Notre propos ici, ne consiste pas à écrire une histoire de la vigne et du vin en Argentine au xxe siècle. Plusieurs chercheurs Argentins se sont déjà penchés sur la question, qu’il s’agisse de Mario Bidone avec ses travaux déjà anciens sur l’évolution historico-économique de la vitiviniculture Argentine1, de E. Castiñeira de Dios et ses études sur les réglementations vinicoles du pays2 ou, encore, plus récemment, de Florencia Rodríguez Vázquez, dont les recherches évoquent plus spécifiquement les transformations agricoles dans la région de Mendoza au début du xxe siècle.
De manière décalée, il s’agit principalement, pour nous, de poser un regard décentralisé sur le passé vitivinicole de ce pays en nous intéressant à son évolution dans la vitivinisphère mondiale. Au prisme d’une histoire globale, nous souhaitons donc plus précisément resituer l’Argentine au sein des grandes phases de mutations techniques, économiques, mais surtout réglementaires touchant à la vigne et au vin au cours de l’ensemble du xxe siècle. En quoi l’évolution du vignoble argentin s’inscrit dans les tendances mondiales, avec quels décalages et spécificités ? Quelles positions adopte ce pays vis-à-vis des processus de structuration du commerce mondial des vins et dans quels contextes ? Les transformations de la vitiviniculture argentine s’inscrivent-elles dans les cadres réglementaires prescrits par l’Office international de la vigne et du vin (OIV) ? Peut-on parler d’une influence Argentine sur les orientations viticoles mondiales ?
Pour tenter de répondre à ces interrogations, nous nous appuierons tout particulièrement sur une source aujourd’hui disponible en ligne, le Bulletin de l’OIV, dont nous possédons la collection complète de 1928 à 19993. En compléments, et de manière à effectuer des croisements, notre travail s’adosse également à toute une série d’ouvrages et de revues professionnelles évoquant la vitiviniculture argentine sur différentes périodes.
Dans un premier temps, nous reviendrons sur ce qui finalement, paraît le plus évident à analyser dans le cadre de cette problématique : la place de l’Argentine sur les marchés vitivinicoles internationaux. Néanmoins, il nous semblait indispensable de mieux situer également l’Argentine au sein des institutions mondiales, l’office international de la vigne et du vin en tête. Enfin, nous tâcherons de mettre en évidence l’impact de ces relations sur la vitiviniculture locale au cours de la période.
Exporter : le problème Argentin
Si la plupart des auteurs font remonter les débuts de la viticulture en Argentine en 1557 dans la commune de Santiago del Estero, le réel développement du vignoble argentin débute à la fin du xixe siècle et prend toute son ampleur dans le courant du xxe siècle. C’est en effet tout spécifiquement l’arrivée du phylloxéra en Europe et donc, l’arrêt des importations de vins du vieux continent qui, dès, la fin des années 1880, incite l’Argentine à développer sa propre production vinicole. Dans la province de Mendoza, et en raison de la crise subie par le partenaire chilien en 1870, les plantes fourragères et le bétail laissent donc place au vignoble. Quelque dix années plus tard, l’arrivée du train dans la province de Mendoza (1884) décloisonne commercialement la production vinicole naissante. Dans le même temps, l’arrivée massive d’immigrés italiens, espagnols et français, va fournir le savoir-faire et la main-d’œuvre nécessaires au développement du vignoble. De 25 milliers d’hectares en 1888, les surfaces plantées en vignes passent à 132 000 ha en 1914. Ainsi le vignoble argentin connaît une forte croissance, centrée sur son marché intérieur, mais largement décalée avec l’évolution mondiale dominée par la crise phylloxérique qui déstabilise et ravage les vignobles européens depuis le dernier 1/3 du xixe siècle.
Face à ce développement conséquent de la viticulture argentine, des premières réglementations visant à normer la production viticole sont édictées. Ainsi, même si le pays n’adhère pas encore aux premières conventions internationales vitivinicoles, il s’inscrit malgré tout, parmi les pays producteurs de vins, dans un mouvement global de mise en place d’une législation régulant la production, la fabrication et l’importation des vins. Avec la loi 4363 du 12 septembre 1904, la République impose à ses producteurs sa première définition du vin naturel et du vin fabriqué ou autres boissons artificielles, tout comme cela avait été le cas en France en 1889 avec la loi Griffe. Cette réglementation se consacre également à définir les pratiques interdites (l’utilisation de colorants exogènes en particulier). Elle s’intéresse aussi à une sorte de première protection des vins importés qui devront désormais être analysés et vendus dans leur contenant d’origine et être accompagnés de leurs certificats d’origine.
Dans la période de l’entre-deux-guerres et pendant le 2e conflit mondial, le vignoble argentin, peu sensible au marasme du commerce mondial, consolide donc ses positions et devient un acteur international. Pendant toute la première moitié du xxe siècle, avec l’arrivée de nouveaux migrants issus en partie de pays viticoles, mais surtout, avec le lancement, au moins jusqu’aux années 1970, d’une vraie politique de développement de la viticulture et de la consommation intérieure, le vignoble croît considérablement durant la période. Nous ne reviendrons pas sur les politiques publiques qui ont permis le fulgurant développement du vignoble argentin et son accession, selon les périodes, à la 5e ou 4e place mondiale en termes de volumes, puisque plusieurs auteurs argentins se sont penchés sur la question (Cf. bibliographie). Évoquons seulement, pour mémoire, les politiques de développement et d’encadrement économique, technique et scientifique de la filière. L’institut Don Bosco et ses formations œnologiques pionnières témoignent, par exemple, de ce passé. Cette politique visant à encadrer les productions, à encourager la consommation nationale de vin et, dans le même ordre d’idée, à garantir au buveur une certaine sécurité en matière d’hygiènes et de prix, perdure jusque dans les années 1970. Les gouvernements successifs continuent d’appliquer un contrôle fort sur l’activité, tout en encourageant la consommation de masse, ce qui est particulièrement le cas lors de la dictature militaire de 1966 à 1973. Cette politique fonctionne d’ailleurs plutôt bien puisque la consommation par tête d’habitant tend à augmenter sérieusement durant ces années, passant de 53 litres de vins bus par habitant et par an à presque 89 en 1977.
Finalement, durant tout le xxe siècle, nous assistons à l’émergence et à la consécration d’une viticulture argentine qui, désormais, s’installe parmi les grands producteurs mondiaux. De 121 000 ha en 1921, le pays passe à 150 000 en 1934 pour une production de 7 522 000 hl. La croissance est encore plus spectaculaire par la suite. Ainsi, de 1937 à 1977, nous passons, en croissance continue, de 150 000 ha de vignoble à 350 000 ha et d’environ 5 800 000 hl de vins produits à 24 800 000 millions (illustration 1).
Cependant, même s’il s’impose très rapidement comme le 5e mondial, le vignoble argentin semble commercialement fonctionner en quasi-autarcie en ce début de xxe siècle (illustration 2). Comme nous l’évoque, en pointillé l’illustration 3, l’Argentine contrairement aux autres grandes nations viticoles mondiales, n’exporte quasiment pas ses productions durant toute son histoire récente. Hormis des expéditions dans quelques rares pays sud-américains comme le Brésil, le Paraguay et un peu l’Uruguay, les vins argentins passent peu les frontières durant tout le xxe siècle. Encore, en 2014, ce ne sont finalement que les 13 % des 19 800 000 hl produits dans l’année qui partent à l’export alors que plus de 50 % sont consommés sur place.
Le graphique suivant (illustration 4) nous montre cependant que, lors de certaines périodes, l’Argentine profite de certains contextes pour se lancer dans l’export.
Les ventes de vins argentins en dehors des frontières du pays prennent ainsi un très léger envol pendant le premier conflit mondial. Mais cette vocation fait long feu. Nous retrouvons bien, 20 années plus tard, et contexte de Seconde Guerre mondiale oblige, une volonté d’accéder au marché nord-américain pour pallier la baisse des exportations européennes. En 1942, une note nous apprend d’ailleurs qu’une commission consultative des vins pour l’exportation est mise sur pied en Argentine dans ce but. Mais cet article révèle en même temps que les productions argentines, de vin de table principalement, ne répondent que difficilement aux exigences du marché américain. Éventuellement, nous confie l’auteur de ces quelques lignes « les vins de table de première qualité pourraient se tailler une certaine part du marché »4.
Un développement mineur des exportations est enfin remarqué à la fin des années 1960. Il est l’objet d’une volonté étatique très bien exprimée par le Général Perez, dans les lignes du journal Vino y vinas en 1970. Prenant l’exemple du Portugal et du Chili, « dont l’exportation fut 5 fois supérieure à la nôtre en 1967, en tenant compte que la superficie plantée est moindre »5, il reconnaît que les efforts entrepris jusqu’à présent pour investir le marché américain n’ont pas été vains, même si les résultats restent à améliorer. Il promeut alors un « plan national de développement de l’industrie vitivinicole » et une restructuration de l’institut national des vins, pour se lancer « à la conquête du marché international »6.
L’échec ou, tout du moins, la faiblesse de ces politiques d’exportation tiennent sans doute à de nombreux facteurs propres à l’Argentine. Importance des taxes à l’export pour les produits agricoles durant de très nombreuses années, développement, pendant une grande partie du xxe siècle, d’un système industriel de vins de table au détriment d’une production à haute valeur ajoutée sur le plan international, organisation tardive de la filière et instabilité économique et politique récurrentes agissent comme autant d’éléments défavorables à une efficace politique d’export dont l’Argentine pâtit encore quelque peu aujourd’hui.
Malgré des exportations, mais aussi des importations de vin très réduites, l’Argentine n’en reste pas moins une puissance viticole aujourd’hui très insérée dans la vitivinisphère mondiale. L’élection de l’Argentine Claudia Quini à la tête de l’organisation internationale de la vigne et du vin (OIV) en 2012 n’en est que l’un des nombreux révélateurs.
L’Argentine dans le paysage vitivinicole mondial : un engagement tardif, mais un positionnement déterminant
À la fin du xixe siècle et face aux crises de surproductions qui menacent la filière, des grands pays producteurs européens, la France en tête, cherchent à protéger leurs vins sur les marchés nationaux et internationaux. Une partie des professionnels s’élèvent en réalité contre ce qu’ils nomment la fraude. Cette fraude est de deux ordres. Elle concerne d’une part la fabrication de vins qui, parfois ne comptent, dans leur composition, pas un gramme de raisins frais mais du raisin sec, des colorants, de l’alcool, du plâtre, du mercure ou encore de l’acide sulfurique ou de la glycine. D’autre part, la fraude dénoncée touche aux dénominations des vins. Des noms géographiques reconnus comme Porto ou Chablis, sont ainsi portés par des bouteilles ne contenant parfois pas une once de vins issus de ces zones. Face à ces fraudes donc, de nombreux textes tendant à réglementer les cadres de la fabrication et de la dénomination des vins voient le jour dans plusieurs pays européens dès les années 1880. Pourtant, dans un monde vitivinicole déjà largement globalisé, plusieurs pays producteurs considèrent comme nécessaire de réglementer ces marchés internationaux et ainsi, de rendre plus efficace un commerce mondial lui aussi largement touché par la fraude. Il s’agit tout autant de protéger les producteurs que les consommateurs. Cette lutte s’organise pour la première fois au plan international avec l’Union pour la protection de la propriété industrielle créée par la Convention de Paris le 20 mars 1883 et à laquelle adhérent la Belgique, le Danemark, l’Espagne, les USA, la France, l’Italie, le Japon, la Norvège, les Pays-Bas, le Portugal, la République dominicaine, le Royaume-Uni, la Suède, la Suisse, la Tunisie et le Brésil. La protection requise concerne entre autres « les indications de provenance ou appellations d’origine ». Cette convention de Paris est donc complétée par l’arrangement de Madrid le 14 avril 1891 concernant la répression des fausses indications de provenance. Les premiers signataires de l’arrangement seront la France, l’Espagne, le Portugal, l’Italie, la Belgique, le Guatemala, le Portugal, les Pays-Bas, la Suisse et la Tunisie. L’Argentine toutefois est absente de ces grands moments internationaux de la vitiviniculture. Buenos Aires ne signera par exemple jamais la Convention de Paris. L’arrangement de Madrid, pourtant ratifié tout au long du xxe siècle par 46 autres pays, ne le sera jamais, non plus, par l’Argentine, ni par le Chili ou les États-Unis d’ailleurs. Le lecteur qui, comme nous venons de la faire ici, ne prendrait en compte que ces quelques données mises en ligne sur le site de l’OMPI – organisation mondiale de la propriété intellectuelle – pourrait penser à une absence de l’Argentine sur la scène vitivinicole internationale. La faiblesse de son secteur d’exportation en étant une des explications. Rien n’est plus faux. Si l’Argentine ne participe pas aux grandes premières conventions mondiales, elle est l’un des tout premiers pays à adhérer à l’OIV, en février 1929 (illustration 5). La jeune organisation internationale fondée en 1924 ne compte, à ce moment-là dans ses rangs, que des pays européens ou leurs colonies. En 1931, les liens se confirment avec la mise en place d’un correspondant argentin permanent avec l’organisation internationale. Il s’agit de Monsieur Luis Marquois, directeur de la Revista de los Impuestos Internos. L’Argentine entre désormais pleinement dans le concert international des nations productrices de vin. Cette adhésion tardive, mais nette au concert viticole des nations, correspond au développement sans précédent de la vitiviniculture argentine qui devient donc à ce moment la 5e nation productrice de vin au monde. Adhérer à l’OIV devient ainsi indispensable, d’une part, pour profiter des compétences de l’organisation, mais aussi pour exister politiquement, économiquement et scientifiquement sur la scène internationale.
La présence de l’Argentine au sein des organisations et congrès internationaux s’amplifie surtout après la Seconde Guerre mondiale, même si quelques nuances restent à apporter. Bonne élève, elle n’en reste en effet pas moins, et durant toute la période péroniste, de 1943 à 1955, un pays qui s’éloigne quelque peu des préoccupations vitivinicoles internationales et se tourne également vers son propre continent en rejoignant l’organisation des États américains (OEA) à sa création, en 1948. À ce titre, et même s’il en fait le vœu lors du congrès de l’OIV de 1956, le pays n’adhère finalement pas à la « convention internationale pour l’unification des méthodes d’analyse et d’appréciation des vins » signée le 13 octobre 1954 et qui en 1959, fini par regrouper les 11 États suivants : Espagne, France, Grèce, Portugal, Turquie, Allemagne fédérale, Italie, Autriche, Maroc, Yougoslavie, mais aussi le Chili qui s’insère alors fortement dans le jeu vitivinicole international.
Ces quelques points sont néanmoins contrebalancés par l’organisation, sur le sol argentin en 1956, de la 36e session plénière du Comité de l’OIV. Cet évènement, qui se déroule au Palacio de la Legislatura de Mendoza du 4 au 9 avril 19567, consacre l’engagement de la République sud-américaine sur la scène internationale vitivinicole. Les conditions de tenue de cet évènement sont cependant très particulières et le congrès sert, à sa façon, de faire-valoir au nouveau « Gouvernement de la révolution libératrice » qui vient, dans la violence, de déposer Perón. Le discours du ministre de l’Agriculture argentine au moment de l’ouverture du congrès ne dit pas autre chose :
La tyrannie vaincue qui isola notre pays en le précipitant au fond de ses abîmes démagogiques a eu également son effet dans cette contrée, et ses résultats furent de fréquents moments de découragement et de désorientation qui projetèrent l’ombre de l’incertitude sur l’avenir de cette importante branche de l’économie nationale ; et l’on peut appliquer ici avec grande justesse cette vieille expression créole qui dit « ils ont mouillé le vin »… mais l’œuvre de reconstruction doit s’accomplir avec austérité en limitant dans toute la mesure du possible les dépenses8. (Illustration 6).
Les autres nombreux discours argentins qui jalonnent ce congrès, celui du président de la Fédération Vitivinicole Argentine, celui du président des Bodegueros exportateurs de San Juan ou encore celui du Président de la Délégation Argentine, évoquent systématiquement l’importance pour le pays d’avoir adhéré à l’OIV. Ils mentionnent tout particulièrement les apports de cette organisation « pour une plus grande perfection de nos cultures, de nos techniques, de nos systèmes économiques, de nos méthodes sanitaires »9.
À partir de ce Congrès, la présence d’Argentins lors des réunions internationales devient récurrente et surtout, nombre d’études et de rapports scientifiques émanant de la région de Mendoza figurent dans les pages du Bulletin de l’OIV. Ces personnages sont, par exemple, le Dr Vega, directeur de l’Institut national de technologie de la station expérimentale de Mendoza10 ; l’ingénieur agronome Alberto Alcade, de la même station expérimentale de Mendoza à Lujan de Cuyo, J. V. Bresca, œnologue de l’Institut National de Viticulture à Mendoza ; A. M. de Torrontegui, technicien de recherche de marché à la station expérimentale agronomique de Mendoza, ou encore un certain Hugo Martinez Pelaez lors du XIIIe congrès international de la vigne et du vin de l’OIV de Mendoza en mars 1971. D’autres congrès de l’OIV prennent par la suite leurs quartiers en Argentine et plusieurs cadres de l’organisation sont dès lors issus de ce pays.
La vitiviniculture argentine possède ainsi ses spécificités propres avec une identité sans doute, pour une large part, due à des facteurs endogènes, très liés au territoire argentin, à ses enjeux singuliers au cours du xxe siècle. Néanmoins, le pays n’est pas isolé et prend rapidement position sur la scène internationale vitivinicole, grâce à son arrivée dans l’OIV entre autres. Dans ce contexte, quelles sont les interactions existant entre cette sphère internationale et la vitiviniculture argentine. Nous pouvons, sur ce point, mettre en rapport la recherche de nouveaux débouchés pour la production argentine à la fin du xxe siècle et la mise en cause des normes internationales par d’autres producteurs américains. Nous pouvons également nous pencher sur l’éventuel impact de ces « relations internationales » sur la vitiviniculture argentine et, inversement, sur la possible existence d’une influence Argentine vis-à-vis des autres pays producteurs de vins.
Le vignoble argentin sous l’angle des prescriptions internationales
Évoquant vignobles, caves et vins argentins lors de son discours de clôture du congrès de l’OIV de 1956, H. J. Ladvocat, Interventor Fédéral de Mendoza, confie à son auditoire ses considérations sur la vitiviniculture qui
concernent plus particulièrement les argentins, et sont inhérentes à nos systèmes nationaux de perception fiscale, d’effort technique, d’organisation administrative, et dans ce domaine, les responsables de la région de Mendoza qui cherchent une solution pertinente à ces problèmes ne la cherchent pas sur un plan de généralisation internationale, mais veulent au contraire s’orienter vers la solution qui leur convient en propre ; sur le terrain intérieur, il est cependant d’autres problèmes, dont l’analogie avec ceux d’autres pays ayant une production vitivinicole similaire justifient qu’ils soient abordés au cours de ces délibérations internationales.
Une réflexion s’impose à ce sujet et qui, sans doute, doit pouvoir donner quelques explications à cette adhésion rapide de l’Argentine à la toute nouvelle organisation internationale en 1929. En effet, les pays adhérents sont certes, des producteurs de vins, mais aussi des pays exportateurs ou importateurs qui cherchent à garantir un commerce loyal avec leurs partenaires. Partant, pourquoi l’Argentine rejoint-elle l’OIV alors qu’elle ne possède pas d’intérêts commerciaux internationaux particuliers et, qu’en conséquence, elle n’est pas particulièrement intéressée par la protection des vins sur le marché mondial ? À l’étude des documents produits par les acteurs viticoles argentins et publiés dans les pages du Bulletin de l’OIV, l’adhésion à l’OIV s’explique surtout, en raison de l’apparition de problèmes techniques dans le vignoble11. Espace de prescriptions réglementaires, l’OIV s’impose aussi comme un organisme de diffusion technique et scientifique. Or, l’Argentine cherche à résoudre de nombreux problèmes : celui du phylloxéra, qui arrive désormais dans le vignoble, celui des cépages à sélectionner ou encore ceux des méthodes de vinifications, des sous-produits et des résidus. Enfin, le pays veut se lancer dans la production de vins de qualité. Son objectif « atteindre en Amérique le prestige que la France a dans le monde ». Exporter donc, tout en promouvant la consommation locale de vin.
Il semble que, à partir des années 1930, sous l’impulsion d’un État qui désormais tient compte des prescriptions internationales discutées au sein des congrès de l’OIV, une nouvelle dynamique viticole s’enclenche. Cet interventionnisme d’État promeut un réel développement industriel d’une vitiviniculture de bonne qualité. Cela se traduit en particulier, en 1934, lors de la « Décennie infâme », par la mise en place, par le ministère de l’Agriculture, d’une Junte se donnant pour mission de surveiller les superficies et les marchés viticoles, de s’occuper de la consommation intérieure et de restreindre la culture des hybrides et producteurs directs12. Les statistiques proposées par l’OIV en 1948 sont, à ce titre, explicites (illustration 7) : les surfaces plantées en hybrides producteurs directs en Argentine sont de 2 422 ha sur un vignoble de 169 000 ha13. La même année, dans un pays comme le Brésil qui n’existe alors encore pas au sein de l’OIV, l’hybride Isabelle recouvre encore 80 % des surfaces viticoles de la région viticole la plus qualitative et reconnue du pays, le Rio Grande do Sul14. Sous Perón, moment délicat pour la vitiviniculture argentine confrontée à de nombreux problèmes dans les vignes comme dans les caves, cette politique se perpétue, pilotée par un organisme d’État nommé : Direction nationale du vin. En outre, les comptes rendus transmis à l’OIV évoquent la volonté des autorités argentines et des producteurs de suivre les recommandations de l’organisation internationale, que ce soit pour le développement de la consommation des jus de raisins et des raisins, de la distillation ou encore pour la création, dès 1937 et sur le modèle français, d’un Comité de propagande en faveur du vin. Et le rapporteur d’insister sur le fait que « le gouvernement de la République argentine et celui des trois états viticoles n’ont fait qu’appliquer les résolutions des derniers congrès ainsi que les recommandations des sessions de l’OIV »15.
Suite à son adhésion à l’OIV, dont on sait qu’elle est en particulier l’entité internationale chargée de diffuser et défendre le modèle français des vins d’appellation, l’Argentine promeut des règlements visant à protéger d’usurpations certains vins. En 1933, une résolution du ministre des Finances interdit désormais d’apposer sur les étiquettes ou le bouchon des vins mousseux, des indications d’origine relatives à des localités dans la région de la Champagne viticole16. Dans le même ordre d’idée, le décret n° 80512 du 16 avril 1936 sur les appellations d’origine interdit que l’on fasse figurer dans les étiquettes des vins nationaux toute inscription d’origine (même précédée du mot « type »), autre que celle correspondant véritablement à la région d’élaboration. En parallèle, et tout du moins dans les discours déclamés lors des grandes rencontres internationales, des argentins évoquent la possibilité, à plus ou moins long terme, de délimiter et protéger certaines de leurs zones de production.
En 1956, le discours de l’Intervento Général lors de la séance de clôture de la 36e session du Comité de l’OIV évoquait déjà clairement ce point et s’interroge sur
ce qui, pour le moment, semble être encore un rêve irréalisable : la détermination géographique de nos vins, même en de modestes proportions, afin de pouvoir ajouter à l’orgueil de la quantité le prestige de la qualité et ajouter à la renommée de la production globale de la région de Cuyo, la renommée plus précise de chaque lieu de production, selon la coutume alléchante de la vieille Europe17.
En résonance, notons l’existence d’un décret du 8 avril 1958 réglementant et définissant la notion de « vin régional » pour les productions de la Rioja, de San Luis, de Catamarca, de Cordoba, de Jujuy et Salta. Le décret suggère également qu’une assistance technique de l’État soit proposée à ces vignobles. En novembre 1959, une loi (loi 14878) fonde la structure de contrôle des vins nommée l’Instituto Nacional de Vitiviniculura. Décrétée principalement pour lutter contre la fraude sur le vin qui sévit dans tout le pays et pour remplacer la Direction nationale du Vin trop centralisatrice, l’INV est bien un organisme voulu et initié par les argentins18. Mais, au regard des principes édictés par la loi qui le fonde, cette création relève sans doute également de préceptes largement évoqués au sein de l’OIV, tant au niveau structurel qu’en termes de suivi du produit. L’INV doit aussi donner des outils cohérents à une économie argentine qui souhaite un jour ratifier la « convention internationale pour l’unification des méthodes d’analyse et d’appréciation des vins » de 1954.
Cependant, à l’OIV, au cours des années 1970 et surtout les décennies suivantes, l’influence des vieux pays viticoles européens est quelque peu concurrencée par de nouveaux pays possédant une vision plus libérale de la production et de l’économie vitivinicole. L’Australie, la Nouvelle-Zélande, les États-Unis, le Chili, l’Afrique du Sud, sont les principaux états à tenter d’influencer la vitisphère à libéraliser ses pratiques dans une optique de standardisation des produits et d’ouverture de la concurrence mondiale. Les discussions entamées en 1994 à Marrakech dans le cadre de l’OMC illustrent fort bien ces enjeux. Même si le secteur vitivinicole résiste bien à ces pressions avec l’accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle touchant au commerce (ADPIC) des brèches sont ouvertes dans les modèles de protections « à l’européenne » initiés au début du xxe siècle. Dans ce contexte, l’Argentine, très impliquée dans l’OIV, s’imposerait comme une nation « arbitre ». À la fois parti prenant de cette libéralisation (participation au Mercosur, forte influence des USA) le pays n’y adhère pas complètement. En raison de son rattachement ancien aux institutions viticoles internationales et, comme nous l’avons évoqué, d’un modèle de consommation et de production proche de celui de l’Europe, l’Argentine se fait conciliatrice. L’ancienne présidence de Claudia Quini en est une belle illustration mais, celle de Félix Aguinaga, élu président de l’OIV en 2000 et qui ne parviendra pas à empêcher le départ des USA de l’organisation en 2001, évoque bien cette place de l’Argentine. D’ailleurs, la reprise d’une politique de mise en valeur d’indications géographiques dès le début des années 2000 dans le pays confirme ce statut particulier que possède l’Argentine au niveau mondial. Les mises en place récentes d’Indicación de Procedencia, d’Indicación Geografica et de quelques Denominación de Origen Controlada sont ainsi des exemples probants de ce paradoxe argentin au cours du xxe siècle19.
Conclusion
Le développement de la vitiviniculture Argentine est loin d’être la résultante de facteurs strictement endogènes. L’évolution et les bouleversements subis par la vitiviniculture mondiale eurent et ont toujours un impact très important sur elle. L’essor, au xxe siècle, de ce vignoble qui devient rapidement l’un des tout premier du monde en production, prend aussi sa source dans un rapport étroit avec l’économie vitivinicole mondiale, en particulier, jusqu’aux années 1980, avec celle de l’Europe. Le développement de la production vinicole argentine est également fortement tiré par une consommation intérieure forte, alors que les exportations restent très longtemps assez faibles. Pourtant, l’Argentine est systématiquement rattachée à la liste des pays viticoles dits « du nouveau monde » chez les analystes. Cette intervention, en croisant les processus globaux et nationaux, montre plutôt un vignoble Argentin finalement assez proche de celui de la vieille Europe. L’adhésion précoce du pays à l’OIV, en 1929, l’insère très rapidement dans les débats internationaux et participe à son orientation qualitative, que ce soit autour des questions de la modernisation du vignoble, du choix du matériel végétal, des modes de plantation, de la mécanisation des cultures, des procédés œnologiques ou des réglementations. Notons d’ailleurs que la réciproque existe. Nous avons noté l’importance croissante des interventions scientifiques de chercheurs argentins au sein des pages du Bulletin de l’OIV. Elles illustrent l’existence, depuis le début du xxe siècle d’ailleurs, d’institutions scientifiques argentines de pointe qui, elles aussi, transmettent en retour leurs savoirs auprès des autres pays membres de l’OIV. Ces échanges, notons-le, sont très anciens. À titre d’exemple, citons cet étudiant de Mendoza, Thomas Burgos, qui, dès 1909, reçoit un diplôme d’œnologue délivré par l’université de Bourgogne. Ces étudiants seront très nombreux à venir à Bordeaux ou Montpellier tout au long du siècle, mais aussi, à partir des années 1980, dans les grandes universités anglo-saxonnes de Davis ou encore Adelaïde. Et aujourd’hui, cette mobilité fonctionne de mieux en mieux et dans les deux sens.
Après les années 1970, la ressource du continent américain devient plus prégnante et engendre une mutation d’un vignoble argentin qui tente de s’orienter plus fortement vers l’exportation, ce qui ne l’empêche pas, tant s’en faut, de poursuivre son amélioration qualitative et même de s’engager dans un système de dénominations d’origine. C’est finalement ce paradoxe qui fait la richesse et l’originalité mondiale de la vitiviniculture Argentine et avec, au bout du compte une richesse et une identité fortes issues, cette fois, de facteurs endogènes. Cette communication à l’échelle globale nous conduit donc aussi à cette conclusion : les facteurs endogènes sont fondamentaux dans l’histoire du vin en Argentine, ils sont un élément essentiel pour comprendre le potentiel qualitatif et économique de ce vignoble. Même si le contexte est différent aujourd’hui, le baron Le Roy, alors Président de l’OIV lors du fameux congrès de Mendoza de 1956, le rappelait déjà en ces termes : « L’Argentine détient un potentiel de qualité viticole qui la transforma en concurrente redoutable le jour où elle sera à même de l’exploiter »20. Malgré les menaces sanitaires ou les problèmes économiques qui touchent le pays, malgré de nouveaux défis à relever, les propos du baron Le Roy reste sans doute, pour une part, d’actualité.