Les appellations d’origine et le débat sur la typicité dans la première moitié du XXème siècle : le rôle du syndicalisme viti-vinicole bourguignon.

Résumé

La loi du 6 mai 1919 a réellement profité aux propriétaires vignerons de Bourgogne. En leur offrant la possibilité de délimiter leurs crus par voie judiciaire et par-là même de les valoriser en mentionnant leur origine, ce texte permit l’émancipation économique de ces viticulteurs. Or, cette loi sur les appellations d’origine découle d’un long processus parlementaire entamé vers 1911, quasiment concrétisé avec le projet de loi Pams-Dariac en 1913, et finalement voté dans des formes similaires six ans plus tard, après la Grande Guerre. La question qui se pose à nous est de savoir si finalement les vignerons de Bourgogne, jusqu’ici peu revendicatifs, prirent part aux débats conduisant à cette loi.
En croisant les sources parlementaires et les archives syndicales, nous avons pu constater que les députés bourguignons avaient été mandatés par les vignerons de la Confédération des Associations Viticoles de la Bourgogne pour proposer deux amendements fondamentaux au texte initial. Ainsi, malgré les pressions du négoce, le désaccord gouvernemental et des réticences parlementaires fortes, les Bourguignons faisaient supprimer la mention de « qualités substantielles » dans la définition d’une appellation d’origine. Ils obligeaient également le négoce à mentionner, avec le numéro de régie, les appellations des vins sur leurs registres d’entrées et de sorties. Les vignerons se dotaient de fait d’une arme supplémentaire pour suivre les fraudes.
Région à l’économie viticole finalement très faible, comparée à la Champagne, au Bordelais, ou au Midi, la Bourgogne a su se fédérer localement et générer un quasi consensus viticole national chez les professionnels et les élus. Cette union et certaines solidarités politiques ont ainsi rendu possible le vote des amendements.

Plan

Texte

A l’heure de la mondialisation de la sphère viti-vinicole, le débat fait rage au sujet de la pertinence du système français des vins d’AOC. En dehors d’un discours qui revendique la simplification d’un système soit disant trop compliqué pour être concurrentiel, se dégage un combat sur la valeur même des appellations. Les normes viti-vinicoles françaises se basant sur l’origine des vins peuvent-elles (ou doivent-elles) apparaître avant tout comme un gage de qualité ou sont-elles surtout l’expression d’une typicité dont l’essence serait le terroir ?

Afin de répondre à cette question, il convient avant tout de s’interroger sur l’idée même de typicité. Pour exprimer une quelconque typicité, un vin doit être issu d’un territoire délimité, juridiquement normé, conditions préalables qu’offre d’ailleurs le système des AOC. Cette délimitation territoriale, ces définitions d’entités spatiales spécifiques caractérisent le vin. Il est donc considéré que ces lieux, dits climats en Bourgogne, grâce à leurs sols, leur sous-sols, leurs expositions, leur pente, le travail qui y est effectué par les hommes, etc., donnent leur typicité, leur originalité à chaque vin. On parle de terroir.

La typicité dépendrait donc du terroir, un terroir officiellement perçu comme intemporel, « béni des dieux », pour reprendre l’expression promotionnelle. Un terroir d’ancestralité, fruit du travail millénaire des hommes, résultat des plus nobles traditions. Bref, un terroir nécessairement gage de qualité autant que de typicité, puisque éternel.

Ce discours quasi naturaliste, tant entendu et ressassé, nous allons tenter de nous en dégager en replaçant le débat entre qualité et typicité dans un moment clé de l’histoire viticole contemporaine : la longue et difficile mise en place de la loi du 6 mai 1919 sur les appellations d’origine.

C’est en effet au cours de cet épisode que le système actuel des appellations d’origine prend sa forme contemporaine. Avec ce texte de 1919, la définition juridique, et donc commerciale du vin de qualité repose désormais essentiellement sur l’origine du produit1. Aussi, à travers ce processus législatif et sous l’angle de vue du syndicalisme bourguignon, tenterons nous d’appréhender l’importance des ruptures historiques, des jeux de pouvoir et des positionnements politiques dans la construction des normes françaises du vin. Autrement dit, nous entrerons dans une phase cruciale de redéfinition des terroirs par un retournement des normes du marché en faveur des propriétaires-vignerons au dépend du négoce.

Notre démonstration se basera sur une série d’archives capable de prendre en compte les jeux d’échelles, de réseaux et de pouvoir en place2. Débats parlementaires et archives électorales locales trouverons ainsi place dans cet exposé. Nous utiliserons également un panel sources syndicales bourguignonnes et nationales nécessaire à l’analyse des engagements professionnels liés à ces processus de définition du terroir. Ce travail débutera donc par une identification des normes en vigueur avant le texte de loi du 6 mai 1919 et par une évocation des changements syndicaux et politiques en Côte-d’Or au début du XXème siècle. Dans un second temps, nous nous pencherons sur les discussions mises en exergue par le projet de loi Pams-Dariac, projet qui aboutira, après la Première Guerre mondiale, à la loi de 1919. Ceci nous conduira à expliquer les raisons de la victoire vigneronne au Parlement pour instituer dans ce texte l’idée d’une primauté de l’origine sur la marque industrielle. Enfin, nous chercherons à comprendre par quels moyens les vignerons syndiqués pérennisent leur action dans le concret en instituant une définition très restrictive du terroir.

Normes en vigueurs et changement de contexte au début du XXème siècle.

Avant la loi de 1919 ; l’identification de la qualité des vins est double. Chaque fût ou bouteille comporte deux signes, d’une part, les noms de villages bourguignons ou de zones géographiques, d’autre part, le patronyme du négociant. Le négoce joue donc autant sur la réputation de quelques communes reconnues des acheteurs et utilisées comme des standards de qualité – un vin de Gevrey-Chambertin n’est pas nécessairement issu de raisins récoltés à Gevrey-Chambertin, mais un vin qui présente la qualité d’un Gevrey-Chambertin suite à des coupages pouvant associer des vins issus de climats différents, voire non bourguignons, à des vins récoltés en Bourgogne dans des climats dits équivalents à Gevrey-Chambertin, zones d’équivalence non objectivées avant 1919 (Morey ou Brochon par exemple) – que sur la marque du négociant, garant d’un savoir-faire et de traditions en matière d’assemblage et de vieillissement. Vinifiant et commercialisant le vin, c’est donc uniquement le négociant qui donne le nom au vin, jouant alors sur sa propre réputation en cas de surclassement du produit.

Cependant, face à la dérégulation du marché à la fin du XXème siècle et au début du XXème siècle, plusieurs négociants bourguignons adoptent des comportements opportunistes en étendant toujours un peu plus la pratique du coupage et de l’équivalence des climats et faisant d’autant plus pression sur la viticulture bourguignonne. En effet, cette dernière fait face à des concurrents producteurs de raisins toujours un peu plus éloignés des crus bourguignons. Ainsi, une partie du négoce se trouve contestée par une viticulture en crise.

Le conflit qui s’engage dès les premières années du XXème siècle voit s’opposer un commerce finalement dépassé par une législation contre les fraudes qu’il a pourtant contribué à initier et, une viticulture désireuse d’aller encore plus loin en promouvant la protection de l’origine du vin. C’est pour elle la seule façon de sortir de l’emprise du négoce en privilégiant des normes valorisant et protégeant ses territoires de culture.

Pour parvenir à imposer cette norme privilégiant l’origine sur la marque, les viticulteurs vont savoir profiter d’un contexte extrêmement favorable de structuration syndicale et de républicanisation des campagnes.

Si jusqu’à la fin du XIXème siècle, les vignerons comptent encore sur le négoce « traditionnel » pour réguler les marchés, à partir des années 1890, certaines organisations du monde viticole tentent de se rassembler en unions de syndicats pour s’organiser de façon indépendante. A partir de la crise de surproduction qui frappe de plein fouet la propriété à partir du milieu des années 1890, les syndicats vignerons qui jusque là s’étaient concentrés sur des objectifs simples d’achat en commun, de cours de greffages, ou de diffusion de techniques culturales se muent en syndicats politiques de plus en plus intégrés dans des fédérations représentatives.

L’objectif principal réside, dès 1894, dans l’organisation de « grandes réunions, prenant à partie les élus, comme le font les syndicats du Midi »3. Il s’agit bien d’œuvrer concrètement à l’encastrement politique des intérêts économiques des propriétaires à travers les réseaux de la représentation parlementaire. Le mouvement se dessine dans les premières années du XXème siècle avec la création des fédérations syndicales départementales aboutissant finalement en 1908 à la naissance de la Confédération Générale des Associations Viticoles de la Bourgogne (CGAVB), union des fédérations départementales des syndicats et associations vigneronnes.

Le souci de représentativité démocratique au conseil d’administration de la CGAVB témoigne de cette coupure d’avec les représentations notabiliaires des territoires précédentes. Ainsi, l’article 15 des statuts de la Confédération précise que « dans les départements où il existe des fédérations ; le président de chaque fédération qui compte plus de cinq cent membres fera de droit partie du Conseil ». Si le nombre de membres double, celui des représentants également et ainsi de suite. Le texte continue ainsi : « dans les départements où il n’existe pas de fédération, chaque département aura droit à autant de délégués qu’il compte de fois 500 syndiqués ». Il s’agit bien là de statuts démocratiques, républicains, modernes, contournant en partie l’emprise des quelques familles négociantes, aristocratiques ou de la grande bourgeoisie dans la représentation professionnelle du vignoble.

Cette syndicalisation du vignoble s’inscrit dans un mouvement structurel d’ampleur : la républicanisation des campagnes. Longtemps attachés aux notables traditionnels négociants ou propriétaires issus de la noblesse terrienne, les vignerons bénéficient à leur tour d’un changement de représentants politiques suite à la montée du radicalisme puis du socialisme au tout début du siècle. La Bourgogne viticole, avec les élections, début XXème siècle, de Jules Simyan, Claude Simonnet, Etienne Camuzet ou Jean-Baptiste Bouhey-Allex n’échappe pas à la règle. La Bourgogne est désormais défendue au Parlement par des radicaux ou des socialistes compère-morelistes favorables au développement de la petite propriété dans les campagnes4. A l’assemblée, pour la représentation du vignoble de la Côte-d’Or, ces nouveaux élus remplacent alors Henri Ricard battu assez largement. Les négociants perdent donc leur homme de main. Cette perte d’influence au Parlement est confirmée lors des deux élections suivantes avec les défaites successives, en 1906 et 1910 de Albert Bichot, candidat républicain libéral issu du négoce propriétaire de la Côte. Ce dernier s’incline une première fois contre Camuzet, puis contre le radical Charles5. Les choix politiques de la Côte se tournent très clairement contre les négociants.

Avec la création de la CGAVB, 1908 s’impose comme l’année de concrétisation de la séparation au niveau des représentations syndicales et politiques entre propriétaires et négociants. L’intrusion de syndicats fortement structurés dans le vignoble, organisations s’appuyant sur un mouvement de républicanisation des campagnes pour trouver un relais politique fait basculer le rapport de force au profit des propriétaires. Les négociants restent sans doute mieux connectés au pouvoir ministériel, siégeant dans nombre de commissions, mais le pouvoir, sous la IIIème République, est avant tout au Parlement.

Le projet Pams-Dariac : amendements et débats syndicaux.

Pour protéger les noms de vins, la loi du 1er août 1905 organise une délimitation administrative des zones de production, par décret et, institue l’administration de la répression des fraudes. Une série de décrets s’attache à définir les zones de production des appellations Champagne, Cognac, Armagnac, et Bordeaux, des zones larges correspondant à des régions viticoles6. Cependant, l’application de cette loi, notamment à la Champagne, est un échec. L’exclusion de l’Aube de la zone de production Champagne recouvrant uniquement le département de la Marne et une partie de l’Aisne, provoque des conflits politiques graves7. Suite à l’échec des délimitations administratives du vignoble français par voie législative, un nouveau texte est préparé, laissant plus de pouvoir aux acteurs de la filière. L’idée du projet de loi Pams de 1911 est de donner aux tribunaux le droit de trancher la question de savoir si un produit à droit à l’appellation d’origine sous laquelle il est vendu. Ce n’est plus l’administration centrale qui décrète les territoires économiques, mais les acteurs locaux qui doivent défendre leurs intérêts. Les tribunaux auront à tenir compte, dans leur appréciation, « de l’origine, de la nature, de la composition, des qualités substantielles du produit vendu », en vertu des usages locaux, loyaux et constants édictés par la loi du 1er août 19058. La Bourgogne viticole n’ayant pas été délimitée par voie administrative, l’idée d’un processus de délimitation des zones viticoles par voie judiciaire est complètement absente des débats locaux. En revanche, certaines dispositions importantes du projet de loi sont discutées par la suite dans les régions de France et, en particulier en Bourgogne.

Ainsi, la CGAVB se montre très hostile à la notion « de qualité substantielle des vins » du paragraphe 2 de l’article 1er du projet de loi. A l’inverse, les membres des syndicats affiliés au Syndicat National du Commerce en Gros des Vins et Spiritueux de France souhaitent mettre en avant la qualité au détriment de l’origine comme le rappelle M. Lignon, président de ce groupement : « Ce qu’il faut demander au produit, dit-il en substance, ce n’est pas son origine, mais sa qualité. Ce que l’on cherche dans le chocolat Meunier, ce n’est pas la provenance du cacao, mais la synthèse habile des diverses matières premières, combinées, non d’après les origines, mais d’après leurs qualités intrinsèques »9. Prendre en considération la notion de la qualité permettrait d’attribuer la valeur ajoutée des noms institués des vins au processus de transformation, au négociant et, pas seulement à la production du raisin, au propriétaire. Pour la CGAVB, la qualité n’est pas codifiable et, « reste du ressort de l’acheteur »10. La stratégie de la Confédération est de faire pression pour rédiger « avec leurs députés présents les termes des amendements à soutenir »11 et d’étendre les liens avec les autres régions viticoles, le Midi, le Bordelais, ou la Charente.

Ainsi, les députés bourguignons Etienne Camuzet, Jules Symian, Claude Simonnet, Pierre Charles, Henri Muteau et Emile Vincent, de gauche comme de droite, unanimes – cette belle unanimité régionale s’explique en partie par l’intérêt politique des élus quand la région compte 90 000 viticulteurs pour quelques centaines de négociants dont une partie, négociants-propriétaires, est également favorable à une définition centrée de l’origine ; reprennent alors les conceptions défendues par la CGAVB et les présentent sous forme d’amendements. Lors de la discussion du projet de loi gouvernemental sur les délimitations au Parlement en 1913, les députés bourguignons refusent de s’engager « dans la voie compliquée et tortueuse de la garantie des qualités substantielles » et préfèrent que la loi se concentre essentiellement sur l’origine des vins12. Cet amendement fait l’objet d’une lutte nationale dans les vignobles en opposant d’une part, les organisations nationales et le Ministre de l’agriculture, Jules Pams, le père du projet de loi et, de l’autre les viticulteurs et leurs relais politiques au Parlement. En effet, en septembre 1913, un premier accord entre une partie de la viticulture bordelaise, la grande propriété et les représentants nationaux du négoce brouille les pistes. Cet accord propose la suppression des articles 2 et 3, réintroduisant par la même la notion de qualité substantielle primant sur celle d’origine. Ces articles sont pourtant considérés par Adolphe Savot, président de la CGAVB, comme indispensables à la « sauvegarde » de la viticulture bourguignonne. Un très grand nombre d’associations et de syndicats bordelais s’entendent ainsi avec le commerce local qui, par la suite, fait valider l’accord par le Syndicat national du commerce en gros des vins et spiritueux13. Pour Jules Pams, cette union d’une partie de la viticulture bordelaise et du commerce national est suffisante pour valider la totalité du projet. Ce n’est pas l’avis d’Edouard Barthe, député SFIO, spécialiste des questions viticoles sur toute la période ; régulièrement président de la Commission des boissons à l’Assemblée nationale et élu du Languedoc, l’apostrophant sur la validité de l’accord de Béziers14.

En effet, le 26 octobre 1913, a lieu dans cette commune un congrès organisé par la Confédération Générale des Vignerons du Midi et réunissant une nouvelle fois les délégués de toute les grandes associations viticoles de France. D’après Adolphe Savot : « les délégués bourguignons y interpellèrent les délégués bordelais qui se défendirent mollement et, en fin de compte, l’unanimité de Paris se retrouva pour appuyer nos revendications »15. Face à des viticulteurs bordelais divisés, les représentants nationaux de négoce se retrouvent isolés, seulement soutenus par un gouvernement s’appuyant encore sur l’accord survenu à Bordeaux.

Les viticulteurs bénéficient pleinement du ralliement de la SFIO à la défense de la petite exploitation et donc des réseaux politiques de gauche, initiant ainsi l’apprentissage socialiste d’une « nouvelle sociabilité républicaine »16. Etienne Camuzet et Jules Symian, les rapporteurs bourguignons de amendements « pro-origine », sont des élus SFIO. Ils bénéficient du soutien de Edouard Barthe (SFIO) et à sa suite les élus de gauche du vignoble du Midi, de Victor Dalbiez (radical-socialiste), de Eymond, de Combrouze et de la Trémoïlle, tous trois Girondins et républicains de gauche. Ces deux derniers sont aussi respectivement propriétaires-vignerons à Saint-Emilion et propriétaire du Château Margaux, donc assez logiquement favorables à une valorisation des crus par voie judiciaire. Lors des discussions à l’Assemblée nationale, les députés défendant l’origine s’ancrent plutôt à gauche et s’opposent, en ce sens, aux défenseurs du projet Pams (radical au moment où le radicalisme se rapproche de la droite et des milieux commerçants) et Dariac (Alliance Républicaine Démocratique) et au gouvernement dirigé par le Républicain Libéral Progressiste Barthou17. Il faut dire qu’à la veille de la Première Guerre mondiale, les alliances politiques à l’Assemblée nationale deviennent plus complexes. En 1910, avec 20 libéraux, 149 conservateurs et 149 radicaux sur 598 députés, le soutien à Pams et Dariac paraît assuré, d’autant socialistes et socialistes indépendants ne possèdent que 95 sièges. Seulement, en 1913, l’imbroglio des alliances et surtout les divisions au sein même du Parti Radical traversé par des stratégies divergentes et de plus en plus influencé par des intérêts corporatistes compliquent les rapports de force dans l’hémicycle18.

L’amendement soutenu par l’assemblée plénière des groupements viticoles de France est finalement voté par 334 voix pour et 203 contre, dont celle du Ministre de l’agriculture19. L’amendement passe donc sans l’approbation du gouvernement et la propriété viticole a fait la démonstration de sa force politique. En raison de la Première Guerre mondiale, le projet Pams n’est finalement pas adopté. Il devient cependant le modèle utilisé pour constituer la loi du 6 mai 1919 relative à la protection des appellations d’origine.

Lois du 6 mai 1919 sur les Appellations d’Origine

Lois du 6 mai 1919 sur les Appellations d’Origine

Lois du 6 mai 1919 sur les Appellations d’Origine

Mise en pratique du principe de primauté de l’origine

Après la mise en ordre intellectuelle du marché par la loi de 1919, succède une mise en pratique de ce texte. Or celle-ci est particulièrement complexe, conflictuelle, puisque les deux principes fondateurs de la loi sont : la résolution des tous les différents doit passer par les tribunaux et seule l’origine des raisins est retenue comme indicateur de la qualité. Cette dernière disposition ouvre la possibilité d’une interprétation restrictive excluant intégralement la pratique du soutien pourtant jusqu’ici très largement conduite par le négoce. Seulement, si la loi favorise les propriétaires, l’organisation de la production est encore largement dominée par les négociants. En pratique, la définition du bon terroir reste très élastique.

Les stratégies de contournement du négoce non propriétaire.

Face à la loi de 1919 et ne pouvant plus faire de vins sans prendre en compte l’origine des raisins, les représentants du commerce demandent alors une pratique très souple des équivalences et proposent des délimitations très larges des appellations d’origine. Suivis par quelques syndicats de villages dits « déshérités », car ne portant pas de noms réputés, les négociants voient leurs projets rejetés par les propriétaires de crus de la Côte-d’Or20. En outre, le négoce ne cesse, au cours des années 1920, de revendiquer une souplesse dans l’application de la loi de 1919 sur la question précise des coupages21. Cependant, cette pratique est de plus en plus critiquée par les propriétaires qui y voient un moyen de produire en cave des appellations d’origine sans réelle origine stricte. Cette possibilité offerte au négoce est alors petit à petit assimilée à une fraude potentielle sur les appellations d’origine.

Face à ce refus en bloc des associations viticoles et pour retrouver les marges d’autonomie concédées à la propriété à l’occasion de la loi de 1919, les négociants s’engagent alors dans une voie à contre-courant des appellations d’origine en tentant de promouvoir des marques commerciales privées. « Nous laisserons carrément disparaître les noms de la Bourgogne », annonce le négociant Liger-Belair représentant de l’Union des négociants de la Bourgogne aux associations de viticulteurs bourguignons22. « L’utilisation des marques ou monopoles est et restera légitime aussi longtemps que nos appellations commerciales empruntées au vignoble et dont nous avons arbitrairement été dépossédés ne nous aurons pas été légalement rendues »23. Ainsi, dans le catalogue de la Foire Vinicole créée en 1922 à Beaune à l’occasion de la vente des Hospices, apparaissent de nouveaux noms de vins. On retrouve les appellations de Monopole, Splendid, Excelsior, Carte-d’Or, Carte-d’Argent, Tête de réserve, Grande réserve, Cuvée Royale, etc., précédées du nom du négociant, avec sa marque privée ou (et) le nom canonique de Bourgogne. Les vignerons jugent alors très sévèrement cette initiative : « Château X à Beaune, cuvée supérieure, Vosne-Romanée ou des noms de crus imaginaires et suivis de Monsieur X, négociant à Beaune (qui) sont faites pour tromper l’acheteur sur la qualité même des vins : ces marques pouvant être fabriquées avec toutes sortes de vins sauf avec celui que semble désigner le nom de Beaune, Vosne-Romanée »24.

Les procès

Pour réguler les pratiques sur les marchés, grâce à la loi, les syndicats de vignerons initient deux types d’actions judiciaires : les procès contre les fraudeurs et les jugements propres à délimiter les territoires viticoles.

Dirigé par le marquis d’Angerville, grand propriétaire de Volnay, le Syndicat de Défense de la Viticulture Bourguignonne (qui deviendra partir de 1927 le Syndicat de défense des producteurs de grands vins fins de la Côte-d’Or), s’engage dans plus de 180 actions judiciaires contre des abus liés à des tromperies sur les appellations (dont 58 % impliquant des négociants, 17 % des viticulteurs, les autres procès engageant essentiellement des restaurateurs et débits de boissons). Quasiment tous remportés par le syndicat, ces procès parfois très médiatisés discréditent les pratiques commerciales du négoce et permettent d’imposer comme plus légitimes aux yeux des consommateurs les nouvelles normes du vin basées sur l’origine et calquées sur la propriété vigneronne. Le terroir vigneron apparaît comme un espace de vérité, un lieu de justice face à une production négociante mal perçue et minée par les procès.

Répartition professionnelle des procès pour fraudes intentés par le SDVB de 1920 à 1940

Répartition professionnelle des procès pour fraudes intentés par le SDVB de 1920 à 1940

Le second type de procès est en rapport aux délimitations de territoires viticoles. En Bourgogne, ces espaces opposent alors deux conceptions des appellations d’origine, l’une très restrictive et favorisant les grands propriétaires détenant les parcelles les plus centrales des appellations, l’autre, plus extensive, plus favorable aux petits propriétaires qui, suite aux pratiques des équivalences du XIXème siècle, ont pu accéder aux noms des 12 villages porte drapeaux de la Côte. Ces communes sont celles portant des noms valorisés sous lesquels étaient donc vendus les vins de Bourgogne (Volnay, Pommard, Gevrey-Chambertin, Nuits-Saint-Georges, etc.). Selon la structure de leur propriété, les propriétaires mobilisent des preuves d’usages locaux, loyaux et constants contradictoires pour tenter d’imposer leur définition du territoire25. Ce sont finalement les propriétaires de crus, mieux positionnés au sein des instances syndicales nationales qui parviennent à imposer leurs vues. A partir de 1927, le cépage intervient dans les délimitations, activant d’autant plus les luttes internes entre propriétaires de gamays et propriétaires de pinots. En Bourgogne, le jugement de délimitation régional du 29 avril 1930 donne l’avantage à ces derniers. L’appellation Bourgogne (hormis sur les sols granitiques du Beaujolais) est refusée aux vins de gamay et d’aligoté.

Alliances syndicales en Bourgogne vers 1930

Alliances syndicales en Bourgogne vers 1930

Malgré l’intervention d’une Commission parlementaire de Boissons en 1931 dans l’ensemble des régions françaises, les tenants des strictes délimitations territoriales, bien intégrés dans la section des Grands Crus de la Fédération des associations viticoles de France et d’Algérie parviennent à imposer, avec le soutien de Joseph Capus, la loi du 30 juillet 193526.

Avec ce texte, la régulation républicaine sur le marché des vins de Bourgogne se rigidifie. L’article 21 de cette loi stipule que le Comité National déterminera les AOC, sur demandes syndicales. Mais, il annonce surtout que, entre autres, « feront l’objet de cette réglementation les appellations […] existant au moment de la promulgation de la présente loi, et qui auront fait l’objet d’une délimitation judiciaire passée avec force de chose jugée »27. La loi de 1935 ne revient aucunement sur les décisions de justice émanant du texte de 1919. L’essentiel est acquis à la cheville des années 1930 avec ce que l’on nomme le « contrôle républicain du marché » où les nomenclatures de qualité pour les vins sont celles qui d’une part, s’appuient sur la défense de l’artisan propriétaire contre le capitaliste et l’aristocrate ou le négociant et d’autre part, celles qui résultent d’un processus collectif et d’une forme ou autre de contrôle par les autorités publiques avec la création de deux administrations : la Répression des fraudes en 1905 et le Comité National des Appellations d’Origine en 1935. Le seul référentiel légitime pour influer sur la législation du vin est alors un argument jugé du côté républicain. La construction d’une qualité basée sur le terroir est bien un processus d’interaction entre activité économique et règle de droit28, plus fondamentalement, entres activités économiques et socle politique. Le conflit d’intérêts sur le marché trouve sa règle de justice idéologique et le mode pertinent de la prononcer (tribunaux et parlements) dans l’ordre indépassable de la République.

Jugement de délimitation du Montrachet. Partie 1

Jugement de délimitation du Montrachet. Partie 1

Jugement de délimitation du Montrachet. Partie 2

Jugement de délimitation du Montrachet. Partie 2

Jugement de délimitation du Montrachet. Partie 3

Jugement de délimitation du Montrachet. Partie 3

Jugement de délimitation du Montrachet. Partie 4

Jugement de délimitation du Montrachet. Partie 4

Jugement de délimitation des Santenots (Volnay). Partie 1

Jugement de délimitation des Santenots (Volnay). Partie 1

Jugement de délimitation des Santenots (Volnay). Partie 2

Jugement de délimitation des Santenots (Volnay). Partie 2

Jugement de délimitation des Santenots (Volnay). Partie 3

Jugement de délimitation des Santenots (Volnay). Partie 3

Jugement de délimitation des Santenots (Volnay). Partie 4

Jugement de délimitation des Santenots (Volnay). Partie 4

Jugement de délimitation des Echezeaux. Partie 1

Jugement de délimitation des Echezeaux. Partie 1

Jugement de délimitation des Echezeaux. Partie 2

Jugement de délimitation des Echezeaux. Partie 2

Jugement de délimitation de la Bourgogne. Extrait 1

Jugement de délimitation de la Bourgogne. Extrait 1

Jugement de délimitation de la Bourgogne. Extrait 2

Jugement de délimitation de la Bourgogne. Extrait 2

Conclusion

Le respect du principe de la primauté de l’origine et des usages locaux, loyaux et constants, l’idée même d’une typicité prépondérante par rapport à la notion de qualité substantielle devient une norme effective dans le premier tiers du XXème siècle. La qualité associée au terroir est une construction juridique récente.

Aussi, le retournement du marché au détriment des négociants a clairement une origine politique. L’acception de l’idéologie républicaine, mise à profit par les propriétaires de crus lors du cadrage juridique du marché, le montre. La place des élus de la République et, particulièrement celle des députés radicaux et socialistes dans le débat va servir un monde syndical de mieux en mieux structuré pour imposer sa vision des normes. L’AOC est une construction républicaine.

Certes, et nous renvoyons ici le lecteur aux travaux de Gilles Laferté, d’autres éléments comme le folklore ou l’invention des identités régionales participent activement à l’élaboration des représentations actuelles du terroir29. Mais la notion juridique et commerciale d’origine, en tant que phénomène de fixation des usages liés au sol fait partie intégrante des ces représentations. En cherchant à identifier le processus de construction de cette norme, notre étude est à envisager comme une modeste contribution à l’histoire de la définition des terroirs. Représentation qui relève d’acceptions géologiques, climatiques, ampélologiques, objet marketing et culturel, lieu de sociabilité, espace parfois politisé, le terroir, dans sa signification récente et au départ juridique, n’est pas le lieu immanent de l’authenticité, mais un objet historique en éternelle reconstruction.

Notes

1 Pour la construction des normes alimentaires, voir BRUEGEL Martin, BOURDIEU Jérôme et STANZIANI Alessandro, « Nomenclatures et classification : approches historiques, enjeux économiques », INRA, Actes et communications, n° 21, 2004. Retour au texte

2 REVEL Jacques [dir.], Jeux d’échelles - la micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard – Le Seuil, 1996, Coll. « Hautes-Etudes », 248 p. Retour au texte

3 Bulletin du Syndicat viticole de la Côte Dijonnaise, Janvier 1894. Retour au texte

4 Pour la Côte-d’Or, département le plus concerné par les questions de vins de crus, les députés sont donc désormais Jean-Baptiste Bouhey-Allex, petit propriétaire viticulteur de l’arrière-côte et Etienne Camuzet, vigneron à Vosne-Romanée. Tous deux sont élus en 1902 sous l’étiquette socialiste. Ils représentent une nouvelle génération de parlementaires acquis à la cause de la propriété vigneronne. Libre penseur de la première heure (dès 1880), Jean-Baptiste Bouhey-Allex représente le type même du politique en phase avec le mouvement de républicanistation des campagnes. Maire de Villers-la-Faye, il organise dans cette commune une caisse de retraite ouvrière et une mutuelle contre les incendies. Il y fonde également une bibliothèque et une société républicaine d’instruction. Il s’implique dans l’action syndicale en réunissant, après le phylloxéra, l’ensemble des viticulteurs du canton de Nuits-Saint-Georges. Enfin, son action de diffusion de la pensée républicaine socialiste dans les campagnes se concrétise par le lancement du « Réveil paysan » ; organe de la fédération socialiste de Côte-d’Or. Retour au texte

5 LONG Raymond, Les élections législatives en Côte-d’Or depuis 1870 : essai d’interprétation sociologique, Paris, Armand Colin, 1958, 302 p. Retour au texte

6 Décret du 25 mai 1909 pour l’Armagnac, décret du 1er mai 1909 pour le Cognac, décret de 1911 pour Bordeaux, décret du 17 décembre 1908 pour le Champagne. Retour au texte

7 BEURY André, La révolte des vignerons de l’Aube. Février – septembre 1911, Troyes, 1962, 27 p. et SAILLET Jacqueline et GIRAULT Jacques, « Les mouvements vignerons de Champagne », Mouvement Social, n° 67, 1969, p. 79 – 109. Retour au texte

8 Bulletin du Syndicat viticole de la Côte Dijonnaise, Juillet 1911, p. 179 à 181. Retour au texte

9 Idem, p. 185. Retour au texte

10 Idem, Août 1911, p. 210. Retour au texte

11 Idem, p. 287. Retour au texte

12 Journal Officiel de la République Française, Chambre des députés, 1ère séance du 20 novembre 1913, p. 3328. Retour au texte

13 Journal Officiel de la République Française, 1ère séance du 20 novembre 1913, p. 3461. Retour au texte

14 voire les travaux de Jean SAGNES et, en particulier SAGNES Jean [dir], La viticulture française aux XIXe et XXe siècles, colloque national d'histoire, Béziers, le 30 mai 1992, Presses du Languedoc, 1993, Montpellier, 143 p. Retour au texte

15 Op. cit., 286. Retour au texte

16 LYNCH Edouard, Moissons rouges : les socialistes français et la société paysanne durant l’entre-deux-guerres, 1918 – 1940, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2002,Coll. « Histoire et civilisations », p. 129. Retour au texte

17 Les débats sont aussi menés par Cassadoux, député Républicain Libéral Progressiste de la Gironde et défenseur du projet Pams initial. Retour au texte

18 Une division profonde s’installe dans les troupes radicales en particulier au sujet de la loi faisant passer, le 7 août 1913, le service militaire de 2 à 3 ans. Cette instabilité rejaillit lors du congrès du Parti Radical à Pau la même année où s’exprime un rejet d’une partie des membres ayant collaborés avec le gouvernement Barthou. Voir BERSTEIN Serge, Histoire du Parti Radical, La recherche de l’âge d’or, Tome 1, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1980 et BONNEFOUS G., Histoire politique de la Troisième République, L’Avant-guerre (1906-1914), Tome 1, Paris, PUF, 1956. Retour au texte

19 Bulletin du Syndicat viticole de la Côte Dijonnaise, mars 1913, p. 284 – 287. Retour au texte

20 Réunion de Chalon-sur-Saône, dans Enquête sur la situation de la viticulture de France et d’Algérie (Indre-et-Loire, Dordogne, Gard, Côte-d’Or), Tome 4, Rapport fait au nom de la Commission des Boissons par M. Edouard Barthe, n° 3156, Chambre des députés, Paris, Imprimerie de la Chambre des députés, 1931, Op. cit. Retour au texte

21 La Chambre de commerce de Dijon vote à l’unanimité pour le principe du coupage. « L’exportation des vins français et la convention de Madrid », Bulletin de la Chambre de Commerce de Dijon, 1922, p. 135-139. De même, lors de la venue de la Commission parlementaire en 1931, Paul Germain représentant le commerce en Bourgogne déclare : « nous demandons un pourcentage de vins de soutien et nous cesserons de réclamer ce pourcentage », dans Enquête sur la situation de la viticulture, Op. cit., p. 267. Retour au texte

22 Archives du Marquis d’Angerville, Lettre à Sem d’Angerville du 4 janvier 1921. Retour au texte

23 Paul Germain, Revue du Vin de France, juillet 1927. Retour au texte

24 Déclaration du Comité d’Agriculture et de Viticulture de l’arrondissement de Beaune, FIII § 8 art. 2 n°5, Archives Municipales de Beaune. Retour au texte

25 LAFERTE Gilles et JACQUET Olivier, « Appropriation et identification des territoires : la mise en place des AOC dans le vignoble bourguignon », Cahiers d’Economie et de Sociologie Rurales, INRA, n° 76, p. 9-27. Retour au texte

26 Archives INAO Paris, Compte rendu des réunions de la Fédération des Associations Viticoles de France et d’Algérie (1929 – 1934). Retour au texte

27 Décret-loi du 30 juillet 1935, art. 21. Retour au texte

28 STANZIANI Alessandro, « Action économique et contentieux judiciaires. Le cas du plâtrage du vin en France, 1851-1905 », Genèses, 50, 2003, p. 71-90. Voir aussi BRUEGEL Martin et STANZIANI Alessandro, « la sécurité alimentaire entre santé et marché », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, Tome 51, n° 3, 2004, Paris, Belin. Retour au texte

29 LAFERTE Gilles, La Bourgogne et ses vins : image d'origine contrôlée, Paris, Belin, coll. Socio-histoire, 2006, 320 p. Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Olivier Jacquet, « Les appellations d’origine et le débat sur la typicité dans la première moitié du XXème siècle : le rôle du syndicalisme viti-vinicole bourguignon. », Territoires du vin [En ligne], 1 | 2009, publié le 01 février 2009 et consulté le 21 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/territoiresduvin/index.php?id=1441

Auteur

Olivier Jacquet

Ingénieur de recherche, Université de Bourgogne

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