Les qualités du lieu dans les délimitations des appellations d’origine

DOI : 10.58335/crescentis.296

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En agriculture, le fait de qualifier le lieu selon son aptitude à une production déterminée est une évidence pour tout paysan, probablement depuis le Néolithique. Il n’empêche que le rapport au lieu n’est pas qu’un problème agronomique. Il est aussi culturel et reflète l’image même que l’on se fait du produit, d’une part, du territoire, d’autre part. Une des différences entre agriculture classique, productiviste, et production de terroir est justement le statut accordé aux caractères du lieu : contrainte d’un côté, puisque obstacle à la production standard attendue par l’industrie agro-alimentaire dans un marché mondialisé, ou au contraire source d’originalité et donc de contenu culturel de l’autre. Le monde viticole n’échappe pas à cette dichotomie et se partage entre le marché mondialisé des « vins de cépage » dépourvus de racines et le monde des vins sous indication géographique dont l’origine est le marqueur principal.

Reconnues au niveau mondial par l’Organisation Mondiale du Commerce dans les accords sur la propriété intellectuelle (ADPIC, article 22), les indications géographiques se déclinent dans les diverses réglementations nationales des états signataires. Ainsi, elles sont prises en charge au sein de la communauté européenne par les règlements sur les appellations d’origine protégées (AOP) et les indications géographiques protégées (IGP) : règlement (CE) 479/2008 pour les produits de la viticulture, règlement (CE) 510/2006 pour les produits agro-alimentaires (Olszak 2015). En France, c’est le code rural et le code de la consommation qui régissent les indications géographiques (AOC et IGP).

Toutes ces réglementations se réfèrent à une définition commune, issue de l’arrangement de Lisbonne (1958). La version française (Article L115-1 du Code de la consommation) est ainsi libellée : « Constitue une appellation d’origine la dénomination d’un pays, d’une région ou d’une localité servant à désigner un produit qui en est originaire et dont la qualité ou les caractères sont dus au milieu géographique, comprenant des facteurs naturels et des facteurs humains ».

Cette définition aujourd’hui consensuelle suppose l’existence d’une originalité du produit héritée de son lieu de naissance (Tinlot et Vincent 2011). La reconnaissance d’une diversité au sein d’une catégorie de produits, sa mise en lien avec l’origine géographique, amènent inévitablement à s’interroger sur l’étendue et les limites du territoire d’origine.

En France, l’histoire de la délimitation réglementaire des régions viticoles et des crus débute avec le XXème siècle. L’émergence d’une méthode de délimitation se fait de manière graduelle, intégrant au fil du temps des facteurs de plus en plus diversifiés et en conformité avec la définition de l’appellation d’origine.

Cette histoire va être exposée en mettant en évidence la progressive combinaison des facteurs naturels et humains dans le processus de réflexion. Le vignoble de la « Côte d’Or », de Dijon à Beaune, par l’ancienneté de son histoire, la richesse de la littérature le concernant et le grand nombre de ses appellations, permettra d’illustrer le propos. À la différence d’autres vignobles prestigieux comme le Bordelais ou la Champagne, la Bourgogne s’est structurée autour de la localisation géographique précise des cuvées. Phénomène limité aux crus les plus qualitatifs jusqu’au XIXème siècle, cet usage de désigner la cuvée par le nom de son « climat » d’origine s’est généralisé au cours du XXème siècle. Les appellations d’origine contrôlées qui structurent (ou compliquent) aujourd’hui l’organisation du vignoble de la Côte d’Or constituent de ce fait un sujet d’étude approprié pour qui s’intéresse aux rapports entre produit et lieu d’origine.

L’aire de production d’une AOC

Une des missions confiées par les pouvoirs publics à l’ Institut National de l'Origine et de la Qualité (INAO) est la délimitation des Appellations d'origine qui est l’action de circonscrire et de matérialiser les portions de territoire à l’intérieur desquelles elles sont produites (Béchet 1998).

La mise en place des appellations d’origine s’est heurtée dès le début à la complexité de la problématique de l’origine géographique. Il aura fallu des années de tâtonnements avant de clarifier la notion d’aire de production. Selon les règlements en vigueur, l’aire de production est le territoire au sein duquel doivent se dérouler toutes les phases de la production et de l’élaboration du produit. Pour simple qu’elle soit, cette définition ne rend pas entièrement compte de la réalité : ainsi, il est courant de distinguer pour une production donnée des portions de territoire, affectées spécifiquement à une phase de l’élaboration, et répondant à des contraintes propres. Elles constituent ensemble l’aire de production, mais ne peuvent être confondues. On peut citer le cas de l’AOC Roquefort pour laquelle 560 communes du sud du Massif central constituent l’aire de production. La production du lait et la fabrication du fromage peuvent s’y dérouler, mais l’affinage doit obligatoirement être effectué dans les caves de la commune de Roquefort-sur-Soulzon, dans l’Aveyron. Cette zone d’affinage réduite à une commune est précisée dans le cahier des charges de l’AOC. Les raisons avancées sont d’ordre technique, mais sont avant tout la reconnaissance d’un usage très ancien, attesté et protégé dès le XVème siècle.

Pour les AOC viticoles, deux zones sont systématiquement identifiées :

  • la région où l'on élabore le vin de l'appellation considérée (vinification, élevage…),
  • les parcelles d'où doivent provenir les vendanges.

Dans le jargon de l'INAO, la seconde est nommée « aire délimitée parcellaire ». C’est cette dernière qui a historiquement fait l’objet de tous les soins, elle est définie précisément par cartographie sur un support cadastral. C’est aussi cette aire délimitée parcellaire qui fait généralement l’objet de cartographies pour le grand public, comme en témoignent les nombreux atlas viticoles qui servent de sésame à la découverte des vignobles.

La zone de vinification et d’élevage est moins soumise à une localisation précise. Il s’agit d’une liste de commune dans le cahier des charges de l’appellation. La réglementation viti-vinicole actuelle, contrairement à celle concernant les AOP agro-alimentaires, n’a pas intégré complètement cette logique et l’aire de production apparaît sous deux formes différentes : une première liste de communes, historiquement nommée « aire géographique », où doivent être obligatoirement localisées les parcelles de l’aire délimitée parcellaire et une zone plus vaste, de statut mal défini, appelée « aire de proximité immédiate », elle aussi sous forme d’une liste de communes, où doivent se dérouler la vinification et l’élevage. C’est cette dernière qui correspond réellement à la définition de l’aire de production.

La délimitation avant les appellations d’origine

Selon la définition de l’appellation d’origine, les caractéristiques qui ont fait sa notoriété sont le fait des facteurs physiques particuliers du lieu mais aussi des savoir-faire propres à ce lieu. Ces deux aspects sont donc à prendre en considération. Pourtant, il a fallu plusieurs décennies de tâtonnements pour développer une méthode où ces deux aspects s’équilibrent.

Avant même que le concept d’appellation d’origine soit envisagé, la loi de répression des fraudes du 1er août 1905 prévoit de sanctionner la tromperie sur l’origine d’une marchandise. Comment entend-on cette notion d’origine ? A partir de quelle frontière y a-t-il tromperie ? C’est la loi du 5 août 1908 qui va amener une première méthode : des « règlements d’administration publique » assureront, notamment, « la délimitation des régions pouvant prétendre exclusivement aux appellations de provenance… », sur la base des « usages locaux constants ». Cette dernière formule est l’outil exclusif qui permettra normalement de définir les limites encadrant l’origine.

Cette première tentative fut décevante, comme en témoignent les graves incidents liés à la délimitation de la Champagne en 1911 (Wolikow 2013). Le Conseil d’État ne fait qu’entériner la position la mieux défendue politiquement, sans autre forme d’expertise, laissant de côté beaucoup de mécontents (dont tout le vignoble de l’Aube).

Des appellations d’origine fondées avant tout sur des usages attestés

La loi du 6 mai 1919 apporte une innovation majeure avec la mise en place d’un dispositif de reconnaissance des « appellations d’origine », dont l’officialisation est confiée aux tribunaux. L’appellation d’origine apparaît comme une propriété collective, un droit d’usage pour un nom de lieu. Le problème de la délimitation est donc transféré aux tribunaux qui doivent, selon la loi, s’appuyer sur les « usages locaux, loyaux et constants ». Ce « couteau suisse » de la délimitation n’a encore que peu d’outils, mais ils sont relativement efficaces. En Bourgogne, de nombreuses appellations d’origine font l’objet de jugements, à commencer par le Montrachet le 12 mai 1921 (Tribunal civil de Beaune). Le juge s’appuie alors sur la présentation de documents commerciaux, déclarations de récolte, pour asseoir sa position. Si la majorité de ces jugements, appuyés sur un consensus, n’a pas été remis en cause, certains n’ont pas eu le même succès. C’est le cas des 8 jugements successifs touchant à la délimitation du Chablis, entre 1920 et 1929. En l’absence d’accord autour des usages à prendre en considération, de forts antagonismes locaux se font jour, qui vont perdurer jusque dans les années 1970 (Vincent et Jacquet 2012, 2015).

Pourtant, « l'outil juridique » de délimitation avait été complété par la loi du 22 juillet 1927 qui subordonnait l’appellation d’origine aux seuls cépages et à l’aire de production (au sens « terrains aptes à produire l’appellation ») consacrés par les mêmes usages locaux, loyaux et constants. Cette loi introduisait une notion de qualité aux côtés de celle d’origine géographique. Les juges ont alors parfois fait appel à des experts pour les aider sur l’approche agronomique ou géologique. Ce fut le cas à Chablis et pour le Kaefferkopf en Alsace (jugement du Tribunal de Colmar, 1932). Dans ces deux cas, l’expertise « scientifique » n’a pas permis d’aboutir à la délimitation idéale ! À Chablis, le débat s’est simplement déplacé vers une querelle d’écoles géologiques, en Alsace, la délimitation qui en a résulté est une incongruité du point de vue environnemental. L'expertise géologique sur laquelle s'appuie le jugement est grossièrement fausse et probablement motivée par des considérations plus humaines (Flutet et alii 2008).

Le cas fut souvent plus simple pour les appellations de Côte-d’Or, pour lesquelles les références précises aux classements anciens ne manquaient pas. Les jugements de délimitation des crus et des appellations communales citent fréquemment les travaux du docteur Lavalle ou le classement du Comité d’agriculture de l’arrondissement de Beaune de 1860. Les documents produits au Tribunal par les parties, attestant d’usages récents, sont confrontés à ces références anciennes.

Le classement de 1860, ouvrage collectif matérialisé par une carte détaillée est le plus consensuel de ces travaux et va servir de référence jusqu’aux délimitations les plus récentes de la Côte. La cartographie actuelle de la hiérarchie des AOC de la Côte est souvent très proche du classement vertical opéré en 1860, qui divise le terrain en bandes correspondant aux vins de 1ère, 2ème et 3ème classe (Jacquet 2007).

La délimitation technique des AOC

Le décret-loi du 30 juillet 1935 met en place, en sus des appellations d’origine de 1919, le système des appellations d’origine contrôlées (AOC). Pour celles-ci, ce ne sont plus les tribunaux qui reconnaissent les nouvelles appellations, mais l’Etat, sur proposition d’une structure nouvelle, le « Comité national des appellations d’origine » (CNAO, qui deviendra en 1947 l’INAO). Une AOC est donc matérialisée par un décret qui, plus complet que les jugements antérieurs, précise obligatoirement l’aire de production, les conditions de production à la vigne et en cuverie.

La délimitation initiale des AOC de la Côte

Dès la promulgation du décret-loi, les demandes de reconnaissance affluent. Le CNAO examine les demandes des syndicats et détermine le contenu des projets de décret. Ces derniers sont rapidement promulgués après les décisions du CNAO. Pour la Côte, en 1938, on compte déjà 21 AOC portant un nom de climat, 25 AOC portant un nom de village, 4 AOC définies à l’échelle régionale. En 1944, le paysage est désormais stabilisé, avec 30 AOC portant un nom de climat, 29 AOC portant un nom de village, 5 AOC définies à l’échelle régionale. Pour les appellations déjà définies par un jugement, le CNAO reprend en général la délimitation à l’identique. Mais à côté de celles-ci, de nombreuses autres AOC sont reconnues, complétant les « trous » dans la continuité du vignoble de la Côte. On trouve 2 formulations distinctes pour l’article premier des décrets, fixant l’aire délimitée parcellaire :

  • Pour la plupart des AOC, il est proposé une aire précise : c’est alors une liste de parcelles cadastrales où, plus rarement, une liste de lieudits. Le substrat géologique est parfois précisé dans la liste parcellaire (Volnay, décret du 13 juin 1939). Cet ensemble ne renferme pas que les appellations définies par jugement. On peut penser qu’il correspond aux AOC pour lesquelles il n’y a simplement pas eu de débat, où le consensus est établi. Les arguments avancés, tels qu’ils sont cités dans les procès-verbaux (PV) du CNAO, sont les classements du XIXème siècle et l’existence d’usages.
  • Dans certains cas, il est prévu de faire appel à des experts chargés de fournir un plan de la délimitation (Chevalier-Montrachet, Batard-Montrachet, Aloxe-Corton, Côte de Beaune, Bourgogne…). Il leur est alors demandé de prendre en considération la nature géologique des sols et les usages locaux, loyaux et constants. Il semble que les experts vont alors se borner à vérifier le bien-fondé de l’héritage et le cas échéant proposer des corrections.

Pourtant, plusieurs AOC vont rapidement être révisées. Ainsi, la reconnaissance de l’AOC Clos de la Roche en 1936 adopte une délimitation restreinte au lieudit « Clos de la Roche » pour une surface de 4,57 ha. Il est précisé dans le PV du CNAO : « conformément à Lavalle ». En 1943 une demande d’extension est étudiée par le CNAO et acceptée puisque l’élargissement aux lieudits voisins est, lui, « conforme aux usages », amenant alors la superficie classée à 15,34 ha. Ce n’est pas un cas isolé. Plusieurs AOC vont être révisées à la même période.

Le travail de reconnaissance a donc été fait rapidement, relativement efficacement, mais avec cependant des approximations. La méthode semble avoir été celle-ci : des commissions syndicales avaient pour mission de reporter sur plan cadastral le classement de 1860, de vérifier les délimitations ainsi faites et de les transmettre au CNAO. Celui-ci les entérinait ou, cas de litige, missionnait des experts pour effectuer le travail.

La reconnaissance des premiers crus

Le 14 octobre 1943, un décret, pris en application du décret « étiquetage » du 17 avril 1942, prévoit les modalités d’adjonction de la mention « premier cru » pour certains climats des AOC communales. Les décrets sont modifiés pour intégrer cette nouvelle mention, mais la liste des climats n’est pas arrêtée. Par ailleurs, le Ministère de l’agriculture et du ravitaillement avait commandé au CNAO une liste de crus devant relever d’une taxation spéciale. Le CNAO a fait nommer pour la Côte-d’Or une commission locale qu’il a chargée d’élaborer cet inventaire. Là encore, le classement de 1860 a servi de référence. La liste est publiée au « Bulletin officiel du service des prix » (BOSP) du 26 novembre 1943. C’est cette liste qui sera temporairement utilisée pour désigner les premiers crus des AOC communales de Bourgogne. La liste des climats est annexée à chaque décret concerné.

Ce décret de 1943 est le premier pas dans la construction d’une hiérarchie explicite des AOC de la Côte. Le système « pyramidal » à 5 niveaux que l’on connait aujourd’hui n’a pas encore été formalisé : nos actuels grands crus ne sont, dans le BOSP, que des « climats faisant l’objet d’un décret de contrôle spécial » et ne sont pas explicitement le sommet de l’édifice. Les premiers crus, comme leur nom ne l’indique pas, sont donc officieusement placés au deuxième rang (seule la possibilité du repli des récoltes des parcelles de grand cru en premier cru matérialise la hiérarchie implicite). En outre, même si par ailleurs le recours aux experts commence à se développer, là encore, le potentiel qualitatif supérieur des climats sélectionnés est déduit des travaux anciens et ne suscite aucun examen de terrain.

Les « révisions » des délimitations de la Côte

Ces délimitations « temporaires », ou héritées de décisions antérieures, le plus souvent largement inspirées du classement de 1860, vont perdurer jusque dans les années 1960. Au cours des années 1950, des demandes de révision des aires de production des diverses AOC sont présentées par les syndicats. D’autre part, certaines délimitations confiées dès 1936 à des experts n’avaient jamais abouti, ou faisaient l’objet de contestations. Enfin, les délimitations des années 1930 et 1940 ont comme support le cadastre napoléonien. Toutes les communes de la Côte ont fait depuis l’objet d’un remaniement parcellaire (rénovation du cadastre sans aménagement du foncier) rendant inutilisables les listes parcellaires antérieures, dont celles figurant dans les décrets.

On voit ainsi une demande de révision de l’AOC Gevrey-Chambertin émanant du Syndicat communal présentée au Comité national de l'INAO (CN) de mai 1954. Il s’agit d’un projet de restriction de l’aire, justifié par le constat que le périmètre défini par le jugement est trop laxiste (jugement « d’accord »). Le dossier n’est pas traité immédiatement car la question de la légalité d’une révision n’est pas tranchée. C’est seulement en 1963 qu’un avis du Conseil d’Etat affirme la légalité d’une révision, tant qu’elle est en conformité avec les éventuelles décisions judiciaires antérieures.

C’est dans les années 1960 que démarre vraiment ce travail de révision. Des experts sont systématiquement nommés. Pour les AOC de la Côte, sont désignés des autorités locales en matière d’agriculture et de géologie : Paul Margarit, inspecteur général de l’agriculture, Raymond Ciry, professeur de géologie et Doyen de l’Université de Dijon, Jean Bellet, ingénieur général de l’agriculture. Leur succéderont au fil des années Noël Leneuf, géologue et pédologue successeur de Ciry à l’Université, Jean-Paul Couillaud, directeur du GETEVAY (groupe technique viticole et arboricole de l’Yonne), Robert Lautel, géologue du BRGM retraité.

Une procédure de délimitation est fixée avec le recours à une mise à l’enquête en mairie des projets de délimitation, suivie d’un examen des réclamations par les experts.

La mission des commissions d’experts intervenant sur les AOC de la Côte comporte en général deux volets distincts :

  • Report sur cadastre rénové des délimitations figurant au décret,
  • Révision éventuelle, en cas de demande syndicale ou en cas de constat d’erreurs dans la délimitation initiale.

Pour Gevrey-Chambertin, les experts sont nommés en 1962 et leur rapport approuvé par le Comité national en avril 1963. La révision des délimitations parcellaires des AOC de la Côte prendra près de 20 années. Souvent, il ne s’agit pas seulement de reports à l’identique mais de véritables révisions, parfois en restriction, souvent en extension. Pour autant, le cœur de mission était bien le report sur cadastre rénové et les modifications sont considérées comme de simples réajustements, faits à la demande des syndicats (sauf après les mises à l’enquête, où les réclamations individuelles sont examinées).

Chaque parcelle demandée est examinée par rapport aux parcelles classées les plus voisines et à des caractéristiques considérées comme favorables en terme d’exposition, de pente, de sol. Ces critères sont le fait d’experts majoritairement géologues ou agronomes et l’analyse des usages ne transparaît pas dans les rapports. Pourtant, il est évident que la connaissance du contexte humain par les experts oriente leurs prises de décision. Concrètement, selon le dynamisme de l’activité viticole, les experts vont appliquer les critères technique avec plus ou moins de rigueur afin de ne pas tailler en pièces un vignoble en production sur des terrains moyennement qualitatifs, ni risquer des extensions sur des terrains certes de qualité mais dépourvu de la moindre vigne.

La référence au classement de 1860 reste en outre un argument fréquent, en particulier pour le refus de certaines parcelles situées aux confins du vignoble. Pour les grands crus et les premiers crus, le classement de détail du plan de 1860 et la recherche d’antériorité sont des arguments omniprésents. Ainsi, des parcelles du lieudit « les Véroilles », sur la commune de Chambolle-Musigny, sont refusées en AOC Bonnes Mares car « elles n’appartiennent pas au lieudit historique et n’apparaissent pas dans le plan statistique de 1860 ».

Ce grand chantier s’achève vers 1990 et des plans de délimitations précis, sur fond cadastral, sont déposés dans chaque mairie de la Côte. Bien que la procédure nationale progressivement élaborée au cours de ces années ait prévu la rédaction de critères de délimitation préalablement à l’examen des parcelles, aucun rapport d’experts portant sur les AOC de la Côte n’en comporte. L’accent mis sur le report et le caractère supposé marginal des révisions en est peut-être l’explication. Formellement, les experts ont toujours motivé leurs décisions par des arguments techniques opposables, mais ceux-ci ne s’insèrent pas dans un raisonnement global sur les conditions nécessaires à la production de vin d’une AOC donnée. Il faut cependant noter que pour la mise au point et la délimitation des premiers crus des AOC de la Côte, des commissions différentes furent nommées. Elles étaient composées de professionnels reconnus localement et accompagnés parfois d’un expert universitaire. André Bouchard, négociant, Jean Trapet ou François Gaunoux, vignerons, Jean-Pierre Lefils, courtier, participèrent parmi d’autres à ces travaux.

Les « grands crus »

On a vu que le statut des grands crus, au regard de la hiérarchie des AOC, n’est pas clairement fixé. Pour toute la filière, il est évident qu’ils constituent le fleuron du vignoble bourguignon, mais rien ne permet de l’afficher officiellement. Le décret du 8 décembre 1988 rend enfin obligatoire la mention « grand cru » sur l’étiquette des AOC dont la liste est annexée. Ainsi, il existe désormais une liste explicite des grands crus de Bourgogne.

Au cours des années 1980, deux nouveaux grands crus auront été reconnus et il est intéressant de noter les motifs avancés au cours de l’examen des candidatures. Dans les deux cas, il s’agit d’entités monopolistiques dont le dossier est soutenu par le syndicat viticole local. Ce point semble être décisif pour l’INAO. L’instruction est prise en charge directement par une commission d’enquête du CN, sans recours à des experts locaux. Il s’agit avant tout de la reconnaissance d’une nouvelle AOC, sur la base d’usages sensés être consensuels et la délimitation elle-même est un sujet marginal.

Dans le cas du Clos des Lambrays, reconnu grand cru en 1981, il est fait référence au classement de 1860 qui va toutefois susciter des débats puisque le clos est partagé entre 1ère et 2ème classe. De même il est reconnu que le substrat géologique est hétérogène et que les parcelles montent plus haut sur le coteau que les grands crus voisins. En contrepartie, est mis en avant le fait que le clos forme une interruption dans la continuité des grands crus de la Côte de Nuits (Clos de la Roche et Clos Saint-Denis au nord, Clos de Tart au sud), ce qui est considéré par beaucoup comme une anomalie à réviser. Enfin, la dégustation organisée par l'INAO dans le cadre de l'instruction du dossier confirme que la qualité des vins du Clos les place au niveau d’un grand cru.

La Grande Rue est reconnue grand cru en 1989. Cette longue parcelle s’étirant entre la Tâche au sud et l’ensemble « Romanée » - « Romanée-Conti » - « Romanée-Saint-Vivant » au nord bénéficie de l’examen récent du Clos des Lambrays et des arguments similaires sont mobilisés : 1ère classe au classement de 1860, interruption injustifiée dans la continuité des grands crus, et finalement, constat d’une anomalie.

Dans ces deux cas, la délimitation n’est pas un débat de fond, puisque pour le premier un mur définit l’entité (on peut rapprocher le Clos des Lambrays du Clos Vougeot sur ce point : malgré la connaissance d’une hétérogénéité des substrats et des valeurs agronomiques, le mur d’enceinte exclut la possibilité d’un découpage interne), pour le second, c’est la géométrie même de la parcelle qui ne permet pas de découpage : celui-ci aurait jeté le doute sur les délimitations des grands crus voisins…

En 1989, un autre dossier fut conclu différemment. Il s’agit d’une demande d’extension du grand cru « Romanée-Saint-Vivant » au petit lieudit « La Croix-Rameau », situé immédiatement à l’est dans le même ensemble de parcelles délimité par des chemins ruraux anciens. Chose importante, le Syndicat de Vosne-Romanée y était opposé. Contre les arguments plus techniques invoqués au cours de l’instruction (2ème classe au classement de 1860, sols un peu plus profonds), l’argument de continuité et d’appartenance à un même ensemble n’a pas suffi pour obtenir l’extension demandée par les propriétaires. Aujourd’hui, les grands crus de la Côte sont au nombre de 32 et il sera difficile d’en accroître le nombre, étant donné la valeur symbolique qu’ils ont acquis lors des dernières décennies. La hiérarchie était beaucoup moins claire au XIXème siècle, les terrains des actuels grands crus sont souvent en 1è ou 2è classe, ce qui est aussi le cas de climats classés en 1er cru. La mention « Grand cru » officialisée en 1988 fige de fait le sommet de la hiérarchie.

1990 : une nouvelle dimension à la délimitation des aires d’AOC.

Depuis 1935, le domaine d’activité exclusif de l’INAO était le monde viticole. A partir de 1990, ses missions sont élargies aux autres AOC, incluant produits laitiers, produits carnés et production légumières. Pour ces produits, les méthodes propres à la viticulture, et en particulier la délimitation parcellaire, n’étaient plus adaptées. La confrontation de l’Institut à d’autres logiques de fonctionnement de ce que l’on appelait déjà le « terroir », sans en maîtriser forcément la signification, a conduit à remettre en cause les habitudes de fonctionnement.

D’abord, un courant de réflexions s’est développé au sein de l’Institut puis très rapidement en collaboration avec l’INRA autour de la notion même de terroir. L’objectif était de se doter d’un concept qui soit à la fois adapté à tous types de produits et opérationnel pour la reconnaissance de nouvelles AOC. Ce fut chose faite en 2006, avec la présentation d’une définition en deux volets. Le premier membre de la définition décrit les facteurs du terroir, qui interagissent en un système complexe, en mettant l’accent sur les aspects culturels, savoir-faire, histoire des communautés, aux côtés des facteurs naturels. Le second membre expose les aspects propres à une production agro-alimentaire (Casabianca et alii 2006). L’ensemble a rempli son objectif, puisqu’étaient mis en évidence et organisés les diverses composantes du terroir, naturelles et humaines.

Pour tous les nouveaux chantiers, aux experts traditionnels se sont alors adjoints des spécialistes de sciences humaines, historiens, économistes, ethnologues, selon les profils particuliers de chaque dossier. Le préalable à toute nouvelle reconnaissance est l’analyse du « lien au terroir » du produit à étudier. C’est de ce lien que partiront les experts pour proposer une délimitation.

Sur la Côte, les années 1990 et 2000 sont une période calme en ce qui concerne les délimitations : pas de nouvelles AOC, quelques nouveaux premiers crus dans des communes où il en existe déjà (Pernand-Vergelesses, Ladoix, Meursault) et des révisions ponctuelles (Meursault, Puligny-Montrachet, Santenay, Chambolle-Musigny, Saint-Romain). Les nouveaux principes en matière de délimitation ne sont pas encore appliqués pour ces dossiers d’ampleur limitée. Ce sont les dernières révisions traitées sur le mode ancien.

La loi de 2006 et les cahiers des charges

La loi d’orientation agricole du 5 janvier 2006 modifie profondément l’environnement réglementaire des appellations d’origine. Les compétences de l’INAO sont étendues à l’ensemble des produits agro-alimentaires d’origine (AOC, IGP) et en outre aux signes de qualité, labels rouges, agriculture biologique et Spécialités traditionnelles garanties (STG). L’INAO devient « Institut national de l’origine et de la qualité ». Cette réforme s’accompagne d’une convergence des procédures de contrôle entre signes de qualité et d’origine.

Les anciens décrets de définition des AOC sont remplacés par des cahiers des charges, plus complets. Un nouveau chapitre, en particulier, y apparaît, décrivant le « lien à l’origine » du produit. Cette innovation majeure, bien qu’elle n’apporte aucun changement dans le fonctionnement même de l’AOC, constitue la justification de la protection de l’appellation par l’affirmation et la démonstration de spécificités propres au lieu, non délocalisables. Ce chapitre contient obligatoirement un exposé des facteurs naturels et humains contribuant au lien, les principales caractéristiques du produit et enfin une explication des interactions entre facteurs naturels, humains, et produit. Aux détails de forme près, ce chapitre résume les éléments que les experts mettent en évidence lors de l’analyse du lien au terroir. Tous les cahiers des charges des appellations viticoles ont été complétés par ce chapitre central.

Les prochains chantiers de délimitation touchant à des AOC de la Côte s’inscriront obligatoirement dans ce nouveau cadre. Cela implique que, quelle que soit la nature du dossier, reconnaissance d’une nouvelle appellation, classement de nouveaux premiers crus, révision de délimitations anciennes, la formalisation du lien au terroir sera un préalable aux travaux de délimitation.

Conclusion

Dès les premiers temps de l’émergence du concept d’appellation d’origine, l’idée que le lieu de naissance du produit influence ses caractéristiques, sa qualité, est implicitement prise en considération. C’est parce que cette réalité d’une intransposabilité des facteurs de production prend une part importante dans le développement de la réputation d’un produit que le système des appellations d’origine, institué par la loi de 1919, se construit autour de la protection du lieu de production. La délimitation est ainsi le sujet central, depuis 1905, des préoccupations de ceux qui souhaitent une protection rigoureuse de ce qu’on appellera plus tard leur « terroir ».

Dès ces prémices, il est clair que le système est là pour protéger un existant, des productions dont la notoriété a largement débordé les frontières de la région d’origine. Quoi de plus efficace, alors, que de s’appuyer sur cet existant pour définir les limites des appellations ? L’outil juridique que constituent les « usages locaux, loyaux et constants » paraît tout-à-fait adapté à cette problématique.

Son principal défaut était de ne pas tenir compte, au-delà de la maîtrise de l’origine géographique, de la qualité du produit lui-même. La loi de 1927 apportait un début de réponse en précisant, outre la limitation aux cépages consacrés par les usages, la nécessité de ne retenir que les terrains effectivement aptes à la production considérée.

Les juges chargés de délimiter les appellations, sans autre outil à disposition, se limiteront la plupart du temps à un examen documentaire pour estimer l’emprise des usages de revendication d’un nom et en déduire une délimitation, parfois à l’échelle parcellaire (grands crus de la Côte), soit à l’échelle d’une commune ou d’une région.

Le décret-loi de 1935, en instituant les appellations d’origine contrôlées, impose une délimitation précise des parcelles destinées à la production. Le CNAO nouvellement nommé reconnaît au cours des premières années de son activité un grand nombre d’AOC qui sont souvent des appellations d’origine antérieurement délimitées par voie de jugement mais aussi de nouvelles dénominations, pour lesquelles un consensus local semble être un gage de sincérité. En Côte d’Or, le classement de 1860 constitue la base cartographique de référence. Quand cela est nécessaire, le CNAO nomme des commissions d’experts chargés de proposer une délimitation. Leur profil est invariablement une combinaison de géologues et d’agronomes. Il en résulte une dérive vers une approche très naturaliste des délimitations. Les usages perdent progressivement leur prépondérance.

Il faut cependant avouer que si l’analyse des usages est en général totalement absente des rapports d’experts, en réalité ceux-ci, connaissant bien les régions viticoles où ils exercent, savent adroitement orienter leur argumentaire technique pour tenir compte des réalités socio-économiques.

Dans cet esprit, le lieu, objet de délimitation, est une entité physique, supposée non ou peu polluée par des actions humaines. Cette approche scientiste de la délimitation est le reflet d’un état d’esprit généralisé, qui transparaît aussi dans le mot « terroir », tel qu’il est usité dans la même période dans le milieu du vin : un sol, un sous-sol, bien sûr dans leur état le plus naturel possible (les aménagements par l’homme, dans ce cadre détruisent le terroir ; quid des épierrements à l’origine des meurgers bourguignons, où des terrasses de la Côte rôtie ?), et éventuellement le climat. Cet excès de naturalisme a suscité quelques réactions indignées, dont Roger Dion fut le meneur. (Dion 1952)

Il faut attendre les années 1990 pour voir enfin réapparaître explicitement les facteurs humains dans les travaux de délimitation. Cette nouvelle approche est le résultat de la confrontation des concepts de l’INAO aux produits non viticoles dont il a désormais la charge. L’Institut se dote de nouveaux outils, dont une définition moderne et opérationnelle du mot « terroir », et l’applique dans les travaux de reconnaissance de nouvelles appellations, et en particulier dans les délimitations.

Avec l’intégration de représentants des sciences humaines dans les commissions de délimitation, les savoir-faire et usages collectifs, jusque là appréhendés avec maladresse et le plus discrètement possible, deviennent enfin des arguments explicites de la délimitation.

On assiste ainsi à un élargissement de la notion de lieu. La portion de territoire objet de la délimitation est non seulement caractérisée par des facteurs physiques, mais elle est aussi le siège de savoir-faire, traditions, techniques, d’une histoire, qui lui sont propres. Ces connaissances partagées sont par essence intransposables puisqu’elles sont le résultat de la confrontation des hommes à ce milieu particulier au fil du temps. Les facteurs physiques et humains propres au lieu interagissent en permanence et il est impossible de les analyser sans les mettre en résonance. C’est à ce prix qu’est la compréhension d’un terroir (Vincent et alii 2011).

Sommes-nous arrivés à une méthode aboutie et stabilisée ? En d’autres termes, maitrisons-nous toutes les facettes, toute la richesse d’un lieu lors des travaux de délimitation ? Il serait audacieux de l’affirmer, et on peut déceler encore dans les travaux de délimitation de l’INAO quelques lacunes à combler. Un sujet parmi d’autres, qui mériterait d’être creusé : le phénomène de la construction d’une identité collective autour d’une production emblématique et de son lieu d’origine. Au-delà du phénomène « terroir », au sens d’ « une communauté humaine en un lieu donné, développant des savoir-faire appropriés à ce lieu », il est facile de constater que des identités se développent, avec ou sans la référence à un produit, mais qui structurent tant les communautés locales que les territoires qu’elles occupent. Bon nombre de nos AOC sont le reflet de ces phénomènes identitaires, au mépris parfois des réalités de la géographie physique et humaine ou de celle des cépages. Ainsi, qu’est-ce qui différencie réellement les appellations communales de la Côte de Nuits, sinon les limites de finages ? Leur implantation est le fruit de l’histoire des hommes et non la formalisation d’un hypothétique changement dans les conditions naturelles. Pourquoi avoir distingué toutes ces AOC communales, de petite superficie, si ce n’est pour des raisons identitaires, de clochers, pourrait-on dire ? Ces aspects ne sont pas abordés dans la définition du terroir en vigueur à l’INAO et ne sont pas considérés comme des arguments opposables dans les démarches de délimitation.

Les futurs chantiers de révision des AOC de la Côte seront l’occasion, nous l’espérons, d’approfondir encore la complexité de la notion de lieu, que nous ne pouvons désormais plus limiter à sa composante agronomique, mais que nous devons envisager dans sa dimension culturelle : savoir-faire, histoire, identités…

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Citer cet article

Référence électronique

Éric Vincent, « Les qualités du lieu dans les délimitations des appellations d’origine », Crescentis [En ligne], 1 | 2018, publié le 01 octobre 2018 et consulté le 23 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. DOI : 10.58335/crescentis.296. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/crescentis/index.php?id=296

Auteur

Éric Vincent

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