Jeux d’échelles, luttes et pouvoirs dans la genèse d’une interprofession Bourguignonne

Plan

Texte

Introduction

Etudier les origines historiques de l’interprofession vitivinicole en Bourgogne permet dans un premier temps de comprendre que l’association entre viticulteurs et négociants est tributaire d’un long cheminement parsemé de conflits et de nombreuses tentatives de rapprochement.

Pourtant au-delà de ces constatations, l’analyse doit nous conduire à, d’une part, formuler plusieurs questionnements touchant aux relations commerciales, politiques, sociales et juridiques entre les acteurs de cette filière qui se cherche. Quels liens unissent la viticulture au négoce ? Comment évoluent les luttes au sein de la filière, en particulier celles liées à la construction des normes de fabrication et de commercialisation du vin ? Quels réseaux entrent en jeu ? Ces relations doivent êtres comprises sous différentes focales, à l’aune d’échelles géographiques et contextuelles multiples, prenant la mesure des contextes de guerres ou de crise, interpellant les décisions syndicales locales autant que les choix administratifs et politiques nationaux. L’expression particulière de l’interprofession bourguignonne coule de cette histoire.

Cependant, rendre compte des particularismes locaux nous conduit, d’autre part, à sortir d’un manichéisme négoce/viticulture beaucoup trop simpliste. Le processus de construction d’une interprofession bourguignonne durant le XXe siècle s’inscrit dans des enjeux territoriaux dépassant ce clivage. Le poids des luttes sur les appellations, les conflits politiques territoriaux, les querelles économiques et parfois les conflits entre personnes participent grandement des difficultés de construction de l’interprofession.

Ces différents questionnements peuvent nous permettre, au final, de comprendre, d’une part, les rapports vécus entre les différents acteurs de la filière vitivinicole bourguignonne et, d’autre part, de déceler les raisons qui finalement, ont initié cette volonté d’unir les professionnels de la région. La question est : pourquoi une interprofession en Bourgogne ? Cette réflexion sur la genèse de l'interprofession bourguignonne est devenue incontournable au regard des nouveaux défis qui se présentent à une filière qui n’est pas à l’abri des divisions face aux enjeux de la concurrence mondialisée, de la généralisation de la notion de terroir et surtout des crises économiques.

Le cheminement de notre réflexion va s'attacher à analyser en premier lieu la période du début du vingtième siècle aux années 30. Dans un contexte de crise, la première partie de cette période est marquée par l'échec des unions commerciales, un éloignement du négoce et de la viticulture sans précédent, le développement des syndicats vitinicoles avec la volonté des vignerons d'imposer leurs propres normes de fabrication et de commercialisation des vins. L'Entre-deux-guerres, avec la mise en place de la loi du 6 mai 1919 sur les appellations d'origine, modifie l'équilibre des relations et des oppositions entres les différents acteurs de la filière vitivinicole bourguignonne. Ainsi, progressivement, la division ne se fait plus de façon binaire, sur le mode d'une opposition négoce/viticulture, mais se calque sur des intérêts territoriaux mis en exergue par la mise en place des AO. Les dissensions apparaissent dès lors non seulement entre négoce et viticulture, mais également entre producteurs de gamays et de pinots ou entre négociants. Les tentatives d'union de la filière se heurtent dès lors à ces enjeux territoriaux.

La rupture que constitue la Deuxième guerre mondiale modifie profondément au plan national les enjeux autour de l'union entre négoce et viticulture. Aussi, dans un second temps, s'agit-il de comprendre les évolutions nées de ce conflit quant à la mise en place d'un organisme interprofessionnel en Bourgogne. Dans ce cadre, il convient à la fois de revenir sur l'échec de la création du CIVB à la fin de l'année 1942, et sur la lente et difficile gestation d'une union entre propriété et négoce, qui aboutit dans la décennie 60, non pas à un, mais à deux organismes distincts, l'un pour le Mâconnais, l'autre pour la Côte d'Or et l'Yonne.

Avant d'amorcer notre analyse, rappelons que cette communication s'inscrit dans une dynamique de mise en place de la réflexion sur l'histoire de l'interprofession en Bourgogne. Aussi, il est important de souligner qu'il n'existe aujourd'hui, à proprement parler, aucune étude de fond sur ce champ historiographique dans la littérature vitivinicole. De même, la question des sources de cette histoire de l'interprofession en Bourgogne, reste à l'heure actuelle un chantier à réaliser : identification des fonds et de leur localisation, inventaire, accès, etc. Dans ce cadre, la réflexion qui suit, sans pouvoir s'appuyer sur un matériau de travail préalablement constitué, s'est construite par le croisement des entrées et des différents acteurs ou témoins, directs et indirects, de cette genèse de l'interprofession en Bourgogne : chambres de commerce, syndicats de propriétaires et de négociants, mais aussi l'INAO.

La Bourgogne vitivinicole de 1919 à la Seconde Guerre mondiale : dissensions viticulture/négoce et enjeux territoriaux

Les difficultés de l’Union Commerciale en Bourgogne.

Les premières tentatives d’unions syndicales entre le négoce et la propriété datent du début du XXe siècle. Au XIXe, la dépendance des viticulteurs vis-à-vis du négoce est totale et la législation « associative » reste très lacunaire. Plusieurs facteurs entre en jeu pour associer négoce et viticulture. Le vote de la loi de 1884 sur l’autorisation des syndicats professionnels et celui autorisant la constitution des associations en 1901 donnent tout d’abord des cadres collectifs légaux à la profession. Le contexte de crise incite enfin à la tentative d’unions au sein de la filière. Les premières tentatives sont donc à but commercial. Elles sont conduites sous l’égide des chambres de commerce et des syndicats de négociants en vins et spiritueux dans le cadre des expositions internationales1. Mais les conflits d’intérêts entre les différentes chambres de commerce et les syndicats de négociants de la région pour une « Exposition collective de la Bourgogne » lors de l’Exposition Universelle de 1900 illustrent toutes les difficultés à s’unir2. Le regroupement annoncé se réalise difficilement en raison de la rivalité profonde entre Beaune et Dijon3.

Ce type de conflits exprime le souhait qu’a le commerce viticole à figurer en bonne place lors de ces évènements publicitaires que sont les expositions internationales. Dans le contexte de surproduction et de recherche de marchés, les expositions sont des vitrines en vues pour la production viticole. En plus d’y afficher des produits, le négoce les met en valeur et en scène dans un cadre régionalisant. Comme le Champagne, le Bourgogne bénéficie d’une propagande internationale pensée et d’une construction identitaire forte initiée par le négoce. Mais contrairement au Champagne, érigé en symbole de la France à l’étranger4, le Bourgogne est plus marqué territorialement. Il est montré comme partie intégrante du patrimoine local Bourguignon et donc, focalise fortement les enjeux locaux.

La lutte entre les Chambres de Commerce de Beaune et Dijon prend ainsi sa source dans des différences plus profondes relevant des systèmes sociaux dans lesquels s’intègrent leurs membres. Outre la politique de logique conflictuelle liée à l’institution, deux mondes s’affrontent : le négoce Beaunois, très établi localement, bourgeois, ancré à droite et plus généralement traditionnel dans ses modes de pensée ; le commerce Dijonnais, figure de « l’outsider », industriel, marqué par la modernité en matière de propagande. Ce dernier, pour contrer les ambitions Beaunoises et se positionner régionalement ne s’appuie pas uniquement sur la 17ème région et son réseau de Chambres de Commerce, il tente de se souder à d’autres proches communes.

En proposant la création d’un Comité de Défense du Vin de Bourgogne en 1904, Dumont, président de la Chambre de Commerce dijonnaise cherche à construire une union entre le négoce et la viticulture après les tentatives infructueuses du commerce Beaunois. Ses propos devant le bureau de la Chambre sont sans ambiguïté : « Comme vous avez été frappés du peu d’égard que ces messieurs les négociants de Beaune ont eu pour ce qui était en dehors d’eux ; vous avez senti ce qu’avait de vexatoire l’annonce de la fondation de cet embryon de Comité qui faisait aux autres la part si courte »5. La réunion du Syndicat du négoce dijonnais, du Syndicat viticole de la Côte Dijonnaise, du Comice de Nuits-Saint-Georges et de celui de Gevrey-Chambertin à l’occasion de l’exposition de 1905 sera l’unique succès de ce nouveau Comité6.

Cette annonce s’inscrit donc en réaction face à l’initiative du Commerce Beaunois de fonder un Comité du Vin de Bourgogne regroupant viticulture et négoce. Les statuts de cette union datent de 1904. L’article 1 en annonce les objectifs : « Le but du comité du vin de Bourgogne est de contribuer à maintenir et développer la consommation des produits des vignobles de Bourgogne »7. En voulant, comme l’explique l’article 3 des statuts, étendre son action à toutes les anciennes provinces de Bourgogne, ce Comité calque son territoire sur celui de la Chambre de Commerce de Dijon. Sont d’ailleurs membres de droit de cette organisation les présidents et deux autres membres de toutes les chambres de commerce de l’ancienne province. Beaune se place en concurrente directe de Dijon et cherche à fédérer l’ensemble des acteurs de la filière autour de son initiative. L’ensemble des présidents des associations viticoles et négociantes de la région élargie ainsi que le président de la Station œnologique de Beaune sont également membres de droit.

Pourtant, le projet ne va pas cristalliser tous ces acteurs autour de lui. Les membres fondateurs, tous issus du négoce, ne parviennent pas à convaincre les milieux syndicaux viticoles d’adhérer8. Les velléités d’indépendance des vignerons suscitent ainsi la colère d’une partie du négoce Côte-d’Orien dans les années précédant la Première Guerre mondiale. L’union ayant échoué vers 1904-1905, une séparation plus franche apparaît entre commerce et viticulture.

Au tournant du XXe siècle, s’amorce en effet un conflit important entre viticulture et négoce. Jusqu’à présent peu remis en cause, le commerce devient pour les vignerons locaux, l’un des responsables de la crise qu’ils subissent. Ce syndicalisme vigneron prend de l’assurance. Il s’émancipe, se « corporatise » et tend à recentrer ses actions autour d’enjeux de plus en plus régionalisés. Profitant d’une dynamique structurante due au développement des achats en commun, à diverses missions éducatives, aux luttes contre les ennemis de la vigne ou encore à la promotion commerciale collective des produits de la vigne, le syndicalisme vigneron s’émancipe. Au sein des associations vigneronnes émerge désormais un discours tendant à imputer pour une grande part la crise à la fraude perpétrée par le négoce qui n’achète plus ses produits. Pour les vignerons les maux économiques subis sont nés du phylloxéra mais viennent également du développement d’un marché de substitution de vins artificiels ou tout du moins des fraudes sur la fabrication de cette denrée liquide9.

Nous assistons donc, dans un premier temps, à l’échec d’unions commerciales voulues pour endiguer la crise de surproduction dans le vignoble. Si le problème est initialement du à des luttes internes au négoce, nous voyons progressivement un éloignement sans précédent de ce négoce et de la viticulture avec la volonté des vignerons d’imposer leurs propres normes de fabrication et de commercialisation des vins. Suit alors une longue période de conflit entre ces deux entités professionnelles, conflits mis en exergues par ces différents moments de tensions que sont le vote et application de la loi de 1919 et la lutte « vigneronne » contre les fraudes.

Avant la loi de 1919 ; l’identification de la qualité des vins est double. Chaque fût ou bouteille comporte deux signes, d’une part, les noms de villages bourguignons ou de zones géographiques, d’autre part, le patronyme du négociant. Le négoce joue donc autant sur la réputation de quelques communes reconnues des acheteurs et utilisées comme des standards de qualité – un vin de Gevrey-Chambertin n’est pas nécessairement issu de raisins récoltés à Gevrey-Chambertin, mais un vin qui présente la qualité d’un Gevrey-Chambertin suite à des coupages pouvant associer des vins issus de climats différents, voire non bourguignons, à des vins récoltés en Bourgogne dans des climats dits équivalents à Gevrey-Chambertin, zones d’équivalence non objectivées avant 1919 (Morey ou Brochon par exemple) – que sur la marque du négociant, garant d’un savoir-faire et de traditions en matière d’assemblage et de vieillissement. Vinifiant et commercialisant le vin, c’est donc uniquement le négociant qui donne le nom au vin, jouant alors sur sa propre réputation en cas de surclassement du produit.

Cependant, face à la dérégulation du marché à la fin du XXème siècle et au début du XXème siècle, plusieurs négociants bourguignons adoptent des comportements opportunistes en étendant toujours un peu plus la pratique du coupage et de l’équivalence des climats et faisant d’autant plus pression sur la viticulture bourguignonne. En effet, cette dernière fait face à des concurrents producteurs de raisins toujours un peu plus éloignés des crus bourguignons. Ainsi, une partie du négoce se trouve contestée par une viticulture en crise.

Le conflit qui s’engage dès les premières années du XXème siècle voit s’opposer un commerce finalement dépassé par une législation contre les fraudes qu’il a pourtant contribué à initier et, une viticulture désireuse d’aller encore plus loin en promouvant la protection de l’origine du vin. C’est pour elle la seule façon de sortir de l’emprise du négoce en privilégiant des normes valorisant et protégeant ses territoires de culture.

Le rapprochement difficile entre le négoce et la viticulture : la question de l’appellation d’origine et des délimitations

Rappelons d’emblée l’existence de liens commerciaux pérennes entre la viticulture et le négoce. Tous ces désaccords existent aussi en raison des attaches économiques unissant les deux parties. Le négoce bourguignon achète toujours, durant l’entre-deux-guerres, des moûts ou du raisin chez des viticulteurs encore loin de tous procéder à la vente directe et surtout encore très tributaires des commandes du commerce.

Le signe annonciateur d’une mise en commun d’une partie des forces syndicales du négoce et de la viticulture, se révèle dans la création, en 1927, de l’Union des syndicats du commerce en gros des vins et spiritueux de la Bourgogne. Ce regroupement annonce ses objectifs dans l’article V de ses statuts. Il prône « l’étude et éventuellement la solution de tous les problèmes d’ordre général ou d’intérêts professionnels concernant le commerce en gros des vins et spiritueux de la Bourgogne et plus particulièrement la représentation de ce commerce dans l’organisme créé entre producteurs et commerçants bourguignons, lequel s’intitule Union de la viticulture et du commerce pour la défense du vin de Bourgogne »10.

Les noms des acteurs de cette union, issus du commerce, évoquent essentiellement des négociants propriétaires. Venant de toute la Bourgogne, ils font partie, comme Paul Germain, de ces personnes désormais soucieuses de trouver un équilibre entre l’idée d’appellation et celle de marque. En tant que négociants propriétaires, leurs entreprises jouent nécessairement sur les deux tableaux. Défenseurs des produits d’assemblages, ils sont cependant conscients de l’importance d’une législation protectrice du produit de leurs propriétés. Les critiques exercées auparavant contre la loi du 6 mai 1919 ne rejettent d’ailleurs pas toute notion de normes. Elles visent plus la forme que le fond de la loi. Le vote, le 27 juillet 1927, d’une loi modifiant celle du 6 mai 1919 et introduisant le cépage dans les critères de délimitation sied mieux à cette frange modérée du commerce. L’application de ce texte doit rendre l’utilisation d’appellations prestigieuses pour des vins ordinaires illégale. L’un des arguments de base du négoce dans son discours contre la loi du 6 mai 1919 est battu en brèche par le texte de 1927. Donnant son avis sur la question, Paul Germain semble accepter la loi, il insiste même pour que le cépage ne soit pas déclaré « à la suite du nom de la commune, puisque l’appellation communale ne peut être donnée qu’aux vins de pinot seulement. Si l’on continuait les errements anciens, le commerce honnête serait nettement défavorisé par rapport à celui qui continuerait à vendre des « Pommard gamays » ou « Pommard Passetougrains »11. Le négoce s’adapte à de nouvelles réalités qu’il commence à percevoir comme inchangeables.

Coïncidence ou hasard, le regroupement avec les viticulteurs semble se traduire par un ralentissement des accusations pour fraude de la part du Syndicat de défense des viticulteurs contre le négoce. Il est flagrant de constater que de 1928 à 1931 inclus, les condamnations contre le négoce s’élèvent seulement à 29% des jugements effectués, contre 53% les quatre années suivantes, et 78% les quatre précédentes. Assiste-t-on à un changement de politique de la part des viticulteurs ? Connaissant la volonté et la rigueur de son dirigeant, le marquis d’Angerville et son désir de sortir à tout prix de la fraude qui gangrène la viticulture française, il me paraît assez improbable que le syndicat de défense change de politique. Si ces données s’avèrent découler de la nouvelle union entre le commerce et la viticulture, cela prouverait un changement d’esprit très net de la part du commerce désormais désireux de promouvoir une qualité basée sur les appellations et non plus sur la marque ou les équivalences. La situation du négoce n’est plus tenable. Les attaques des viticulteurs à son encontre, et certains procès très médiatisés ont émoussé son prestige. L’éloignement de certaines personnalités très ardentes à défendre les marques et discréditées lors de procès retentissants apaise les esprits. Ainsi, les assises d’un Adrien Sarrazin ou d’un Liger-Belair se lézardent quelque peu sous le poids de leurs condamnations. Certains négociants honnêtes et scrupuleux ne tiennent plus à être amalgamés avec les fraudeurs. Une union avec une viticulture considérée comme de plus en plus respectable (même si la fraude existe également dans ce milieu) servira les intérêts de tout le monde.

D’autres raisons incitent à l’union et touchent aux réseaux d’influence nationaux. Les viticulteurs bourguignons, très présents auprès des élus et dans les commissions, sont de plus en plus entendus par les autorités nationales alors même que le législateur s’avère très attentifs à leurs avis. Le négoce, bien introduit au sein du Ministère du commerce et qui avait avant la guerre un poids non négligeable, espère dès lors trouver des interlocuteurs dans la section des boissons dirigée par Edouard Barthe et influencée par les syndicats viticoles.

Enfin, la crise de mévente n’arrive pas à se dénouer et l’union désirée par certains depuis plus de 30 ans semble nécessaire aux intérêts économiques de l’ensemble de la profession. Le 25 février 1924, se tient une réunion importante entre les négociants et les viticulteurs de Nuits-Saint-Georges12. Le négoce souhaite resserrer les liens avec la viticulture en créant un « consortium d’achat » paritaire censé combiner les intérêts des deux parties en présence. Le commerce achèterait de nouveau le raisin ou les moûts chez les vignerons locaux, ils fixeraient les prix ensemble avec un arbitrage municipal. En échange, le négoce pourrait déroger à la loi interdisant le coupage pour les appellations d’origine. Cette réunion n’aboutit pas et se solde par un échec pour le négoce. En revanche, elle évoque avec force les difficultés économiques d’un négoce désormais soumis à la nouvelle concurrence des vignerons indépendants et des coopératives viticoles dans le domaine jusque là réservé de la vente des vins. Un négoce également « coincé » par la concurrence extérieure du Champagne et de Bordeaux. Le rapporteur de l’accord explique : « Lorsque nous aurons dit à un agent, ce cru n’existe plus, nous ne pourrons plus vendre avec appellation. Cet agent, qui a des besoins et qui est un travailleur comme vous et nous, s’abouchera vers des directives nouvelles, toujours dans les liquides, c'est-à-dire vers nos concurrents du Bordelais et de la Champagne »13.

La perte relative de l’influence économique du négoce dans l’entre-deux-guerres est triple. Les vignerons se constituent d’une part des marques collectives riches en plus values, des appellations qu’ils défendent âprement au cours de procès contre les fraudes très médiatisées. D’autre part, et de façon indissociable, ils s’organisent pour vendre, exposer ou vinifier et ainsi, capter des marchés jusqu’ici uniquement dédiés au négoce. Ce positionnement économique de la propriété provient, nous l’avons vu, d’un processus collectif complexe combinant appropriation de savoirs, de discours, et invention, dans un contexte de crise et de mévente, d’une nouvelle forme de label qualité nommé appellation d’origine. Enfin, le négoce, en changeant ses habitudes commerciales, en abonnant certaines marques, craint de laisser ses marchés aux concurrents des autres régions françaises. Pour ces raisons « le commerce a besoin de la propriété pour vivre ; il n’en est pas moins vrai que la propriété à besoin du commerce » ajoute l’intervenant quelques lignes après14.

Ces mouvements convergents entre la propriété et le négoce se confirment par la suite. L’étude des membres du bureau du Comité général de propagande en faveur des vins de Bourgogne, syndicat fondé en 1933, révèle la présence de Paul Germain aux côtés du Président Ozanon et du Vice président Sem d’Angerville15. Ce même Paul Germain apparaît en 1931 comme l’un des 11 représentants du commerce dans le tout nouveau Comité national de propagande en faveur du vin où siègent aussi 14 représentants de la viticulture16. Des accords à l’amiable voient aussi le jour entre les deux parties au sujet de délimitations parfois problématiques. Ce genre d’entente prend forme dans l’Yonne en septembre 1928. Un accord se fait entre le Syndicat du commerce en gros des vins et spiritueux en gros de l’Yonne, l’Union des propriétaires vignerons de Chablis et le Syndicat de défense du vignoble de Chablis. Il en résulte un consensus sur la délimitation du vignoble de Chablis, sur les appellations Grand Chablis, Chablis et Bourgogne des environs de Chablis, les noms de Chablis village et Petit Chablis étant supprimés pour l’occasion17. Nous assistons même, en 1930, à un accord entre le négoce de Côte-d’Or et les viticulteurs de crus du département pour valider le très problématique jugement de délimitation de la Bourgogne, jugement qui divise pourtant le monde des viticulteurs.

Ce rapprochement de la viticulture et du négoce semble national, étant donnée la progression du nombre de représentants du commerce au sein des organismes consultatifs nationaux sur la vigne et le vin18.

La fluctuation des rapports entre négoce et viticulture résulte d’une volonté certaine du premier des deux acteurs de créer de nouveaux liens interprofessionnels, mais elle est également issue d’un combat de tous les instants de quelques vignerons dans des syndicats actifs tant du point de vue local que national.

Ainsi, des liens nouveaux se tissent entre négoce et viticulture. En parallèle à ce mouvement, apparaît éclatement syndical vigneron qui va finalement fortement jouer sur les difficultés de construire rapidement union interprofessionnelle bourguignonne. Le jugement de délimitation de la Bourgogne de 1930 à brouillé les cartes. La main mise du Syndicat des producteurs de crus de la Côte-d’Or sur la destinée nationale, au sein de l’INAO, des AOC (Gouges et Angerville sont membres du Comité national des AO alors qu’aucun représentant de Saône-et-Loire ou des Hautes-côtes n’en fait partie) développe de profondes divisions au sein de la Bourgogne. Les villages de cru de la Côte-d’Or ont pu imposer leur propre vision des normes face à bon nombre de vignerons de Saône-et-Loire, des Hautes-Côtes, ou encore de certains villages dits « déshérités » dans le département même de la Côte-d’Or.

La création, en 1935 de la Fédérations des Association viticoles de la Côte-d’Or qui exclue le syndicat du marquis d’Angerville et entre clairement en concurrence avec lui dans le département va accentuer ce fossé séparant les communes de cru du département et de celles moins réputées.

L’éclatement territorial du monde syndical empêchera donc l’éclosion, durant le second conflit mondial, d’une union bourguignonne fédératrice des différentes forces en présence. Cet héritage de territorialisation des conflits pèsera donc longuement dans les relations entre les professionnels bourguignons.

Au moment où s’ouvre l’épisode tragique de la guerre et l’étrange défaite du pays en 1940, le paysage vitivinicole bourguignon n’est donc pas pacifié, bien au contraire. Le conflit, les déséquilibres économiques exceptionnels qu’il introduit, la mise en place autoritaire d’une administration de prélèvement au service de l’occupant, tout concourt à accentuer des lignes de fractures toujours très présentes et à réveiller des clivages qui constituent autant de défis à la mise en place d’un organisme de travail commun pour toute la filière.

L’interprofession en Bourgogne (1940-1989)

L’afflux des courtiers et l’émancipation rapide de la viticulture

En portant un coup décisif au pays, avec l’invasion des troupes allemandes, la guerre jette subitement le trouble sur un monde vitivinicole bourguignon encore profondément marqué par les luttes engagées pour le contrôle de la filière. Dès le début de l’Occupation, c’est bien le négoce qui entrevoit tout le profit qu’il pourrait tirer de la situation en s’imposant au sein du nouvel ordre économique comme l’acteur prépondérant du vignoble bourguignon. A l’automne, après plusieurs semaines de ventes anarchiques, les négociants sont investis du monopole du commerce des vins avec le Reich19. A Beaune, une Commission des Affaires allemandes, créée au sein du syndicat du commerce, est alors chargée d’établir la liste des offres faites par le délégué des achats désigné par Berlin20, puis de centraliser les propositions, de définir les répartitions et d’accorder les prix21. Mais le cadre des affaires traitées dépasse en réalité de loin ces seuls circuits, confrontant en quelques mois le commerce aux limites de ses propres logiques.

La rupture de 1942

Si dès la première campagne, le délégué officiel du Reich établi à Beaune rappelle son rôle incontournable22, il demeure bien vite court-circuité par une vague sans précédent de courtiers clandestins et d’acheteurs souvent très persuasifs et venus de tous horizons23. Représentants une foule d’officines et d’organismes d’achat allemands, ces individus ont pour point commun de disposer de moyens de paiement quasi-illimités, destinés à acheter tout, et à n’importe quel prix. A partir de l’été 1942, le système des achats sur le marché noir fonctionne à plein régime dans le cadre d’un véritable ‘‘secteur clandestin officiel’’24.

Dès lors, la fièvre qui s’empare des prix des vins fins dépasse l’entendement et exerce une pression considérable sur la production désormais sollicitée de toutes parts. Les tensions s’accentuent bien davantage encore lorsque, à l’automne 1942, l’approvisionnement en vins courants et en produits de coupage issus d’Algérie est gravement perturbé, puis rompu, par le débarquement allié en Afrique du Nord qui prive le négoce de ses « beaux vins de secours »25.

Or, parallèlement, l’épuisement progressif des stocks des campagnes 1940-1941-1942 alimente la crainte pour le commerce de ne pouvoir se réapprovisionner de manière satisfaisante auprès d’une propriété de plus en plus courtisée.

La viticulture sans le négoce

Au printemps 1943, les achats en propriété ne parviennent plus à renouveler les stocks placés en cave par les négociants. Le morcellement extrême du vignoble et le nombre important de petits et de très petits propriétaires rend l’approvisionnement très ardu au moment où les prix s’envolent. Afin d’officialiser cet état de fait, Vichy décide de légaliser, à dater du 5 avril 1944 (récolte 1943), pour tous les propriétaires-viticulteurs producteurs de vins à appellations contrôlées « non substitués », la vente libre et directe26 au consommateur de 60 % de leurs vins au prix de la taxe augmenté des taux de marque du négociant-éleveur et de celui du grossiste distributeur27. Le commerce traditionnel se retrouve dès lors, et très officiellement cette fois, court-circuité par une propriété désormais largement émancipée.

La nécessité d’un rapprochement viticulture-négoce

La nécessité d’une communauté de vue au sein de la filière demeure confrontée à l’absence d’organisme interprofessionnel bâti sur le modèle des structures champenoise et bordelaise. L’échec systématique des rapprochements précédents entre la viticulture et le commerce, depuis 1904 avec la mort du très éphémère Comité du Vin de Bourgogne, illustre les difficultés profondes d’entente et de reconnaissance mutuelle en Bourgogne entre une propriété extraordinairement morcelée -et rassemblée autour de solidarités locales étroites- et un commerce intransigeant, apeuré par l’incessante diminution de ses prérogatives.

L’échec du négoce dans la fondation d’une interprofession bourguignonne

La difficile quête d’un accord interprofessionnel associant en Bourgogne le négoce à la viticulture s’est heurtée durant l’entre-deux-guerres aux conflits d’intérêts violents opposant les professionnels du vin sur la question des délimitations. Sans parvenir à conforter un rapprochement, la période de la Seconde Guerre mondiale a, bien au contraire, consolidé les antagonismes de part et d’autre. Ainsi, la situation au lendemain du second conflit mondial hérite d’un siècle de tentatives avortées dont le point culminant réside dans l’échec du comité interprofessionnel en 1942-1943.

La propagande des vins de Bourgogne

Le renversement de paradigme qui s’est opéré durant l’entre-deux-guerres, imposant le modèle des vins d’appellations des propriétaires contre celui des vins de marques du négoce a conduit une partie des acteurs de la filière a entreprendre une reconfiguration complète du discours commercial. La création des événements festifs et folkloriques de la Paulée de Meursault, puis du Chapitre des Chevaliers du Tastevin, inscrits dans le calendrier commercial de la vente des vins des Hospices de Beaune, constituent les premiers témoignages d’une convergence de vue favorable à la naissance d’une future organisation interprofessionnelle en Côte-d’Or. Au même moment, et alors que la crise commerciale frappe de plein fouet une partie du monde négociant, la fondation du tout nouveau Comité général de propagande des vins de Bourgogne, le 16 janvier 193328, puis, deux ans plus tard, du Comité de propagande ‘‘Pour la Bourgogne’’ constitue le premier acte d’un processus qui retrouve tout son sens avec les turbulences des premières années d’Occupation.

Le Comité Interprofessionnel des Vins de Bourgogne

En Champagne, la création d’un groupement interprofessionnel29, sous l’impulsion des autorités de Vichy, ouvre la voie à une réflexion d’ensemble engagée dans tous les autres vignobles français30. Placé sous le signe de la discipline et de la solidarité31, le modèle champenois inspire inévitablement tous ceux qui, en Bourgogne, souhaitent rétablir de l’ordre dans un marché traversé par de très fortes turbulences. Après l’échec d’un premier projet proposé par deux négociants de Mâcon en février 1942, le préfet de Région met en place les premiers pourparlers pour la constitution d’un organisme interprofessionnel efficace. Formulé en mars 1942, un premier texte, bâti sur le modèle de l’organisme champenois, est amendé par une commission consultative de douze personnalités représentatives de la filière. Le projet est ensuite approuvé par les milieux professionnels réunis à Dijon, puis à Mâcon, en juin et juillet 1942, et une délégation mixte propriété-commerce dépose au ministre, secrétaire d’Etat à l’Agriculture, à Paris, une première mouture des statuts. L’approbation ainsi manifestée de toute part conduit à la publication le 17 décembre 1942, du décret n°3805 portant la création du Comité Interprofessionnel des Vins de Bourgogne32.

Sabordage et liquidation du projet

Dès sa publication pourtant, le texte intégral du décret suscite la stupéfaction et la colère chez les négociants bourguignons. Le contenu publié diffère en effet sur plusieurs points majeurs dont celui de la direction du bureau exécutif confiée à la seule viticulture alors qu’elle était initialement conçue comme paritaire. Les attitudes de méfiance réciproque ressurgissent rapidement au sein de la filière et plusieurs grands propriétaires de renom ont mis à profit leurs relations pour saper les bases de l’entente et rendre le texte inapplicable et inacceptable pour le commerce.

C’est vers les cercles d’influence bâtis autour de MM. Gouges et d’Angerville que toutes les attentions se tournent. Le premier, propriétaire à Nuits-saint-Georges et le second à Volnay, s’imposent depuis les années 1920 comme les acteurs historiques de l’application des appellations d’origine en Côte-d’Or et ils représentent localement la très puissante Confédération Générale des Associations viticoles de Bourgogne et le Syndicat Général des Producteurs de Grands Vins de la Côte-d’Or. Au regard de leur situation très privilégiée de propriétaires de crus renommés, les deux hommes n’ont, comme beaucoup d’autres, aucun intérêt véritable à s’associer à un pareil comité. Court-circuitant les réseaux administratifs et ministériels, ils choisissent d’interpeller directement, à Paris et à Vichy, le Comité National des Appellation d’Origine (C.N.A.O.) et la Corporation Nationale Paysanne, et persuadent quelques personnalités d’influence (dont Joseph Capus, Édouard Barthe et le baron Le Roy) du caractère funeste d’un processus qui, selon eux, maltraite par-dessus tout la petite propriété viticole locale. L’année 1943 semble alors figer les positions de chacun dans un climat de haines personnelles réciproques et de détérioration rapide des conditions d’approvisionnement du négoce. L’échec consommé du Comité interprofessionnel des vins de Bourgogne s’impose alors qu’aucun des partenaire désigné ne souhaite être représenté.

De la poursuite des conflits d’intérêt avec la viticulture à la lente émergence d’une interprofession

Le retour à la paix acquis et la reprise de la liberté du commerce assurée, la filière bourguignonne n’en demeure pas moins déstabilisée. Si les négociants sont placés dans une situation de dépendance accrue à l’égard de la propriété, la viticulture s’est largement émancipée des réseaux conventionnels.

L’absence d’unité et la querelle avec la viticulture

C’est sur la question centrale de l’approvisionnement du commerce que s’inscrit le renouveau de la question interprofessionnelle. Depuis l’échec marqué de 1942-1943, une nouvelle tentative est en effet amorcée à l’initiative du négoce en 1949. Le 23 juin 1949, le syndicat des négociants de Bourgogne exprime son souhait auprès du ministère de voir émerger un instrument susceptible de coordonner les deux branches d’activités. La réponse des autorités est très favorable33.

En mai 1950, la chambre syndicale beaunoise prend une première initiative en créant le Comité Professionnel du Vin (C.P.V.), organe dont l’objectif est de promouvoir une propagande active en faveur de ceux qui élèvent et vendent les vins de Bourgogne et d’établir des liens et des ententes avec les acteurs susceptibles de relayer l’action des « négociants-éleveurs » de Bourgogne34. Trois ans plus tard, le négoce prend à nouveau l’initiative dans la création de la Commission Officielle d’Authentification des vins de Bourgogne (C.O.A.V.B.)35. Cet organisme, « en liaison avec la viticulture bourguignonne » appelle à la « création d’une Commission Interprofessionnelle bourguignonne » afin d’agir de manière conjuguée sur des problèmes techniques et commerciaux communs. Son principal objet réside dans la délivrance de certificats d’authenticité pour les vins destinés à l’exportation aux États-Unis. Pourtant, ces organismes fonctionnent mal et l’entente est peu probante.

C’est dans cette période de mutations rapides et de poursuite des rivalités en Côte-d’Or que des contacts sont établis dans le Beaujolais en 1958, entre le commerce de Mâcon et de Villefranche et la viticulture. A la fin de l’année, il est question de créer une interprofession du Mâconnais et du Beaujolais au moment où le petit commerce de l’Yonne s’interroge sur la pertinence qu’il y aurait à se rapprocher de Beaune.

L’éclatement du projet interprofessionnel

Si l’opposition entre le négoce et la viticulture demeure pressante dans la Côte bourguignonne36, les producteurs témoignent de plus en plus de leur inquiétude à l’égard des vins de marques qui font une concurrence croissante aux vins d’appellations d’origine contrôlée et permettent à une partie du négoce de s’émanciper de la production du vignoble. Déjà, à Beaune, plusieurs négociants ont relancé ou développé leurs marques. Pour le député Albert Lalle, ces préoccupations nouvelles de la viticulture posent désormais les conditions d’une véritable entente. Les pourparlers initiés aboutissent à la création du Comité de Liaison et d’Etudes (C.L.E.) le 24 mars 1959. Un premier protocole d’accord interprofessionnel est signé sur les prix d’achat en propriété mais les nombreux désaccords font avorter son application et le 26 octobre 1959 la dissolution du Comité de Liaison et d’Etudes est prononcée37.

Tirant les conclusions de l’incapacité constante des deux professions à s’entendre en Côte-d’Or, le commerce du Beaujolais rejette les offres du syndicat de Beaune proposant de créer une organisation interprofessionnelle unique et crée, le 25 septembre 1959, l’Union Interprofessionnelle des Vins du Beaujolais (U.I.V.B.), une première du genre en Bourgogne. C’est la fin du rêve d’une interprofession régionale unie, du Chablisien jusqu’au Beaujolais.

La naissance de l’Interprofession des vins de Bourgogne

C’est en dépassant toutes les espérances évoquées lors des débats précédents au sein du Syndicat de Mâcon38, que les professionnels de Saône-et-Loire conduisent avec succès le 12 août 1960 la création du Comité Interprofessionnel de Saône-et-Loire pour les vins d’Appellation d’Origine Contrôlée de Bourgogne et de Mâcon (C.I.B.M.)39. Portées par la volonté gouvernementale de promouvoir une « économie contractuelle » pour le pays, dans un contexte d’imbrication accélérée des économies de l’Europe des Six, les organisations interprofessionnelles reçoivent un soutien appuyé de la part des Pouvoirs publics40. Car parallèlement, la mise en place d’un Marché commun agricole a rendu caduque l’organisation nationale des marchés et promu les organisations interprofessionnelles comme nouveaux outils susceptibles de prendre en compte les spécificités de chaque secteur de l’économie.

Bénéficiant pleinement de ce soutien, un premier Comité Interprofessionnel de la Côte-d’Or et de l’Yonne pour les vins d’Appellation d’Origine Contrôlée de Bourgogne (C.I.B.) est fondé en 1966 autour de prérogatives minimales41. Dix ans plus tard, avec la loi du 10 juillet 197542, se confirme la volonté des Pouvoirs publics de combler les déficiences de l’organisation des marchés agricoles en définissant avec précision le rôle et le fonctionnement des organismes interprofessionnels.

C’est sur le registre d’une promotion internationale commune, dans un monde désormais davantage touché par l’accélération et la multiplication des échanges marchands européens et mondiaux, que le C.I.B. et le C.I.B.M. décident de s’associer. Pour des raisons techniques cette mutualisation d’une partie de leurs ressources aboutit en mars 1976 à la fondation d’une association-loi 1901 appelée Fédération Interprofessionnelle des Vins de Bourgogne (F.I.V.B.). L’organisme a pour mission de centraliser des données économiques et de diffuser ces informations statistiques auprès des professionnels. Renforcée par l’adhésion de l’U.I.V.B., l’association interprofessionnelle devient la Fédération des Interprofessions des Vins de Grande Bourgogne (même sigle, F.I.V.B.)43 qui se dote de prérogatives larges, d’ordre statistique, de coordination des activités menées par les trois comités adhérents44, de « représenter et de défendre les intérêts interprofessionnels de la grande Bourgogne Viticole »45.

En juin 1988, un rapport sur l’organisation des structures interprofessionnelles des vins de Bourgogne pose les bases d’une future organisation commune46 et le 24 juillet 1989, est fondé à Beaune le Bureau Interprofessionnel des vins de Bourgogne (B.I.V.B.).

Après des décennies de lutte, chacun se félicite des nouveaux rapports qui sont établis dans un souci, hautement revendiqué, d’entente confraternelle. Instrument complexe, le B.I.V.B. demeure toutefois un outil bien fragile soumis à de nombreuses influences contradictoires, entre intérêts corporatistes et points de vue régionaux.

Conclusion

De cette communication ressortent plusieurs enseignements sur l'histoire du processus conduisant à la mise en place d'organismes interprofessionnels en Bourgogne dans la deuxième moitié du vingtième siècle.

Le premier est l'inscription du phénomène dans une durée relativement longue puisque, comme nous l'avons vu, les premières tentatives d'union du commerce et de la viticulture, pilotées par le négoce, datent du tout début du vingtième siècle. Entravées successivement par les luttes d'influences beaunoises et dijonnaises, par la réticence du syndicalisme viticole à s'associer avec le négoce et par le morcellement territorial des intérêts engendré par la mise en place de la législation sur les appellations d'origine, aucune de ces tentatives ne parvient à se concrétiser avant la Deuxième guerre mondiale.

La période 1940-1945 replace au premier plan la question de l'interprofession, tant au plan national qu'au plan local. Toutefois, miné par l'action de la représentation syndicale de la propriété, essentiellement en la personne d'Henri Gouges, véritable homme fort de la Bourgogne au sein des réseaux décisionnels nationaux, le projet de CIVB de 1942 est abandonné tout de suite après son officialisation. Malgré certaines tentatives et plusieurs débats sur la question de l'union entre propriété et négoce, la décennie 1950 est encore largement marquée par cette méfiance du syndicalisme viticole Côte-d'Orien à l'égard de toute idée d'organisation paritaire commerce/viticulture.

Les réalisations de 1960 et 1966 sont finalement à l'image de cette histoire longue, reproduisant à la fois la division territoriale et l'hétérogénéité des positions nées du processus de mise en place des AO, et la difficulté de la Bourgogne à mobiliser massivement derrière un tel projet, en témoigne la modestie des moyens à disposition du CIB durant ses premières années. De ce point de vue, la réalisation de ces projets doit certainement pour beaucoup à l'évolution des contextes nationaux et internationaux, faisant de la mise en place d'organismes interprofessionnels dans les différentes régions viti-vinicoles une nécessité plus forte après-guerre.

Comme nous le disions en introduction, face aux enjeux de la concurrence mondialisée, de la généralisation de la notion de terroir et des crises économiques, la réflexion sur la genèse de l'interprofession, par la multiplicité des acteurs qu'elle mobilise (syndicats viti-vinicoles, chambres de commerce, station oeonologique, INAO), est aujourd'hui une nécessité et un vecteur essentiel de compréhension des dynamiques propres à la filière. Aussi, ne pouvons nous conclure que par l'espoir d'une mise en place dans l'avenir de programmes sur cette question, la problématique des archives nécessaires à l'écriture de cette histoire étant dans ce cadre un élément fondamental.

Notes

1 Cf. les travaux de G. LAFERTE et en particulier, La Bourgogne et ses vins : image d'origine contrôlée, Paris, Belin, coll. Socio-histoire, 2006, 320 p. Retour au texte

2 ACCI, Lettre du président de la Chambre de Commerce de Mâcon, 8/01/1898, Copies de lettres n°4. Retour au texte

3 En dehors de G. LAFERTE, Op. cit., voire K. MAREY, Le régionalisme et le folklore bourguignon dans la presse dijonnaise de 1920 à 1925, Mémoire de Maîtrise, J. VIGREUX [dir.], Université de Bourgogne, 2001, 250 f. Retour au texte

4 K.GUY, When Champagne became French : Wine and the making of national identity, Baltimore, Md. & London, The John’s Hopkins University Press, 2003, 254 p. Retour au texte

5 ACCI, Lettre à un président d’une Chambre de Commerce du 14/06/1904, Copies de lettres n°5. Retour au texte

6 Idem, Lettre de Adrien Sarrazin, Secrétaire général du Syndicat du commerce en gros des vins et spiritueux de la Côte-d’Or au Président de la CCI du 25 janvier 1905, Copies de lettres n°5. Retour au texte

7 ADCO, E-dep-541/17, Saint-Aubin. Retour au texte

8 Idem, Les membres fondateurs du CVB sont les suivants : L. Blanlot, propriétaire viticulteur et négociant en vins. Vice-président du syndicat des vins ; A. Bouchard : propriétaire viticulteur et négociant en vins. Président honoraire de la Chambre de commerce ; Alexis Chanson : propriétaire viticulteur et négociant en vins. Président du Syndicat du commerce en gros des vins et spiritueux de l’arrondissement de Beaune ; Alexandre Josserand : propriétaire viticulteur et négociant en vins. Président du Syndicat agricole de Beaune ; L. Mathieu : directeur de la Station œnologique de Bourgogne ; A. Molin : propriétaire viticulteur, Président du Comité d’agriculture de l’arrondissement de Beaune et de viticulture de la Côte-d’Or ; L. de Montille : propriétaire viticulteur, Président d’honneur du Comité d’agriculture ; A. Montoy : propriétaire viticulteur et négociant en vins. Président de la Chambre de Commerce de Beaune ; G. Naigeon : propriétaire viticulteur et négociant en vins. Président de la Société vigneronne de l’arrondissement de Beaune. Retour au texte

9 La notion de vin artificiel se définit en négatif par rapport à la loi Griffe du 1er août 1889 définissant le vin pour la première fois comme « le produit exclusif de la fermentation du raisin frais ». Retour au texte

10 AMB-FII-§5-art2-n°2, déclaration de constitution de l’Union des syndicats du commerce en gros de vins et spiritueux de Bourgogne du 20/04/1927. Retour au texte

11 Bulletin du Syndicat du commerce en gros des vins et spiritueux de l’arrondissement de Beaune, n° 52, avril/ mai 1928, p. 5 et 6. Retour au texte

12 Archives du Domaine Henri Gouges – Compte rendu sténographié de la réunion entre la viticulture et le commerce nuiton le 25 février 1924, 31 f. Retour au texte

13 Idem, p. 4. Retour au texte

14 Idem, p. 12. Retour au texte

15 AMB – FII - §5 - art2 - n°5. Retour au texte

16 J.O., 8/12/1931, pages 12613-12615. Retour au texte

17 Avec cet accord, le vignoble de Chablis comprend désormais les communes de Chablis, Beines, Béru, Chemilly-sur-Serein, Chichée, Courgis, Fleys, Fontenay, Fye, Lignorelles, Ligny-le-Châtel, Maligny, Milly, Poilly-sur-Serein, Poinchy, Préhy, Rameau, Villy, Viviers. De même, « les vins de Pineau Chardonnay, dit Beaunois, purs et sans mélange de crus classés de la commune de Chablis et de certaines communes limitrophes, classement effectué par les soins de l’Union des Propriétaires de Chablis » auront droit à l’appellation Grand Chablis. « Les seuls vins de Pineau Chardonnay, dit Beaunois, purs et sans mélange, récoltés dans les vins communes ci-dessus » prendront le nom de Chablis. Pourrons porter le nom de Bourgogne des environs de Chablis « Les vins de plants ordinaires de ces mêmes 20 communes, plus la commune de Chitry, laquelle commune n’aura droit qu’à cette appellation, quel que soit le plan producteur ». Dans Bulletin du Syndicat du commerce en gros des vins et spiritueux de l’arrondissement de Beaune, n°54, Septembre/Octobre/Novembre 1928, p. 17 et 18. Retour au texte

18 J.O. de 1926 à 1940. Retour au texte

19 Arch. Syndicat des négociants en vins de Bourgogne : Liste dactylographiée des maisons participant au ventes vers l’Allemagne, volumes et prix proposés, octobre-novembre 1940 ; listes complémentaires des 9 et 18 novembre 1940. Retour au texte

20 CCIB : Rapport dactylographié du 30 juillet 1940. Retour au texte

21 Arch. Syndicat des négociants en vins de Bourgogne : Création d’une « Commission des Affaires allemandes » dans Bulletin du Syndicat des Négociants en Vins Fins de Bourgogne, n°1, janvier 1941. Retour au texte

22 Arch. Syndicat des négociants en vins de Bourgogne : Lettre de la Chambre syndicale beaunoise aux présidents des syndicats du commerce en gros de l’Yonne et de la Saône-et-Loire, 10 février 1942. Retour au texte

23 Recrutés par cooptation, ils sont en majorité des repris de justice, petits escrocs, etc., qui vivent des énormes commissions distribuées par les Allemands. Retour au texte

24 Ibid., p. 82. Retour au texte

25 ADCO : U7-Cf 106, Rapport d’enquête du Commissaire André Jeantet à M. le Commissaire divisionnaire du SRPJ de Dijon dans le cadre de l’instruction menée par M. le Procureur de la République à Beaune sur le commerce des vins avec l’ennemi, 23 mars 1949. Retour au texte

26 Sans aucune autorisation, ni bon administratif. Retour au texte

27 Arrêté ministériel du 4 mars 1944 ; Journal Officiel, 10 mars 1944. Retour au texte

28 AMB : F-II-§-2, Constitution de la société. Statuts du comité, 16 janvier 1933, 4 p. Retour au texte

29 Arrêté du 20 novembre 1940 ; Décret du 8 septembre 1941 ; Journal Officiel, n°254 du 12 septembre 1941, p. 3908. Retour au texte

30 Arch. Syndicat des Négociants en vins de Bourgogne : Note dactylographiée de Lechartier, Intendant chargé des Affaires économiques auprès de la Préfecture de région, 14 décembre 1942. Retour au texte

31 ADCO : SM-4937, Propos tenus par B. de Voguë à ses confrères bourguignons. Compte rendu de la réunion de Mâcon, 2 juillet 1942. Retour au texte

32 Décret n°3805 du 17 décembre 1942, Journal officiel, 22 décembre 1942, p. 4178-4180. Retour au texte

33 Ibid. Retour au texte

34 Arch. Syndicat des négociants en vins de Bourgogne : Compte rendu de réunion, mai-juin 1950 - février 1951. Retour au texte

35 Arrêté ministériel du 7 janvier 1953. Retour au texte

36 Arch. Syndicat des négociants en vins de Bourgogne : Compte rendu de réunion, 28 mai 1958. Retour au texte

37 Ibid. Retour au texte

38 CCIM : Syndicat des négociants en vins de Mâcon, notes et pièces dactylographiées, mai-juin-juillet 1960. Retour au texte

39 Décret n°60-889 du 12 août 1960 publié dans le Journal Officiel du 23 août 1960 ; modifié par le décret du 12 février 1965 publié au Journal Officiel du 19 février 1965.. Retour au texte

40 Loi du 6 juillet 1964. Retour au texte

41 Décret du 6 juillet 1966. Retour au texte

42 Loi n°75-600 du 10 juillet 1975, complétée par les dispositions arrêtées dans le cadre de la loi d’orientation agricole n°80-502 du 4 juillet 1980. Retour au texte

43 BIVB : Rapport de l’Assemblée générale de Mâcon, 8 juin 1983. Retour au texte

44 BIVB : Rapport de l’Assemblée générale de Villefranche-sur-Saône, 14 juin 1985. Retour au texte

45 BIVB : Article n°4 des statuts de la F.I.V.B. Retour au texte

46 BIVB : Rapport sur l’organisation des structures interprofessionnelles des vins de Bourgogne, juin 1988. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Christophe Lucand, Florian Humbert et Olivier Jacquet, « Jeux d’échelles, luttes et pouvoirs dans la genèse d’une interprofession Bourguignonne », Territoires du vin [En ligne], 2 | 2009, publié le 01 septembre 2009 et consulté le 24 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/territoiresduvin/index.php?id=1428

Auteurs

Christophe Lucand

Docteur, Professeur Agrégé, Chercheur associé, Centre Georges Chevrier - UMR CNRS 5605 - Université de Bourgogne

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Doctorant, Centre Georges Chevrier - UMR CNRS 5605 - Université de Bourgogne

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Ingénieur de recherche, Centre Georges Chevrier - UMR CNRS 5605 - Université de Bourgogne. Chaire UNESCO "Culture et Traditions du Vin

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