe du Nord. Une partie d’entre eux se fixe dans la ville. Ils sont à l’origine de maisons de négoce, comme celle des Deurbrouq, dont l’hôtel trône toujours place de la Petite Hollande.
Cette demande initie un développement sans précédent des cépages melon de Bourgogne - déjà présent au Moyen Age, qui devient ici le « muscadet » - et gros plant, c’est-à-dire la folle blanche de Charentes. La production connaît un indéniable succès, à telle enseigne que les eaux-de-vie de qualité à destination du marché anglais peuvent être tout aussi cotées que celles de Cognac au XVIIIe siècle. Voici ce qu’en écrit par exemple Jacques Savary des Bruslons, dans son Dictionnaire universel du commerce (1748) :
« De toutes les Eaux-de-Vie françoises, celles de Nantes et de Poitou, qui sont de semblable qualité, sont les plus estimées, parce qu’elles sont d’un meilleur goût, qu’elles sont plus fines, plus vigoureuses (…). Ce sont de celles là dont il va plus grande quantité à l’Etranger. »7
Une question se pose alors : le vignoble nantais ne suit-il pas un modèle comparable à celui de Cognac, dont on rappellera que la véritable affirmation date surtout du XIXe siècle ? Un grand vignoble d’eaux-de-vie n’est-il en train de naître? C’est bien ce que laisse penser les mercuriales de prix. C'est bien ce que laisse aussi penser les pratiques viti-vinicoles telles que l'on peut les rencontrer dans les textes de l'époque, des baux ruraux aux inventaires après décès. Une mise en bouteille et un vieillissement des vins apparaît par exemple. Ce phénomène suscite une structuration des terroirs par le biais d’une différentiation des crus. Les prix des vins sont moins homogènes au XVIIIe siècle, avec quelques communes qui sortent de l'anonymat, comme Mouzillon. Le prix du foncier, si l’on s’en réfère aux cadastres du début XIXe siècle, en particulier sur le clos de la Ramée (Saint-Fiacre), montre bien des variations de prix des terres à vignes de l’ordre du quintuple. On le voit, un processus de recherche des meilleures productions est bien en cours à l'Epoque Moderne.
Une période de crise ruine cependant toute cette évolution.
2. Deux guerres successives au XIXe siècle
Deux guerres brisent l’évolution qualitative du vignoble nantais. Elles anéantissent la recherche de meilleurs vins ou eaux-de-vie. Mais surtout, elles coupent les réseaux d'échanges tissés avec le reste de l'Europe.
La première guerre correspond aux guerres de Vendée. Le vignoble est le théâtre d’opérations militaires. Il est tout particulièrement victime des représailles menées par la République : les colonnes Infernales de Turreau (1756-1816) rasent le vignoble en 1794. Aucune église n’est antérieure au XIXe siècle, à l’exception de celle de Monnières (XIIIe siècle). De nombreux châteaux ou édifices sont détruits. Le vignoble devient alors, après cette période de destruction, une terre de procession afin d’être pacifié. Le clocher de l'église de Saint-Fiacre représente une gigantesque tiare papale. La ville de Clisson est redessinée au XIXe siècle sur un modèle italianisant, supposé être un ferment de civilisation. Elle doit irriguer de ses lumières les villages environnants. Le vignoble est cependant détruit.
La seconde « guerre » l’est au sens que lui donne Gilbert Garrier ; il s’agit de la crise du phylloxéra8. Si l’attaque du puceron est assez tardive ici, puisqu’elle survient en 1884 sur les bords de Loire9, elle n’en demeure pas moins redoutable. Le vignoble est plongé dans un profond marasme. Le déclin irrémédiable que connaît la rive droite de la Loire puise ses origines dans cette crise :
« Sur la rive gauche de la Loire, nos meilleurs cantons ont lutté courageusement et on constate avec satisfaction que leurs efforts n’ont pas été stériles. De l’autre côté du fleuve, le découragement a des racines plus profondes à en juger par le nombre des clos à peu près privés de soin que l’on y rencontre ».10
Les conséquences de ces deux crises successives sont essentielles pour comprendre le vignoble actuel. Tout d’abord, les élites nantaises se détournent du vignoble. Celui-ci en est réduit à produire un petit vin, tout juste bon à abreuver la soif des populations les plus modestes ; ainsi les ouvriers des chantiers naval, ou plus tard, les premiers touristes des congés payés. Deux thèmes repris a posteriori par le cinéma, et qui ne seront pas sans contribuer à forger l’image d’un vin populaire. On peut voir une évocation de ce premier thème dans Une Chambre en ville (1982) de Jacques Demy (1931-1990) qui a pour toile de fond les grèves de 1955, et du second, dans Les Vacances de Monsieur Hulot (1953) de Jacques Tati (1907-1982), film tourné à Saint-Marc (Saint-Nazaire).
L'une des raisons essentielles de l’avilissement de la qualité des vins ou des alcools nantais est la disparition du négoce international ; les Stapelton, Monteaudouin ou Clarke ne seront pas les Hennessy, Martell ou Martin du vignoble nantais. En lieu et place, un petit négoce d’origine rurale prend le relais. La perte des réseaux commerciaux à longue distance est fatidique pour la qualité des vins. La vente demeure locale ou régionale, et cela jusqu’aux lendemains de la Seconde Guerre Mondiale.
Et pourtant, fort paradoxalement, le vignoble nantais fait parti des AOC historiques nées dès le milieu des années 1930…
3. La naissance des Appellations d’Origine Contrôlée (1936-1937)
La naissance des AOC se fait très largement sous l’influence des réseaux qui lient la diaspora nantaise de Paris à la région. Les « talents » qui l’animent redécouvrent la gastronomie locale. Ils sont avocats et hommes politiques, comme Aristide Briand (1862-1932) ou Gabriel Guist’hau (1863-1931, plusieurs fois ministre, et maire de Nantes de 1908 à 1910), ou encore industriels, comme la famille Lefebvre-Utile (connue pour ses gâteaux « LU »).
L’association qui les unit, dénommée Le Muscadet, tient ses réunions à Paris, à l’hôtel Lutecia. Il est fort difficile de mesurer son rôle. Aristide Briand aurait en tout cas pesé de tout son poids pour hâter la construction de la ligne de chemin de fer qui traverse le vignoble. Rappelons qu’il fut plusieurs fois Président du Conseil dans les années 1910-1930, période clé pour la création des signes de qualité. Quel fut son rôle en faveur du classement du vignoble en AOC, alors même que celui-ci ne jouit pas d’une grande renommée ? Impossible de le dire sans recherches historiques sur le sujet. En tout cas, cette diaspora n’hésite pas à faire figurer les vins nantais sur les meilleures tables de la capitale. Elle participe de la découverte de la gastronomie régionale, dont le fleuron, le beurre blanc, devient un classique de la gastronomie française.
Quant aux élites nantaises, elles redécouvrent le muscadet du fait d'un engouement régionaliste : il devient le vin breton. Le vignoble est régulièrement associé au château des ducs de Bretagne. Marc Elder (1884-1933) (Goncourt 1913 pour Le Peuple de la Mer) est par exemple invité à prononcer un discours lors du Salon d’automne de Nantes des 5 et 6 novembre 1924 devant la « Section régionaliste gastronomique ». Il témoigne avec emphase du renouveau du vignoble, et surtout, de son acceptation par les élites régionales11.
Le classement est donc effectué en 1936-1937, en même temps que les grandes AOC françaises de la Champagne, du Bordelais ou de la Bourgogne. Des particularités régionales apparaissent toutefois dans le cadre de cette législation nationale.
II. Des territoires peu définis
Si les bords de Loire et de ses affluents la Sèvre et la Maine sont rapidement classés en AOC, la configuration des délimitations se plie aux conditions sociales du vignoble. Ce sont par conséquent davantage des territoires que des terroirs qui sont consacrés par la loi.
1. Un monde plein
Comme dans l’Ouest de la France, les campagnes sont organisées autour d’un triptyque mis en évidence par Jean Renard : le château, la métairie qui lui est associée, enfin la borderie. A quoi cette distinction renvoie-t-elle ? Nicole Croix l’explique : à « la petite propriété villageoise, correspond une exploitation de faible étendue, aux parcelles menues, étroites, éloignées du siège d’exploitation et parfois embocagées. C’est la borderie, exploitation de village en faire-valoir direct. A l’inverse, la grande propriété regroupe des unités d’exploitations louées, isolées sur le plateau, mais aux terres bien groupées, avec des parcelles de bonne taille, géométriques, limitées par des haies, des bâtiments importants et fonctionnels, c’est la métairie »12. « Là où les rivières ont ciselé les plateaux et ont multiplié les croupes et les vallons, poursuit Jean Renard, les villages et leurs finages finement réticulés occupent presque tout l’espace, et seules quelques fermes isolées se tassent auprès de rares châteaux sur les interfluves »13. Il ne s’agit aucunement d’une constatation déterministe. Il faut en réalité voir là l’aboutissement d’un processus historique de peuplement et de mise en valeur qui différencie les espaces.
C’est à travers ce prisme social que se fait la sélection des terroirs. Le maillage de la propriété se calque sur les discontinuités physiques. Sur les coteaux où se situent les meilleures terres à vigne, se concentrent les villages aux multiples borderies, mais aussi quelques châteaux. Sur les plateaux, les métairies disposent certes d’espaces plus vastes, mais les sols hydromorphes qu’elles y rencontrent sont plus rétifs à l’élaboration de vins de qualité. La vigne y est traditionnellement bien moins présente.
Or, presque tout est alors classé en AOC : dans ce monde plein, la faim de terre oblige à tenir compte de quasiment tout l’espace, même si les vignes ne sont alors pas plantées partout. La polyculture est encore très présente, comme en atteste la commune de Saint-Fiacre, aujourd'hui complètement spécialisée alors qu'elle avait une foire aux bestiaux encore au début du XXe siècle.
2. Des AOC lâches
Dans les espaces classés en AOC, les délimitations sont lâches (fig. n° 1). On reprend peu ou prou la configuration des communes. Tout d’abord parce que les connaissances de l’époque sont réduites : les hommes disposent de peu de connaissances des terrains. La mosaïque géologique qui définit le Sud de la Loire est presque rédhibitoire à toute logique simple. Qui plus est, un manteau d’altérites de décomposition recouvre toutes les formations géologiques. Il est difficile d’avoir une connaissance précise du substratum. Seuls les sols les plus argileux ont donc été exclus, car les terrains sont dans l’ensemble « gras » et connaissent des problèmes d’évacuation des eaux. Comme dans le Bordelais étudiés par Jean-Claude Hinnewinkel, les AOC sont des territoires14.
A l’échelle régionale, le flou le plus absolu domine. Certaines communes sont dénuées de restrictions cadastrales _ à l’exception terrains les plus argileux _, alors que d’autres communes ont des secteurs exclus _ quand ils sont vraiment impropres à la culture de la vigne, comme les marais des bords de Loire, enfin, d’autres communes sont comme oubliées. Oubliées, parce qu'elles auraient dues être délimitées, mais la Seconde Guerre mondiale survient et brise le processus. En fait, la pratique s’imposera en dépit des demandes réitérées de l’INAO. La délimitation se fait en fonction des surfaces déclarées avant la guerre… Autant dire sans réelles bases.
Cette délimitation très lâche se traduit dans les paysages.
3. Des paysages indifférenciés
Les paysages présentent une allure relativement monotone si l'on en reste aux grands traits. Une impression de moutonnement presque infini apparaît (photo n° 1) ; elle provient tout d'abord de la topographie. Le vieux socle hercynien si longuement aplani donne cette allure.
Mais la couverture presque continue des vignes résulte aussi de l'histoire humaine. A titre d'exemple, la butte de la Roche, qui domine le marais de Goulaine sous la forme d'un petit horst orienté Nord-Est / Sud-Ouest est couverte de vignes de part en part… Sans qu'il n’y ait d’orientation privilégiée (fig. n° 2). De ce fait, la situation peut être délicate pour les vignes : certains terrains particulièrement gélifs sont plantés en vignes. Alors même que le vignoble nantais est fréquemment touché par les gels printaniers.
A l’inverse, les coteaux de la Loire, qui figurent parmi les meilleurs terroirs du vignoble du fait de leur orientation plein Sud et de leurs belles pentes sont à présent délaissés. Le coût de leur exploitation serait trop important en regard de la faible valorisation du vignoble nantais. En outre, c'est une autre logique qui prédomine, celle de l'élevage laitier. La CANA (actuelle Terrena, du groupe Paysan Breton) ne s'est tournée que bien tardivement vers les vins de qualité. Les Vignerons des Terroirs de la Noëlle, adhérents de la structure commerciale Alliance Loire, réalisent aujourd'hui d'excellents vins ; il est cependant trop tard pour un maintien des paysages. Alors qu'il existait de petites terrasses, elles sont à présent abandonnées ou inclues dans la périurbanisation. La pression foncière est conséquente sur les bords de Loire, tant du fait du panorama que de la proximité de Nantes.
A n’en pas douter, il s'agit d'un vignoble sur lequel les conditions humaines et sociales prédominent. C’est dans ce cadre que doivent être repensées les Appellations ou les logiques propres aux exploitations viti-vinicoles.
III. A la recherche des terroirs
De nombreuses voies s’ouvrent aujourd’hui pour accorder plus de respect aux terroirs. Mieux, ils apparaissent en pleine création ; ici sous l’impulsion d’un viticulteur, là sous l’influence des organisations professionnelles. De multiples éléments aiguillonnent cette recherche qualitative : la crise qui sévit, la difficile mutation d’un vignoble de masse en un vignoble de meilleure qualité, ou encore la concurrence accrue des vins du Nouveau Monde. L’ouverture accélérée de l’Angleterre _ c'est-à-dire le principal marché traditionnel d’exportation _, aux sauvignons de Nouvelle-Zélande ou d’Australie oblige à se repositionner dans la nouvelle planète des vins.
1. Un vignoble métamorphosé
La région connaît de grandes transformations paysagères. Elles sont tout d'abord dues à la spécialisation croissante des exploitations. Le vignoble se concentre et se spécialise de plus en plus sur un cépage dominant, le melon de Bourgogne. L'achat de droit de plantation va permettre une spécialisation très marquée des communes viticoles après la Seconde Guerre mondiale : à mesure que le Nord du département de la Loire-Atlantique perd de ses vignes, le Sud de la Loire emplit tout l'espace permis par la règlementation. Peu importe la localisation des terres, une couverture de vigne vient les recouvrir.
A ceci s’ajoute un phénomène de décompression, animant le vignoble selon un triple mouvement. Il faut tout d'abord tenir compte du passage d’un monde plein, à dominante rurale, à un monde dans lequel les viticulteurs ne sont plus qu’une infime minorité. Un choc démographique, mais aussi social, les affecte ; quantité de terres sont libérées. Second mouvement, les sièges d’exploitations glissent vers les plateaux. En effet, les coteaux, plus difficile à exploiter, plus coûteux à entretenir, sont délaissés au profit des surfaces planes aisées à mécaniser. Ce phénomène est renforcé par l'installation de jeunes dans les années 1970-1980 sur les marges du vignoble. Les auréoles périphériques sont propices à l'installation d'exploitations d'un seul tenant, faciles à mécaniser. On compte ainsi d'avantage de machines à vendanger sur le pourtour du vignoble qu'en son centre. La « modernité » des années 1970-1980 a entraîné un transfert des vignes des coteaux en direction des plateaux (photo n° 2).
Aussi assiste-t-on du fait de ce triple mouvement à l'émergence de grandes exploitations ; Jean Renard les a qualifiées pour l'Ouest de la France de « néo-métairies ». La taille des exploitations ne cesse de croître. Quant aux châteaux, lorsqu'ils continuent à avoir une activité viticole, ils deviennent le siège de grosses exploitations. Ils sont l'objet de toutes les convoitises du fait de leur image dans le monde des vins. Ils sont de ce fait rachetés par le négoce ou les acteurs les plus fortunés.
Le vignoble plonge cependant dans une crise majeure dès le début des années 1990 du fait d'une concurrence avivée. On accuse le gel de 1991 _ qui a certes entraîné un recul sur les marchés européens _, mais il faut voir là une étincelle plus qu'une cause. La cause réelle et difficilement avouée est ailleurs : la surproduction sévit, et les vins sont trop souvent de qualité médiocre… Une inversion de la pyramide qualitative, du fait de l'absence de hiérarchisation, conduit le vignoble vers une banalisation de ses produits. Celui-ci n'a pas suivi le modèle qui devrait être celui des AOC : un système hiérarchisé de terroirs ou d'appellations communales, avec une volonté de perfectibilité. Il s’est au contraire engagé dans une voie propre qui visait à accorder davantage de valeur ajoutée aux viticulteurs, notamment pour contrecarrer l’emprise du négoce. La mise « sur lie » joue ce rôle à partir de 1978 ; elle permet aux viticulteurs de proposer des vins de meilleure qualité, et doit se faire obligatoirement au sein de l’exploitation. Mais la banalisation de cette technique _ on trouve même du gros plant sur lie _ a entraîné une inversion de la pyramide qualitative : les vins élevés selon cette technique sont devenus plus importants en volume que les vins génériques, déstabilisant ainsi durablement le marché.
En conséquence, le vignoble n'est pas assez valorisé, les paysages sont ceux d'une culture à haut rendement, relativement banale. A preuve, les grands parcellaires monotones _ qui rappelent ceux de la Beauce _ ne sont pas rares, loin s'en faut. Et le vignoble d’entrer dans une spirale difficile à rompre, celle d'une course aux volumes. Elle entraîne un recours particulièrement poussé à la mécanisation des vignes aussi bien pour les traitements que pour les vendanges. Comme il faut amortir les coûts de cette mécanisation, la valeur ajoutée en devient toujours plus faible.
Comment sortir d'une telle impasse, alors même que l’image du vignoble se dégrade sur les marchés internationaux à mesure même que s’affirment les chardonnays ou les sauvignons du Nouveau Monde ?
2. Naissance des terroirs
Une meilleure compréhension des terroirs, sinon même leur création par la viticulture de qualité, devient une issue souhaitable pour conjurer la crise.
Elle se fait tout d'abord par une recherche qualitative individuelle. Certains viticulteurs sélectionnent leurs parcelles pour élaborer des cuvées distinctes. Cette attention à la particularité des terroirs au sein d'un cadre légal apparaît chez certains viticulteurs produisant d'excellents vins. Citons par exemple Jo Landron (La Haye-Fouassière) qui réalise une cuvée « amphibolite » du nom d’une partie du substratum de sa propriété. Des glissements du parcellaire apparaissent aussi ; sur plusieurs générations, la mobilité devient possible à mesure que les terres se libèrent. Ceci permet aux viticulteurs de recentrer leurs exploitations sur les terres considérées comme les plus qualitatives. Plus marginaux, en nombre comme en surface, les vins bio ou en bio-dynamie reposent sur une plus grande attention aux conditions naturelles, une sélection des parcelles, et une mise en avant des spécificités des terroirs. Ainsi Guy Bossard (Le Landreau) propose-t-il des vins élaborés en fonction de ses différents groupes de parcelles. Les vinifications ne sont pas les mêmes pour les cuvées « granite », « gneiss » et « orthogneiss ».
Cette plus grande attention portée au terroir ne se réduit pas aux problèmes de mévente actuelle, elle provient également d'un engagement vers plus de responsabilité auprès de la société. Utiliser moins d’intrant, et donc moins polluer, devient aussi affaire de respect des conditions naturelles. De nouvelles valeurs, morales, encadrent l’émergence des terroirs. C’est là une nouveauté majeure.
Deux initiatives officielles sont enfin à noter. Tout d’abord, la création de l’Appellation Côtes de Grand-Lieu en 1994 est l'occasion de délimiter le vignoble selon une nouvelle logique. Elle se fait sous la férule de l’INAO et d’une commission de spécialistes ad hoc. Ses membres sont issus des sciences dites dures, pédologie, agronomie ou encore climatologie. Trois types de terrains sont dès lors discriminés. Les premiers, considérés comme impropres à la vigne, sont tout bonnement supprimés de l’aire de l'appellation. D'autres terrains, considérés comme inférieurs, par exemple du fait d'un problème d’hygrométrie qui peut déboucher sur des retards de maturité ou une sensibilité accrue aux maladies cryptogamiques, sont classés en AOC simple. Seuls les terrains qui ressuient bien, du fait de leur pente, du profil de leur sol, ou encore de leur exposition, sont considérés comme supérieurs. Ils sont classés en AOC supérieure. La nouvelle délimitation construit alors une zonation légale des terroirs en taches de léopard (fig. n° 3). Elle repose sur une confiance absolue dans les qualités intrinsèques des différents milieux. Elle fait fi de l’expérience humaine.
Aussi faut-il compter sur une initiative qui vient presque d’arriver à terme, la sélection par le Syndicat d’Appellation de « crus ». Le projet est déposé à l’INAO pour acceptation. Il s’agit d’une démarche beaucoup plus pragmatique puisqu'elle associe la qualité des terrains à l'écoute des viticulteurs. Le clos de la Ramée (Vertou) fait par exemple parti des espace qui seront mis en valeur du fait de la qualité des sols ou de leur exposition mais aussi d’une expérience pluriséculaire de la viticulture. Ainsi au château de la Mercredière (Le Pallet), le clos de la Chesnais fait-il l’objet d’une vinification séparée, selon un cahier des charges restrictif (dix-sept mois d’élevage en cave par exemple). Cette démarche donne naissance à d’excellents vins exprimant une belle typicité bien en accord avec leurs terroirs. Une démarche pourtant naguère critiquée par le journal Le Monde…
Conclusion
Les viticulteurs, dont la profession est fort encadrée, se sont longtemps fiés aux progrès de la science et aux discours qui en découlaient. Au risque de sombrer dans une impasse économique, paysagère, et in fine, sociale. Economique, parce que les progrès en termes de rendements ou de temps de travail n'ont guère été suivis en terme de goût. Bien au contraire. Paysagère, parce que les viticulteurs sont entraînés dans une course sans fin que la mondialisation des marchés rend plus âpre : les parcellaires deviennent démesurés pour répondre à une mécanisation devenue toujours plus nécessaire. Les paysages sont banalisés. Sociale, enfin, parce que le vignoble plonge dans une crise dont il ne sort pas.
Pourtant, nombreux sont les viticulteurs qui produisent des vins de grande qualité en créant leurs propres terroirs : ainsi les frères Couillaud (La Regrippière), qui utilisent pour se prémunir du gel un système d'aspersion des vignes. Celles-ci sont protégées des froids printaniers par une gangue de glace. Ces terres sont effectivement placées dans un espace en contrebas particulièrement gélif. Un espace qui, si l'on poussait les logiques de classement selon des modalités naturelles jusqu'au bout, devrait être retiré des AOC. Et pourtant, ces viticulteurs y produisent l’un des vins parmi les meilleurs de l'appellation. Du fait de leur savoir-faire, du fait de rendements savamment maîtrisés.
C’est pourquoi, si le vignoble nantais peut adresser un message universel, c'est qu'il n'est pas de déterminisme en matière de terroir. Contrairement au discours reposant sur une authenticité naturelle, légitimée par les sciences dures, qui domine aujourd’hui dans le monde du vin. L’inventivité des hommes, faite de pragmatisme, de connaissances acquises dans le long terme, mais aussi parfois d’une volonté farouche de produire des vins de qualité coûte que coûte, n’est pas à négliger.