Article soumis le 4 juin 2020, accepté le 12 juin 2020, mis en ligne le 15 juillet 2020.
Le document mis ici en exergue est une photographie retrouvée dans un carton des archives de l’Institut national des Appellations d’Origine (INAO) dédié aux appellations d’origine contrôlée (AOC) « Corton », « Corton-Charlemagne » et « Charlemagne ». Cette source, initialement conservée à l’ancien siège de l’INAO, 51 rue d’Anjou à Paris, est aujourd’hui déposée aux Archives Nationales dans le fonds « suivi des appellations et des délimitations »1. Le cliché (fig. 1) date très certainement de 1937. Cette date semble confirmée par le fait que cette photographie est intégrée au fond de l’INAO relatifs au dossier d’examen de l’AOC « Corton » ouvert justement en 1937. De surcroît, la mise en perspective avec les données du cadastre et la photographie aérienne de l’IGN du 3 juin 1940 (figure 2), vient étayer cette datation.
Par ailleurs, le cliché est pris depuis la partie ouest de la commune viticole de Pernand-Vergelesses, sans doute au niveau des lieux-dits du « Creux de la Net » ou de « En Caradeux » (au premier plan). La photographie propose un panorama d’une partie des vignes de la montagne de Corton et de ses contrebas, principalement situées au-delà de l’actuelle départementale 115 reliant ici les communes d’Aloxe-Corton et de Pernand-Vergelesses, conformément, soulignons-le de nouveau, à la photo aérienne de 1940 (figure 2). Un trait tracé volontairement à l’encre rouge marque la frontière entre les deux communes. Sises à gauche de cette marque, les vignes du climat « En Charlemagne » côtoient, côté Aloxe-Corton, « Le Charlemagne » puis, « Les Chaumes » (en bas) et « les Pougets » tout à droite de l’ensemble. Enfin, entre les deux routes, à gauche de la patte d’oie, se distinguent les vignes des « Noizets ».
Nonobstant l’intérêt certain de cette photographie en termes de représentation paysagère d’un vignoble bourguignon prestigieux en cette fin des années 1930 – de telles images restent relativement rares durant cette période – ce cliché s’impose surtout comme un magnifique témoin du processus complexe de construction des territoires vitivinicoles de Bourgogne pendant l’entre-deux-guerres. À lui seul, et remis dans son contexte, il permet d’appréhender une part des enjeux culturels, économiques et politiques qui participent à la mise en place des appellations d’origine viticoles.
En 1937, le Comité national des Appellations d’Origine (CNAO), récemment créé par le décret-loi du 30 juillet 1935, tente de reprendre en main la délimitation des appellations « Corton », « Corton-Charlemagne » et « Charlemagne », procédure très conflictuelle qui dure depuis 1930. En effet, cette même année, le syndicat viticole d’Aloxe-Corton se porte partie civile contre des producteurs des communes voisines de Pernand-Vergelesses et Ladoix-Serrigny pour leur faire interdire, sur leurs finages respectifs, l’emploi de ces dénominations prestigieuses. Les producteurs d’Aloxe-Corton usent des possibilités offertes par la loi du 6 mai 1919 sur les appellations d’origine. Grâce à ce texte, les tribunaux judiciaires possèdent le droit de trancher la question de savoir si un produit a droit à l’appellation d’origine sous laquelle il est vendu. Ils doivent alors tenir compte, dans leur appréciation, « de l’origine, de la nature, de la composition du produit vendu » en vertu des usages locaux, loyaux et constants, édictés par la loi de 1905. Par ces jugements, et dans toute la France, de nombreuses organisations viticoles cherchent à protéger leurs productions contre les fraudes sur les dénominations et, dans le même temps, à tirer profit de ces délimitations pour restreindre et valoriser l’usage de ces noms prestigieux. Or, sur un peu moins d’une centaine de jugements entrepris dans tout l’hexagone entre 19212 et 1936, 27, dont celui dit du « Corton », concernent la Bourgogne. Ces procédures entraînent, pour la plupart, un changement de paradigme complet vis-à-vis des normes de production et de commercialisation suivies avant les années 1920. Au début du xxe siècle, en effet, en Côte-d’Or, ces normes fonctionnent sur le système dit des « équivalences » (Jacquet 2009). Les négociants, qui dominent la production, l’élevage et le commerce des vins, utilisent des marques géographiques. Un vin d’Aloxe-Corton n’est pas nécessairement issu des seuls raisins de la commune, mais peut provenir des récoltes des villages voisins de Pernand-Vergelesses et Ladoix (voire de zones encore plus éloignées), dont les terroirs sont alors considérés comme équivalents. Le même principe régit les crus et, par exemple, les cuvées de « Corton » ou « Corton-Charlemagne » sortant des caves peuvent tout autant être issues des trois communes citées plus haut. Pour restreindre ce droit, dans un souci d’endiguement de la fraude, mais aussi de malthusianisme économique bien compris, le syndicat d’Aloxe-Corton entreprend une procédure devant le tribunal civil de Dijon, mais qui aboutit, le 25 juin 1930 et surtout, en Cour d’Appel le 17 novembre 1931, à la victoire de Pernand-Vergelesses et Ladoix, qui sont en définitive autorisées à conserver les dénominations « Corton » et « Corton-Charlemagne » sur leurs territoires respectifs. Ces deux décisions judiciaires vont à l’encontre de quasiment toutes les autres délimitations locales qui avaient, jusqu’ici, donné l’avantage aux communes demandeuses. Les usages invoqués devant les juges par le syndicat d’Aloxe-Corton se réfèrent aux réputations historiques. Ils mettent, en particulier, en avant le plan de 1860 élaboré par le comité d’Agriculture de Beaune et de Viticulture de la Côte-d’Or. Cette carte classe explicitement les parties du Corton et du Corton-Charlemagne situées sur la commune d’Aloxe-Corton tout en haut de la hiérarchie, avec de nombreuses parcelles en « tête de cuvée » ou, au pire, en « première cuvée ». Celles comprises sur les deux villages voisins atteignent, au mieux et sur de petits espaces, le rang de « première cuvée » quand le reste retombe en 2e et 3e cuvées. Le plan de 1860 s’impose à ce moment-là comme « l’étalon » de la côte et donc comme preuve ultime des usages de réputation revendiqués par les communes souhaitant restreindre les droits à revendiquer leurs noms d’appellations (Jacquet 2015).
La « défaite » en appel du syndicat du Corton sort en réalité du simple domaine judiciaire. Elle s’explique avant tout par l’arbitrage opéré par la commission des Boissons de la Chambre des députés et son président, le socialiste Edouard Barthe, lors de leur passage à Beaune en juin 1931. Il s’agit là d’une décision singulièrement politique dont les deux communes socialistes de Pernand-Vergelesses et Ladoix peuvent alors bénéficier au détriment d’Aloxe, village de majorité URD (Union Républicaine Démocratique) (Laferté et Jacquet 2005). Cependant, refusant cette décision, Aloxe se pourvoit d’emblée en cassation. Or, la photographie présentée ici semble déposée au Comité National des Appellations d’Origine (CNAO) au printemps 1937, moment décisif pour cette délimitation problématique puisque, d’une part, le jugement en cassation doit avoir lieu en novembre de cette même année et que, d’autre part, le CNAO décide de s’emparer du dossier pour aboutir à un décret dès l’été. Notre photographie intervient à ce moment-là et, sans doute réalisée par des membres du syndicat viticole d’Aloxe, elle offre à ce dernier un nouvel argument propice à l’exclusion de Pernand-Vergelesses : l’existence très lacunaire d’usages de production sur la montagne de Corton.
L’image est parlante puisqu’elle permet de constater très concrètement une réelle différence entre le paysage actuel de ce vignoble, entièrement complanté de vignes et la zone, beaucoup moins cultivée en 1937, sur l’aire communale appartenant à Pernand-Vergelesses. Les 2/3 environ du Climat « En Charlemagne » sont constitués de friches, alors qu’à droite de la frontière entre les deux villages, l’espace est entièrement couvert de vignes. Tout expert en cours de travail de délimitation visionnant cette photographie ne peut qu’en déduire, par interprétation, un abandon important des pratiques viticoles sur le lieu-dit « En Charlemagne ».
Les statistiques conservées dans les centres d’archives permettent d’en savoir un peu plus sur le rapport de ces communes à la culture de la vigne et d’expliquer, en partie, le paysage montré par le cliché. Comme l’illustre l’enquête agricole de 1929, avec une superficie totale de 263 ha dont 220 ha complantés de vignes, Aloxe-Corton s’impose comme un village à vocation presque uniquement viticole. Tel n’est pas le cas pour Pernand-Vergelesses qui dispose d’un finage de 559 ha dont 248 ha apparaissent sous forme de vignoble3. En 1929, comme sans doute en 1937 ou 1940, les habitants de Pernand-Vergelesses ne tirent pas uniquement leurs revenus de la vigne, d’autant que, depuis l’arrivée du phylloxéra, de nombreuses crises cycliques ont sans doute accéléré cette diversification agricole4. Selon la même logique, et comme nous l’apprend également cette enquête, même si l’usage à Pernand-Vergelesses est de déclarer les vins sous les appellations prestigieuses de la commune voisine, la valeur des productions du village est deux fois moins importante que celle d’Aloxe-Corton. Quoi qu’il en soit, le vignoble décroît de manière irrémédiable entre 1903 et 1940, passant de 303 ha à 244 ha. Et déjà, en 1913, le report cartographié du cadastre sur le climat « En Charlemagne » souligne une forte proportion de zones non encépagées sur ce cru (Humbert et alii 2012). La crise ne touche pas uniquement les zones de vins ordinaires, mais frappe sans doute plus fortement les communes voisines des villages « porte-drapeau », emblématiques des grandes appellations de la côte. La déprise dans le lieu-dit En Charlemagne se confirme avec l’enquête organisée par le syndicat de Défense du Corton-Charlemagne de Pernand-Vergelesses le 5 mai 1940. L’organisation, dans l’objectif de défendre son droit à l’appellation « Corton-Charlemagne », recense alors en trois colonnes, parcelle par parcelle, les déclarations cadastrales de chaque propriétaire « En Charlemagne ». La carte ci-dessous se conforme globalement très bien à la photographie possédée par le CNAO en 1937, et évoque avec force l’importance des zones en friche ou en « terre » sur le climat (cf. fig. 3).
Cette nouvelle preuve fabriquée par les producteurs d’Aloxe-Corton témoigne, au premier coup d’œil, de l’existence d’une monoculture d’excellence sur la commune, contrairement à sa voisine. Pourtant, cet argument visuel ne tient plus à l’analyse croisée des sources. En effet, le décret d’AOC du 31 juillet 1937 s’avère clairement défavorable à Pernand-Vergelesses, puisqu’il interdit aux propriétaires de la commune la dénomination « Corton » et « Corton-Charlemagne » pour ne lui laisser que celle de « Charlemagne », appellation « de renommée moins grande, classée en valeur derrière l’appellation "Aloxe-Corton " » (Humbert 2011)5. Cependant, cinq ans plus tard, le nouveau décret d’appellation du 30 décembre 1942 autorise finalement Pernand-Vergelesses à revendiquer ses vins du climat « En Charlemagne » sous les prestigieuses appellations « Corton » et « Corton-Charlemagne ». Certes, l’arbitrage, opéré par le très influent marquis d’Angerville et le président du CNAO Joseph Capus en personne, a pu faciliter la mise au point d’un accord entre les deux communes rivales. En outre, les expertises géologique et chimique réalisée par Ernest Chaput (professeur de géologie à la faculté des sciences de l’université de Dijon) et Louis Ferré (directeur de la Station œnologique de Beaune) apportent de nouveaux éléments en faveur de Pernand-Vergelesses. Certes, enfin, dans un contexte de l’occupation allemande, la menace pressante de taxation pour les vins d’AOC aura aussi pu inciter à « monter » Pernand-Vergelesses dans la hiérarchie (Lucand 2017). Toutefois, la liste, citée plus avant, des propriétaires du climat « en Charlemagne », établie en 1940 par le syndicat du Corton-Charlemagne de Pernand-Vergelesses, s’avère sans nul doute décisive dans ce rapprochement entre propriétaires de Pernand-Vergelesses et d’Aloxe-Corton. Ce travail de recensement vient en effet battre en brèche les conclusions rapides tirées après analyse du fameux cliché de 1937. La très grande majorité des parcelles qui apparaissent en friche sur la photo appartiennent en réalité au même propriétaire, à savoir la famille Bonneau du Martray qui, de plus, en a déclaré la plus grande part en « terres » (fig. 3) et non en « friches » (quelques friches appartiennent aussi à Pierre Rapet). Cette famille possède en effet une très grande partie du climat, mais elle le partage néanmoins avec trente-six autres propriétaires actifs, récoltant tous les ans des raisins sur ces pentes. Or, cette petite propriété, cet « artisanat agricole » à défendre (Lucand 2017), de par son nombre, possède un poids syndical et politique grandissant qui lui donne l’avantage.
Aucune source, à l’heure actuelle, ne nous permet de comprendre les raisons exactes du délaissement de ces terres par la famille Bonneau du Martray, sachant malgré tout qu’elles ne semblent que déjà très partiellement plantées en vigne au xixe siècle (Chevigny 2014, p. 318). Nous savons néanmoins, qu’en 1920, ce propriétaire déclare en propre 16 hl de « Blanc Aligoté Charlemagne » et 5 hl de « Charlemagne Pernand Pinot »6. Ensuite, les aligotés seront tolérés un certain temps, et bientôt interdits après les jugements et décrets consécutifs de l’appellation7. La valeur relativement basse des vins de Pernand-Vergelesses et, de surcroît de l’aligoté, a-t-elle dissuadé ce domaine d’investir plus avant « En Charlemagne » alors qu’il possédait sans doute d’autres possibilités de revenus ? Sommes-nous face à une politique familiale particulière et relativement éloignée de la production viticole ? Reste qu’en 1953, une partie de ces vignes est partiellement replantée et qu’en 1962, la replantation est totale (Chevigny 2014, p. 318). Enfin, comme l’évoque le cadastre, en 1969, le climat est désormais considéré comme productif (Humbert et alii 2012). Le décret de 1942 autorisant l’AOC « Corton-Charlemagne », mais également le succès grandissant des vins d’AOC au cours des Trente Glorieuses, doit sans nul doute être considéré comme un facteur prépondérant de revalorisation des vins et de réinvestissement viticole de la zone. Comme bon nombre de climats du vignoble de Bourgogne, et malgré l’image d’éternité qu’ils renvoient dans l’imaginaire collectif, ceux de la montagne de Corton sont en constante évolution. Territoires sous l’emprise de jeux de pouvoirs, d’intérêts économiques, voire politiques entre les communes de Pernand-Vergelesses, Aloxe-Corton et Ladoix-Serrigny, leur destin est loin d’être linéaire et isolé8.
⁂
La photographie de la montagne de Corton sur Pernand-Vergelesses et Aloxe-Corton analysée dans cette courte étude s’impose indéniablement comme un objet remarquable. Par son angle de vue sciemment choisi et son “enrichissement” à l’encre rouge, elle témoigne avec éclat du contexte très conflictuel de construction des appellations d’origine en France et tout particulièrement en Côte-d’Or durant l’entre-deux-guerres. Preuve d’usages parmi d’autres, elle rappelle ainsi la manière dont se mettent en place, autour d’enjeux locaux, ces nouvelles normes de production des vins. Mais ce cliché montre aussi les limites de chaque source historique. Il dépeint avec précision un paysage évident et démonstratif (l’opposition Pernand-Vergelesses = friche, abandon / Aloxe-Corton = vignes, culture d’excellence), mais qui, si l’on n’y prend garde, conduit rapidement à des erreurs d’interprétation. Les vignerons de Pernand-Vergelesses, en révélant plus finement la situation de la propriété sur cette aire, en offrent ainsi une autre interprétation. Comme toute image, selon la volonté de celui qui la fabrique, qui la montre, elle déforme le regard porté. De telles sources invitent ainsi l’historien, au-delà d’une remise dans leur contexte d’utilisation, à faire l’effort de les appréhender à travers le prisme d’autres témoignages archivistiques.