Stéphane Magagnoli, Philippe Meyzie (dir.). Réputation et marché. Produits, origines et marques : perspectives historiques

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Stéphane Magagnoli, Philippe Meyzie (dir.). Réputation et marché. Produits, origines et marques : perspectives historiques, Lille : Presses Universitaires du Septentrion, 2022, 306 p.

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Voici un ouvrage collectif hautement recommandable sur un sujet jusqu’ici peu traité par les historiens : la réputation des produits durant les Époques modernes et contemporaines. Divisé en trois parties, l’une consacrée à « La valeur des réputations », une autre aux questions de « Réputation, qualité et goût », et une dernière intitulée « Affirmer et préserver sa réputation », ce livre rassemble des contributions récentes sur un sujet traité par un prisme international par des chercheuses et chercheurs italiens, français, belges et portugais.

Si ce recueil fait la part belle aux productions alimentaires et aux boissons, dont le vin, il s’intéresse également à d’autres biens comme, au xviiie siècle, ceux fabriqués dans les manufactures françaises (orfèvrerie, joaillerie…) ou ceux émanant du nord de l’Europe (bois de Finlande, métaux de Suède et de Russie, fibres textiles de Lituanie, graines de lin, poissons et céréales…), ou encore, un siècle auparavant, les produits navals français (mâts, goudrons, chanvre…) étudiés par Caroline Le Mao. Pour autant, sur les treize exemples retenus dans l’ouvrage, dix traitent de l’alimentation et des boissons, et trois évoquent plus spécifiquement le vin.

Contrairement au piège dans lequel tombent parfois de telles compilations d’articles, cet ouvrage évite l’écueil et conserve une réelle unité en proposant une démonstration cohérente, de son introduction à sa conclusion générale. Ainsi, nonobstant la singularité des mécanismes de réputation propres à chaque production, et comme le soulignent les introductions proposées au début de chacune des trois grandes parties du livre, l’ouvrage possède un grand intérêt pour qui veut comprendre de manière exhaustive les processus économiques et sociaux fondamentaux qui conditionnent la constitution de réputations. Le livre montre ainsi comment, par des phénomènes de prescriptions variés, certains produits en viennent à être identifiés par les acheteurs et reconnus pour leur qualité (ou leur mauvaise qualité, comme l’évoque, en contre-pied, l’article de Jean-Pierre Williot sur le sandwich SNCF). Les auteurs montrent également en quoi les réputations contribuent à la structuration des marchés, et leurs contributions permettent, à ce titre, de mieux cerner les transformations économiques d’un secteur, les comportements des consommateurs, la place des normes dans ces jeux autour de la réputation ou, tout simplement, l’histoire des marchandises. Par ailleurs, comme le soulignent fort à propos dans l’introduction générale les deux directeurs de publication de l’ouvrage, Stefano Magagnoli et Philippe Meyzie, s’intéresser aux réputations constitue une focale privilégiée pour interroger l’histoire de la qualité, celle des normes et des mises en hiérarchies des produits, tout particulièrement lorsqu’il s’agit d’aliments ou de vins.

Reste que, pour chaque production, selon les périodes et les territoires étudiés, émergent des singularités dont cet ouvrage relève tous les points saillants. Dans la première partie consacrée à la valeur des réputations, les exemples proposés permettent justement de montrer la diversité des formes et des degrés de réputation selon les périodes, les produits ou les pays. Dans « It’s easy to say quality. Legal aspect of food quality », Mariasole Porpora souligne les ressorts et les limites des désignations légales de la qualité des produits dans la réglementation européenne. Elle appuie sa démonstration sur trois exemples concrets. D’une part, elle analyse la confrontation entre la législation européenne et celles d’Italie et d’Espagne sur la possibilité d’utiliser des graisses végétales lorsqu’il s’agit de désigner un produit comme le chocolat. Elle étudie, d’autre part, les désaccords entre les pouvoirs publics, les producteurs italiens et l’Europe sur la question des Pasta Italiana fabriquées sans blé dur. Elle traite enfin des cas de législations européennes dont l’objet consiste à indiquer le pays d’origine du premier ingrédient de production dans un produit alimentaire, principes en distorsion avec certaines lois nationales (italiennes en particulier). En ce sens, les règles européennes et mondiales tendent alors à atténuer les différences entre les traditions de fabrication des denrées alimentaires plutôt qu’à les accentuer, ce qui peut poser problème dans le cadre de la reconnaissance et la protection des réputations sur les marchés.

En s’intéressant aux marchés du Roquefort depuis le Moyen-Âge, entre crises et périodes fastes, Sylvie Fabres apporte une vision sur le temps long des processus de construction (ou d’amoindrissement) graduelles de la réputation de ce fromage emblématique. Des débuts à l’essor inédit observé à la fin du xviiie siècle en passant par la modernisation du xixe siècle, la crise puis le retour en faveur observé au xxe siècle avec l’organisation de la filière et l’encadrement réglementaire de la production, cette histoire du Roquefort montre en particulier l’importance du phénomène de singularisation des productions sur les marchés.

À partir d’une toute autre démarche, dans « Approaches in commercial education to the reputation of foodstuffs : Portugal in the 18th Century », Carmen Soares compare les manuels d’apprentissage et les dictionnaires du commerce portugais, anglais et français pour comprendre comment y sont représentées les réputations de plusieurs aliments, dont les vins de Porto. Elle s’interroge aussi sur le rôle tenu par les questions de réputation alimentaire dans l’enseignement commercial portugais à ses débuts. Il semble alors que ce rôle soit particulièrement signifiant pour les produits en mesure de gagner en réputation dans le cadre d’échanges internationaux comme les figues, le raisin, le thon et le café. Dans ce cas, copier les pratiques étrangères à succès, comme la transformation du thon en conserve, figure parmi les orientations suggérées dans les ouvrages. L’auteur montre enfin dans quelles mesures ces ouvrages pédagogiques reflètent la réalité du commerce intérieur et extérieur de l’époque pour les pays étudiés.

L’approche aussi intéressante que décalée de Jean-Pierre Williot sur le « sandwich SNCF » clôt cette première partie de l’ouvrage. L’auteur rappelle les débuts, dès les années 1850, du sandwich commercialisé sur les lignes de chemin de fer du Nord, dans les buffets de gare puis dans les wagons-bars à la fin de ce siècle. Il retrace ensuite le développement et le succès économique de cette denrée au cours du xxe siècle. Surtout, Jean-Pierre Williot montre comment, au tournant des années 1970-1980, le sandwich SNCF (déjà critiqué au xixe siècle) devient alors l’archétype du produit alimentaire peu apprécié, trop cher, peu varié et peu nourrissant alors que se développent d’autres formes de concurrences. Cette naissance d’une mauvaise réputation conduit l’entreprise à modifier l’offre et à renouveler ses promesses marketing sur le produit. Mais comme le souligne fort judicieusement l’auteur « Depuis les années 1990, infléchir cette mauvaise réputation forme un enjeu du marché […] même si celui-ci s’accommode mal des stéréotypes péjoratifs ».

La seconde partie de l’ouvrage rassemble une série de contributions dont l’objectif consiste à expliquer pourquoi et comment s’opère la distinction entre des produits. Comment se singularisent certains produits par rapport à d’autres ? Les articles montrent ainsi que ce processus s’adosse à la qualité du produit à singulariser, une qualité liée à des savoir-faire, des normes de productions spécifiques, une maîtrise technique distinctive, des stratégies commerciales de démarcation, des discours scientifiques capables de définir une qualité, des réseaux de prescripteurs enfin, chaînon important de l’analyse des comportements de consommation.

Partant, l’article de Natacha Coquery « Réputation, luxe et goût français au xviiie siècle. Les ressorts du made in France » permet d’appréhender ce qui fonde la réputation et le rayonnement de la production française du luxe à la fin du xviiie siècle. Elle souligne ainsi comment l’essor du luxe se fait dans un contexte de concurrence accrue entre États-nation et de développement d’une politique mercantiliste encouragée par la promotion de la monarchie absolue dès le xviie siècle. Avec une forte mainmise du pouvoir sur l’information commerciale, il s’agit de valoriser la qualité des produits des manufactures françaises. Elle s’intéresse par ailleurs aux relations entre luxe, « bon goût », distinction aristocratique et nationalisme à partir des annonces publiées par les marchands ou les commentaires de la presse commerciale. Leur lexique met en avant l’esthétique, le luxe, la réputation, la variété et la nouveauté qui constituent des éléments de distinction pour l’aristocratie qui consomme ces produits de bon goût. Tout cela se joue enfin dans une concurrence de plus en plus exacerbée avec l’Angleterre au cours de la seconde moitié du xviiie siècle.

Les deux contributions suivantes, celle de Jean-Pierre Garcia, Thomas Labbé et Guillaume Grillon puis celle de Stéphanie Lachaud-Martin, intitulées respectivement « La Bourgogne, terre des vins de terroir : construction et ressources d’une réputation » et « Les vins blancs doux du sud Gironde : la construction des réputations » traitent tout spécifiquement d’un produit que les lecteurs de Crescentis connaissent bien : le vin.

Comme l’expliquent Jean-Pierre Garcia et ses co-auteurs, la notion de Climat émerge et se diffuse en Bourgogne aux xviie et xviiie siècles. Les auteurs s’attachent tout particulièrement à évoquer la manière dont les transferts des terres viticoles des communautés ecclésiastiques en direction d’investisseurs très en vue forge la réputation de ces vins issus de climats. Cette noblesse de robe, ces parlementaires, ces officiers du roi ou ces quelques bourgeois issus de Beaune et surtout de Dijon, utilisent le vin comme élément de distinction dans leurs sphères municipales mais aussi et surtout auprès des élites de cours. La qualité de ces vins découle en quelque sorte de celle de ses propriétaires. De surcroît, derrière cette réalité socio-économique, s’élabore le discours visant à mettre en avant des lieux nommés « doués de qualités naturelles particulières qu’ils transmettent aux vins ». Or, comme, comme en témoignent les auteurs « Le modèle de valorisation des climats qui émerge au xviiie siècle constitue la ressource culturelle première de cette réputation des vins de terroir de la Bourgogne. Remobilisée à différentes périodes, au prix d’un glissement de sens et d’un entrelacement entre la notion de climat et celle de terroir ». L’article s’attache ainsi à revenir sur cette (re) mobilisation plus contemporaine de ces climats, à l’occasion de la valorisation des autres vignobles de Bourgogne, lors de la mise en place des appellations d’origine ou lors du renouveau récent de la notion de terroir.

Toujours dans le domaine vitivinicole, la contribution de Stéphanie Lachaud-Martin sur « Les vins blancs doux du sud Gironde : la construction des réputations » constitue une très intéressante étude qui montre comment ces vins blancs doux du sud Gironde, ayant pourtant tous subi des innovations qualitatives similaires (vendanges tardives, marché de la demande boosté par les Hollandais et les Européens du nord aux xvie et xviiie siècles) ne vont, in fine, pas acquérir des réputations identiques. Elle s’interroge finalement sur ce qui dissocie la qualité de la réputation et, au final, pourquoi les Sauternes en viennent à bénéficier d’une réputation beaucoup plus élevée que les vins similaires des vignobles voisins. En réalité, cette montée en réputation des vins blancs doux provient, d’une part, de la "nature cognitive de la réputation des critères et de normes de qualité attendus" et, d’autre part, de logiques sociales fortes de réseaux bien entretenus entre les protagonistes. Tout comme en Bourgogne, cette réputation provient du statut social des producteurs. C’est tout particulièrement le cas pour Yquem qui développe sa propre marque distinctive et apparaît alors comme l’archétype du produit parvenant, selon les principes édictés par Lucien Karpik, à se singulariser pour bénéficier des marchés les plus efficients. Stéphanie Lachaud-Martin le rappelle : « plus qu’un autre produit agricole, le vin, par sa dimension sociale et culturelle, se détache d’une analyse de marché classique centrée sur la seule notion de prix. L’imperfection de l’homologie entre prix et réputation invite donc à adopter d’autres éléments d’explication : les relations personnelles, les réseaux sociaux, les goûts et leurs évolutions, constitutifs de la construction de la réputation. »

La seconde partie s’achève par deux réflexions très intéressantes autour, d’une part, de la réputation différenciée, selon les pays et leurs réglementations, des eaux minérales en bouteille au xixe siècle (Nicolas Marty : « Building reputation in different regulatory environments : Bottled Mineral Water in 19th Century Europe ») ; d’autre part sur les ressorts du maintien d’une réputation avec le cas des pains d’une coopérative socialiste de Gand à la fin du xixe et au début du xxe siècles (Peter Scholliers : « Maintenir sa réputation ; Le pain de la coopérative socialiste Vooruit de Gand (1880-1914) »). Les deux sujets s’avèrent extrêmement complémentaires en ce sens que le premier s’intéresse à la place des normes dans les processus de réputation alors que le second, dans un monde de la boulangerie très peu régulé, évoque davantage les investissements techniques comme éléments de singularisation qualitative. Cependant, dans les deux cas, émerge la question cruciale du rapport des deux produits au corps. Qu’il s’agisse des vertus médicales des eaux minérales françaises recommandées par l’Académie de Médecine ou du caractère nutritif du pain mis en avant par l’entreprise, le point de vue sanitaire constitue un élément fort de consécration d’une réputation.

Lorsqu’il est question, enfin, d’affirmer, de préserver et de défendre sa réputation, les producteurs ou les pouvoirs économiques, selon les cas, font appel à de multiples ressources. Dans un troisième chapitre consacré à cette thématique, Caroline le Mao s’intéresse à la difficile construction de la renommée des produits navals français à la fin du xviie siècle. Elle dépeint en quelque sorte les étapes de cette épopée vers la réputation qui doit alors commencer par une normalisation et un encadrement de la qualité des produits. La réputation viendrait alors ensuite. Celle-ci constitue néanmoins ici, un véritable élément auxquels sont subordonnés des enjeux économiques et stratégiques d’État.

Le cas étudié par Pierrick Pourchasse est tout à fait différent puisque les produits du Nord comme le chanvre russe, le lin de la Baltique, le fer de Suède ou encore les mâts de Riga possèdent une très forte réputation aux xviie et xviiie siècles. Cette notoriété bien installée tient à une réelle qualité des productions due, en particulier, à d’importants savoir-faire. L’auteur souligne néanmoins l’importance des pouvoirs publics, et en particulier des administrations municipales héritées de la Hanse, en tant que garantes de cette qualité. La préservation de la réputation de ces productions se joue ainsi sur un encadrement et sur un contrôle réalisés par les autorités qui garantissent la qualité attendue. Enfin, les commerçants et les négociants jouent un rôle non négligeable dans la mise en valeur des productions dont la notoriété et les prix élevés ouvrent la porte à de nombreuses contrefaçons contre lesquelles il devient alors nécessaire de lutter.

La contribution de Claudio Besana retrace les étapes de l’essor commercial du Gorgonzola. La montée en notoriété prend forme après le milieu du xixe siècle, mais c’est principalement au tournant du xxe siècle, en raison d’innovations techniques et industrielles notoires, matinées toutefois de traditions, que ce fromage aujourd’hui très connu des consommateurs, triomphe sur les marchés d’exportation et se singularise des autres productions locales de Stacchini.

Cet ouvrage d’histoire, qui étudie d’une manière très complète cette question de la notoriété et de la réputation des productions sur les marchés et celle des dynamiques qu’elle sous-tend, s’achève (avant la conclusion générale) par le très enthousiasmant texte de Corinne Marache dédié à l’« invention » du caviar d’Aquitaine dans l’entre-deux-guerres et au maintien de sa notoriété à l’aube des années 1960. Quasiment négligés tout au long du xixe siècle, les œufs d’esturgeon bénéficient après la Première Guerre mondiale de l’intérêt d’une entreprise de luxe parisienne, la Maison Prunier. Avec l’aide d’un riche aristocrate russe basé à Bordeaux, elle développe le savoir-faire local de préparation du caviar et chapeaute finalement tout une filière girondine alors en plein essor économique. En aval, Prunier assure la renommée du caviar d’Aquitaine auprès de la bourgeoisie de luxe parisienne et européenne. Devant cette montée en réputation, Corinne Marache montre comment des entrepreneurs locaux parviennent, en parallèle, à développer sur place des lieux de bouche proposant du caviar à une clientèle bourgeoise bordelaise ou aux vacanciers et touristes mondains attirés dans la station à la mode de Royan. Il s’agit là d’un exemple parlant de construction économique ex nihilo, par des entrepreneurs, de la réputation d’un produit, une réputation qui tend finalement à s’autoalimenter et à perdurer un temps autour d’une dynamique culturelle gastronomique, bourgeoise et touristique.

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Olivier Jacquet, « Stéphane Magagnoli, Philippe Meyzie (dir.). Réputation et marché. Produits, origines et marques : perspectives historiques », Crescentis [Online], 6 | 2023, . Copyright : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/crescentis/index.php?id=1395

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Olivier Jacquet

UMR 7366 LIR3S (Sociétés, Sensibilités, Soin)

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