Introduction
L'une des caractéristiques majeures de la mondialisation dans le domaine du vin, c'est d'avoir mis l'accent sur le nom de cépage au détriment de la région, comme habituellement en Europe. Cabernet-sauvignon, merlot, pinot noir sont devenus des termes courants pour le grand public, alors même qu'ils étaient hier encore peu usités voire même inconnus. Seuls les professionnels maniaient ce vocabulaire. Au moins pour les grands cépages, ceux-ci sont désormais devenu familiers, à telle enseigne que de nombreux changements apparaissent. Ils sont désormais la porte d'entrée des menus ou des cartes de vin dans certains restaurants, d'une floraison de livres d'initiation au vin, voire même de classement des rayons vin des supermarchés anglo-saxons, et peut-être bientôt des nôtres... Cela provient directement de l'influence nord-américaine. Les États-Unis d'Amérique sont devenu à présent le premier marché mondial du vin. Et davantage encore, le pays qui insuffle les dynamiques de la planète viti-vinicole à l'échelle mondiale.
Or, ce qui étonne, c'est l'absence du chenin dans les discours sur la vigne et le vin de ce pays. Le cépage n'est pourtant ni absent ni inconnu, mais sa place est bien réduite. Notons pour l'instant qu'il est seulement le quatorzième cépage tout confondu pour la Californie, avec 2500 ha. Pour les cépages producteurs de vins blancs, il est tout de même le cinquième cépage, mais loin derrière le chardonnay qui écrase tout avec ses 40 000 ha.
Quoi de plus ennuyeux que de tenir a priori un rôle d'oiseau de mauvaise augure ? Le cépage est en effet en perte de vitesse à l'échelle mondiale, et il est au demeurant assez peu répandu sur la planète... La réalité est heureusement plus compliquée ; des éléments positifs sont tout de même à noter. C'est pourquoi il est intéressant de comprendre quels sont les facteurs et les mécanismes qui président à l'actuelle configuration spatiale que prend le chenin dans le monde.
Un cépage en perte de vitesse
Si l'on s'intéresse à la répartition des cépages pendant la période 2000 – 2010, le chenin accuse une certaine diminution de sa présence relative.
En effet, tous cépages confondus, il passe de la vingt-quatrième place en 2000 à la vingt-huitième en 2010. On remarquera que c'est surtout le haut de la distribution qui est affecté. Les cépages déjà dominants continuent leur progression, comme le cabernet-sauvignon et le merlot. D'autres cépages en pleine effervescence à l'échelle mondiale, trempanillo et syrah par exemple, s'imposent davantage. Cette progression est paradoxalement plus modeste pour pinot noir, alors même qu'il devient le cépage trendy de ces dernières années. Ces changements touchent surtout des cépages rouges, même si le sauvignon blanc fait une belle percée et que le chardonnay continue d'être dans les tous premiers cépages mondiaux. Pour ce qui concerne uniquement les cépages blancs, le chenin est à la dixième place en 2000, et perd seulement une place en 2010. Il est doublé par le riesling et l'aligoté, alors que le cépage qui rétrograde le plus est le müller thurgau (de la quatorzième à la seizième place).
On le voit, le chenin ne fait pas partie des cépages les plus en vogue, ce qui est peut-être tant mieux. Il n'appartient en effet pas aux fighting varietals (cépages de combat, littéralement) des années 1980 : des cépages d'entrée de gamme à bas prix, cabernet-sauvignon, merlot, ou chardonnay. Un créneau sur lequel s'est par exemple placée l'Australie pour attaquer les marchés internationaux, avec les déboires que l'on sait aujourd'hui tant le pays a désormais une image très dégradée. Pour aller vite, Yellow Tail ne donne pas dans le chenin... Et pourtant, paradoxalement, c'est au Nouveau Monde que le chenin doit son maintien relatif.
C'est en effet une géographie assez surprenante qui apparaît. Tout d'abord, le chenin est présent dans un nombre relativement restreint de pays. Une dizaine de pays seulement a plus de dix hectares de ce cépage, contre presque quarante pour le cabernet-sauvignon.
Il est d'autre part très peu présent en Europe en dehors de la France. Notons même qu'il est quasiment absent de l'Europe centrale et orientale ; on ne compte que six hectares en Hongrie... C'est donc aux pays dits du Nouveau Monde qu'il doit sa relative présence à l'échelle mondiale. Avec une particularité majeure : le chenin fait partie des rares cépages – songeons au malbec dominé par l’Argentine - à être davantage présents en dehors de son pays d'origine. L'Afrique du Sud domine ainsi les plantations mondiales avec 18 500 ha en 2010, ce qui représente plus de la moitié (53 %) des cépages blancs du pays. Sinon, il occupe toujours une place timide à l'intérieur des pays producteurs : seulement 28 % pour la France, une place infime pour ce qui concerne Espagne (100 ha ; 0,3 % des blancs), à peine plus importante pour l'Australie (1,5 %) ou l'Argentine (7 %). Seuls les États-Unis d'Amérique (9 %) et surtout l'Afrique du Sud bien sûr tranchent dans cette répartition mondiale
Au total, une géographie plutôt en demi-teinte. N'était la présence de chenin en Afrique du Sud, le cépage serait nettement en retrait face aux puissants cabernet et chardonnay. Une bonne partie de la planète viti-vinicole ignore peu ou prou ce cépage.
Et pourtant, un cépage mondialement connu
Paradoxalement peut-être, le chenin fait tout de même partie des cépages les plus connus au monde. Si l'on se focalise sur les États-Unis d'Amérique, tant leur rôle est devenu important dans la mondialisation actuelle, des tendances permettent d’affiner notre propos. Trois exemples, qui sont trois pistes de réflexion plus que des éléments aboutis, permettent de cerner une tendance au déclin relatif du chenin dans le monde : sa présence dans le cinéma américain, dans les menus de restaurants américains, ou encore l'utilisation du terme lui-même dans la littérature nord-américaine.
La première mention internationale que l'on puisse faire du chenin, ou indirectement d'un vin élaboré à partir de ce cépage, s'appuie sur un film de 1946 d'Alfred Hitchcock, Les Enchaînés (Notorious). Des quarts de chaume sont en effet mentionnés sur une liste de vin visible dans une cave. Le film se déroule à Rio de Janeiro au Brésil, juste après la Seconde Guerre mondiale. Cary Grant infiltre une organisation de nazis grâce à l'aide d'une jeune femme, jouée par Ingrid Bergman. Ils découvrent de l'uranium dissimulé dans les bouteilles de Bourgogne.
Au-delà du scénario, ce qui transparaît de ce film, c'est que le quart de chaume est bien entouré, puisqu'il se trouve à côté de vins de Champagne et de Bourgogne.
Les vins ont déjà une déjà une bonne quinzaine d'années (ils sont de 1928 – 1932), ce qui prouve leur aptitude au vieillissement. De ce fait, c'est bien un vin de luxe que l'on perçoit là ; il permet à la haute société de s'inscrire dans le mouvement de distinction noté par le sociologue Pierre Bourdieu (1930-2002). Il s'agit pour cette gamme de vins liquoreux, davantage consommés en cette période de l'Histoire qu'aujourd'hui, d'un vin que les amateurs éclairés se doivent d'avoir dans leur cave. Bien évidemment, ce n'est pas encore le terme chenin qui est employé.
En revanche, sur un corpus d'une centaine de films des années 1950 à aujourd'hui, le cépage est quasiment ignoré par Hollywood (Schirmer, 2014).
Un corpus de source particulier permet d'aller plus loin dans l'analyse : les menus des restaurants américains déposés dans le fonds de la Bibliothèque publique de New York (NYPL) « Whats On. The Menu » [http://menus.nypl.org/]. Composé de plus de dix-sept milles menus, soit plus d'un million de mets au total, il permet dans une version de mars 2012 d'analyser près de soixante mille vins1. Notons toutefois qu'il s'agit des bouteilles proposées, et pas forcément bues : le vin est inscrit à la carte, mais pas il n'est pas certain qu'il soit pour autant consommé.
Trois tendances apparaissent nettement. Tout d'abord, la présence vins de la Loire est relativement réduite.
Ce sont surtout des vins proposés par la maison de négoce Ackerman qui figurent dans les menus. Il s'agit essentiellement de vins mousseux assez peu valorisés il faut bien le reconnaître. Les prix ne sont pas ceux des vins de Champagne. Comment expliquer cette présence réduite des vins de la Loire ? La question mérite d'être creusée. Visiblement, les producteurs de la Loire se sont peu exportés dans le monde, nous reviendrons sur ce point. Ensuite, la présence des vins Sud-africains est quasi nulle. On ne trouve qu'une première et unique mention pour l'instant. Un « sherry » de 1955. Enfin, la présence du chenin sur le territoire nord-américain apparaît bien, même si elle demeure faible. Le nombre de mention est effectivement limité, seule vingt-cinq cartes présentent du chenin. On le voit par exemple avec ce menu de 1987 proposant du chenin produit par l'emblématique Mondavi2. Il est donc à noter que les producteurs importants de la Napa produisent bien du chenin comme Ingelnook, mais qu'ils n'en produisent plus. Aucun des deux précédents producteurs n'en fait plus aujourd'hui. Pire, un article du Los Angeles Times daté du 9 juillet 1997 évoque The Death of Chenin Blanc [http://articles.latimes.com/1997/jul/09/food/fo-10882]. On conviendra qu'il est difficile de se remettre d'un tel titre... Un peu d'espoir serait-il imaginable ?
L'utilisation du terme « chenin » dans la littérature américaine de langue anglaise n'est guère plus réconfortante. La fonction Ngram Viewer de Google permet ainsi de représenter l’occurrence d'un terme dans les livres scannés par Google. On le voit, le terme chenin accuse une tendance à la baisse ces dernières années, avec une rupture surprenante autour de 2008. Un effet de la crise économique américaine ? Difficile de statuer. Toujours est-il qu'il apparaît nettement que l'intérêt des écrivains se porte davantage sur d'autres cépages, comme le viognier ou le riesling par exemple. La situation est en définitive peu encourageante...
Fig 8 : La présence de différents cépages dans les écrits américains (1800-2008) – Lien google N Gram
Fig 9 : La présence de différents cépages dans les écrits américains (1800-2008) – Lien google N Gram
Fig 10 : Le chenin dans les écrits américains (1800-2008) – Lien google N Gram
Demain, l’Inde et sa diaspora ?
Récapitulons-nous : le chenin est un cépage mondialement connu, en perte de vitesse, sinon même « mort » aux États-Unis – alors qu'il s'agit du premier marché mondial -, qui ne semble pas être boosté par l'Afrique du Sud. La faible pénétration dans les menus de restaurants Nord-américains de l'Afrique du Sud ne laisse pas d'étonner, alors que d'autres pays sont très présents. Au total, le chenin ne joue pas le même rôle que le cabernet-sauvignon pour la Californie, le carménère pour le Chili ou encore le malbec pour l'Argentine. La comparaison n'est pas inintéressante : ce cépage ne tient pas un rôle similaire à celui qu'il peut avoir pour d'autres pays ou régions viticoles. Il n'a pas le rôle de locomotive que détient le malbec argentin dans le monde, et par rétroaction, sur la région de Cahors. Il ne joue pas non plus le rôle du pinot noir pour les États de Washington et Oregon. Ce qui permet de toucher une autre thématique à explorer, celle des investissements français à l'étranger.
Ne manquerait-il pas en définitive à la Loire une capacité à impulser un goût pour ses vins ? Comment comprendre qu'elle n'ait pas la possibilité de faire davantage connaître son savoir-faire ? Pourquoi ne parvient-elle pas – si tant est même qu'elle en ait l'idée ? - à jouer ce rôle que tiennent par exemple les producteurs bourguignons dans le Nord-Ouest des États-Unis ? Sans doute n'existe-t-il pas de « modèle » ligérien au contraire de Bordeaux. Cette dernière ville a en effet pu imposer au monde ses hommes, ses techniques, ou ses cépages (Roudié, 1997). Au total, c'est bien la question de la présence et du rôle des acteurs ligériens dans le reste du monde qui est posée. Elle demanderait une analyse poussée. Mais d'ores et déjà, il semble possible de remarquer qu'Angers n'a pas eu en matière de vigne et de vin la puissance qui fut celle de Bordeaux, ou peut-être celle de Dijon aujourd'hui. Nantes n'a pas non plus joué le rôle qui aurait pu être le sien en ce qui concerne les vignobles ligériens (Schirmer, 2010). Preuve en est que la recherche ou les enseignements dans ce domaine de compétence sont totalement délaissés par la capitale de région.
La mondialisation modifie la configuration de la consommation de vin dans le monde. Visiblement, l'Inde, et surtout les jeunes femmes des classes supérieures du pays, apprécient le chenin3. Seuls 113 hl de vin de la Loire ont été vendus dans ce pays en 2015, 61 en 2016 (au 81e rang des exportations)4... Qui plus est, c’est pourtant une gigantesque diaspora éclatée dans le monde entier (Trouillet, 2015) [http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/le-monde-indien-populations-et-espaces/articles-scientifiques/diaspora-indienne] et qui s’ouvre de plus en plus au vin qui apparaît là. Avec près de 4,5 millions de membres aux États-Unis, presque 2 millions au Royaume-Uni, et 2 millions en Afrique du Sud, grand pays producteur de chenin rappelons-le. L’Inde et sa diaspora ne pourraient-elles devenir ce que la Chine est à Bordeaux en matière de vin ? À condition bien entendu de mener un travail soutenu en direction de ce marché émergent, de sa communauté, et des innombrables restaurants présents dans le monde entier. La gastronomie indienne s’associe remarquablement avec le chenin. L’Afrique du Sud pourrait servir de pont entre ces différents espaces.
Ce qui soulève un dernier point. Cela renvoie en effet à ce que l'on pourrait appeler l'énigme sud-africaine. Pourquoi ce pays ne connaît-il pas un décollage plus important comme les autres pays du Nouveau Monde ? Les vins sud-africains sont peu valorisés, surtout vendus en vrac (à hauteur de 40 % de la production). Et pourtant, il existe bel et bien des producteurs remarqués comme Eben Sadie, qui au demeurant utilise bien ce cépage.
Conclusion
C'est peut-être finalement une chance de ne pas avoir connu le succès du chardonnay ou du merlot. Le premier cépage a connu un « Bridget Jones effect » [http://www.decanter.com/wine-news/bridget-jones-effect-blamed-on-slump-in-chardonnay-sales-81994/], c'est-à-dire qu'il est devenu un vin très commun et connoté en Angleterre pour jeunes femmes célibataires un peu dépressives. Quant au second, il a été vilipendé avec la célèbre réplique « I am NOT drinking any fucking Merlot! » du film Sideways (2004) d'Alexander Payne. Tant ces deux cépages sont devenus courants, qu'ils ont fini par lasser une partie des consommateurs.
Ceux-ci se tournent désormais vers de nouveaux cépages ou de nouveaux horizons. Le pinot noir, le grenache ou le nero d'avola connaissent désormais un nouvel intérêt. Il y a fort à parier que le chenin soit inclus dans la nouvelle vague de la mondialisation qui se tourne vers des régions ou des cépages encore peu explorés. Aux États-Unis même, cette vague d'exploration suscite une nouvelle attention pour des régions moins connues et en pleine effervescence, Le cépage ne fait-il pas un « retour audacieux » [http://www.nytimes.com/2015/08/12/dining/chenin-blanc-makes-an-audacious-united-states-return.html?_r=2] dans la région de Long Island.? C'est-à-dire ni plus ni moins, l'un des vignobles de New York. Imaginons ce que deviendrait le chenin si cette ville mondiale, à l'origine d'une multitude de tendances diffusées sur le reste de la planète, venait à s'enticher de ce cépage ?
Mais c'est aussi aux professionnels ligériens d'accompagner ces dynamiques. Un concours mondial de chenin, organisé en alternance sur les rives de la Loire ou au Cap (Afrique du Sud), ne serait-il pas un premier pas dans cette démarche ? Tout comme un plus intérêt accordé à l’Inde et aux Indiens.