Introduction
La première protection en France des appellations de provenance des vins dérive d’une extension aux productions vineuses du bénéfice de la loi Chaptal du 28 juillet 1824 protégeant le nom commercial et le nom de lieu des produits fabriqués contre les altérations ou suppositions de noms, au titre de la protection de la propriété commerciale. La loi par conséquent « assimile le nom de lieu au nom commercial »1. La défense première des appellations d’origine s’est ainsi édifiée à l’initiative comme au bénéfice des maisons de négoce :
C’est le commerce seul qui en quelque sorte a créé le produit-type… Nos maisons de commerce de temps immémorial ont propagé à travers les routes du monde les Appellations d’origine…2
… le commerce avait fini par croire que les noms de Bordeaux, de Champagne, de Cognac lui appartenaient, et qu’il avait le droit d’en disposer à sa guise, alors que ces dénominations constituent avant tout la propriété des producteurs de ces régions.3
A l’entrée du XXe siècle, la crise viticole généralisée et les mobilisations vigneronnes quasi-insurrectionnelles pour le droit à l’existence, revendiqué massivement aussi bien en Languedoc en 1907 qu’en 1911 en Champagne, entraînent un tournant majeur. La priorité politique affirmée avec la loi de 1905 sur la répression des fraudes est de « protéger la propriété viticole »4, point nodal des débats législatifs, juridiques et diplomatiques alors engagés. Contre des pratiques jugées abusives, même justifiées par les usages commerciaux, les vignobles des grands crus réclament une délimitation stricte de leur aire d’appellation. Les premières délimitations de 1908-1911 relèvent d’une procédure d’arbitrage des prétentions à l’appellation, où le Conseil d’État est appelé à départager les prétendants, « en prenant pour base les usages locaux constants », selon la loi du 5 août 19085. Devant la gravité des troubles provoqués, la méthode administrative est radicalement abandonnée en 1911, au motif que « La délimitation des régions de production soulève des questions de propriété qui sont de la compétence exclusive des tribunaux »6. De gestation laborieuse, car conflictuelle, le projet de loi déposé en 1911 n’aboutit pas avant 1919, ouvrant jusqu’en 1935 la procédure des délimitations judiciaires, scandées par les débats de prétoire et les discours sur la nature propre des appellations d’origine : droit collectif assimilable à un droit d’usage, comme dans le droit rural coutumier et ses survivances, ou plutôt bien collectif relevant d’un droit de propriété, du moins d’un « genre de propriété », en l’occurrence indivise, apparentée soit à la propriété foncière, soit à la propriété commerciale et industrielle, telle une « marque collective » ? Les tensions et discordances, passées et présentes, nationales et internationales, sont telles entre marques et appellations d’origine que les analyses et commentaires, politico-juridiques ou communicationnels, ne sont à ce jour ni épuisés ni tranchés7.
Le « moule de la loi Chaptal »8 : vins, crus, marques, appellations
Les Grandes Marques et Maisons de Champagne se flattent et s’honorent de rappeler en toute occasion que leurs dirigeants ancestraux ont été les pionniers « visionnaires » de la défense et protection des appellations viti-vinicoles, grâce à un recours intensif à la loi de 1824, pour combattre sur le territoire national « la lèpre de la contrefaçon »9, qui affecte dès les années 1820 le vin mousseux de Champagne. L’effervescent champenois, « article manufacturé de haute finition » selon l’expression d’un contemporain anglais averti10, est le premier vin en France juridiquement reconnu par les tribunaux en 1845 comme « produit fabriqué », qualification étendue à toutes les productions vineuses en 1847, étant entendu qu’ « il est universellement admis que c’est le lieu du cru qui doit donner son nom au vin »11. Jusqu’au Second Empire, le mot champagne figure rarement sur l’habillage de la bouteille, particularisée par l’emprunt plus ou moins fantaisiste et abusif, s’agissant d’un vin d’assemblage, à un nombre limité de crus, retenus du prestige acquis par les vins tranquilles : sillery grand mousseux, bouzy mousseux, crème d’aÿ … A partir des années 1860, en même temps que se met à fleurir l’expression « Grandes Marques », champagne commence à apparaître sur les étiquettes, encore complété par la mention mousseux, dans la mesure où la production de vins de Champagne tranquilles est loin d’être tarie. Dans le sillage de la loi de 1857 renforçant la protection des marques de fabrique et de commerce et avec l’envol des expéditions, le nom des marques finit par éclipser toute autre référence pour les grands champagnes, produits par le « haut négoce ».
Après un congrès préparatoire en 1878, puis une Conférence internationale, réunie également à Paris en 1880 à l’initiative du gouvernement français, la Convention d’Union de Paris pour la protection de la propriété industrielle, signée en 1883 par quinze pays, intègre explicitement les indications de provenance dans son champ d’intervention, au même titre que le nom commercial (article 2). Dès 1882, une trentaine de maisons devancières avait fondé le Syndicat du Commerce des Vins de Champagne, avec pour mission première de
protéger le commerce des vins mousseux de Champagne…, défendre les intérêts généraux de ce commerce en France dans l’examen des questions… de propriété industrielle, c'est-à-dire de marques, noms de commerce, lieux d’origine, de contrefaçons, tant de marques que de produits, et de toutes les autres fraudes12.
Son action méthodique et coordonnée parachève en moins d’une décennie la fixation d’une jurisprudence précise, d’où il ressort que « la désignation Champagne n’a pu tomber dans le domaine public » (188713), que « seuls les vins récoltés et manutentionnés en Champagne pouvaient être désignés sous le nom de cette province », dont les limites, précise en 1889 la Cour de Cassation14, « ne sauraient être étendues ni restreintes », renvoyant au dernier état de la géographie administrative d’Ancien Régime, soit principalement à l’ancienne généralité de Châlons, à peu près similaire à l’actuelle région Champagne-Ardenne. La jurisprudence produite par la loi de 1824 est au fondement de l’adage « Il n’est Champagne que de la Champagne », aujourd’hui encore devise de l’interprofession, ainsi que plus largement du principe suivant lequel « Les appellations régionales de provenance des produits vinicoles ne pourront jamais tomber dans le domaine public »15. L’Arrangement de Madrid, conclu en 1891 entre (seulement) sept pays, réprime les fausses indications de provenance, ainsi que l’avait demandé dès 1880 la délégation française à la Conférence de Paris, et exclut dans son article 4 les appellations régionales des produits vinicoles des appellations à caractère générique16,
…car pour ceux-ci, les noms de localité correspondent à des conditions particulières de climat et de terroir qui ne sauraient être transportées.17
Créée en 1897, l’Association internationale pour la protection de la propriété industrielle observe à son Congrès constitutif de Vienne (Autriche) le statu quo en matière d’indications de provenance, autrement dit des « marques d’origine indiquant une provenance locale, régionale ou nationale »18, où la « marque régionale » est le cas d’espèce courant. Dans la lignée française, qui trouve son écho international, la mainmise-tutelle des marques sur les appellations régionales vinicoles est étroite, considérant que :
Les biens immatériels représentent dans ce qu’on appelle en français la propriété industrielle et la propriété littéraire et artistique, et comprennent par conséquent les domaines des droits d’auteur, des brevets d’invention…, des marques de fabrique ou de commerce…, des indications de provenance.19
Avec la crise viticole généralisée qui redouble le naufrage phylloxérique, la fraude devient l’épouvantail tentaculaire exutoire à la détresse des vignerons. Le projet de loi sur la répression des fraudes déposé par Méline en 1898, controversé comme attentatoire à la liberté du commerce, n’aboutit pas avant 190520. La priorité politique alors affirmée est de « protéger la propriété viticole ». Les vignerons champenois de la Marne, pleinement soutenus et relayés par leurs élus locaux et nationaux, sont les premiers à réclamer dès 1902-1903 une délimitation stricte de l’aire du « vrai vin de Champagne », pour combattre la « fraude sur l’origine » ou « fraude par substitution », commise par des « courtiers sans âme » et des « négociants marrons », qui se livrent effrontément à des achats de vins « étrangers au véritable et seul terroir producteur des vins de Champagne »21. Le verrouillage des approvisionnements se présente comme le seul remède pour extirper la fraude et relever les prix du raisin livrés au négoce. Au nom de la défense inconditionnelle de la liberté du commerce et du secret des transactions des « producteurs honnêtes », le Syndicat du Commerce décline d’abord toute implication dans la délimitation22, avant de s’y rallier en 1905-1906.
La Champagne viticole toujours en vedette, 1905-1914. « Compléter » la loi Chaptal ?
En 1905, la députation marnaise, l’illustre et influent Léon Bourgeois en tête, avait déposé un court amendement prescrivant la délimitation des appellations régionales et de crus particuliers, amendement retiré sur la promesse du rapporteur que la cause était entendue, et qui n’empêche pas la constitution d’une première commission locale de délimitation, présidée par Léon Bourgeois23. Elle rend ses conclusions, avalisées par la Commission des Boissons, dite également « des Fraudes », établie au ministère de l’Agriculture depuis 1905 pour définir les appellations régionales visées par l’art. 11, § 2, de la loi de 1905. Avec ses « prétentions injustifiées », l’Aube a été exclue en totalité, bien que partie intégrante de la Champagne historique, bien qu’elle compte une poignée de petits fabricants de champagne (6-8), qui n’ont jamais eu à subir de poursuites judiciaires, et qu’elle livre une part croissante de sa production de vins blancs à un négoce marnais dit « de second et troisième ordre »24, considéré comme franc-tireur, voire peu recommandable. De l’avis des experts, les « usages constants » invoqués dans l’Aube ne seraient que des « abus constants » frauduleux. Au moment même où explose la révolte des vignerons du Midi, les réactions contre cette « délimitation en sourdine » sont immédiates, sous la forme d’une interpellation vigoureuse à la Chambre, appelée à faire date dans les annales (14 juin 1907). Elle déclenche aussitôt ce qui fut rétrospectivement appelé sans emphase la « Guerre de Vingt-Ans » entre la Marne et l’Aube (1907-1927). Plus largement, elle ouvre avec fracas le tumultueux débat sur la nature des appellations : au-delà du caractère restreint et confidentiel de la commission locale de délimitation, le député aubois Castillard dénonce sur le fond, retrait de l’amendement marnais de 1905 à l’appui, l’absence formelle de délégation de pouvoir à l’Exécutif pour délimiter, opération qui revient à trancher un droit de propriété, échappant par essence à tout dessaisissement possible du pouvoir législatif. Sérieusement ébranlé, le Conseil d’État, demande un vote de délégation explicite, pour remplir sa « mission d’arbitre en matière de propriété »25. Une proposition de loi est immédiatement déposée et adoptée par la Chambre (9 juillet), mais le Sénat met un an à se rallier à ce qui devient la loi du 5 août 1908. La légalité nouvelle permet la délimitation de la Champagne viticole, par décret du 17 décembre 1908. À deux voix près du Conseil d’État, l’Aube en reste exclue et dénonce séance tenante une spoliation manifeste, assortie d’un « déni de justice », en « violation de la loi de 1824 »26. Les délimitations deviennent alors une cause nationale dont la presse se saisit, et bientôt une affaire d’État. En 1911, toute éventualité de révision du premier décret de délimitation est formellement repoussée par le gouvernement Monis (15 mars 1911), alors qu’une fronde girondine intransigeante de quatre années vient d’imposer le « Rien que la Gironde » pour délimiter le Bordeaux, excluant de haute lutte le Bergeracois et le Marmandais, après avoir acculé le Conseil d’État à réviser son avis (décret du 18 février 1911)27. Le débat public brocarde une « législation improvisée de séparatisme viticole »28, menée par un gouvernement inconséquent, et condamne la mue du Conseil d’État en « chambre d’expropriation »29.
« Jacqueries d’un nouveau genre » dans la vallée de la Marne30, ou « cortèges quasi-révolutionnaires » inondés de drapeaux rouges dans la levée en masse auboise31, les révoltes champenoises de 1911 sonnent le glas des délimitations administratives, irrévocablement stigmatisées et condamnées par le Parlement en avril, comme ferment de guerre civile. Le 30 juin, tandis que les vignobles champenois sont occupés par la troupe, le ministre de l’Agriculture Jules Pams dépose dans l’urgence un projet de loi de « réconciliation nationale » pour « compléter la loi Chaptal », « le régime si juste, si équitable de 1824 »32, subitement paré dans la tourmente de vertus inestimables : sa clarté concise, sa longévité et sa souplesse, ajoutées à son caractère dissuasif éminemment pacifique, sans exposition directe pour le pouvoir législatif ni l’Exécutif. Le terme fratricide de délimitation a été prudemment écarté, sinon censuré, au bénéfice de la « protection des appellations d’origine »33. L’infléchissement est net, qui substitue l’appellation d’origine (A.O.) à l’indication de provenance, devant l’interprétation conciliante des législations de la Grande-Bretagne ou de l’Espagne, qui, pourtant signataires de l’Arrangement de Madrid, n’en considèrent pas moins qu’une dénomination du genre « Bourgogne d’Australie », exemple-type repoussoir pour les Français, ne contrevient pas à l’interdiction des fausses indications de provenance34.
Cependant, le discours consensuel de la continuité peine à dissimuler de sérieuses ruptures. Le Président du Conseil avait annoncé un complément à « l’excellente loi » de 1824, concernant « cette propriété industrielle et privée que constitue la marque régionale »35. Dès son exposé des motifs, le projet de loi affirme le caractère de propriété collective des appellations36, confirmé avec constance dans la suite du travail parlementaire. Dans le contexte de crise et de dépopulation accélérée des pays vignobles, l’objectif des radicaux et socialistes réunis était d’adopter « une mesure démocratique de défense de nos petits vignerons »37, inscrite au registre des droits-créances, plutôt que relevant d’une prétention exclusive discriminatoire, autant dire d’un privilège digne de l’Ancien Régime. Les représentants des pays vignobles ne constituent qu’une (forte) minorité au Parlement, mais les juristes sont pléthore. Les débats législatifs font valoir que la loi de 1905 appelait à « créer et défendre la marque d’origine du producteur »38, et que « le viticulteur a droit à la propriété du nom de son cru »39. L’appellation a été considérée comme la « propriété inviolable, collective et sacrée des producteurs du lieu d’origine »40, dont les syndicats viticoles étaient promus les « défenseurs naturels »41. Le « complément » promis à la loi Chaptal virait au quasi-transfert de propriété. Ce « collectivisme confus »42 heurtait et choquait maints intérêts commerciaux et idéaux libéraux, mais la majorité parlementaire n’a rien cédé ni transigé. Comme l’expriment ses voix bordelaises, le négoce s’est senti bafoué, dépossédé, mis à l’écart d’un projet de loi partial et unilatéral, « nettement hostile au commerce », et qui octroie aux syndicats viticoles des « privilèges exorbitants »43. La loi de « pacification nationale » était mal engagée.
La cristallisation des débats sur le droit de propriété se durcit avec la question des sulfureuses « qualités substantielles ». La loi de 1905 sur la répression des fraudes punissait la tromperie, « Soit sur la nature, les qualités substantielles, la composition… de toutes marchandises » (art. 1er, §1), « Soit sur leur espèce ou leur origine… » (§2). Le projet Pams avait introduit comme critères discriminants des A.O., outre l’origine, la nature et la qualité substantielle des vins, « tirée principalement des cépages, modes de culture et terrains », soit la triade des usages de production fondamentaux, familière aux professionnels et amateurs de vins fins, pour qui le bouquet et la sève sont les qualités intrinsèques caractéristiques des grands vins44, résultant de la combinatoire subtile opérée entre terroir ou cru et cépages. C’est à ces qualités distinctives qu’entendaient renvoyer les qualités substantielles45. Préconisés par la Commission des Fraudes conjointement aux usages commerciaux, ces critères culturaux avaient officiellement justifié en 1908 l’exclusion de l’Aube de la Champagne viticole46. La triade qualitative était inconditionnellement défendue par les Marnais, syndicats du commerce et du vignoble réunis. Dans une mêlée autrement confuse, il n’en va pas de même dans les vignobles du Bordelais ou de Bourgogne, rebelles à des directives aussi normatives et coercitives, et par-dessus tout déterminés à vaincre la franche hostilité du négoce au principe même des délimitations, sous couleur de garantir la constance de la qualité par des coupages « bonificateurs ». Le négoce y revendique en effet « le droit d’améliorer des vins incomplets sans leur faire perdre leur désignation d’origine », l’A.O. étant « plutôt une expression qualitative qu’une expression géographique »47, et présente les délimitations comme une « incarcération dans une geôle »48, érigée en « hérésie »49 pure et simple. Pour ruiner la pratique de ces coupages discrétionnaires avec des vins dits « de soutien » ou « médecins » d’origine douteuse, comme à l’entrepôt de Bercy où circule la devise : « Le Beaujolais est un fleuve qui prend sa source à Mostaganem »50, la viticulture soutient massivement le principe de l’exclusivité de l’origine territoriale. Le dualisme origine-qualité vire au duel vignoble/négoce, sauf en Champagne. Dans le Bordelais comme en Bourgogne, la tendance était plus ou moins prononcée chez les viticulteurs-propriétaires les mieux nantis et avisés d’échapper à l’empire du négoce, en pratiquant la vente directe de « vins de propriété »51. En Champagne, la dépendance à l’égard du négoce élaborateur et expéditeur est totale. La figure aujourd’hui haute en relief du « récoltant-manipulant » est alors proprement impensable, et la réalisation du projet coopératif vigneron de vinification-champagnisation et de commercialisation directe renvoyée à un horizon temporel indéterminé.
Dans la tourmente de 1911, le député Fernand David, premier rapporteur du projet de loi, avait éliminé la référence aux qualités substantielles, porte ouverte à « une acception savamment rétrécie des usages », foncièrement conflictuelle et ostracisante, comme le montraient suffisamment l’agitation en Aquitaine et les révoltes de Champagne. Il avait notamment écarté l’éventualité d’une règlementation des cépages, au nom du principe de la liberté de culture, proclamé par la Révolution française et inscrit dans le Code rural52. Dans la crainte, agitée depuis 1911, de l’invasion de cépages à grand rendement dans telle ou telle aire géographique d’appellation consacrée, le nouveau rapporteur Adrien Dariac avait rétabli les qualités substantielles en 191253, non sans avoir enquêté dans les lieux sensibles (Champagne et Gironde). Cette « modification capitale » avait aussitôt été dénoncée par l’Association syndicale des viticulteurs-propriétaires de la Gironde comme un « viol du droit de propriété »54. À son congrès constitutif de février 1913, la Fédération des associations viticoles de France (FAVF) s’est prononcée pour l’origine seulement, retranchée en rangs serrés derrière le rapport initial de 1911, caution de légitimité. Soucieux d’aboutir, Dariac avait aussitôt accepté de transiger, en proposant l’origine comme essentielle, et la qualité subsidiaire mais nécessaire55, double condition soutenue inconditionnellement par la « haute Champagne » de la Marne. Le rapporteur et le ministre de l’Agriculture Clémentel avaient alors pesé de tout leur zèle pour faire aboutir l’Accord de Bordeaux, conclu en septembre 1913 entre viticulture et commerce, qui acceptent finalement le cumul origine et qualités substantielles pour définir l’appellation, le commerce considérant idéalement la question des coupages « résolue par le silence même de la loi »56. « L’heureux accord » avait été ratifié par le Syndicat national du commerce en gros des vins. Le soutien inconditionnel du Champagne et le ralliement du Bordeaux semblaient devoir emporter l’adhésion des députés.
Le choc est brutal au cours des débats précédant le vote de novembre 1913, en présence de Fernand David, pour lors président de la Commission d’agriculture, pris à parti par les intervenants contre ses successeurs57. Le tournoi est ouvert avec éclat par le duc de La Trémoïlle, prince de Tarente, député-maire de Margaux, élu « républicain de gauche », possesseur du Château-Margaux, le « Versailles du Médoc ». Très habilement secondé par son collègue Eymond, conseiller d’État, élu de Libourne, il se fait le héraut de l’absolutisation du droit de propriété, de la liberté de culture et de production, en rappelant que la loi de 1824 comme l’Arrangement de Madrid, toujours en vigueur, s’en tiennent à la loyauté commerciale sur l’origine, sans considération de critères qualitatifs.
Peut-on contester au détenteur d’un vignoble le droit de faire du nom de ce vignoble l’usage qu’il lui plaît ? Si l’attribution du nom d’origine d’un produit est subordonnée à certaines qualités, il est porté atteinte au droit de propriété.58
La fracture ouverte de la présumée unanimité girondine trouble profondément la Chambre et le ministre, et le Bordeaux n’est pas seul en lice. Arc-boutée sur les positions de la FAVF, la députation bourguignonne unanime fait chorus, le rapport Fernand David en étendard. Député-maire de Vosne-Romanée, « républicain-socialiste », vigneron-propriétaire détenteur de crus de premier ordre, Etienne Camuzet en est le porte-parole attitré59. Il dénonce « la voie compliquée et tortueuse des qualités substantielles »60, non codifiables, « indéfinissables juridiquement »61, les juges n’étant pas un jury de dégustation. Son collègue Louis Hébert proteste avec véhémence pour la masse du peuple vigneron :
Vous êtes hantés les uns et les autres qui réclamez les qualités substantielles par le désir de protéger les grands crus.62
Au terme de quatre séances de débats tendus, les députés dubitatifs éliminent par 334 voix contre 203 les qualités substantielles du texte de loi, contre l’avis formel du ministre et du rapporteur (21 novembre 1913). Le projet voté par la Chambre est transmis au Sénat, qui reste circonspect devant la mêlée, et reprend intégralement l’examen du dossier, « avec une patience que rien n’a pu lasser ». Le rapport Jénouvrier est déposé le 3 juillet 1914 ; l’entrée en guerre en reporte l’examen au printemps 1919.
La mise à l’épreuve judiciaire : l’A.O. s’émancipe des marques, 1919-1935
Le « moule » de la loi Chaptal a pesé sur la terminologie comme sur les consciences : caractérisée comme « marque d’origine » ou « marque régionale », l’appellation d’origine (A.O.) a été considérée pour les producteurs comme l’équivalent d’une marque de fabrique ou de commerce, à cette distinction près qu’elle constituerait une « marque collective »63, propriété collective, plus précisément « propriété agricole collective »64, et non pas propriété privée individuelle65. L’A.O. ne saurait se réduire à un attribut territorial physique immuable, ni se matérialiser par une somme de propriétés individuelles, dont les détenteurs pourraient user et abuser à leur guise, comme l’avait prétendu La Trémoïlle. Le nom de lieu est le support de la renommée, elle-même « consécration d’un labeur séculaire », dont elle tire « la plus grande légitimité et sa base la plus sacrée »66. Les A.O. s’inscrivent dans un « patrimoine commun » de valeurs, « legs sacré : fruits glorieux du sol, du climat, du travail des générations évanouies »67. Les générations présentes, qui en sont les dépositaires plus que les propriétaires, ont leur rôle à jouer dans la conservation d’un patrimoine périssable. En 1898 s’était constituée la Société des Viticulteurs de France et d’Ampélographie, impulsée par la fine fleur de l’école ampélographique française post-phylloxérique, pour sauver du désastre
…notre patrimoine viticole [contre] la marée montante des fléaux de la nature et des parasites de l’industrie dont l’incroyable audace vise la mort du vigneron et la mort du vin naturel.68
Comme issue au conflit sur les qualités substantielles tracée par le rapport Jénouvrier, l’article 1er de la loi enfin adoptée le 6 mai 1919, attendue comme « une grande loi de pacification sociale »69, a retenu une alternative élastique et ambiguë à la reconnaissance de l’A.O. : la conformité avec l’origine ou avec les « usages locaux, loyaux et constants ». Nonobstant, les qualités substantielles demeurent bel et bien inscrites dans la loi fondamentale du 1er août 1905, et le décret sur les vins et eaux-de-vie du 19 août 1921 y renvoie explicitement (art. 2)70. De quoi rendre les tribunaux perplexes sur l’extension de la notion d’usages, d’autant que, comme l’avait fait remarquer Clémentel, « l’usage n’a pas toujours raison »71, même soumis dorénavant à l’exigence de loyauté.
Selon la loi, l’initiative de revendiquer une appellation appartient exclusivement aux vignerons producteurs dans leur déclaration de récolte, avec pleine capacité de leurs syndicats à les défendre en justice, à charge pour d’éventuels contestants d’engager des poursuites devant les tribunaux civils du cru, habilités à trancher sur le bien-fondé de l’appellation déclarée. Seules demeurent en vigueur les lois de 1824 et 1919, toutes les autres dispositions étant abrogées. Consécutifs aux déclarations de récolte de 1919, les premiers procès surviennent en 1920, et produisent une jurisprudence controversée. Sauf exception notoire, les magistrats ont massivement privilégié l’origine, l’appartenance territoriale, réputée indiscutable, et minoré, voire ignoré tout aspect qualitatif, allant même jusqu’à soutenir que « de façon absolument formelle, la loi a voulu que le droit à l’appellation ne soit pas subordonné à la qualité du produit » 72. Dans le conflit champenois, l’avocat général de la cour d’appel de Paris avait cru bon de rappeler la « défaite des qualités substantielles » et jugé « inadmissible qu’on essaie de [les] ressusciter »73. Les dérives ont été rapides, particulièrement dans le Bordelais, où la délimitation décrétée en 1911 a cautionné des plantations établies avec des cépages grossiers sur des sols traditionnellement exclus de la production des vins fins. Dès 1923, la sonnette d’alarme est tirée par les porte-parole des grands crus, et la révision de la loi mise à l’ordre du jour, pour « mettre de l’ordre et de l’unité dans la jurisprudence »74.
La loi a également donné lieu à des pratiques aussi conflictuelles que divergentes chez les plaignants. En Champagne, elle a engendré des poursuites intraitables des vignerons aubois par les vignerons marnais, qui instruisent simultanément le procès de la loi elle-même, en dénonçant une loi « néfaste, immorale, bâclée… », minée par la disparition suspecte des qualités substantielles, lacune qui disqualifie tout autant la loi de 1824. Le Syndicat du Commerce a apporté son soutien (financier compris), sans participation directe aux actions judiciaires. Jusqu’en Cour de Cassation, dont les arrêts ont été récusés par les deux parties, le marathon intersyndical n’a fait qu’entretenir et exacerber des luttes fratricides, aboutissant en 1925 à une impasse judiciaire. En Bourgogne, qui avait pu ou su échapper à une délimitation administrative, la même loi ouvre dans le vignoble comme dans le négoce des fronts conflictuels tous azimuts, entre départements, entre syndicats, entre communes, et nourrit une « bataille sans merci »75, finalement marquée par l’assaut victorieux livré par la propriété vigneronne la mieux dotée contre le négoce, qui en sort notoirement discrédité et déstabilisé76. Au plan international, cette jurisprudence instable et précaire trouble et perturbe les marchés d’exportation. Pour protéger leur appellation de la contrefaçon, les producteurs du fromage de Roquefort réclament le secours et la force d’une loi formelle, plutôt qu’une jurisprudence « toujours sujette à discussion »77. Ils obtiennent satisfaction en 192578.
Au crible des débats judiciaires, la question du droit de propriété, centrale dans les débats législatifs, a perdu de sa charge explosive. Saisie sur le cas du Roquefort, la cour d’appel de Montpellier avait considéré les A.O. comme « des valeurs collectives comportant un droit de propriété », en relativisant « le caractère collectif de ce genre de propriété qu’est l’appellation d’origine »79. La question devient matière à exégèse et commentaires80, alors que le consensus paraît établi sur la valeur patrimoniale des A.O.:
richesse qui repose sur les présents de la nature et du travail des peuples. Le temps l’a créée, les hommes doivent savoir la conserver.81
C’est au tour des usages, notion polyvalente et extensive s’il en est, de susciter les controverses, polémiques et égarements.
Leur interprétation est tellement élastique qu’elle a constitué une porte de sortie par laquelle certains tribunaux d’abord, puis la Cour de Cassation, devaient réussir à s’évader du principe qui avait guidé les auteurs du projet. Les divergences d’interprétation eurent de telles répercussions qu’elles furent la cause principale de l’inefficacité de la loi de 1919 pour garantir la qualité du produit. 82
Les débats se sont empêtrés, enlisés, dans les considérations sur les usages d’appellation auto-justificatifs, dont la tradition locale, avec une constance vite qualifiée d’« immémoriale » par la mémoire orale, légitimerait le bien-fondé. La loi du 5 août 1908 (art. 1er) renvoyait principalement et sans périphrase l’appellation à la conformité avec les « usages commerciaux ». Dans le cas du champagne, où « l’usage d’appellation » s’applique au produit fini après « manipulation », et non aux jus ou vins tranquilles livrés par les producteurs, la catégorie supplémentaire d’« usage d’emploi » avait dû être introduite pour valider les déclarations de récolte en A.O.83. La question refoulée des « usages de production » est encore plus épineuse. Jullien, au début du XIXe siècle déjà, avait observé la progression des plants à grand rendement aux dépends des plants fins. Un demi-siècle plus tard, Jules Guyot surenchérit sur l’invasion des « grosses races » et « espèces boissonnières », à l’exception près de quelques îlots de résistance. Que valaient les « usages constants » au regard des mutations post-phylloxériques de la viticulture ? La mise en œuvre des délimitations avait irréversiblement mis en cause et borné la liberté du commerce. La protection des appellations d’origine sapait sérieusement le libre exercice de la propriété invoqué par des producteurs nourris d’individualisme libéral et d’individualisme agraire84.
Dans la proposition déposée en juin 1925 par Capus, qui aboutit à la loi de révision du 22 juillet 1927, le terme de qualités substantielles, saturé de charge polémique, n’a volontairement pas été repris. La loi achève de distinguer et éliminer les usages commerciaux, au profit des usages de production, incluant dans l’appellation des éléments concrets distinctifs du patrimoine viticole local, à commencer par les sols et cépages typiques de chacun(e) des terroirs ou aires de production. Le temps paraissait venu pour les juristes de passer la main aux professionnels, praticiens, techniciens, et ingénieurs de la vigne et du vin, comme aux usages, fussent-ils de production, de céder la place aux facteurs, conditions et méthodes de production, destinés à encadrer la discipline de production collective de l’appellation85. C’est la mission confiée en 1935 au Comité National des Appellations d’Origine (CNAO), exposée par son premier président Joseph Capus et son premier secrétaire général Georges Chappaz dans deux articles d’annonce programmatique. Capus soulignait combien le CNAO n’avait pas pour fonction de codifier ni même de recueillir les usages, et s’était « libéré de la formule des usages », soigneusement absente des statuts fondateurs86, tandis que Georges Chappaz tournait la page des dissertations historiques de prétoire.
Les premières délimitations de nos grands vins… [s’étaient] attachées beaucoup plus à l’histoire des provinces et aux usages commerciaux au lieu de rechercher vraiment l’histoire des vins…