La problématique des perceptions et de la mémoire que les viticulteurs et les vignerons ont des lieux où ils exercent leurs activités est au cœur de mes préoccupations d’anthropologue. J’ai une double formation à la fois d’anthropologie sociale et d'ethnologie, mais aussi d’anthropologie historique. Même si parfois je vais vous paraître travailler sur des contemporains, je suis très sensible à l’histoire. Mes recherches dans le sud du Piémont s’organisent sur une double échelle : « micro » et « macro ». Normalement les anthropologues se caractérisent pour travailler de préférence sur le « micro » mais je me suis rendu compte que je ne peux me passer du « macro » car j’éprouve le besoin« d’encadrer ».
Pour ce qui est de la micro-échelle, je travaille sur le terrain et aux archives en double approche, même si ma démarche est d'abord ethnographique, dans le village de Coazzolo. C’est un petit village de 250 habitants où sont produits à la fois du vin blanc moscato d’Asti et du vin rouge nebbiolo d’Alba. Ce village a été inscrit, dans la première candidature des « Paysages Culturels Viticoles Langhe-Roero e Monferrato » au patrimoine mondial de l'UNESCO de 2012 (qui n’a pas abouti), dans la core zone1 et a ensuite été inclus, pour la seconde candidature, dans la buffer zone2 (Figure 1). La catégorie patrimoniale qui est concernée par cette candidature de l'UNESCO est celle des « Paysages culturels viticoles Langhe-Roero et Monferrato », dans le Sud du Piémont. Ce village a toujours joué entre Neive, qui appartient à Alba, à Cuneo, au Langhe, et Castagnole delle Lanze, qui au contraire est tourné vers Asti et Canelli. Ce sont deux logiques différentes. Aujourd’hui, avec le gouvernement qui, afin d'éviter trop de fraudes avec la crise, veut essayer d'agréger les petits villages, ce Coazzolo ne sait pas où se placer mais il est tenté de se positionner du côté d'Alba, qui a maintenant le vent en poupe. C'est un village de frontière et d'un point de vue méthodologique, c'est très important pour moi, j'y reviendrai.
Pour ce qui est de la macro-échelle, elle correspond aux 106 villages, bourgs, petites villes qui font partie de l'actuelle candidature sérielle au patrimoine mondial. Ces 106 municipalités se répartissent sur un territoire discontinu entre trois départements: celui de Cuneo, celui d'Asti et celui d'Alessandria. Cette seconde candidature a été soumise à la commission UNESCO3.
Du point de vue théorique, ma réflexion s'articule dans une triple perspective. D'abord, une approche critique de la patrimonalisation. Je trouve dans le dossier de candidature un usage excessif de la notion de « tradition ». Je suis perplexe sur le manque d'histoire. Certes, l'histoire y est présente : je ne veux pas dire qu'elle manque totalement, mais c'est une histoire générale sur une période chronologique allant de la période romaine à nos jours. J'y ressens le manque d'histoire de la propriété foncière, le manque de l'histoire sociale des exploitations et surtout de l'histoire des modalités d'héritage. C'est une société « à maisons »4 où les propriétés se transmettent uniquement à la lignée des enfants. Les autres disparaissent, on n'en parle plus, et pourtant les membres de la famille participent à ses valeurs, mais ils sont exclus. Une approche comparative avec d'autres régions viticoles européennes s'avère très importante: avec celles qui sont inscrites au patrimoine mondial, mais aussi avec celles qui sont en cours de l'être comme c'est le cas de la Bourgogne. Ma troisième perspective théorique concerne une ouverture interdisciplinaire.
Le Piémont figure comme une région de contacts entre le développement d'une œnologie française et les transformations historiques de la viti-viniculture italienne. Pourquoi « de contacts » ? Il me semble, à ma connaissance, que cette région a été la première à expérimenter les emprunts à l'œnologie française. En tout cas, elle a été suivie après par d'autres régions italiennes. Ces emprunts piémontais à l'œnologie française se sont intensifiés à partir de l'« unité italienne » (seconde moitié du XIXème siècle) et ce sont ce que l'on peut appeler des échanges technologiques. Une première analyse des données recueillies permet de mettre l'accent sur la différence de nature des liens entre les vins et les lieux du vignoble de Langhe par rapport au vignoble duMonferrato.
Le Langhe se caractérise pour avoir comme capitale Alba et il a développé une stratégie axée sur la qualité qui s'est beaucoup inspirée de la Bourgogne. À partir de l'« unité italienne », mais déjà un peu avant, les échanges avec la France étaient aussi des échanges par mariages, alliances matrimoniales, à l’exemple de Juliette Colbert-Maulévrier, marquise de Barolo (1785-1864) qui s'était mariée avec le marquis Faletti di Barolo, sans avoir d'enfants. La marquise de Barolo a souvent offert du barolo à la Maison de Savoie. Elle l'a envoyé à la Cour en fûts, ce qui explique que lorsqu'ils ont créé le vin barolo à partir du cépage nebbiolo, il a été nommé du nom de ce village. Mais surtout la figure déterminante est un homme d'état, le comte de Cavour, qui a invité dans son domaine – Grinzane de Cavour près d'Alba – l'œonologue commerçant-négociant français Louis Oudart. Apparemment, c'est lui qui a contribué au succès du barolo. Pour ce qui est du barbaresco, issu du même cépage nebbiolo, l'expertise de Louis Oudart a également été demandée par le comte de Castelborgo. Ces personnages sont un peu les parrains et les marraines historiques de ce grand vin fin qui ont fait le succès actuel de Langhe. Mais il y a également une figure contemporaine, très médiatisée, une star, qui joue un rôle de leader majeur : Angelo Gaja, producteur de barbaresco. Celui-ci s'est exprimé sur la candidature UNESCO et il revendique sa grand-mère française et ses fréquents voyages en Bourgogne.
L'autre stratégie, celle du Monferrato, qui tourne autour de la petite ville de Canelli dans le département d'Asti, a été historiquement axée sur la quantité et elle s'est inspirée du champagne. Si avec le cas de Langhe nous voyons des vins fins de luxe, ici nous avons un vin de masse qui a été créé comme tel dès le début, dont le succès commercial est en grande partie liée à l'immigration italienne en Amérique du Sud, notamment en Argentine. La figure qui caractérise cette stratégie axée sur la quantité tourne autour de Carlo Gancia (1829-1897), négociant-entrepreneur qui a travaillé pendant deux ans à Reims pour une marque de champagne où il a appris la prise de mousse de la méthode champenoise. Au début, le vin produit était appelé « champagne italien ». Mais ce n’était pas des producteurs : Carlo Gancia et d'autres industriels de Canelli se sont présentés dès le début comme des industriels œnologiques. Aujourd’hui, ils ont perdu le marché. Leurs caves vont, si la candidature réussit, être patrimonialisés. Il n'y a plus de bouteilles dans leurs caves; le marché leur a été pris par le marché intérieur national italien par le prosecco de la région de Venise et également par le brut produit dans la région de Franciacorta en Lombardie dans le département de Brescia.
Cette différence entre ces deux stratégies qui s'opposent s'est façonnée pendant un siècle environ, de la fin du XIXème siècle à la fin du XXème siècle. D'un côté, le Montferrato avec une production de quantité et de l'autre, le Langhe axé fortement dès le début sur la qualité. Selon les périodes, on assiste à une guerre de vins : vins rouges fins de luxe de Langhe contre vins blancs mousseux de masse du Montferrato. Bien sûr, liée à des logiques politiques. Pour les périodes les plus récentes, dans les années 1970, quantité contre qualité. Depuis les années 1980, mais surtout dans les années 1990 et jusqu'à maintenant, grand succès de la qualité contre la quantité. La crise des industries et des industriels de la quantité a permis l'émergence de viticulteurs-vignerons, ce qui s'est passé au moins vingt ans auparavant dans le Langhe.
Conclusions
Inscrite dans un questionnement du lien entre vins et lieux, les deux stratégies opposées permettent de lire un objectif de quantité, poursuivi dans le Montferrato, comme indifférent au lieu. Les industriels ont tout fait pour bloquer l'émergence de petits et moyens vignerons, et ils utilisaient beaucoup de vins de coupe en provenance d'autres régions italiennes.À l'inverse, l'objectif de la qualité a historiquement créé les conditions favorables à l'émergence des vignerons-propriétaires indépendants. En 2012, 38 % de la production du moscato d’Asti produit par des vignerons est exportée aux États-Unis.
Le choix méthodologique d'être à la frontière entre ces deux régions permet ainsi de confronter les deux processus. Un documentaire, issu de mes recherches, intitulé « La voix des lieux »5 correspond à ma prise de position anthropologique vis-à-vis du dossier de candidature UNESCO (Figure 2). Je me suis demandé pourquoi les processus de patrimonialisation ont tendance à oublier ceux qui produisent par leur travail quotidien les paysages viticoles ? J'ai ainsi cherché à donner la voix aux lieux.
Que dit la polyphonie des voix écoutées? D'abord la mémoire des lieux s'articule sur la base du changement. Les protagonistes du paysage sont bien conscients du changement. Et puis la mémoire change selon le genre. Les hommes ont surtout une mémoire de la terre, du manque de terre à travailler. La mémoire masculine se rapporte donc plus à la terre qu'au lieu, tandis que la mémoire féminine considère les vignes comme une extension de l'espace domestique de la maison. Les femmes perçoivent les vignes comme un espace intime, chargé d'intentionnalité esthétique et éthique. C'est la mémoire féminine qui a mis l'accent sur le fait que là où il y a maintenant les vignes, il y avait auparavant les bois (Figure 3). À la question comment voit-elle le futur de ses vignes, une des principales protagonistes féminines du documentaire « La voix des lieux » a répondu tout naturellement : « Si personne ne travaille plus les vignes, elles deviendront des bois comme c'était auparavant ».
Débats
Jean-Jacques Boutaud : « Dans la région du Piémont, il y a une grande tradition d’agro-tourisme mais qui n’aurait pas affecté l’œno-tourisme même. Il y a peut-être un distinguo à faire apparemment ? »
Marinella Carosso : « Oui, puisque j’ai voulu donner la priorité au lieu, je n’ai pas pu tout introduire dans mon exposé. Mais effectivement, il y a l’agro-tourisme et il y a l’œno-tourisme. Il y a aussi le tourisme gastronomique. Il y a plusieurs formes. Mais ce que je voudrais dire, c’est que quelle que soit la typologie de tourisme, je trouve que les viticulteurs vignerons et les touristes se cherchent. »
Jean Vigreux : « Vous avez évoqué, à juste titre, cette vision idéologique que l’on a de l’Antiquité à nos jours… c’est toujours la même chose. On l’a évoqué aussi avec le Moyen Age à d’autres périodes pour la Bourgogne. On ne voit pas les ruptures, on ne voit pas les changements, on ne voit pas les changements de propriété. Je voulais vous interroger, sur les modes de faire-valoir de ces villages. C’est le faire-valoir direct, ou le faire-valoir indirect ? Donc ce sont des métayers ou ce sont des propriétaires ? »
Marinella Carosso : « Oui, Ce sont actuellement, pour la plupart, mais depuis pas très longtemps, disons les années 1960-70, presque tous des viticulteurs parfois vignerons, propriétaires de leurs terres. Mais ce n’était pas comme cela historiquement. Tout d’abord, la propriété privée, c’est un phénomène récent. La propriété privée telle que je viens de vous présenter, qui est aussi transmise à l’héritier ainé des enfants, donc de société « à maisons », comme j’ai appris à Paris aux cours de Lévi-Strauss, je ne savais pas quand j’étais sur place, s’est développée, elle a été aussi favorisée à partir de l'« unité italienne » quand Cavour a supprimé les biens ecclésiastiques et donc le rachat des biens ecclésiastiques. Mais l’achat ne s’est pas fait directement par les actuels propriétaires. Il y a eu des intermédiaires banquiers parisiens, des familles qui ont fait le trais d’union entre cette forme de propriété surtout ecclésiastique, en partie noble, et cette récente forme de propriété privée. Mais il y avait aussi des formes de métayage qui étaient doubles : à la fois métayage direct et aussi un peu métayage fermier, je peux dire, étant donné qu’ils étaient en partie propriétaires, ils avaient une propriété et certains viticulteurs louaient à des propriétaires avocats qui possédaient de la terre leurs vignes ou parfois leurs champs, cela dépendait des périodes. Et aujourd’hui la propriété change de nouveau parce qu’il y a des investisseurs extérieurs qui viennent pour acheter les fermes. Par exemple à Barbaresco, dans le Langhe, il y a un néozélandais qui a acheté une exploitation. Il y en a d’autres. Je crois que Gérard Depardieu, l’acteur, a fait plusieurs séjours à Barolo car il est intéressé par quelques propriétés à la vente. Je ne sais pas si cela est déjà fait ou pas. »
Olivier Jacquet : « Il existe aujourd’hui une belle coopérative à Barbaresco et je voulais savoir quand apparaît le mouvement coopératif, et de quelle façon ? Est-ce comme en France dans les années 1920 et 1930, voire un peu plus tôt ?»
Marinella Carosso : « Le mouvement coopératif, je n’ai pas beaucoup travaillé sur cet aspect, mais je peux vous répondre par rapport à mes lectures. Il s’est développé à peu près à partir du début du XIXe(XXe ?) siècle. Mais peut-être avant cela. Mais il n’y a eu pas eu que des réussites comme celle de Barbaresco dans le Langhe, ou celle d’Araldica du côté de Montferrato. Il y a eu plusieurs cas de coopératives qui, après avoir été créées, ne se sont pas développées. Elles ont eu une durée de vie assez brève. Il y a un collègue anthropologue qui a publié un livre intitulé La solidarité difficile car il y une forme d’individualité très marquée que je pense liée à cette formation récente de la petite propriété qui a parfois créé des tensions et qui aboutissent à fermer les coopératives. »
Raphael Schirmer : « Vous venez d’une région qui est l’une des rares régions en Europe qui utilise le même cépage nebbiolo, moscato, etc. Est-ce que vous savez depuis quand? Et si cela a été mis en place notamment pour les systèmes de patrimonialisation ? Si cela a été expliqué ? »
Marinella Carosso : « Il y a un collègue qui vient de publier dans la revue Territoire du vin, Luca Bonardi, une histoire de la viticulture italienne depuis l'« unité italienne ». Elle est très utile pour répondre à votre question. D’abord, l’histoire de cette région, comme d’autres régions italiennes, se caractérise pour avoir eu beaucoup, beaucoup de cépages qui étaient dans la même vigne, dans le même rang de vigne, planté l’un à côté de l’autre. Il y avait donc une grande richesse de cépages qui a progressivement disparu avec le phylloxéra. Et d’autre part, il y a avait aussi une façon de cultiver la vigne contre laquelle les œnologues, les techniciens venus de France ont beaucoup lutté, c’est la vigne grimpante.Il y a plusieurs autres facteurs. Lorsqu’il y avait peu de terres à travailler, les viticulteurs qui étaient par le fait des agriculteurs ne pouvaient compter comme ils font maintenant sur la monoculture de la vigne et aussi du cépage. Donc dans les rangs il y avait polyculture (complantation), il y avait les céréales.La monoculture du moscato d’Asti par exemple a été très encouragée par les politiques des industriels, d’abord avec la Maison de Savoie, mais après, les industriels de Canelli, avec l’appui du gouvernement fasciste, ont encouragé les viticulteurs à produire du moscato. Et c’étaient les industriels qui faisaient le prix du produit. C’était donc très encouragé, un encouragement à la monoculture venu de l’extérieur. Et c’est pareil pour le barolo mais il faut dire aussi que pour le barolo et le barbaresco ils ont été parmi les premiers à être classés DOC depuis 1963. Que c’est depuis cette date qu’il y a eu une ruée vers la monoculture de la vigne et le choix bien précis des cépages. Dans mon documentaire, il y a un viticulteur qui nous dit que le moscato c’est récent, ça pousse très bien, c’est vrai. Mais auparavant il y avait la freisa qui est un vin rouge peu perlant qui était très demandé à partir des années 1930 jusqu’aux années 1960. Aujourd’hui, on ne le produit plus parce qu’il n’a plus de marché. »
Jean-Pierre Garcia : « J’ai juste une remarque sur les paysages, entre celui-ci et la photo précédente que l’on voit, qui est beaucoup plus en polyculture. Et dans le processus de patrimonialisation, c’est bien le paysage actuel… »
Marinella Carosso : « Qui est patrimonialisé. »
Jean-Pierre Garcia : « C’est bien le paysage actuel qui est patrimonialisé. Comment la profondeur de cette histoire du paysage est-elle prise en compte ? Puisqu’en dehors des lieux sans voix, j’ai l’impression que la mémoire de ces paysages anciens avec des bois par exemple, est assez oubliée. Comment cette histoire qui est finalement récente est-elle patrimonialisée, est-elle devenue tradition ? »
Marinella Carosso : « C’est une question à laquelle je vais essayer de répondre de façon diplomatique. L’histoire est là. Comme vous voyez l’image est très parlante. Mais aujourd’hui la patrimonialisation met l’accent sur cette mer de vignes et je crois que j’aimerais faire une archéologie du paysage. »
Jean-Pierre Garcia : « On peut le faire. C’est un peu ce qui est vrai dans tous les paysages patrimonialisés d’ailleurs. Mais à partir de quelle tradition ? Puisque les« traditions » même de vinification sont récentes ou importées avec une origine champenoise ou bourguignonne dans chacune des deux régions que vous montrez, et bien que patrimonialisées ensemble »
Raphael Schirmer : « Et à première vue sur la photo, on dirait la taille Guyot. Donc pas grand-chose d’italien. Et quelle banalisation. C’est la taille très répandue qui est utilisée pratiquement dans tous les vignobles aujourd’hui. C’est une banalisation énorme. »
Marinella Carosso : « Très répandue. Oui. »