Introduction
On connaît Robert M. Parker Jr., fondateur de Wine Advocate, et des Guides Parker des vins de Bordeaux, de Bourgogne, et d’ailleurs1. Journaliste génial, au moins au plan commercial, référence universelle, ou simple gourou roué et expert auto-proclamé ? C’est la question que l’on peut se poser. On ne peut en tout cas nier sa présence ni son influence dans le monde du vin, et ce, au niveau planétaire.
On connaît peut-être un peu moins Jonathan Nossiter, cinéaste, journaliste, écrivain, lui aussi américain. Amoureux du vin, il a eu l’audace (ou la bonne intuition commerciale, disent ses détracteurs) de s’opposer au leader, et à l’idéologie dominante du moment en matière œnologique. De façon indirecte, implicite, presque alambiquée, dans son film Mondovino2, mais de façon beaucoup plus frontale dans Le goût et le pouvoir3, l’ouvrage qui fait suite à son film, et aux réactions que celui-ci a suscitées.
Quel rapport avec l’Espagne ?
Nossiter évoque la critique explicite qui lui a été adressée par ceux qu’il considère comme les suppôts locaux de Parker, en particulier par Víctor de la Serna, le critique du quotidien conservateur espagnol El Mundo4 : Nossiter aurait éludé, dans son film Mondovino, le cas des vins espagnols, parce que ceux-ci ne conforteraient pas ses thèses. Il se défend de ces accusations en traitant longuement le sujet dans son ouvrage Le goût et le pouvoir.
Les vins espagnols actuels sont en effet particulièrement concernés par la polémique en cours sur le vin : Nossiter regrette explicitement la généralisation en Espagne de « vins rouges surconcentrés, surfruités, alcooleux et également marqués par le bois neuf, les deux tendances qui dominent, hélas, le vin espagnol contemporain »5 et stigmatise le fait que « les marketeurs de l’Espagne actuelle crient sur tous les toits que « le vin espagnol est le Nouveau Monde dans l’Ancien Monde »6.
Nous voilà donc au centre de la controverse engagée à distance entre Nossiter et Parker, et je me propose de confronter leurs discours respectifs sur les vins espagnols, et sur leur évolution au cours des dernières décennies. Je m’appuierai pour ce faire sur « Tentative pour définir la grandeur »7, première partie de l’ouvrage de Parker intitulé Los mejores viñedos y bodegas del mundo8, traduction espagnole de la version d’origine, The World’s greatest Wine Estates, et sur les deux chapitres consacrés aux vins espagnols dans Le goût et le pouvoir , de Nossiter9. Je limiterai mon étude au vin de la Rioja, le produit le plus emblématique et le plus caractéristique de la viticulture espagnole.
Sur quoi le conflit porte-t-il ?
Y a-t-il d’un côté des partisans de vins mondiaux, standard, et de l’autre, de vins locaux, spécifiques, de vins de terroir ?
Oppose-t-on des vins marketing, fabriqués, à des vins d’artisans, réputés autochtones et honnêtes ?
Peut-on parler d’un côté de modernité, réelle ou dérisoire et frelatée, et de l’autre de tradition, sérieuse, mais peut-être vieillotte, et même obsolète ?
Assiste-t-on tout simplement à l’arrivée et à la montée en puissance de nouveaux produits, et de nouveaux acteurs dans la filière, face à des gens en place, se référant au terroir pour justifier ou maquiller leurs rentes de situation ?
Mais ce conflit porte également sur des éléments plus intangibles, relevant du symbolique, de l’irrationnel, du ressenti, ce qui ne surprendra pas, s’agissant d’un produit aussi sujet à interprétations diverses que le vin. On peut en effet y voir une subjectivité s’opposant à une autre subjectivité.
A moins qu’on ne soit en présence de deux mythes, l’un nouveau et en cours d’élaboration, celui d’un vin moderne, face au mythe du vin d’autrefois, embelli par la nostalgie, ou par l’amnésie…
Voilà la problématique que j’avais imaginée en commençant à réfléchir sur ce thème, mais en cours d’élaboration de cet article, je me suis rendu à l’évidence : il y a là de quoi écrire non pas un, mais quatre ou cinq articles. Je m’attacherai donc aujourd’hui au premier point : c'est-à-dire à l’opposition entre des vins mondiaux, globalisés et accusés de médiocrité par Nossiter, et des vins locaux et présentés comme originaux et de qualité par ce même Nossiter, vision à laquelle s’oppose Parker.
L’irruption de Parker dans le monde du vin espagnol
Citant Gerry Dawes, selon lui le plus averti et indépendant des critiques de vins espagnols en Amérique, Nossiter pose la nouvelle situation en Espagne, dans les années 1990 : « Des vins puissants et surconcentrés déferlent sur l’Espagne. Ces vins d’intense extraction et de style international englobent une diversité ahurissante de nouvelles marques, très variables en termes de qualité et de sérieux. Rassemblés grossièrement sous le terme controversé de " vinos de alta expresión "10, ces vins diffèrent radicalement du style traditionnel, feutré et patiné par l’âge, qui a fait la gloire de la première région viticole du pays, la Rioja. »11
Il oppose ces nouveaux produits, dont on a compris qu’il n’était pas partisan, au style traditionnel riojano : « un style unique dans le monde du vin, des vins délicats, éthérés, rouge brique, juste ce qu’il faut de maturité, un peu fragiles, mais contenant plus d’arôme et de parfum au millilitre que n’importe quel autre jus de raisin(…) »12. Mais ces vins traditionnels eurent le malheur de ne pas correspondre à « l’œno-vision » du monde des critiques de la mouvance parkerienne, « décontenancés par ce vin qui n’était pas pourpre, bourré de fruit, puissant, brutal, mortellement gorgé d’alcool, perclus de tanin et plus bardé de jeune chêne que le châlet d’un gérant de start-up dans la station de ski branchée d’Aspen »13.
En conséquence, la première critique détaillée sur les vins de la Rioja dans Wine Spectator, la revue de Parker, se traduisit, dans un premier temps, par l’éreintement des Rioja à l’ancienne et l’apologie des vins d’alta expresión. Etant donné l’audience mondiale des thèses de Parker, et l’influence locale de ses partisans ou suiveurs en Espagne même, les conséquences sur les vins locaux ne se firent pas attendre. Une bonne partie des producteurs de la Rioja appliquent dorénavant les recettes préconisées et font du « vin Parker », au détriment de ce qui faisait la spécificité de leurs vins jusqu’alors.
Mais qu’est-ce que le « vin Parker » (le raccourci est de moi) ? Commençons par résumer ce que Parker appelle « Une définition provisoire de la grandeur » dans le long préambule de l’ouvrage cité plus haut. En effet, avant de présenter ceux qu’il considère comme les meilleurs producteurs et les meilleurs vins du monde, logiquement il énonce les critères permettant de définir ce qu’est un grand vin.
Quand, comme c’est mon cas, on a lu les critiques sévères contre Parker avant de lire sa propre prose, on s’attend à y trouver des propos simplistes et racoleurs. Il n’en est rien. Qu’on en juge :
Pour lui14, les grands vins proviennent de vignobles bien situés, cultivés de façon à obtenir des rendements faibles, et bénéficiant de microclimats favorables à la production de cépages spécifiques ; et surtout, ils sont produits à partir de raisins arrivés à un degré idéal de maturité.
Ce deuxième point est manifestement celui qui fait problème. Pour Nossiter, en effet, ce goût pour les vins extraits de raisins surmûris est à l’origine de ce qu’il caractérise ironiquement comme « des vins aussi concentrés et noirs qu’une confiture de mûres à la vanille »15, alors que Parker, du haut de l’autorité que lui confère son audience internationale dans ce milieu, pose sèchement la maturité du raisin parmi les critères qui lui semblent indiscutables, ajoutant que cette évidence relève du sens commun, et s’étonnant « qu’un bon nombre de caves n’ait toujours pas compris ce principe fondamental »16.
Le caractère comminatoire de la recommandation aide à comprendre qu’un nombre non négligeable de producteurs, en quête de clients, obtempèrent.
Les autres critères énumérés par Parker semblent nettement relever d’un consensus général, et peuvent d’ailleurs surprendre par rapport aux critiques parfois caricaturales qui sont portées à son encontre : permettre à la vigne et au(x) cépage(s) - au singulier ou au pluriel - d’exprimer leurs qualités spécifiques, ne pas procéder à des excès de manipulation, d’interventions ou de corrections susceptibles d’altérer et l’originalité du vin et celle du millésime, limiter au strict minimum le recours à des produits chimiques, et en particulier au soufre.
Qu’est-ce qu’un vin exceptionnel, selon Parker ?
Une fois posées ces bases nécessaires à la production des meilleurs vins, bases que curieusement il présente comme non discutables, il en vient à « sa définition provisoire » de ce qu’est « un vin exceptionnel », admettant là une part de subjectivité, alors même qu’il la nie pour les critères cités plus haut.
- 1) Un vin exceptionnel doit plaire au palais autant qu’à l’intellect. Il doit dégager des arômes et des saveurs multidimensionnels faisant ainsi preuve d’une grande complexité.
- 2) Il maintient l’intérêt du dégustateur grâce à « une irrésistible intensité aromatique et à des strates de saveurs pleines de nuances »17.
- 3) Il a la capacité - rare et techniquement difficile à atteindre – d’offrir des arômes intenses alliés à des saveurs légères, se distinguant ainsi de vins puissants, intenses, mais lourds, comme en produit trop souvent le Nouveau Monde. Compte tenu des reproches qui lui sont adressés par Nossiter et par ses contempteurs en général, on ne s’attend pas à trouver de tels jugements chez Parker, qui les tempère cependant en précisant que certains vins californiens ont beaucoup progressé dans ce domaine ces dernières décennies.
- 4) Un vin exceptionnel a la capacité de plaire davantage à chaque gorgée, le dégustateur découvrant progressivement des nuances, des saveurs et des arômes plus intenses et plus attirants à mesure que la bouteille se vide.
-5) Il doit s’améliorer avec l’âge. Cette affirmation semble inutile, tant elle fait l’objet d’un consensus. Cela dit, Parker la nuance, précisant que trop de critiques – et de producteurs – européens défendent « l’idée que, pour être exceptionnel quand il est à maturité, un vin devrait être désagréable jeune »18. Pour lui, les vins acides, astringents et en général dépourvus de fruit et sans charme dans leur jeunesse deviennent encore plus répugnants et imbuvables en vieillissant. Un vin qui ne donne pas de plaisir jeune, survivra, plus qu’il ne vieillira, insiste-t-il.
- 6) Il démontre une personnalité singulière : arôme, saveur, et texture doivent permettre d’identifier un vin, et un millésime exceptionnels.
- 7) Il est le résultat de la passion et de l’engagement du producteur. En effet, chaque récolte est le résultat unique, risqué, et aléatoire, du travail du vigneron pendant une année entière
- 8) Enfin, il a la capacité de refléter le lieu d’origine. Cet élément est probablement le plus intéressant pour ce qui nous occupe ici. Nossiter se présente en effet comme le défenseur du terroir - nous verrons sur quelles bases complexes – et reproche à Parker et à ses partisans de participer à la généralisation de vins sans attaches, déconnectés de la terre qui les a produits.
Parker multiplie les images pour montrer que, de son point de vue, un bon terroir est indispensable pour produire un grand vin, mais pas suffisant. Interviennent également, la qualité du plant de vigne, les levures (naturelles ou non) utilisées pour la fermentation, le rendement et l’âge des pieds de vigne, la philosophie de la vendange (degré de maturité du raisin récolté), les techniques de vinification et l’équipement du vigneron, l’élevage, la clarification et le filtrage, la date de mise en bouteille (qui contribuera à donner un caractère fruité ou plus boisé au vin), la température de la cave et les conditions sanitaires.
Cette énumération peut paraître fastidieuse, mais elle montre bien le caractère multifactoriel attaché à la production d’un grand vin, le terroir géophysique n’étant qu’un élément parmi d’autres. Sinon, dit-il, comment expliquer, par exemple, que sur l’aire du « chambertin grand crû », l’un des vignobles les plus cotés de Bourgogne et du monde, l’on produise, sur un terroir réputé unique, des vins très différents, allant de l’exceptionnel au médiocre, mais également, parmi les vins exceptionnels, des vins très marqués par la « patte » de chaque vigneron, ronds dans un cas, tanniques dans l’autre ? Lequel de ces vins serait donc le vrai chambertin grand crû, si l’on suivait la thèse de ceux que Parker appelle les « terroiristes »19 ?
Le discours de Parker est ici très convaincant. Quel amateur de vin n’a jamais fait l’expérience d’une bouteille de grande appellation, payée très cher, et qui se révèle très décevante ? Alors que des producteurs de vins, ou même d’appellations autrefois peu considérées peuvent atteindre des niveaux de qualité élevés à force de travail, de méthode, d’intuition, et finalement d’accumulation de savoir-faire et de talent.
Le vin et le terroir selon Nossiter
Le raisonnement de Nossiter n’est pas moins intéressant, mais on constate vite, à y regarder de près, qu’il s’agit d’un dialogue de sourds (à distance), et qu’ils ne parlent pas réellement de la même chose. Nossiter s’oppose à la mondialisation du vin - dont la responsabilité incombe à ses yeux, en grande partie, à Parker et à ses partisans - et à l’uniformisation des saveurs et des arômes que celle-ci induit. Il défend des vins ancrés chacun dans un milieu géographique, humain, historique et culturel donné, et, du même coup, sa vision du terroir est extrêmement ample, au point d’englober… tout ce que ne serait pas, à ses yeux, le vin Parker.
Pour lui, un vin de terroir est le produit d’une mémoire, terrienne20 et /ou familiale, d’un savoir-faire transmis, qui peut évoluer21, mais qui garde ses racines, qui n’a pas comme moteur principal la recherche du profit, de l’argent facilement gagné en entrant dans les modes du moment ou dans des niches marketing. Dans cette dernière catégorie, il cite le vin de Ribera del Duero, Pingus, « concoction ultrabranchée made in Parker, à 800 euros la bouteille »22.
Incluant son raisonnement dans un contexte plus ample, de nature philosophique ou politique, il note que notre temps nie le passé23 et la mémoire, pour se situer dans une glorification du présent, à la fois prétentieuse et dérisoire. Un vin « nouveau » provenant d’une « nouvelle » appellation, dans une région ou un pays nouvellement producteur prétendra bousculer les hiérarchies anciennes, où l’on produit des grands vins depuis des siècles, au seul motif qu’il est moderne, et que l’ancien serait par nature archaïque, ringard et même réactionnaire, puisqu’il s’oppose au présent, au nouveau, au moderne24...
Le prototype es là Finca Sandoval, propriété de Víctor de la Serna, le responsable de la rubrique vins de El Mundo, cité plus haut. De la Serna a créé de toutes pièces ce domaine dans la Manchuela, vignoble qui n’a jamais produit autre chose que du vin assez ordinaire, et son propre journal n’hésite pas à titrer « Désert converti en grands vins », alors que Nossiter dénonce « un petit jeu entre consultants, importateurs et représentants, où les vins sont littéralement taillés pour un seul et même palais »25.
Pour lui, les vins espagnols « modernes » d’alta expresión sont le produit d’une époque qui cherche à satisfaire des besoins effrénés d’instantanéité, d’accessibilité immédiate, relevant d’une mentalité infantile et individualiste, alors que les vins de terroir sont des breuvages demandant du temps pour les élaborer, du temps pour apprendre à les apprécier, du temps pour qu’ils arrivent à maturité, et relèvent, eux, d’une mentalité adulte et sont l’expression d’un attachement à une communauté humaine, ou à un groupe social26. « Nous vivons dans une époque qui ne jure que pas le gras et le sucre »27, ponctue-t-il.
Accepter comme référence les vins créés ou fabriqués pour satisfaire les goûts immédiats, spontanés, de consommateurs incultes, c’est, pour lui, couper l’homme de ses racines, contribuer à tuer l’histoire, la référence au passé, pour se livrer pieds et poings liés aux marchands, du temple, de vinasse ou de purée de mûres, alors même que, de son point de vue, les grands vins doivent comporter une dose d’acidité, et des goûts, ainsi que des nuances, non immédiatement accessibles.
Enoncer des critères pour l’attribution du titre de grand vin, ou de bon vin, comme le fait Parker, implique l’exclusion ou la marginalisation des vins n’y correspondant pas. Si ces critères ont, comme c’est le cas avec Parker, une vocation et une audience mondiales, on peut craindre une uniformisation des goûts et des produits. C’est le reproche majeur que lui fait Nossiter, sur des bases philosophiques tout à fait intéressantes et respectables.
Des vins globalisés ?
Cela dit, l’argumentation de Parker est là encore assez convaincante.
Pour lui, la globalisation du monde du vin est un mythe. Les arguments selon lesquels on produirait maintenant des vins mondiaux, correspondant à un nombre limité de saveurs ou de types sont des arguments fallacieux. La baisse moyenne de la qualité du vin, proclamée par les « terroiristes » n’a pas davantage de fondement. A ses yeux, on n’a jamais produit autant de bons vins, et la qualité moyenne, statistique, du vin dans le monde n’a jamais été aussi élevée que de nos jours.
Quant à la variété, il insiste sur le fait que chaque année voit surgir de nouveaux vins excellents et originaux, produits dans les zones traditionnelles de vignobles, mais également dans de nouvelles zones ou de nouveaux pays. Il cite pour l’Espagne le Priorat, Toro, Jumilla, le Bierzo28, et, au niveau mondial, la Nouvelle Zélande, le Liban, le Maroc ou le Portugal… de même que de nouveaux vignobles états-uniens accédant à des niveaux de qualité inimaginables il y a seulement deux ou trois décennies.
Pour Parker, non seulement la globalisation n’a pas uniformisé les vins, mais en élargissant de façon considérable le marché des vins fins, elle a suscité de nombreuses vocations chez de jeunes vignerons à produire des vins de qualité, des vins d’auteurs, alors même que les générations antérieures vendaient les vins des mêmes domaines en vrac à des négociants ou à des coopératives29.
Du même coup, et non sans arguments, il défend l’idée que c’est lors de la période précédente que les vins d’une même appellation étaient standardisés, manquaient d’originalité, puisqu’ils étaient majoritairement commercialisés par les grandes entreprises du négoce, du bordelais, de Bourgogne ou de la Vallée du Rhône, pour le cas de la France.
Ces grandes maisons de négoce en effet, chargées de fait du contrôle de l’image des vins de ces régions, pratiquaient des coupages plus ou moins savants, et parfois plus ou moins recommandables, pour obtenir le goût recherché et standard, certains30 n’hésitant pas à l’occasion à enrichir ces vins avec des vins médecins, dont les vins d’Hermitage ont longtemps été les parangons en France31, ou à les mouiller avec ceux de régions réputées moins nobles.
En Espagne en général, et dans la Rioja en particulier, il y a seulement quelques décennies, une bonne partie de la production était vinifiée et commercialisée par des coopératives, à des niveaux de qualité extrêmement variables, et surtout sous la forme de cuvées standard de marques.
Accusé de contribuer largement à la production de vins médiocres, et à la dégradation de la qualité des productions récentes, Parker affirme que les vins actuels ont fortement progressé (« de façon vertigineuse », dit-il) par rapport à ceux d’il y a vingt, trente, quarante ou cinquante ans.
Quels sont ses arguments ?
Les progrès relèvent de trois domaines, « les importants changements intervenus dans les vignobles, les changement progressifs dans les techniques de fermentation et de vinification, et les changements en matière d’élevage et de mise en bouteille des vins »32.
-1) A ceux qu’il traite sans ménagement de « romantiques réactionnaires , et leurs descendants, les policiers du goût », - en somme les nostalgiques d’un passé idéalisé – il oppose des arguments techniques. L’œnologie a connu une révolution technique à Bordeaux (avec des développements très rapides dans le monde entier) dans les années 1970, grâce aux travaux d’Emile Peynaud et de Pascal Ribeau-Gayon. Ce sont eux qui, sur des bases scientifiques, ont impulsé la tendance actuelle à vendanger des raisins présentant le degré idéal de maturité, analyses phytobiologiques à l’appui, obtenant ainsi des taux d’acidité plus bas, des tanins moins durs et un caractère plus fruité du vin qui en résultera. Le prix à payer est le risque de dégâts occasionnés par les pluies de septembre (sur des raisins rendus plus fragiles par leur maturité).
Le perfectionnement de certains traitements chimiques, contre l’oïdium, le mildiou, et contre le pourrissement du raisin après les pluies, a permis de sauver des récoltes qui, sans cela, auraient été anéanties par des conditions climatiques défavorables.
Des techniques de taille sévère et de taille en vert33 permettent de baisser considérablement les rendements (jusqu’à 50%) et par conséquent de produire des fruits moins nombreux mais plus concentrés. Certains producteurs vont jusqu’à éliminer volontairement une partie du feuillage de la vigne pour améliorer l’exposition des grappes au soleil.
Pour Parker, toutes ces techniques, non seulement ne s’opposent pas au goût authentique du vin, mais valorisent le terroir en en concentrant les qualités et les spécificités.
-2) Une fois le raisin rentré en cave, il faut le transformer en (bon) vin. Les techniques ont là aussi considérablement progressé, sur la base d’études scientifiques et de compétences technologiques acquises par les générations récentes. Les cuves en acier inoxydables à température contrôlée permettent de gérer à volonté les fermentations, indépendamment des conditions climatiques, et en évitant des montées excessives en température, qui provoquaient la mort des levures et la casse du vin. Apparues dans les années 1960 à Haut Brion et au Château Latour, ces cuves sont maintenant présentes dans presque toutes les caves.
Sélection du raisin sur des tables de tri, et égrappage des fruits sont également des procédures plus en plus courantes, permettant d’éliminer des sources d’acidité excessive et des goûts déplaisants provoqués par l’intégration de raisins pourris ou la macération de la rafle.
La visite des caves-musées comme Marqués de Riscal, à Elciego, ou Dinastía Vivanco, à Briones, dans la Rioja, est à cet égard édifiante, et permet de visualiser ces évolutions technologiques impressionnantes.
La aussi, pour Parker, ces progrès techniques, alliés à une amélioration considérable des conditions sanitaires des installations34, sont facteurs de qualité, et ne contreviennent en rien à la nature. Ils permettent au contraire d’en contrôler certains aspects négatifs.
-3) Après la vendange et la vinification, viennent l’élevage et la mise en bouteilles. Parker considère que c’est l’évolution des techniques, ainsi que des procédures plus modernes, plus scientifiques qui ont modifié et amélioré les vins. Il oppose ces postures, résolument modernes, des producteurs qui ont sa préférence à celles, routinières, de nombreux membres des générations antérieures.
Tout d’abord, on ne vend plus guère les vins fins en vrac, ce qui évite les aléas de mauvaises manipulations, ou même de vins coupés de façon plus ou moins clandestine par des partenaires indélicats.
De plus, on met en bouteille plus tôt qu’autrefois, préservant ainsi le caractère fruité du vin, et l’on procède à la mise en bouteille souvent au cours d’une période brève, alors que traditionnellement, on le faisait en général à mesure que l’on vendait le vin. Le résultat était que deux bouteilles du « même » vin pouvaient avoir séjourné dans le bois six mois, pour l’une, et douze, pour l’autre, ce qui pouvait induire des différences gustatives importantes.
Nossiter reproche aux « vins Parker » un usage excessif des barriques neuves. Pour Parker, l’usage du bois neuf s’explique avant tout par le désir d’éviter l’usage de vieilles barriques, souvent infectées de bactéries indésirables, à l’origine de défauts du vin et de goûts ou d’odeurs désagréables. Cela dit, il ajoute que l’excès de bois neuf peut occulter les caractères spécifiques de tel ou tel vin, ou de tel ou tel cépage.
Pour ce qui est des techniques d’élevage, il cite le choix de mener la fermentation malolactique en barrique, ce qui donne un caractère plus avenant au vin durant les premiers mois, pour arriver ensuite à un résultat identique au bout d’une année. L’avantage étant de produire des vins prêts à boire très vite, dans une période où le client lambda n’aime guère attendre, et, de toutes façons, est rarement équipé pour stocker le vin. Autre avantage, commercial et médiatique, cette fois, ce vin se montrera immédiatement plaisant et accessible aux journalistes et dégustateurs des revues et guides spécialisés, qui seront plus ainsi enclins à lui décerner des notes élevées.
Autres techniques mises en œuvre, l’élevage sur lie des vins rouges, sans sous-tirages, l’absence de filtrage, ou son usage modéré, l’abandon du recours systématique à des ajoûts de vins de presse35, contribuant toutes à conserver aux vins leur caractère authentique, plus naturel. On voit qu’on est loin là, selon Parker toujours, des vins qu’il est accusé de défendre et de promouvoir, qui seraient des vins standard, coupés de leurs racines ou de leur lieu de production.
On arrive enfin à la « micro-oxygénation »36, rendue fameuse par la préconisation systématique qu’en fait, à chacune de ses apparitions dans Mondovino, Michel Rolland, star mondiale de l’œnologie, caution experte des vins « modernes », et ami de Parker. Inventée à Madiran, dont la dureté originelle des vins est bien connue, cette pratique consiste à diffuser, de façon contrôlée, de petites quantités d’oxygène dans les barriques ou les cuves pour adoucir les tanins. Elle permet de plus d’éviter les sous-tirages, qui peuvent se révéler traumatisants pour certains vins. Une fois de plus, Parker affirme que ces techniques, et en particulier la dernière citée, non seulement, respectent l’originalité des vins, mais permettent de mettre en valeur les caractéristiques intrinsèques du terroir.
Le dernier reproche auquel répond Parker, c’est la prétendue incapacité à vieillir qui caractériserait les « vins modernes », à cause de leur manque d’acidité. Il affirme qu’il n’en est rien, s’appuyant sur le fait que le même reproche – le manque d’acidité -, fait aux millésimes 1959 et 1982 en bordelais, a été contredit par les faits : ces vins se sont tenus, et ont, selon lui, pour les grands crûs, de longues décennies devant eux. Par contre, ces vins à faible acidité et aux tanins adoucis par la vendange de raisin bien mûr et par le recours aux techniques énumérées plus haut, ces vins, contrairement aux vins traditionnels, sont accessibles rapidement et apportent du plaisir pendant une fraction beaucoup plus longue de leur vie. De plus, répète Parker, de nombreux vins à l’ancienne, chargés en acidité et en goûts de rafle, ne tenaient pas leurs promesses, et finalement ne s’ouvraient jamais.
Ceux que Parker nomme les « réactionnaires du monde du vin »37 confondraient donc les vins d’autrefois, les vins dits traditionnels, avec les quelques millésimes des quelques vins, qui, après une longue période d’attente, récompensaient ceux qui avaient eu la patience de les attendre.
Conclusion
Le risque d’uniformisation des productions de vins dans le monde et en Espagne existe-t-il vraiment ? Oui, sans aucun doute.
Lors d’un récent séjour de 15 jours en Irlande, en randonnée pédestre, ce qui favorise une soif solide, et en tout cas légitime, le soir au dîner, j’ai eu l’occasion de constater que les vins disponibles sur les cartes des restaurants fréquentés provenaient quasi-exclusivement de producteurs « modernes » du nouveau monde, et quelquefois d’Espagne, et qu’ils présentaient presque tous les caractéristiques reprochées à ces vins « mondiaux », faible acidité, couleur soutenue, degré alcoolique élevé, goût standard et… originalité très limitée.
Cela dit, aucun n’était mauvais, ni défectueux. On pense, en les buvant, à des produits de marque, peu exotiques, mais fiables, et ils ont au moins le mérite de préserver de la rencontre de vins annonçant une personnalité marquée, mais franchement mauvais, passés ou prétentieux. »
Faut-il combattre ces vins élaborés par ceux que Nossiter appelle les « fonctionnaires du goût »38, et défendre comme lui les vins traditionnels, quitte à entrer dans la catégorie de ceux qui se font traiter par le camp adverse de « traditionalistes pathétiques et réactionnaires »39.
Je suis personnellement partisan d’un jugement à la Salomon, en prenant dans chaque catégorie de vins ce qu’elle apporte de bon. L’important étant qu’aucun des deux types de (bons !) vins ne disparaisse.
Si l’on est inquiet de la tendance actuelle, indéniable, à la mondialisation, il faut avoir présent à l’esprit que, dans tous les domaines, nous vivons une époque de cycles courts, et que ce qui est à la mode se démode, de plus en plus rapidement. On peut donc espérer légitimement qu’aucun phénomène n’est définitif. Que l’on pense à la crise du phylloxéra, à la fin du XIXe siècle, qui fit craindre un moment que l’ensemble du vignoble européen ne disparaisse, ou du moins ne perde ses typicités. La renaissance a été plus rapide qu’on ne l’espérait alors.
Concernant les vins espagnols, et ceux de la Rioja en particulier, il est clair que la majorité de ces vins ont subi une forte évolution « parkérienne », pour rester dans ce vocabulaire : le degré d’alcool a fortement augmenté, ils sont plus concentrés en matière, et présentent des robes plus foncées, s’éloignant ainsi des vins traditionnels décrits au début de cet article, et qui, eux, se rattachent aux fameux « clairets », ces vins rouges, fins, faibles en couleur, qui avaient fait la réputation de Bordeaux dans les siècles passés. La « alta expresión » a clairement pris le dessus, au moins statistiquement.
Une des spécificités de la Rioja, dans ce contexte, c’est que, contrairement à ce qui se produit souvent à l’échelle mondiale (Chili, Argentine…), ou dans d’autres régions espagnoles (Toro, Ribera del Duero, Rueda), on ne peut associer de façon systématique petit producteur à tradition, d’une part, et, d’autre part, gros producteur à « modernité », avec le sens que nous avons donné à ce mot dans les pages qui précèdent.
En effet, Nossiter relève, et mes expériences personnelles coïncident avec les siennes, que ce sont souvent de grandes caves de la Rioja, ces caves que l’on a longtemps appelées localement des « bodegas industriales »40, sans aucune connotation péjorative dans la région, au contraire, qui sont les gardiennes de la tradition. Il cite Riscal41, Murrieta, Tondonia (López de Heredia), ainsi que la Rioja Alta, excellente cave, connue pour la rigueur de ses choix, et dont les vins ont d’abord été qualifiés, de « médiocres et vieillots »42 - jugement apparemment sans appel ! – par le guide Parker.
Face à cela, ont émergé en Espagne, des « petits » producteurs, que Nossiter dénonce comme de faux artisans, s’opposant, par pure stratégie marketing, aux caves traditionnelles. Pour lui, ces « postmodernistes radicaux, bonimenteurs, relativistes et rusés profiteurs du prétendu progrès »43 ne font qu’exploiter la mode actuelle, quitte à s’acheter les bonnes grâces de Parker par des moyens qui lui semblent inavouables. Et il cite parmi eux, Víctor de la Serna, à la fois critique en vins et « petit » producteur, et qui profiterait de sa double casquette pour promouvoir ses propres vins, y compris au sein de la galaxie Parker.
Mais, finalement, et comme pour accentuer encore la complexité du sujet, il semble bien que la mouvance Parker ait récemment mis fin à son ostracisation systématique des rioja traditionnels : les dernières dégustations des vins des caves La Rioja Alta et López de Heredia ont donné lieu à des notations beaucoup plus généreuses. S’agit-il d’un virage dans la philosophie Parker ? D’autres évolutions du même type, concernant des vins français, semblent bien le montrer. A moins que certains vins traditionnels de Rioja aient discrètement fait un pas vers « le goût Parker ». C’est également possible : nous pensons là, par exemple, au millésime 2004 de Viña Ardanza, vin de Reserva de la bodega La Rioja Alta, récemment mis sur le marché.