Introduction
L’arrivée des vins d’appellation d’origine sur le marché français et mondial a profondément modifié le rapport du consommateur au produit qu’il buvait. Que fallait-il penser de ces vins systématiquement rattachés à un territoire délimité, de ces nouvelles marques de lieux s’ajoutant aux noms de négociants, voire de ces quelques vignerons ou consortium de vignerons proposant des vins concurrents à ceux des familles du commerce réputées de longue date ? Dans ce nouveau monde des appellations dont les dates de naissance règlementaires sont la loi du 6 mai 1919 et le décret-loi du 30 juillet 1935, le consommateur va devoir retrouver son chemin. Désormais, sur les étiquettes, et même s’ils étaient pour certains déjà abondamment employés par le négoce, les noms de crus supplantent ceux des maisons de commerce. Le lieu prend la place de la marque privée et ainsi, de nouvelles normes de production et de commercialisation s’imposent auprès du buveur qui, parfois, découvre totalement les nouveaux noms qu’on lui propose.
Cependant, malgré d’importants efforts réalisés par les vignerons, les négociants et leurs relais gastronomiques - en particulier la sommellerie - pour diffuser ces nouvelles normes et convaincre les consommateurs, les vins d’AOC restent des productions aux marges, d'ordre du confidentiel à la sortie du second conflit mondial. Il faut réellement attendre la fin du second tiers du XXème siècle pour qu’enfin, les vins d’appellations s’imposent auprès des acheteurs et, donc, auprès d’un consommateur qui commence à percevoir, dans ces produits issus d’un terroir spécifique, une typicité synonyme, pour lui, de qualité (Figure 1). En témoignent les statistiques suivantes : à partir de 1960, la part de la consommation de vins d’AOC amorce une croissance passant de 5 à 10 % pendant les deux années suivantes pour décoller à +12% en 19631. Le mouvement deviendra ensuite exponentiel à partir des années 1970 et, au moins, jusqu’à l’apparition des nouvelles concurrences venues de l’étranger.
Cette montée en puissance des AOC est indissociable du rôle joué par l’INAO, organisme soutenu par le tout puissant ministère de l’Agriculture et qui, en étroite relation avec la filière vin, va parvenir, par un développement inédit de nouvelles formes de dégustations, à imposer les vins délimités auprès des acheteurs et des consommateurs. Afin d’appréhender cette mutation dans le rapport au vin, nous tenterons de montrer comment, durant les trente glorieuses, la dégustation s’impose comme l’un des éléments essentiels de jugement de la qualité des vins d’AOC. Il s’agira enfin d’évoquer, dans ce contexte, la transformation qui s’opère dans l’exercice même de ces pratiques sensorielles de qualification des vins. Nous assistons dès lors à la construction d’un nouveau discours, de nouvelles méthodes visant, par la dégustation, à objectiver le rapport entre qualité et typicité, entre terroirs de production et goût des vins.
La nécessité de prendre en compte la qualité substantielle des vins
Initiation du processus par Capus
En 1913, à la demande du député de la Côte-d’Or Etienne Camuzet, soutenu par la quasi majorité des propriétaires-viticulteurs de France, la notion de qualité substantielle est supprimée des critères de délimitation de la future loi du 6 mai 1919 sur les appellations d’origine. Ainsi, durant tout l’entre-deux-guerres, les appellations d’origine se créent essentiellement sur des critères géographiques et sur des critères d’encépagement, le tout, sur la base d’usages locaux, loyaux et constants.
Or, le 20 octobre 1943, lors d’une séance du Comité Directeur du Comité National des Appellations d’Origine (CNAO), le Président de l’institution, Joseph Capus, propose d’ajouter à l’article 23 du Décret-loi du 31 juillet 1935 sur les AOC et comme condition au droit à l’appellation les mots : « et s’il présente les qualités substantielles caractéristiques des vins d’appellation »2. Cette demande approuvée, par le Comité National de l’INAO, vise explicitement à introduire la dégustation dans le contrôle de la qualité des vins d’AOC.
Et Capus d’ajouter : « ce projet pourrait être adopté lorsque l’on aura créée une brigade de dégustateurs attachés au ministère de l’Agriculture. Des cours pourraient s’ouvrir à Bordeaux, Beaune et Angers, les experts seraient nommés par le Comité National »3.
Le Président du CNAO n’évoque pas les raisons qui l’amènent à réaliser une telle proposition. Il est pourtant fort probable que la recrudescence de la fraude durant la période d’occupation soit un des éléments moteur de cette demande de modification, sachant qu’une telle pratique est déjà en vigueur pour les eaux-de-vies dont il faut tout simplement vérifier la « buvabilité »4. S’ajoute sans doute à cela, d’une part, une volonté de réellement distinguer des AOC souffrant d’un déficit de notoriété face à l’émergence des Vins de Qualité Supérieur. D’autre, part, la réaffirmation de la qualité substantielle jadis soutenue par le négoce, pourrait s’apparenter à une tentative d’unification entre la viticulture et le commerce dans le contexte de naissance des premières interprofessions. Quoi qu’il en soit, cette demande est éconduite par le ministère de la Justice. En 1955, La proposition est de nouveau faite par l’INAO après une vive discussion au sein de Comité National. Le Président de l’INAO souhaite ainsi que « La qualité des vins d’appellation d’origine doit pouvoir être contrôlée avant leur commercialisation par examen de leurs qualités organoleptiques à la demande du syndicat intéressé. Dans ce cas, [et à défaut de pouvoir modifier le décret-loi de 1935] une clause doit être insérée dans le décret définissant l’appellation considérée »5.
Que ce soit en 1943 ou en 1955, la demande ne passe pas. Elle est retoquée par l’autre ministère de tutelle de l’INAO, le ministère de la Justice. Pourtant, malgré ces réticences ministérielles et les débats contradictoires existant au sein de l’INAO, l’intégration de la dégustation comme objet de contrôle de la qualité va s’imposer lentement et susciter un engouement de plus en plus important à l’INAO comme au niveau de la production.
Les premiers types de vins à bénéficier du contrôle de la qualité par la dégustation sont les Vins Doux Naturels (VDN). Ainsi, « l’AOC Pineau des Charentes, contrôlée le 12 octobre 1945, est la première appellation dont l’obtention est soumise à une dégustation obligatoire » (Humbert 2010). Comme le précise Dubois, le représentant des Vins Doux Naturels au Comité Directeur du CNAO, il existe bien une politique de la qualité adoptée pour les exportations de vins doux naturels, notamment avec la création de commissions de dégustation6. Ici, il s’agit bien d’examiner la qualité des vins proposés sur les marchés. Suite à ces dégustations, les produits possédant des défauts peuvent être retirés de la vente en tant qu’AOC. Il n’est cependant pas précisé que l’existence de cette qualité serait intrinsèquement liée au fait que le vin soit caractéristique de son appellation.
Les exportations de vins reprenant fortement dès la fin des années 1940, les pressions sont de plus en plus importantes pour que la dégustation soit un critère de sélection des vins d’AOC destinés aux marchés extérieurs. Dès 1945, le secrétaire général du Comité Directeur du CNAO estime : « que les vins français sont d’un prix très élevé et ne peuvent êtres vendus qu’en fonction de leur qualité et qu’il faut, dans ces conditions, tout faire pour maintenir la qualité à l’exportation »7.
La réalisation de dégustations permettant de définit le caractère commercial ou pas d’une appellation fait l’objet de plusieurs demandes, dont celle du Comité Interprofessionnel du Vin de Bordeaux qui souhaite faire modifier lui aussi le décret-loi de 1935 pour que les syndicats délivrent eux-mêmes les titres de mouvement des vins d’AOC Bordelais dégustés par des commissions désignées par l’INAO. Les vins qui n’obtiendraient pas la certification, c'est-à-dire le droit de circuler pourraient cependant conserver le statut des vins d’appellation et échapper aux contraintes du Statut Viticole exercé sur les VDQS. Au final, plusieurs syndicats s’imposent cette discipline durant la période, c’est le cas pour les appellations Médoc et Haut-Médoc en 1955 puis pour une bonne partie des appellations Bordelaises de prestige dès 1958. En 1948, Lirac, Palette, Madiran, Pacherenc-du-Vic-Bilh, puis dans les années 1950 Clairette de Bellegarde et Clairette du Languedoc ou encore, en 1961, Muscadet, fournissent des exemples d’AOC s’astreignant à une dégustation obligatoire contrôlant la qualité des vins destinés à la vente.
Le contrôle de la qualité organoleptique des vins à la vente reste donc une priorité pour l’INAO et nombre de syndicats, priorité qui prend lentement forme mais, qui en raison du caractère très rigide du décret-loi de 1935, va d’abord devoir s’imposer légalement au niveau international. C’est ainsi que dès le 1er mai 1955, la convention internationale de l’OIV pour l’unification des méthodes d’analyse et d’appréciation des vins introduit l’obligation d’un examen organoleptique des vins pour les vins destinés à l’exportation entre les 11 pays signataires. L’analyse se fera sur la couleur, la limpidité, l’odeur et la saveur du produit8. En France, il faut attendre l’intégration Européenne pour que la législation rende obligatoire l’agrément des vins d’AOC destinés à circuler. Conformément aux dispositions de l'article 11 du règlement (C.E.E.) 817/70 du conseil du 28 avril 1970 le décret du 19 octobre 1974 rend obligatoire la dégustation organoleptique dans ce cadre.
Cette progressive introduction de la dégustation organoleptique dont l’objectif est d’agréer le droit de circulation des vins d’AOC est souhaitée, nous l’avons vu, de longue date par l’INAO. Mais l’Institut n’a pas pour seule volonté de valider le caractère marchand des produits d’AOC et l’exercice de la dégustation est également amplement convoqué dans le cadre des délimitations. L’INAO se confronte ainsi à une autre problématique, celle de rendre la plus objective possible une dégustation qui doit valider, ou pas, des critères de délimitation géographiques des crus.
Délimiter par la dégustation. Définir le goût des terroirs
À partir de 1935, les premières délimitations de vins d’AOC avaient été réalisées sur des critères liés aux caractères physiques des terroirs de production et en tenant compte des modes de production définis pas des usages locaux, loyaux et constants. Ces délimitations reprenaient également les critères géographiques de définition des appellations d’origine non contrôlées instaurées par jugements suite à la loi du 6 mai 1919. La mise en place de ces dernières avait provoqué de nombreux conflits territoriaux que les nouveaux critères de délimitation imposés par le CNAO étaient censés apaiser. L’institution, en faisant appel à des experts issus des sciences expérimentales, principalement des agronomes et des géologues, comptait s’appuyer sur leur légitimé scientifique pour valider les nouvelles AOC.
Le retour rapide de la notion de qualité substantielle dans les débats pose alors la question du rôle que pourrait jouer la dégustation dans les processus de délimitation.
Selon les archives de l'INAO consultées pour la période (Bulletins et Compte rendu des réunions du Comité Directeur, cinq territoires s’imposent historiquement comme les zones à « expérimenter » cette méthode sous l’ère des AOC : Chablis, le Beaujolais, l’Appellation Lirac et, à peine plus tardivement, le Saint-Emilionnais et la région des Graves.
Pour ces deux dernières, il s’agit clairement de déterminer des hiérarchies au sein d’une zone délimitée. Ce n’est pas tant la typicité qui compte ici, mais le degré intrinsèque de qualité des vins dégustés et leur capacité à situer entre le sommet et le bas de la hiérarchie. Ainsi, dès 1948, une liste secrète de dégustateur est déposée par l’INAO dans le but de déterminer les vins ayant droit aux appellations « Saint-Emilion », « Saint-Emilion Grand Cru » et « Saint-Emilion grand cru classés », Grands crus classés bénéficiant d’une hiérarchisation interne en « Grand Cru Classé », « 1er Grand Cru Classé B » ou « 1er Grand Cru Classé A ». Le classement est publié en 19559. L’on procède de la même façon pour le classement des Grands Crus blancs et rouges de Grave. La dégustation est essentielle pour le syndicat de l’appellation qui estime « que le cours du vin sur le marché, même pendant une longue période, est un critère insuffisant et qu’il y aurait lieu de s’appuyer également sur la notoriété des vins et sur leur qualité qui serait jugée par dégustation »10. Pour le Bordelais, il s’agit de qualifier un ordre hiérarchique horizontal et non, comme pour Chablis et le Beaujolais, de justifier par la dégustation une délimitation géographique.
Ainsi, le 19 décembre 1945, le Comité National de l’INAO rend compte de l’avancée de la délimitation du Chablis. Cette délimitation pose problème depuis les années 1920 et se base, de façon fluctuante, sur des rapports d’expertises géologiques contradictoires confrontant les sous-sols kimméridgiens aux sous-sols portlandiens à faciès kimméridgien plus étendus (Vincent et Jacquet 2012, 2015). La question récurrente et de savoir si l’appellation Chablis doit se limiter strictement à la zone kimméridgienne ou si elle peut s’étendre au Portlandien. Afin de tenter de mettre fin aux débats et conflits qui règnent dans ce vignoble, l’INAO décide de nommer une commission de dégustation qui définira si, en fonction du sous-sol, les vins produits sont caractéristiques, du « véritable Chablis »11. Il est décidé que « seule une dégustation présentant toutes les garanties permettra de régler définitivement le problème »12. Seulement, en 1945, l’analyse organoleptique reste mal cadrée et les experts nommés par l’INAO manquent cruellement de légitimité dans ce domaine. L’extension est ainsi demandée contre l’avis de Naudet, Président du Syndicat des propriétaires-viticulteurs des grands crus de Chablis qui siège au Comité National. Faute de dégustateurs patentés, la délimitation du Chablis (qui étend finalement l’aire du Chablis au-delà du Kimméridgien « originel ») n’aboutit donc qu’en 1960. Dès lors, pour cette dernière, une dégustation menée par une commission de trois experts, dont 2 courtiers, est réalisée en 1959 sur des Petit-Chablis réclamant l’appellation Chablis, sur des Petits Chablis sans réclamations et sur des Chablis dont l’appellation n’est pas discutée. Elle concerne en tout 56 bouteilles. Les résultats de cette dégustation montrent que certains Petit-Chablis demandant le droit à l’appellation « Chablis » sont d’une qualité comparable à celle de leur grand frère alors que d’autres sont d’une parenté indéniable mais d’un niveau qualitatif moindre. L’analyse organoleptique tranche donc pour une légère extension de l’appellation Chablis malgré le refus de Naudet, toujours présent dans le Comité National. La dégustation, comme les experts sollicités, sont donc devenus en 15 ans, plus légitimes aux yeux du Comité National qui cette fois peut trancher.
Ainsi, entre 1945 et 1959, les choses ont, en réalité, beaucoup évolué et la dégustation est devenue mieux organisée, plus étayée, plus scientifique.
Cette évolution, si elle découle, comme nous l’avons évoqué, de la volonté de l’INAO et des producteurs de vérifier de plus en plus systématiquement la qualité des vins par cet exercice sensoriel, prend surtout ses lettres de noblesse à partir d’un travail débuté à la fin des années 1940 autour de quelques ingénieurs et techniciens de l’INAO et d’un petit négociant du Beaujolais, Jules Chauvet
Définir le goût des terroirs
Il s’agit en effet, après 1945, pour l’INAO, de parvenir à délimiter et définir l’appellation « Beaujolais-Village » dans la Bourgogne viticole. La question posée se résume ainsi : existe-t-il dans le Beaujolais une aire de production (en dehors de celle des crus : Brouilly, Fleurie, Juliénas, etc.) où le gamay noir à jus blanc donne des vins fins capables de se replier en appellation Bourgogne et non pas des grands ordinaires ? Les nombreuses expertises engagées liées aux sols ou aux usages locaux loyaux et constants restant, comme à Chablis, matière à débat, l’INAO organise alors une dégustation sensée vérifier le caractère bourguignon des beaujolais présentés.
Lors de la réunion du Bureau de l’Union Viticole du Beaujolais du 24 janvier 1949, M Laborde, Délégué du Beaujolais à l’INAO, fait connaître sont point de vue. En accord avec l’Amicale des Beaujolais-Village, il demandera le bénéfice de l’appellation Beaujolais-Bourgogne pour l’ensemble des vins beaujolais sous plusieurs conditions liées aux cépages employés, au rendement, au degré alcoolique et si une commission de dégustation présidée par les agents de l’INAO contrôle lesdits vins, et les agrée comme vins de qualité.
Les dégustations ont bien lieu mais les membres de la Commission estiment au final qu’ils ne peuvent asseoir leur jugement définitif que par une dégustation comparée. A cet effet, ils demandent à l’INAO de faire procéder à la prise d’échantillons de six bouteilles de vin à AOC « Bourgogne » et de six bouteilles de vin à AOC « Beaujolais »13. Cette deuxième dégustation, comparative cette fois, à donc lieu à Paris avec les membres de la Commission. Les commentaires de dégustation sont très sommaires et manquent clairement de précisions. Les résultats restent finalement médiocres en raison du trop faible nombre d’échantillons dégustés (8 en tout). Cependant, des termes intéressants jalonnent le compte rendu. Les experts parlent de vins ayant le « type Bourgogne », de « goût spécifique » au Beaujolais14. Intervient donc, dans le processus de délimitation, ici d’extension d’aire de l’appellation Bourgogne, l’idée que la dégustation pourrait permettre de qualifier le degré de typicité de certains vins.
Les éléments d’analyse mis à disposition des experts restent cependant, à ce moment là, très caractérisés par les modes de dégustation d’avant guerre initiés au XIXème siècle. Durant cette période, pour qu’un vin puisse être commercialisé, ce qui comptait n’était alors pas tant la spécificité donnée à un vin par son origine géographique, par son terroir, que son caractère loyal et marchand. L’étude des termes utilisés pour déguster les produits du négoce au XIXème siècle ou au début du XXème siècle montre d’ailleurs assez clairement le manque de distinctions gustatives pouvant exister à l’époque entre les crus. Importent surtout la couleur de la robe, sa limpidité particulièrement, et la structure du produit en bouche qui exprime sa plus ou moins grande valeur (Jacquet 2014).
Dans son ouvrage intitulé « La vigne et le vin en Côte-d’Or », ouvrage de référence en matière de hiérarchisation des vins du département, Denis Morelot n’utilise principalement et avec précision que des termes ayant trait à la couleur ou au caractère tactile des vins qu’il déguste (Morelot 1831). L’évocation du goût ou de l’odeur ne relève que du jugement de valeur (ça sent bon ou mauvais ou ça sent moins bon ou meilleur que) ou d’une résonance morale (une odeur agréable, spiritueuse). Ainsi, il considère les vins du village de Santenay comme « fermes », « Moins délicats que Chassagne dans la finesse, le goût et le bouquet », « toujours satisfaisants » et d’une « bonne tenue » (Morelot 1831). Ces vins possèdent cependant toujours un « goût de terroir qui ne disparaît qu’après 4 ou 5 ans de tonneau ». Cette évocation du goût de terroir pour qualifier un vin difficile à boire, sans doute très tannique, est d’ailleurs récurrente, dans les dégustations, au moins jusque dans les années 1960. Le terroir est même alors un terme souvent négatif dans l’appréciation d’un vin.
L’étude d’autres ouvrages du XIXème siècle et de la première moitié du XXème siècle permet de généraliser l’analyse et d’affirmer que, dans leur ensemble, ce type de description basé sur le toucher et la vue est une quasi constante dans la littérature vineuse15.
Enfin, et même en 1947, le grand œnologue Bordelais Emile Peynaud reste fixé sur les caractères tactiles des vins. Souhaitant examiner quelques caractères de vins fins et leurs relations avec leur constitution chimique, il évoque uniquement : la souplesse, le moelleux, le côté corsé, la vinosité, le gras, l’âpreté, la verdeur, la netteté. Il parle d’un vin « droit de goût », d’un vin qui « remplit la bouche » ou encore d’un « vin mâché ». Nulle trace d’olfaction dans l’analyse (Ribereau-Gayon et Peynaud 1947, p. 25).
La mise en avant de l’odorat et du goût dans les dégustations n’est pas encore à l’ordre du jour et si, parfois, certains caractères organoleptiques de vins sont définis par des comparaisons avec des canons sensoriels collectifs liés à quelques fruits et à la violette, ce type de mentions reste extrêmement rare et les fruits impliqués très peu nombreux16.
Les termes employés juste après la seconde Guerre Mondiale pour déguster ne permettent donc que très mal une caractérisation des typicités par l’étude comparative. Aussi, plusieurs personnalités de l’INAO n’hésitent pas à demander que les experts et les agents techniques requis pour les délimitations ou les agréments puissent s’appuyer sur de véritables méthodes « objectives » de dégustation17. La conférence en 1966, à Bruxelles, de Pierre Charnay, Inspecteur régional de l’INAO en Vallée du Rhône, plaide ouvertement en ce sens. Il met, entre autres, en cause « Le système actuel et plus ou moins généralisé » de dégustation en petits comité d’experts qui, par l’échange, mettent des notes aux vins qu’ils dégustent et souhaitent l’instauration de formations et de fiches de dégustation « scientifiques » qui puissent tenir compte de la variabilité des arômes contenus dans le vin18.
Et donc, d’ajouter : « Contrairement à ce que disent ceux qui refusent de penser, il n’est pas ridicule de trouver dans le vin des parfums qui, s’ils n’ont pas la même nature chimique que les parfums naturels identifiés, offrent à notre sens olfactif une sensation identique. Ces parfums sont floraux (rose, violette, narcisse, pivoine....), de fruit (pêche, cassis, groseille, prune, pomme, coing...) ou plus complexes lorsqu’il s’agit de vins âgés (truffe, kirch, ambre, cuir de Russie). Il est admis que la valeur d’un arôme est d’autant plus grande que le nombre de ses composants est lui-même plus grand. Il s’agit là d’un travail d’identification »19. Pierre Charnay fait partie de ces agents INAO conscients que le registre lexical de la dégustation doit s’élargir en tenant compte des canons sensoriels collectifs tels que les arômes de fleur ou de fruit. Il est d’ailleurs directement confronté au problème dans le cadre de délimitations faisant appel à des commissions de dégustation pour la Vallée-du-Rhône. Ainsi, via cet agent, l’INAO affiche une volonté de parvenir à identifier les crus par la dégustation, à les distinguer, à créer les outils à même de définir, vin par vin, ce que cette même institution nommera plus tard « le lien au terroir ».
Dans son article programmatique de 1967, Pierre Charnay évoque surtout l’influence première du Chapellois Jules Chauvet20.
Malgré quelques publications fondatrices, les travaux précurseurs de Jules Chauvet sont encore assez mal connus21. L’œuvre de Chauvet semble néanmoins se situer aux racines des nouvelles formes de dégustation prônées par l’INAO. Petit négociant du Mâconnais et du Beaujolais, de formation scientifique (École de Chimie de Lyon), Chauvet s’impose surtout comme un expérimentateur. Entretenant des correspondances régulières avec l’Allemand Otto Heinrich Warburg, prix Nobel de Physiologie pour ses travaux sur la respiration cellulaire et les enzymes, Chauvet s’intéresse rapidement aux molécules aromatiques du vin et à leur perception. Analysant les lois de la dégustation22, il développe des procédés d’analyse sensoriels visant à donner un maximum de cadres « scientifiques » à cet exercice. Pour lui : « L’analyse chimique […] est impuissante à réaliser un contrôle vraiment scientifique et objectif des propriétés du met ou du vin », contrairement à l’analyse organoleptique (Chauvet 2008, p. 25). Et d’ajouter, en conséquence que, « la sélection (des vins) s’opérant à la base en reposant sur la garantie d’origine … La deuxième garantie est apportée par l’expertise gusto-olfactive » (Chauvet 2008, p. 26). Donnant donc la primeur au bouquet et aux arômes des vins, Chauvet procède à de nombreuses dégustations expérimentales sur des vins du Beaujolais, dégustations totalement nouvelles dans leur approche et faisant appel, pour distinguer les vins, à des référents sensoriels collectifs. Par exemple, le Morgon 1949 qu’il déguste, lui procure une « impression de fraicheur, de pureté », mais également de « fruit abricot, groseille, etc. ». Un Fleurie 1947 possèdera des notes « de parfum animal et intime (capiteux et troublant) d’ambre, de musc ». Quand à l’échantillon 903/BP (peut-être un Beaujolais Primeur), il le décrit ainsi : « L’arôme tabac-coing persiste. Equilibre acide amertume, tabac, café, coing ». Ces quelques exemples d’analyses réalisées au tout début des années 1950 par Chauvet rénovent ainsi totalement l’exercice de la dégustation et offrent des outils inédits capables de faire distinction entre des crus d’appellations pourtant très proches.
Même si Jules Chauvet ne possède pas la légitimité académique des grands œnologues californiens ou français de son époque, il parvient cependant à faire passer son message qui devient une norme à partir des années 1970 auprès des professionnels de la dégustation, puis des amateurs avertis. Ici, la transmission du discours se réalise via les réseaux montant de prescripteurs fréquentés par Chauvet. Il est en effet très proche des cercles syndicaux et des agents locaux de l’INAO qui souhaitent promouvoir les nouvelles AOC et en instituer les caractères de typicité. Jules Chauvet entretient d’importantes relations avec Camille Lapierre, vigneron de Villié-Morgon et secrétaire de la Fédération viticole de Saône-et-Loire, se tournant vers la mise en bouteille à la propriété après 1945. Il côtoie aussi d’autres syndicalistes vignerons de la région comme Claude Geoffray, propriétaire au Château de Thivin, un des fondateurs de l’appellation Côte de Brouilly dans les années 1930, de la maison du Beaujolais en 1953 et, avec des journalistes et gastronomes tels que Curnonski, de l’Académie Rabelais en 1948. Autre personne de son entourage, Albert Méziat, producteur de Chirouble initiant également la mise en bouteille au Domaine au même moment23. Ce sont ces viticulteurs qui, justement, demandent à l’INAO la révision de l’appellation Bourgogne pour les beaujolais et incitent à l’organisation d’une dégustation comparative sensée prouver la typicité bourguignonne des Beaujolais. A leur côté, lors des démarches, figure Pierre Orizet, Inspecteur Général de l’INAO nommé par le Baron Pierre Le Roy de Boiseaumarié, Directeur de l’Institution et considéré comme l’un des fondateurs des AOC. Chauvet travaille régulièrement avec Orizet, tant au sein du Groupement technique de recherches œnologiques de Mâcon que lors de multiples conférences sur la dégustation, telle celle offerte par l’INAO aux « médecins de France Amis du Vin » lors de la Foire de Mâcon de 195424. Personnage à la légitimité scientifique et technique initialement locale, il acquiert, via les multiples réseaux professionnels, journalistiques et propagandistes de l’INAO, une dimension d’expert reconnu dès les années 1950. Si son éloignement des mondes académiques le laisse quelque peu dans l’ombre d’universitaires comme Peynaud ou Max Léglise, ses travaux et, surtout, ses méthodes et son vocabulaire de dégustation parviennent pourtant à s’imposer et à dépasser le cadre strict de l’INAO.
Des éléments matériels ou culturels concrétisent d’ailleurs clairement son impact sur l’évolution d’une dégustation au service des AOC, d’une dégustation capable de définir le goût du lieu. Ainsi, début 1970, apparaît le verre INAO en forme de tulipe (Figure 2), spécialement conçu par l’Institut, en collaboration avec Jules Chauvet, pour permettre une bonne analyse du bouquet des vins. En outre, nous l’avons évoqué, le 19 octobre 1974, le Décret n°74-871 relatif aux examens analytiques et organoleptiques des vins à Appellation d’origine Contrôlée est adopté. Enfin, les guides qui fleurissent dans les années 1980 prennent désormais en compte ce nouveau vocabulaire « sensoriel » pour qualifier et hiérarchiser les vins soumis à leurs jugements25. L’emploi du terme « terroir », en outre, perd son aspect péjoratif et l’on remplace dès lors, dans la promotion publicitaire le « goût de terroir » par le très positif « goût du terroir ».
Conclusion
Initialement réhabilitée par l’INAO dans un souci de lutte contre les fraudes perpétuées durant la Seconde Guerre Mondiale puis, pour contrôler la qualité les vins d’AOC destinés à la vente, la dégustation s’impose concrètement durant les années 1950 et 1960 à l’INAO. Mais c’est surtout dans le cadre particulier des délimitations que la dégustation va véritablement se métamorphoser. Sous l’impulsion d’agents techniques, de syndicats viticoles et du personnage atypique de Jules Chauvet, tous directement concernés par des délimitations problématiques en Bourgogne et vallée du Rhône, l’INAO va développer et définir des modes de dégustation totalement innovants laissant pour la première fois une place prépondérante au goût et à l’odorat des vins. Ces nouvelles façons d’aborder les vins sont censées définir le rapport du produit à son terroir d’origine. Il s’agit de définir les caractères gustatifs et olfactifs de chaque appellation et d’envisager, même si le mot apparaît finalement tardivement, la typicité de chaque vin, typicité désormais perçue, comme un gage de qualité.
Reste que l’INAO, par des recherches et des méthodes d’une extrême modernité, est parvenue en une trentaine d’année, de 1945 aux années 1970, à promouvoir un système déjà original en soit, et né dans les années 1920, les appellations d’origine. A la fin des années 1970, les AOC sont clairement devenues, pour la majorité des prescripteurs et pour nombre de consommateurs éclairés, l’élite des vins français. L’idée d’un lien entre le goût du vin et le lieu de production est devenue concrète et, même gage de qualité pour les vins concernés. On goute désormais le lieu et, de moins en moins, la marque. Cette nouvelle forme d'appréciation des vins correspond d'ailleurs à un retour de la géologie comme science explicative du goût des vins (Garcia et Labbé 2011).
En termes économiques, ce travail sur la typicité comme élément de qualité substantielle des vins d’AOC aura des conséquences relativement intéressantes pour ces vins délimités. En 1954, les exportations totales de vins français s’élèvent à 69 000 hL. Les AOC contribuent pour 1% à ces exportations avec un volume de 686 hL. En 1967, le volume total des vins français exportés s’élève désormais à environ 3 800 000 hL. Les AOC représentent alors 39 % de ce volume avec un total d’environ 1 500 000 hL.
Nul doute que l’embellie commerciale pour les vins d’AOC à la fin des années 1970 prend, sa source dans une ample politique de régulation et de propagande largement menée par les producteurs, les législateurs et les organisations professionnelles. Mais il est en même temps nécessaire de bien mesurer l’impact décisif des travaux de l’INAO en termes de dégustation. Ils permettront l’émergence d’une nouvelle perception des AOC chez les consommateurs. Il s’agit clairement ici, de l’ancrage réussi d’une représentation, auprès du dégustateur, d’une représentation faisant d’un vin de lieu, un vin de qualité.