Introduction
Puisqu’il s’agit ici de porter sur le/la Rioja1 (les valeurs et usages respectifs de ces articles définis demanderont à être rapidement définis) un regard assez ample, je préciserai d’abord le cadre : cadre géographique et géopolitique, cépages locaux et techniques de conduite de la vigne et enfin rapide description historique. Je donnerai ensuite les éléments essentiels du cadre juridique de la D.O. Ca. Rioja, avant d’analyser l’organisation spécifique de la filière vitivinicole locale ; mais nous serons déjà là dans la deuxième partie et dans l’étude des aspects identitaires.
Le Rioja prétend à un statut d’excellence et à une notoriété mondiale, et il n’est pas de grand vin sans une « histoire » qui va avec. Depuis environ un siècle et demi, s’est donc constitué un contexte culturel complexe, accumulant des références variées et parfois contradictoires, à des valeurs reconnues – on pense immédiatement à Bordeaux2 – mais également des auto-références, dont on va voir qu’elles ne sont pas univoques, tant elles se rattachent (ou non) à un nationalisme local, ou bien à des valeurs et à des stéréotypes, diffusés par certains prescripteurs présentés comme les apôtres ou comme les artisans d’une certaine globalisation en matière de vin : on pense là évidemment à Parker3.
Enfin, je présenterai l’organisation commerciale et les stratégies marketing mises en place au cours des dernières décennies, en y incluant la récente explosion des structures relevant de l’oenotourisme, dont une spectaculaire architecture vinicole est le signe le plus médiatisé.
Sous-jacente, se posera en permanence la question de savoir si vignobles et vins de Rioja relèvent du Nouveau Monde ou de l’Ancien.
A titre de préambule, voici quelques chiffres, qui permettront de situer le vignoble espagnol en général et celui de Rioja en particulier :
- l’Espagne possède le premier vignoble du monde en ce qui concerne la surface plantée en vigne (1, 2 million d’ha)
- elle est le 3e pays en production, derrière l’Italie et la France
- elle est le 2e ou le 3e pays exportateur selon les années (le trio de tête est constitué de l’Italie, l’Espagne et la France. L’Australie, 4e, se situe très loin derrière)
- par contre, la consommation de vin par habitant y est basse (11e rang mondial en 2005 selon l’OIV et 7e en 2008, avec environ 30 litres par an, face aux 50 et quelques litres des Français4)
- on compte en Espagne une soixantaine de zones d’appellation contrôlée (en espagnol : Denominación de Origen), plus de nombreux Vinos de la Tierra (qui peuvent être assimilés à nos vins de pays)
- la D.O. Ca. Rioja vend chaque année entre 250 et 280 millions de litres de vin et représente environ 40 % des ventes de vin d’appellation contrôlée espagnoles (40 % sur le marché espagnol, et 40 % également sur les marchés export).
Le cadre
Cadre géopolitique et géographique
Il convient sans doute tout d’abord de préciser un point de vocabulaire. Le Rioja, le vin de Rioja est – évidemment – produit dans le vignoble de Rioja. Mais si l’on parle, dans l’Espagne actuelle, de « La Rioja », avec une majuscule à l’article défini, il s’agit de la Communauté Autonome de La Rioja, zone recouvrant exactement la province de Logroño. Cette province était, jusqu’à l’adoption de la Constitution de 1978, partie intégrante de la Vieille Castille. La Rioja est maintenant autonome, et séparée de la Castille. Mais, par souci de clarté, on l’appelle encore à l’occasion Rioja Castellana, Rioja Castillane. Car il existe une Rioja Alavesa et même une Rioja Navarraise. Le vignoble historique de Rioja, et le périmètre de l’actuelle Denominación de Origen Calificada, la D.O. Ca. Rioja, dépassent en effet largement les frontières de la province de Logroño, pour déborder sur la province basque d’Álava (Rioja Alavesa) et sur la Navarre, Navarre qui constitue à elle seule une autre Communauté Autonome.
La Rioja, avec majuscule à l’article, renvoie donc à la région administrative de Rioja. Le vin est en général précédé de l’article masculin : « el Rioja », le Rioja, ou dispensé d’article, « Rioja », selon une tendance récente en vigueur dans la littérature économique locale, comme du reste l’on dit Twingo ou Mégane, dans la publicité automobile. On trouve parfois « la Rioja », sans majuscule à l’article, pour parler du vignoble de Rioja dans son ensemble.
Pourquoi une telle complexité, qui, au premier regard, pourrait sembler relever d’un certain maniérisme ? Essentiellement parce que le sentiment d’appartenance locale est très fort en Espagne, ses manifestations les plus marquées relevant du nationalisme, et parmi les régions les plus concernées par ce phénomène figure le Pays Basque, dont les nationalistes revendiquent d’ailleurs l’annexion de la Navarre (et du Pays Basque français) à l’Euskal Herria, la patrie basque, en même temps que l’indépendance, pour les plus virulents d’entre eux.
Pour compliquer encore ce canevas complexe, il faut savoir que le vignoble de Rioja se divise en trois subzonas, trois « sous-zones » viticoles, Rioja Alta, Rioja Alavesa, et Rioja Baja.
La première se situe à l’ouest du vignoble, sur la CA de La Rioja. La seconde, sur le territoire de la province basque d’Alava, nous l’avons dit. La troisième, qui produit des vins moins réputés, essentiellement sur la Communauté Autonome de La Rioja, mais elle déborde sur la Navarre, et en particulier sur la zone de Viana, située aux portes de Logroño.
Si la partie navarraise de la D.O. Ca. ne fait pas apparaître de réelles spécificités, tant elle est intégrée de fait à la Rioja Baja, la Rioja Alavesa a par contre, de tous temps, développé une personnalité particulière, due en grande partie à son appartenance à l’entité culturelle, et maintenant politique, basque. Outre une structure de la propriété et de la production qui diverge notablement de celle qui domine dans le reste du vignoble, on y trouve en effet, chez les vignerons et les entrepreneurs locaux, la volonté de se situer au plus haut niveau de la qualité et de la notoriété, et de devancer ainsi la Rioja Alta, qui avait de longue date vocation à tenir le haut du pavé. Ce désir d’excellence, qui du reste se traduit effectivement dans la qualité des vins produits, est fortement appuyé par les pouvoirs publics locaux, et par le gouvernement autonomique basque. Ceux-ci investissent dans la promotion des vins à l’export, en finançant des stands dans des foires internationales, comme par exemple Vinexpo à Bordeaux, dans des campagnes d’image, dans des programmes de recherche et même dans des publications concernant le vin de Rioja Alavesa, présenté comme « Le grand vin du Pays Basque ». Les moyens financiers mis en œuvre sont à l’échelle du dynamisme et de la puissance économique du Pays Basque, mais aussi de la force des sentiments « nationaux » développés localement5.
Ne voulant pas être en reste, la Rioja Alta et les autorités de Logroño ont été amenées à lancer elles aussi des programmes d’action, en particulier en organisant des « événements6 » et en développant une Route du Vin, dans le sillage de ce qui avait été inauguré en Rioja Alavesa. Enfin, l’ensemble de ces acteurs est regroupé dans le cadre de l’interprofession pour des actions communes, mais selon un clivage régional qui ne se dément pas, que ce soit au niveau des organisations de viticulteurs ou de celles des bodegas.
Le vignoble de Rioja s’étire d’ouest en est sur une bande d’une centaine de kilomètres de long et de 15 à 20 km de large. Haro, capitale de la Rioja Alta, se situe à la limite ouest de la D.O. Ca., et à environ 100 km au sud de Bilbao. Alfaro, qui marque la limite est de la Rioja Baja, est à 100 km au sud de la frontière franco-espagnole d’Hendaye. Les vignobles encadrent le cours de l’Ebre, dans un relief en forme de gouttière qui s’ouvre vers l’est, agrémenté de collines assez douces, mais encadré, dans la partie ouest, par de puissants massifs montagneux dépassant les 1 400 mètres au nord, et même les 2 000 mètres au sud. A mesure que l’on descend vers l’aval, l’altitude baisse, passant de 500/600 mètres à quelque 300, en même temps que le climat passe d’un régime tempéré océanique à une dominante méditerranéenne. L’est de La Rioja connaît en effet l’olivier, qui ne résisterait pas aux fortes gelées qui frappent Haro et Laguardia7.
La vigne s’étend sur environ 63 500 hectares, (43 800 dans la CA de La Rioja ; 13 000 en Rioja Alavesa ; à peine 7 000 en Navarre).
On distingue en général trois types de sols8 :
- ceux produisant les meilleurs vins sont les sols argilo-calcaires, de couleur claire, d’origine tertiaire. On les trouve surtout dans la Rioja Alavesa et dans la Rioja Alta. Ils représentent un quart de la superficie totale du vignoble.
- en surface égale, des sols argilo-ferreux rougeâtres, dominants dans la Rioja Baja. Ils donnent des vins plus corsés, mais réputés moins fins.
- enfin des sols alluviaux, pour la moitié de la superficie totale donc, aménagés en terrasses. Les plus anciennes sont composées de terres légères et bien drainées, aptes à produire des vins de qualité. Les autres fournissent des vins plus ordinaires.
Encépagement et conduite de la vigne
Il convient d’insister sur l’encépagement local, qui est l’un des traits originaux du vignoble de Rioja. La production de vin rouge est largement prédominante, pour ne pas dire hégémonique : la surface plantée de cépages rouges couvrait 80 % du total en 1985. Elle a atteint en 2008 le chiffre de 93 %.
Le cépage emblématique est le Tempranillo, dont le nom vient de ce qu’il mûrit tôt. Particulièrement bien adapté à la région, et maintenant identifié comme « le » cépage noble espagnol, il a lui aussi progressé fortement au cours des dernières décennies, pour atteindre 85 % de la surface plantée en rouge. Certaines sources suggèrent qu’il pourrait être le descendant de pieds de vignes apportés par les moines de Citeaux, lors de leur participation à la rechristianisation de l’Espagne après la reconquête sur les Arabes. Cette explication plaira sans doute au public bourguignon, mais elle n’a pas été confirmée à ce jour au plan scientifique. Ce qui est maintenant établi, par contre, c’est que la Tinta del País, la Tinta de Toro, le Cencibel ou l’Ull de Llebre sont ses proches parents. On lui reprochait autrefois de mal vieillir, mais il clair que l’œnologie moderne a fait disparaître ce handicap : sa capacité de garde fait maintenant partie de ses lettres de noblesse attestées, et valorisées par le public.
Le Grenache noir, Garnacha negra, dominait autrefois en Rioja Baja, et servait à remonter en matière et en alcool les autres vins. Utilisé souvent pour des cuvées multicépages (plurivarietales) et accessoirement pour élaborer des vins rosés, il ne représente plus que 10 % du total, mais les vins issus de vieilles vignes de Grenache sont actuellement à la mode.
Les deux (seuls) autres cépages rouges autorisés sont le Mazuelo, nom local du Carignan, dont l’acidité est précieuse, pour équilibrer certaines cuvées issues de raisins surmûris, et le Graciano, qui a failli disparaître, mais connaît un regain de faveur, au point que plusieurs bodegas en tirent maintenant des cuvées monocépages, appréciant sa richesse en arômes.
Les cépages blancs ont progressivement décliné en Rioja, ne couvrant plus à ce jour que 7 % de la surface totale, au point qu’une demande est en cours, pour la plantation de quelque 2 000 nouveaux hectares. Le cépage local traditionnel est le Viura, connu sous le nom de Macabeu en Languedoc-Roussillon. Les demandes nouvelles concernent de façon majoritaire le Verdejo, cépage de Rueda, en Castilla y León, le Chardonnay, proposé, n’ayant guère attiré les faveurs des producteurs locaux.
L’image traditionnelle du vigneron poussant devant lui son mulet relève désormais des musées du vin qui fleurissent dans le vignoble. Bien que souvent propriétaires de petites parcelles et de petites surfaces, les vignerons locaux sont en effet maintenant tous équipés de tracteurs, et les machines à vendanger et à tailler sont courantes. Autre particularisme local, ce sont les petits tracteurs bas qui ont eu ici la préférence des viticulteurs, les enjambeurs étant particulièrement rares. Le corollaire est la culture en espalier (en espaldera), qui supplante progressivement la taille en gobelet (en vaso) traditionnelle. La densité de plantation baisse du même coup à 3 000 pieds par hectare9, et les dernières années ont vu se multiplier les installations d’irrigation, retenues d’eau, canalisations et systèmes de goutte à goutte, qui expliquent en partie l’augmentation sensible des rendements, au cours des dernières années.
Rapide historique 10
Il semble que la vigne ait été implantée dans la zone que l’on nomme de nos jours Rioja par les Romains, au IIe siècle avant J-C. Elle n’acquiert une réelle importance que vers les Xe et XIe siècles, avec la stabilisation de la domination chrétienne. Les fidèles communient alors sous les deux espèces, et le vin est donc nécessaire en quantité non négligeable, pour célébrer le rituel de l’Eucharistie. Du XIVe au XVIe, l’économie locale et les exportations vers d’autres régions, principalement Bilbao et la côte cantabrique, sont dominées par la laine des Cameros. Mais progressivement le vin est intégré aux expéditions, profitant de l’ouverture ou de l’amélioration des routes vers le nord. Au XVIIe siècle, on parle déjà de quasi-monoculture de la vigne en Rioja, et au XVIIIe, on en déplore les effets pervers : crises de surproduction, mévente, disparition des cultures vivrières et de l’élevage, ce qui agrave encore les périodes de crises.
Quelques témoignages vantent la qualité des vins locaux, mais l’essentiel des écrits disponibles à la fin du XVIIIe insiste sur les méfaits de cette monoculture, et sur la médiocre qualité des vins produits, faute d’installations convenables et surtout d’un savoir-faire qui permettrait de conserver le vin et de le faire voyager. Le vin est en effet alors une denrée éminemment périssable, dont on dit qu’il « pourrit » littéralement pendant l’été qui suit sa production. Le viticulteur n’a donc aucune marge de manœuvre, et doit se débarrasser du vin qui lui reste pour encuver la récolte suivante. On trouve de multiples mentions, à la fois dramatiques et pittoresques, du fait que le vin est jeté au caniveau ou utilisé pour remplacer l’eau dans le mortier, et des ajouts improbables qu’on lui fait pour tenter désespérément d’en prolonger la conservation : plâtre, sang animal, ossements divers, moutons entiers, avec la peau et la laine, et même chiens ou mulets crevés…
Les élites éclairées du Siècle des Lumières, organisées en Sociedades de Amigos del País, cherchent des solutions pour mettre fin à cette situation. Constatant que l’on produit à Bordeaux des vins rouges qui se vendent à un bon prix à l’export, grâce à leur qualité et à leur capacité à voyager, elles encouragent l’apprentissage et l’adoption de ce l’on appellera rapidement « la méthode bordelaise » ou « la méthode médocaine » par des producteurs locaux.
Après une première tentative malheureuse de Quintano, à la fin du XVIIIe, ces méthodes seront réellement mises en œuvre au cours de la deuxième moitié du XIXe, par les deux célèbres marquis, de Murrieta et de Riscal11, après qu’ils ont fait l’un et l’autre le voyage à Bordeaux pour s’y former.
Résumons rapidement les éléments principaux de cette « méthode bordelaise » : vendange des raisins quand ils sont mûrs, et non à des dates fixées de façon archaïque par les autorités locales, tri du raisin et élimination des grappes pourries, remplissage des cuves en une seule journée pour une fermentation plus homogène, transfert du vin dans des barriques de chêne « bordelaises », ouillages fréquents, soutirages réguliers, clarification au blanc d’œuf.
Ces techniques impliquent de disposer de vastes locaux modernes, pour être en mesure d’y stocker plusieurs récoltes. Elles nécessitent par conséquent des moyens financiers importants, et ne peuvent être le fait que d’aristocrates ou d’hommes d’affaires disposant déjà d’une solide assise financière. Les bodegas construites entre 1860 et le début du XXe siècle, et que l’on qualifie alors fièrement de bodegas industriales, impressionnent par leurs dimensions et par leur modernité, et n’ont rien à voir avec les installations paysannes, souvent archaïques, des petits cosecheros voisins.
On connaît l’épisode du phylloxéra bordelais, et je le résume très brièvement. Le puceron envahit le vignoble français, mais laisse dans un premier temps indemne celui de Rioja. Les négociants bordelais, habitués à des assemblages de vins du grand sud-ouest de la France (et même au-delà) pour concocter leurs bordeaux, cherchent logiquement en Espagne des vins de remplacement. Parmi les régions productrices espagnoles, la Rioja a l’avantage d’être géographiquement assez proche, d’autant plus que le chemin de fer la relie depuis peu à Bilbao, mais aussi à la frontière française d’Irún.
Pendant cette période (1860 à 1900), souvent qualifiée d’âge d’or (en particulier 1870- 1891), la Rioja connaîtra le meilleur et le pire. La demande est alors si forte que tout ce qui ressemble à du vin se vend à un bon prix. L’appel d’air est tel que la surface du vignoble double en une trentaine d’années. Certains producteurs ou investisseurs locaux, pour répondre à une demande de vins de qualité, adoptent les méthodes bordelaises et montent en gamme, en même temps du reste que des Bordelais construisent des installations sur place, pour mieux contrôler la qualité de leurs approvisionnements. Mais l’énorme demande pousse de nombreux négociants à la fraude, et l’on « fabrique » alors des millions d’hectolitres de vin frelaté, à base de vin dilué d’eau et remonté ensuite avec de l’alcool industriel importé massivement d’Allemagne12, et recoloré avec des colorants industriels, comme la fuchsine…
La situation au virage entre XIXe et XXe siècle tourne au drame. Les Bordelais ont reconstitué leur vignoble, et le traité commercial signé avec la France en 1882, très avantageux pour l’Espagne, est abrogé en 1892. Les trafics décrits plus haut ont jeté la suspicion sur l’ensemble des vins de Rioja, et enfin le phylloxéra frappe la région, détruisant la quasi-totalité des vignes.
A quelques brèves périodes près, le vignoble restera dans le marasme jusqu’à la fin des années 1950. La région connaît alors un fort exode rural, qui contribue à renforcer les positions des bodegas. Celles-ci rachètent des vignes, et assoient leur domination sur le secteur, face à des interlocuteurs viticulteurs en position de faiblesse.
Les années 1960 sont celles du décollage économique de l’Espagne, avec les plans de développements, qui la font passer du statut de pays quasi sous-développé à celui de 10e puissance mondiale en 1970. Cette révolution économique se traduit par une forte expansion également dans le vignoble de la Rioja. A partir de la fin de la décennie 1960, les bodegas en place se développent, certaines se regroupent, des capitaux extérieurs, souvent basques, mais provenant aussi de grandes maisons de Jerez, comme Domecq, Osborne ou González Byass, s’investissent massivement, le tout accroissant considérablement les capacités de production et de stockage. De sorte que l’on plante des vignes, pour suivre une demande qui est stimulée activement par ces grands groupes, grâce à des méthodes commerciales et de communication modernes. Il faut dire que le marché intérieur espagnol est alors très porteur, du fait du fort développement d’une nouvelle classe moyenne, avide de consommation et d’accession aux canons de vie européens.
Malgré des phases cycliques, caractéristiques à la fois de l’activité vitivinicole et de l’économie espagnole, les surfaces cultivées et les volumes produits et commercialisés ont globalement progressé de façon importante entre 1965 et… la crise de 2008, pour atteindre, on l’a dit, plus de 63 000 ha plantés et une production annuelle située entre 250 et 280 millions de litres.
Le dernier événement majeur est l’accession en 1991 au rang de Denominación de Origen Calificada13. La Rioja est la première zone d’appellation contrôlée espagnole à accéder à ce titre, synonyme localement d’excellence et d’exigence de qualité. Et ce point va nous permettre de passer au chapitre suivant, et de traiter le cadre juridique du vignoble.
Cadre juridique
C’est à la suite des frelatages des années 1890 que naît le projet de défense du bien commun que constituent le vignoble et le vin qui y est produit. La marque collective Rioja, apparaît pour la première fois en 1925, et un organisme de contrôle est créé en 1926. La IIe République crée les premières appellations contrôlées espagnoles en 1932 : les deux premières Denominaciones de Origen sont Jerez et Rioja. Le fonctionnement est géré par un Consejo Regulador, un Conseil Régulateur, dont les attributions cependant resteront floues jusqu’en 1970. En 1970, elles sont clairement définies : défense de la D.O., contrôle et promotion de la qualité des vins locaux.
L’obtention de la D.O. Ca. en 1991 implique des contrôles plus stricts à tous égards, depuis le rendement des vignes, jusqu’à la mise du vin à disposition du consommateur. L’élément essentiel est l’obligation de mise en bouteille dans la région de production, ce qui élimine tous les risques de manipulations par des négociants ou opérateurs extérieurs à l’interprofession locale.
Les services techniques du Consejo Regulador sont en charge du respect d’un règlement qui s’impose à tous les acteurs. « Ils gèrent les registres des bodegas et des vignes, l’établissement des cartes des viticulteurs et le contrôle de l’élaboration des vins, l’inspection des bodegas et des vignes, le contrôle des mouvements, de l’élevage et de la commercialisation des vins, le contrôle et le suivi des contre-étiquettes et l’élaboration de statistiques sur le secteur »14.
Mais le texte officiel, très précis, régit également de nombreux points, comme, par exemple, l’encépagement, les rendements autorisés ou encore les procédures d’agrément ou de déclassement des vins15. On y a même ajouté récemment le contrôle des vins et de l’étiquetage sur les lieux de distribution, en Espagne comme sur les marchés extérieurs.
Image et éléments identitaires
Modèle économique et organisation spécifiques
C’est volontairement que nous faisons figurer parmi les aspects identitaires l’organisation de la filière. Il s’agit en effet d’une spécificité locale, dont on va voir qu’elle a des incidences lourdes, certes sur le sort des diverses catégories d’opérateurs, mais également sur la hiérarchie entre les vins et même sur la vision locale de la notion de terroir.
Depuis la promulgation en 2003 de la Ley de la Viña y del Vino16, l’ensemble de la filière du Rioja s’est regroupé dans un organisme paritaire, l’OIPVR, Organización Interprofesional del Vino de Rioja, dont la structure de direction, la Junta Directiva, est composée de 32 membres, 16 du secteur production (viticulture) et 16 du secteur élaboration/commercialisation. Depuis 2004, ce sont ces 32 membres qui constituent le Consejo Regulador de la D.O. Ca. Rioja. La représentation de chacune des organisations professionnelles y est proportionnelle à son importance économique, respectivement pour chacun des deux grands secteurs : nombre d’hectares de vignes et valeur du vin commercialisé. Toutes informations aisément disponibles, puisque le Consejo tient des statistiques détaillées et précises de toutes les activités et tous les flux17.
Résumons rapidement les traits essentiels de l’organisation de la filière18.
Le modèle économique en place est l’héritier de la mutation qui suit la création de la première génération de bodegas industriales, à la fin du XIXe siècle, quand l’habitude se prend de ne plus considérer le vin comme un produit périssable dont il faut se débarrasser dans l’année, mais comme une source potentielle de plus-value, une fois que le vieillissement en cave l’a bonifié.
Le mot bodega, qui désigne les entreprises vinicoles espagnoles est un mot générique, qui signifie cave. Ici, il s’agit à la fois de l’entreprise et de ses installations techniques où l’on élabore, élève et stocke le vin.
Certaines bodegas sont totalement intégrées, c’est-à-dire qu’elles possèdent des vignes, qu’elles exploitent, qu’elles élaborent le vin, le font vieillir et le commercialisent. Mais il faut savoir que l’ensemble des bodegas ne possèdent en propre que 14 % (2007) des vignes.
Les 86 % restant sont divisées en plus de 100 000 parcelles, en général de petite taille (0,52 ha de moyenne) et appartiennent à quelque 18 000 petits viticulteurs (80 % possèdent moins de 5 ha chacun). Parmi ces petits viticulteurs, seuls 718 (2007) sont équipés pour élaborer leur vin, pour une quantité qui ne représente que 5 à 6 % du total produit : ce sont les cosecheros, surtout présents en Rioja Alavesa. Tous les autres livrent leur raisin aux bodegas criadoras (caves qui se chargent de l’élevage du vin), privées et appartenant à de puissantes sociétés le plus souvent, ou coopératives (ces dernières traitent un tiers environ du total)19.
En ce qui concerne l’élaboration, les cosecheros de Rioja Alavesa se sont surtout spécialisés dans les vins jeunes et/ou de macération carbonique, et nous avons dit qu’ils ne répresentaient qu’une part marginale du total. Une autre catégorie figure dans les statistiques, ce sont les almacenistas, sortes de grossistes, qui traitent environ 2 % du total, et jouent donc de nos jours un rôle également marginal. Les coopératives traitent environ un tiers de la récolte totale, on l’a dit, mais ne se chargeaient pas traditionnellement du vieillissement, de l’élevage des vins. Leur capacité d’élevage en barrique atteint maintenant 9 millions de litres, ce qui n’est pas négligeable, mais ne représente encore que 4 % du total.
Mais le rôle central et dominant dans la filière vitivinicole de Rioja est clairement joué par les bodegas criadoras, que l’on nommait encore bodegas industriales il y a seulement quelques décennies. Il en existe de toutes tailles, puisqu’il suffit maintenant de posséder 50 barriques pour être classé dans cette catégorie, ce qui explique que les cosecheros d’Alava y soient comptabilisés. Hors cosecheros, ces bodegas élaborent presque les 2/3 du total du vin de Rioja.
En ce qui concerne la possession de vignes en propre, tous les cas de figure existent, depuis des bodegas comme López de Heredia ou Murrieta, que ne vinifient que leur propre raisin, jusqu’au cas inverse d’entreprises ne possédant aucune vigne, comme ce fut longtemps le cas de CVNE. Avec toutes les situations intermédiaires possibles.
La première chose qui frappe l’observateur, ce sont les dimensions, ainsi que les capacités de production et de stockage des plus importantes d’entre elles. Marqués de Riscal traite le raisin de 1 500 ha, dont seuls 220 lui appartiennent en propre. Viña Real, du groupe CVNE, transforme la récolte de 1 000 ha, dont 500 lui appartiennent. Les salles alignant les cuves d’acier inoxydable sont souvent impressionnantes : plus de 200 cuves de 20 tonnes chacune chez Riscal ; dans la bodega Juan Alcorta de Logroño, la plus grande de toutes, et qui appartient au groupe Domecq Pernod-Ricard : 327 cuves de 10 000 à 90 000 litres et 70 000 barriques, pour une capacité d’élaboration de 30 millions de litres !
S’il est un domaine où l’hégémonie des bodegas criadoras est totale, c’est celui de l’élevage en barriques : au 31 décembre 2007, elles possédaient en effet plus de 96 % des 1 239 291 barriques dénombrées dans l’appellation. Et la Rioja s’enorgueillit d’être la première région vinicole au monde pour le nombre de barriques.
Il va de soi que ce secteur élaborateur et les grandes entreprises qui le dominent se chargent également de la commercialisation, des campagnes de marketing, et exercent de fait le pouvoir sur la filière.
Le Consejo Regulador et l’OIPVR ont réussi à imposer de bonnes pratiques, visant à assurer la prospérité de l’ensemble des acteurs, avec des partenariats durables entre bodegas et viticulteurs, et des prix conseillés globalement rémunérateurs. Ces bonnes pratiques ont dominé au cours des 20 dernières années, marquées par une certaine facilité et un marché généralement porteur. Mais la crise actuelle de la demande a vu les prix du raisin baisser de moitié, obligeant de nombreux viticulteurs à travailler à perte, alors que les bodegas, qui disposent de stocks énormes, sont à même de faire le choix de baisser leurs volumes d’achat et/ou d’offrir des prix très bas pour le raisin de ceux qu’elles présentent pourtant dans leur discours de communication comme leurs « partenaires ».
Cette organisation de la filière a pour corollaire des hiérarchies entre les divers vins, très différentes des pratiques françaises. Dans nos grandes appellations françaises, les classements ont une base géographique, cadastrale, avec des délimitations très fines, relevant de terroirs géophysiques très précis et présentés comme spécifiques. Il est inutile d’insister sur ces aspects ici, en Bourgogne. Mais le raisonnement vaut tout autant à Bordeaux, où, de l’autre côté du chemin vicinal qui délimite Petrus, le vin n’est plus du Petrus.
Les hiérarchies de prix et de standing sont le résultat de ces terroirs20, parfois de micro-terroirs, de ces classements et de ces délimitations très précises.
En Espagne, et dans la Rioja en particulier, à de rares exceptions près, le terroir est perçu soit à l’échelle de l’ensemble de l’appellation, soit plus couramment à l’échelle d’une subzona, Rioja Alta, Rioja Alavesa ou Rioja Baja21. A part pour quelques rares bodegas ou cosecheros, la ou les parcelles d’origine ne sont pas précisées. L’indication même de la subzona d’origine n’est pas obligatoire.
L’immense majorité des vins, y compris des meilleurs vins, est le résultat d’assemblages entre diverses cuvées, qui elles-mêmes ont réuni les raisins de diverses vignes, cultivées souvent par divers vignerons. Le système d’assemblages que l’on connaît en Bordelais est poussé là à l’extrême, aboutissant à une sorte de patchwork très complexe, mais que ne doit rien au hasard. Chaque bodega emploie au moins un œnologue, qui connaît les diverses provenances humaines et géographiques du raisin, et des agronomes, qui conseillent et guident les viticulteurs partenaires, et elle dispose d’un service marketing, qui détermine le style maison et fait en sorte qu’il soit respecté. L’origine géographique, parcellaire, du vin joue certes un rôle, mais à la marge, et ce qui domine, ce sont les techniques d’élaboration et d’élevage.
De fait, il existe quatre catégories de vins, en fonction de leur temps de vieillissement en barrique puis en bouteille avant mise sur le marché.
Voici les caractéristiques de chacune d’elles pour les vins rouges de Rioja22 :
Joven, jeune : vin qui n’a pas obligatoirement séjourné dans le bois. Il porte une precinta, une vignette verte.
Crianza : vin mis sur le marché après 24 mois minimum, dont 12 minimum passés en barrique bordelaise. La precinta est rouge.
Reserva : vin commercialisé après 36 mois minimum, dont 12 au moins passés en barrique bordelaise. Avec une precinta grenat, bordeaux.
Gran Reserva : vin commercialisé après 60 mois minimum, dont 24 au moins passés en barrique bordelaise23. Avec une precinta bleue.
Une lecture rapide pourrait amener à penser que seul le temps passé en barrique fait la valeur et le prix du vin, ce qui est évidemment réducteur. Bien évidemment, les bonnes maisons choisissent minutieusement la durée de vieillissement en fonction des caractéristiques et des qualités de départ du vin et de ses capacités à s’améliorer pendant l’élevage. Ces choix sont variables en fonction des millésimes et impliquent souvent des décisions en amont, en matière de taille, de rendement, d’âge des pieds de vigne concernés et de degré de maturité du raisin. Ils impliquent également des assemblages minutieux, permettant d’obtenir les vins désirés.
Un autre trait culturel découle de ce qui précède, c’est que les vins des trois catégories Crianza, Reserva et Gran Reserva, qui sont regroupés sous le nom générique de vinos criados sont en général prêts à boire quand ils sont mis à disposition de la clientèle, tout en gardant une excellente capacité de garde. Certaines bodegas se sont fait une spécialité d’allonger considérablement ces durées de vieillissement. C’est le cas (extrême) de López de Heredia, qui commercialisait en 2009 un Reserva rouge 2000 ayant séjourné 6 années en barrique et 30 mois en bouteille, et un Reserva blanc 1990, totalisant 6 ans de barrique et plus de 10 années de bouteille…
On comprend mieux dès lors la signification des énormes quantités de vin reposant dans ces bodegas, en barriques et en bouteilles. Pour l’ensemble de la D.O. Ca., les stocks en cave représentent environ quatre années de production.
Modèles et images commerciales successives
A la lecture de l’essentiel des nombreux témoignages disponibles, la longue période qui précède l’implantation des premières bodegas industriales pourrait aisément être stigmatisée : routine, archaïsme et même obscurantisme sont les mots qui viennent le plus souvent à l’esprit24 : les vignerons de Labastida n’obtiennent-ils pas des autorités locales, à la fin du XVIIIe siècle, l’interdiction pure et simple de la production des vins « à la médocaine », qui ont pourtant fait la preuve de leur qualité et de leur supériorité ? Cette image calamiteuse passée est restée dans la mémoire collective. Elle représente, nous semble-t-il, ce que personne ne veut revoir en Rioja, et explique peut-être en partie la frénésie de modernité qui marque par moments la filière locale depuis plus d’un siècle.
Dans un deuxième temps, les techniques bordelaises ont clairement été le levier de l’accession à la qualité et même à l’excellence pour les pionniers qui les ont introduites en Rioja. Malgré les mauvaises pratiques de dénaturation et de frelatage citées plus haut, et bien que la production de vins fins estilo bordelés, de style bordelais, soit restée longtemps minoritaire, l’image positive résultant de ce cousinage avec Bordeaux, qui était une des références mondiales en matière de vins fins, a rejailli sur l’ensemble de la filière, et cette référence à Bordeaux a longtemps été l’une des bases du discours communicationnel des producteurs et des marchands de Rioja. Implicitement, si les négociants bordelais avaient vendu dans des bouteilles étiquetées Bordeaux ou Médoc du vin provenant en réalité de Rioja, c’était donc bien, pensait-on, que le Rioja valait le Bordeaux…
Enfin, depuis plusieurs décennies, l’influence française a fortement diminué en Espagne, en même temps du reste que le sentiment anti-français qui l’accompagnait traditionnellement. La référence dominante est maintenant le monde anglo-saxon, et en particulier la culture états-unienne. Il est symptomatique que la référence à Bordeaux ait été dans le même temps supplantée par la souscription aux valeurs de Parker, et parfois même par la dévotion à Parker. Robert M. Parker est très connu dans le monde du vin en France. Il est peut-être encore plus populaire en Espagne. Il a en effet largement contribué à lancer aux Etats-Unis et dans le monde la mode des vins concentrés – tirés de raisins très mûrs –, et boisés, quitte à atteindre parfois des excès discutables25. C’est ce que l’on nomme en Espagne les vinos de alta expresión. De nombreux Espagnols, et, pour ce qui nous concerne ici, de nombreuses bodegas de Rioja, se sont lancés dans cette voie, avec d’autant plus d’enthousiasme qu’ils avaient les produits de base pour le faire, et que les résultats commerciaux ont suivi rapidement. Une grande partie du succès et de l’image positive des vins locaux sur les marchés export est due aux jugements valorisants portés sur eux par celui que l’on nomme parfois le gourou Parker.
Mais, par définition, tout ce qui est à la mode se démode, et l’on sent actuellement une tendance à la lassitude vis-à-vis de ces vins, très concentrés, manquant d’acidité et souvent trop forts en alcool. De plus, les temps étant durs, de nombreuses bodegas cherchent le salut et la rentabilité dans la nouveauté. Or, il semble bien que parmi les nouveautés, figure en bonne place… le retour à la tradition26, c’est-à-dire à des vins plus nuancés, plus clairs en couleur, plus riches en acidité. Bref, des vins de Rioja tels qu’on les produisait il y a deux ou trois décennies, et comme n’ont jamais cessé de les produire certaines bodegas traditionnelles comme López de Heredia ou, pour certains de ses vins, la cave « La Rioja Alta ».
Une boucle serait donc bouclée, et, avant que d’autres modes ne viennent balayer la tendance actuelle, on serait donc revenu – pour partie – à ce qui a été longtemps l’apanage des bons vins de Rioja, c’est-à-dire une couleur peu marquée, qui n’est pas sans rappeler certains vins de Bourgogne, et un boisé vanillé et à point, qui n’était pas le fait de l’incorporation de tisanes ou de copeaux, mais bien d’un séjour prolongé et savamment étudié dans le bois.
Une identité ou des identités ?
Pour présenter de façon synthétique et relativement brève les vignobles et les vins de Rioja, nous avons été amené à les décrire comme un bloc relativement homogène. Nous verrons dans la troisième partie que, si des caractéristiques communes existent, il existe aussi, au plan commercial, de multiples sortes de Riojas.
La situation géopolitique évoquée au début de cet article, d’un vignoble débordant sur le sud du Pays Basque, a pour corollaire des spécificités que nous allons évoquer très brièvement, faute d’espace. Le nationalisme basque est moins marqué dans la province de Vitoria que dans les deux autres, mais le désir est cependant fort en Rioja Alavesa de se présenter et de se positionner comme la meilleure sous-région du vignoble. Il est à cet égard révélateur que cette zone, réduite en surface, soit celle qui accueille la plus forte densité de constructions remarquables, et plusieurs de celles-ci parmi les plus connues, Riscal, Ysios ou Viña Real…
De plus, la structure de la filière y est spécifique, avec une présence sensible des cosecheros, ces petits viticulteurs intégrés, au statut relativement comparable à celui des vignerons français. Et ces cosecheros, n’ayant pas la puissance financière des grandes bodegas, ont exploré des voies originales, et se sont amplement spécialisés dans les vins jeunes et fruités, comme ceux de macération carbonique, très en vogue actuellement en Espagne.
Cela dit, les vins actuels de Rioja sont infiniment plus variés qu’ils ne l’étaient il y a quelques décennies, et en dehors de l’aspect régional/régionaliste évoqué, nous allons voir que cette variété est avant tout le résultat de stratégies marketing très élaborées et très actives.
Aspects commerciaux et stratégies marketing
Une stratégie collective élaborée au niveau de l’interprofession
Dès son entrée en fonction en 2004, l’OIPVR a entrepris l’élaboration d’un Plan stratégique de l’interprofession, le « Plan estratégico 2005-2020 »27. Celui-ci sera finalement publié en 2006 et il peut encore être consulté sur le site du Consejo Regulador.
En voici les éléments principaux, résumés très rapidement :
Il s’agit de transformer la Denominación de Origen Calificada Rioja en « une des région de référence du segment des vins de qualité sur les marchés mondiaux », en développant et en promouvant la marque collective « Rioja », de façon à développer certes la filière, mais également la région du vignoble dans son ensemble, en favorisant les synergies et les collaborations entre opérateurs privés et collectivités publiques. On a là, à peu de choses près, la définition d’un cluster ou d’un district agro-industriel.
Pour cela, on professe la priorité donnée à la demande, c’est-à-dire que l’on produira en priorité des vins correspondant aux goûts et à la demande des consommateurs.
On renforcera les contrôles, afin d’éviter les dérives en matière de qualité et de quantité produite.
On se focalisera sur les marchés à fort potentiel (i.e. essentiellement Espagne, Royaume-Uni, Allemagne et Etats-Unis), en y mettant des moyens financiers importants en matière de promotion et de communication : campagnes de presses, organisation de foires, de fêtes, de dégustations avec tapas, « événements »…
On encouragera la compétitivité du secteur, le développement de l’oenotourisme, ainsi que celui de la recherche, de l’innovation et de la formation.
Parallèlement, la communication fera en sorte d’élargir le marché du vin de Rioja. Deux tendances contradictoires cohabitent en effet dans le vignoble, la tradition, représentée par les bodegas historiques, et la modernité, portée par les opérateurs ayant adopté le modèle Parker, pour simplifier. Au lieu de vivre ce voisinage entre tradition et modernité comme un conflit, on présente dans les campagnes de communication le vignoble de la Rioja comme un lieu où coexistent ces deux tendances, qui s’enrichissent mutuellement, pour le plus grand bénéfice de l’ensemble, puisque ces vins peuvent satisfaire ainsi un éventail plus large de consommateurs. Aux concepts de tradition et de modernité, on ajoute du coup celui, également bien perçu, de capacité d’adaptation.
Stratégies variées des divers opérateurs
Compte tenu de ce qui a été énoncé plus haut concernant les modes d’assemblage des vins et la conception locale du terroir, il est logique que domine en Rioja une logique de marques28. Les grandes bodegas, qui dominent le secteur, produisent pour l’essentiel des vins de qualité, et même souvent de très bonne qualité, mais dont le goût et le style doivent être relativement constants, d’un millésime à l’autre, pour fidéliser la clientèle. Le travail de l’œnologue consiste certes à tirer le meilleur du raisin fourni, mais doit également contribuer à cette « régularité », qui est une des bases de la culture locale.
La notion de marque est tellement fondamentale localement qu’elle est mise en avant de façon assez systématique dans les discours communicationnels, et même déclinée à plusieurs niveaux. Chaque bodega en commercialise plusieurs, en général au moins une par niveau de vieillissement, Joven, Crianza, Reserva et Gran Reserva. S’y superposent une première « marque ombrelle », celle de la bodega, de l’entreprise, Domecq, CVNE, Muga…, puis une deuxième, la « marque Rioja », puisque celle-ci est explicitement revendiquée par l’ensemble de la filière. L’observation montre que l’on peut ajouter, dans la partie basque de la D.O. Ca., un quatrième niveau, « Rioja Alavesa », dont les vins affirment explicitement être « Le grand vin du Pays Basque », et, implicitement, le meilleur vin de tout le vignoble de Rioja.
Globalement, cette politique atteint ses objectifs, puisqu’une étude sur le marché suisse a montré, par exemple, que le premier facteur de choix lors d’un achat de vin y était « la connaissance de la marque29 ».
Au plan commercial et marketing, ces diverses campagnes d’image, celle embrassant et cumulant les deux thèmes apparemment contradictoires de tradition et de modernité, ou celles défendant les spécificités locales de telle sous-région, débouchent sur une diversification et une segmentation très efficaces et très productives.
Tel client recherchant un vin traditionnel le trouvera dans l’offre de Rioja ; tel autre, préférant un vin « moderne » de type Parker, le trouvera également. Le même raisonnement pourra être tenu au niveau des marchés ou des pays, en fonction des goûts et des préférences de telle ou telle catégorie de la clientèle locale, de sorte que l’on pourra multiplier les ventes, en diversifiant les cibles.
Cette diversification sera encore accentuée grâce aux spécificités de chaque sous-région, et en particulier à celles de la Rioja Alavesa. On produit par exemple, dans cette dernière, davantage de cuvées monocépages, très majoritairement à base de Tempranillo. Mais, s’appuyant sur le rôle traditionnel des cosecheros, les petits producteurs intégrés déjà cités, on multiplie les offres de vin jeune, non plus présentés comme des produits d’entrée de gamme, mais comme des vins modernes, vins fruités, vins jeunes (dans tous les sens du mot), vins de macération carbonique, vins à la beaujolaise, y compris vins primeurs.
Enfin, en ce qui concerne la segmentation de l’offre, les vins de Rioja possèdent de longue date un cadre adapté, avec leur hiérarchie basée sur le temps de vieillissement, qui permet de positionner mécaniquement les vins sur les divers segments disponibles.
Disons pour terminer quelques mots sur deux réalités et deux concepts espagnols très présents dans les medias qui s’intéressent au vin, les vinos de pago, et les vinos de autor.
Les vinos de pago ont été introduits dans la législation espagnole par la loi de 2003 sur le vin. Une lecture rapide pourrait faire penser qu’il s’agit d’une transcription espagnole littérale des clos ou des crus français, de Bourgogne ou de Bordeaux, dotés de terroirs spécifiques. Il n’en est rien. Cette notion de vino de pago caractérise un vin élaboré à partir de raisin récolté sur une propriété d’un seul tenant, incluant vignes et chais, mais sans aucune précision ni exigence en matière d’unicité ou d’excellence de terroir30.
Un vino de autor, un vin d’auteur, enfin, caractérise le vin fait par une personne donnée, œnologue, caviste, ou autre, qui prétend à l’excellence, se positionne en haut de gamme et à un niveau de prix élevé, et en général refuse les catégories standard traditionnelles, crianza, reserva, etc.
Ces vins élargissent et diversifient encore l’offre disponible, puisque toute bodega qui se respecte propose désormais son vino de autor, et plusieurs ont acquis ou constitué des pagos, dont elles commercialisent les vins sous une étiquette spécifique.
L’oenotourisme
Au point de rencontre entre les aspects identitaires et la stratégie commerciale en œuvre en Rioja, se situe la promotion et le développement du tourisme du vin, de l’oenotourisme31, selon un terme de plus en plus employé aussi bien en France qu’en Espagne.
Il s’agit au départ de mettre en forme les visites de caves existantes et d’améliorer les structures permettant de vendre le vin aux clients de passage. Mais, depuis quelques années, le phénomène a changé de nature en changeant d’échelle.
Fortes de leurs moyens financiers considérables, plusieurs entreprises locales ont aménagé et agrandi leurs installations existantes. Citons Riscal, CVNE, López de Heredia. D’autres ont carrément construit de nouvelles installations, souvent spectaculaires, parfois même pharaoniques, comme Viña Real, Juan Alcorta, Ysios, ou Vivanco.
Ces initiatives sont renforcées par des soutiens des diverses autorités locales, et du Consejo Regulador, sous forme de Routes du Vin, d’équipements divers, routiers ou de loisirs, d’événements festifs, d’ « enobús » ou de « vinobús », prenant en charge les oenotouristes, de promotion de la gastronomie ou de l’hôtellerie locales.
Conclusion
J’ai volontairement ignoré ici le court terme et la grave crise qui frappe actuellement le monde du vin, mais aussi l’économie mondiale en général. Il convient sans doute de recontextualiser cette crise.
- Ce qui frappe en effet l’observateur en Rioja, malgré la crise actuelle, c’est la puissance du secteur et son organisation. La production de ces dernières années s’est située entre 250 et 280 millions de litres par an, soit une hausse de 70 % par rapport à 1990.
- La baisse actuelle des ventes, qui sera finalement de l’ordre de 6 à 7 % sur l’année 2009, est certes grave, mais replacée dans un contexte plus large, elle ne semble pas menacer réellement la survie de la filière, même si certains viticulteurs souffriront.
- La montée en gamme programmée il y a une vingtaine d’année a été réussie : 60 % des vins commercialisés sont maintenant des vins criados, des vins élevés en barriques, au lieu de 40 % il y a 10 ans, et moins encore il y a 20 ans.
- Les vins jeunes, autrefois perçus comme ordinaires, sont maintenant largement valorisés commercialement.
- Environ un tiers de la production est exportée, avec une domination des vins criados, qui dégagent en général des marges supérieures.
Sommes-nous enfin en présence d’un vignoble du Nouveau Monde ou de l’Ancien Monde, pour reprendre une question qui occupe certains observateurs du monde du vin, et à laquelle on répond souvent trop vite et de façon trop binaire.
L’histoire, la géographie, l’organisation en Appellation d’Origine Contrôlée (ici en Denominación de Origen) relèvent clairement du modèle européen. Le modèle économique et la distribution des rôles, avec des viticulteurs qui, en majorité, ne font pas de vin et de grandes entreprises qui dominent le jeu, penchent vers le modèle des vignobles du Nouveau Monde, de même que les structures et les stratégies commerciales et de communication en place.
Mais n'oublions pas que ces dernières ont été, pour une grande part, mises en oeuvre par l'interprofession locale, émanation emblématique des vignobles de l'Ancien Monde...
Que l’on se rappelle, d'autre part, la structure de la filière en Champagne, et l’on constatera que celle de Rioja a avec elle plus d’un trait commun.
Pour moi, il s’agit donc bien d’un modèle hybride et original32, caractérisé par sa forte capacité d’adaptation et par son dynamisme, même si celui-ci, à la manière espagnole, n’est pas toujours exempt d’enthousiasmes court-termistes, et même si le caractère spectaculaire de certaines réalisations peut parfois susciter des polémiques.