Le vignoble dijonnais est considéré à la fin du Moyen Âge comme l’un des plus renommés du duché de Bourgogne (Tournier 1950 ; Dion 1959 ; Beck 2001 ; Labbé et Garcia 2011 ; Garcia et Rigaux 2012). Pour préserver cette réputation de qualité, plusieurs protagonistes tentent d’œuvrer dans une même direction : le duc de Bourgogne puis le roi de France, qui promulguent ordonnances et mandements à la demande des élites de la ville, la mairie de Dijon qui doit gérer cet espace pour maintenir son dynamisme économique, et enfin le monde vigneron dont on entend la voix se lever suite à certains textes législatifs imposés par le pouvoir souverain. Quatre interventions des autorités sont connues sur le vignoble dijonnais à la fin du Moyen Âge, de la célèbre ordonnance de Philippe le Hardi sur le plant de gamay en 1395 aux lettres patentes de Charles VIII en 1486 ordonnant une enquête sur le finage de la ville (Lavalle 1855, p. 37-43). La richesse des archives conservées dans les fonds municipaux et départementaux permet de saisir l’organisation et les réactions résultant de l’émission de ces ordonnances et mandements, voire de leurs contestations, dont certaines ont déjà fait l’objet d’analyses (Berlow 1982 ; Pepke-Durix 2000, 2002). Bien que la documentation soit parfois incomplète, elle offre la possibilité de suivre l’évolution des rapports de force entre tous ces acteurs dans une période économique, politique et sociale mouvementée. C’est cette notion d’évolution ainsi qu’une finalité de synthèse sur les événements de cette période qui guident la réflexion de ce travail, en proposant une nouvelle lecture de ces événements et de leur enchaînement. Il s’agit, en revenant au vocabulaire des textes législatifs et en analysant les productions écrites qui en ont découlé dans les registres de délibérations et les archives judiciaires, de montrer comment le corps des vignerons s’est élevé en moins d’un siècle pour se faire entendre des autorités et finalement participer aux décisions sur le devenir de son objet de travail.
L’ordonnance de Philippe le Hardi en 1395 : une absence de réaction ?
La seconde moitié du XIVème siècle est marquée par des difficultés d’écoulement de la production du vin à Dijon, qui ont amené à réduire drastiquement l’importation de vin extérieur à la ville (Tournier 1950, p. 9-10 ; Pepke-Durix 2000, p. 41). Au-delà du problème quantitatif se pose également la question de la qualité du vin, en particulier celui issu du plant de gamay, ainsi que les techniques de culture au sein du vignoble bourguignon (Pepke-Durix 2007, p. 226). C’est à l’ensemble de ces problématiques que tente de répondre Philippe le Hardi par son ordonnance du 31 juillet 1395, suite à la requête qui lui a été soumise par plusieurs bourgeois et habitants de Beaune, Dijon et Chalon et de leurs environs (Lavalle 1855, p. 37 ; Berlow 1982, p. 427). L’identité de leurs membres est cependant difficile à déterminer, car aucun nom n’est précisé dans le texte législatif princier, bien qu’il soit probable que les bourgeois en question appartiennent pour certains aux gouvernements urbains de ces villes. En ce qui concerne Dijon, plusieurs membres de l’échevinage en 1395 sont impliqués dans le commerce de vin et pourraient à ce titre faire partie des requérants, comme le maire Guiot Poissenot, les échevins Hugues de Verranges et Regnault le Gelenier (Dutour 2000, p. 237), ou encore le marchand Jehan Chambellan qui possède également des vignes dans le finage de la ville ; rien ne permet cependant d’affirmer avec certitude qu’ils ont activement participé à cette entreprise. Les élites de ces trois villes reprochent aux vignerons, sans doute les plus modestes, de cultiver le gamay et d’utiliser des engrais pour augmenter leur production, au détriment de la qualité des vins obtenus et surtout de leur fama ainsi que de celle des villes sous l’autorité desquelles ils les obtiennent (Berlow 1982). Par conséquent, le duc de Bourgogne ordonne de faire arracher les plants de gamay et interdit l’usage des fumiers mentionnés dans la requête des suppliants. Pour assurer l’effectivité de ces consignes, le texte prévoit une amende de 60 sous tournois au profit des caisses ducales pour chaque plant de gamay non arraché, tandis que les bêtes utilisées pour épandre les fumiers seront confisquées en cas de désobéissance. Il est prévu que l’ordonnance soit publiée par cri solennel au sein des villes concernées, ce qui est la pratique courante dans l’ensemble des cités du duché et du royaume de France (Lett et Offenstadt 2003). Philippe le Hardi fixe également un délai d’exécution de ce texte, dont le contenu doit être accompli sous un mois à compter de sa promulgation (Lavalle 1855, p. 39). Passé ce délai, il est précisé que tout délateur des infractions mentionnées recevra le quart des amendes infligées, bêtes ou charrois confisqués aux transgresseurs, et qu’ils auront autorité pour les arrêter eux-mêmes. Le dispositif de cette ordonnance rappelle encore une fois que ces mesures sont prises pour « que nostre dit pays recouvre sa bonne renommee des diz bons vins », soulignant l’importance primordiale accordée à la fama du vignoble bourguignon à cette période (Tournier 1950).
Les vignerons auraient pu réagir vigoureusement contre cette ordonnance, en particulier les plus modestes d’entre eux qui étaient sans doute visés par ces mesures et ne possédaient que de petites vignes (Pepke-Durix 2007). Or aucune source, qu’il s’agisse du papier du secret de la mairie de Dijon (registres de délibérations) ou de la justice échevinale, ne mentionne la moindre contestation de la part des ouvriers viticoles, alors que ceux d’Auxerre luttaient encore pour leur salaire en 1393 (Stella 1996). La seule explication à cette absence de réaction vigneronne tient en réalité au fait que c’est l’échevinage lui-même qui refuse de faire exécuter cette ordonnance (Lavalle 1855, p. 40 ; Berlow 1982, p. 427) ! C’est du moins le cas de la mairie de Dijon, car on ignore la réaction qu’ont pu avoir les corps dirigeants des villes de Beaune et de Chalon. Concernant la capitale du duché on relève dans les registres de délibérations, quelques jours après la promulgation du texte, que « monseigneur le maire ne doit executer le dit mandement ne le faire crier à Diion pour ce qu’il est donné contre les franchises et privileges de la ville »1. Cette contestation porte davantage sur la forme de l’ordonnance ducale que sur le fond du problème, car certains membres de la mairie font probablement partie des requérants de ces mesures, sans qu’il soit possible de savoir précisément lesquels. Toutefois, le maire et les échevins n’acceptent pas le fait que les sanctions prévues soient prises au profit du prince plutôt qu’au leur, en particulier le versement des amendes de 60 sous et les confiscations de bêtes. La délibération précédente précise également que le maire doit demander une surséance ou suspension de cette ordonnance à la duchesse jusqu’à la prochaine venue du duc ou à son bailli de Dijon, et qu’en cas de refus de ce dernier « l’en en appelle »2. Cette expression montre que le gouvernement urbain est prêt à porter l’affaire en parlement à Beaune pour défendre les privilèges liés à sa juridiction. Quelques jours plus tard, une nouvelle délibération maintient le projet d’appel de la mairie en indiquant que le bailli de Dijon le « voloit faire faire et avoit ja commencié » à appliquer l’ordonnance du prince3. Le papier du secret montre que cette affaire dure plusieurs années, au moins jusqu’en 14014. Les multiples délibérations prises à ce sujet demeurent brèves, mais permettent au moins de savoir qu’au printemps 1396 la mairie envisage de faire appel au Parlement de Paris si celui de Beaune ne lui donne pas satisfaction5. À compter de l’année suivante et jusqu’aux dernières délibérations relevées sur cette question, on constate que les appels portés en parlement sur l’ordonnance du gamay sont liés à ceux sur les « villains seremens »6, c’est-à-dire à une autre ordonnance promulguée par Philippe le Hardi portant sur la répression à mener contre le crime de blasphème. Ces éléments renforcent l’hypothèse selon laquelle la mairie conteste non pas le fond du problème mais bien la forme par laquelle le duc de Bourgogne entend y remédier, et tente ainsi de défendre ses droits de juridiction. On trouve encore une mention de cette ordonnance et de ses modalités d’exécution dans une supplique que le maire et les échevins adressent, en 1396 d’après l’archiviste Garnier, au prince et dans laquelle ils tentent de défendre leurs privilèges sur plusieurs points tels que l’entrage du vin ou la vérification des grâces criminelles, que le bailli s’approprie de plus en plus7.
Il semble que les appels portés par la mairie se soient limités au parlement de Beaune, car entre 1397 et 1401 on relève plusieurs délibérations stipulant que le procureur de la ville, parfois accompagné d’échevins, doit se rendre aux jours de ce parlement pour s’enquérir des suites données aux causes que le gouvernement urbain y défend contre le duc8. Finalement, décision est prise à la fin du mois de novembre 1401 que « pour metre bonne fin es deux causes que la ville a contre le procureur de monseigneur, à cause des gamez et des villains seremens, que monseigneur le maire en parle à monseigneur le bailli de Diion et que le proces soit monstré audit monseigneur le bailli »9. La mairie tente donc d’obtenir un arrangement avec l’officier du prince, dont la teneur n’est malheureusement pas connue. Il est probable que l’ordonnance sur le gamay ait partiellement été exécutée par la mairie, qui a peut-être obtenu gain de cause sur certains points relatifs à ses privilèges, en détruisant éventuellement quelques vignes qui auraient ainsi contenté les requérants et le prince. Toutefois, Rosalind Kent Berlow souligne que le gamay est toujours cultivé dans la région sous les successeurs de Philippe le Hardi (Berlow 1982, p. 437). Le maintien de ce cépage et la disparition de certaines grandes familles d’exploitants de la côte de Beaune suite à cette ordonnance l’amènent à suggérer que, derrière l’argument de la fama des vins du duché et de la surproduction de ce plant, se cache peut-être un moyen pour certains notables du Beaunois de se débarrasser d’exploitants rivaux, et pour le duc d’évincer des familles de dirigeants influents mais pas nécessairement acquis à sa cause (Berlow 1982, p. 437-438).
Il ressort de cette ordonnance de 1395 que le duc a pu voir, par cette intervention, une opportunité de s’ingérer dans les affaires des corps de villes concernés par les mesures qu’elle contient, du moins est-ce le cas vis-à-vis de Dijon dont le maire et les échevins défendent leurs privilèges durant six années avant de peut-être faire exécuter la législation princière. L’absence de documentation pour les villes de Beaune et Chalon ne signifie pas qu’elles aient pris les mesures requises par Philippe le Hardi sans résister, bien que leur hypothétique opposition ne soit pas démontrable. Du point de vue de la mairie de Dijon, c’est donc bien l’absence de concertation avec le gouvernement urbain qui pose problème aux dirigeants de la capitale ducale et non le fond du problème, dans la mesure où certains de ses membres pratiquant le commerce du vin ont probablement fait partie des requérants.
Il est nécessaire de replacer cette ordonnance dans son contexte politique. Comme le relève Michelle Bubenicek à propos des territoires septentrionaux du duc de Bourgogne, en particulier de l’apanage de Cassel enclavé dans le comté de Flandre, le premier prince Valois tente régulièrement de parvenir à ses fins en usant de violence, notamment judiciaire, à l’égard des juridictions dont il grignote peu à peu les privilèges (Bubenicek 2002, p. 366-367). Il n’hésite pas à ordonner à ses propres officiers de multiplier les ingérences dans leurs affaires, remettant ainsi progressivement mais violemment en cause la légitimité d’action des officiers locaux. On le constate également dans le duché de Bourgogne, en particulier pour la procédure de vérification et d’entérinement des lettres de grâce et de rémission qu’accorde le prince à des criminels (Brissaud 1971, p. 38-39). Longtemps considérée comme un privilège du maire et des échevins à Dijon, elle est de plus en plus contestée par le bailli malgré les plaintes du gouvernement urbain, et celui-ci devient finalement le seul officier chargé de cette procédure à la fin des années 1390. À la lumière de ces éléments, il est plus que probable que Philippe le Hardi ait donc vu dans la requête des élites de ces trois villes une opportunité d’empiéter sur leurs privilèges judiciaires tout en réglant le problème pour lequel elles l’avaient consulté, bien qu’il ne soit peut-être pas totalement parvenu à ses fins. Quant au plant de gamay, on ne le trouve plus mentionné dans les sources urbaines dijonnaises postérieures à 1401, ce qui pourrait laisser penser que la question a été définitivement réglée dans la capitale du duché, bien qu’il soit encore cultivé au XVème siècle du côté de Beaune et jusqu’à l’époque contemporaine (Morelot 1831). Néanmoins, les problématiques de surproduction du vin dijonnais et d’altération de sa qualité demeurent au cœur du nouveau mandement produit en 1441, qui mène cette fois à une réaction des acteurs du monde vigneron.
Le mandement de Philippe le Bon de 1441 : l’émergence de la contestation vigneronne
Les problèmes quantitatifs et qualitatifs du vignoble dijonnais sont récurrents tout au long du XVème siècle, et ne se limitent bien sûr pas aux seules périodes durant lesquelles sont émis ordonnances ou mandements ducaux (Tournier 1950 ; Pepke-Durix 2007). Par exemple, dans la première moitié de ce siècle plusieurs délibérations de la mairie évoquent en 1425 un projet de destruction des vignes de Poussot « et d’autres meschans vignes, lesquelles pourtent grant dommaige à ladite ville et en est icelle ville diffamee de tous marchans estraingiers »10, bien que ces derniers évitent également la ville car ses rues ne sont pas pavées. La question n’est toujours pas réglée deux ans plus tard, puisqu’une autre délibération mentionne les éventuelles vendanges à effectuer au petit Poussot11. Ces vignes sont encore mentionnées dans le mandement émis par Philippe le Bon en 144112 (Lavalle 1855, p. 40-42), dans un contexte où la destruction de territoires viticoles du finage de Dijon constitue un point sensible dans les relations entre la mairie et les vignerons, tout comme le salaire de ces derniers qui fait de plus en plus régulièrement débat durant cette période comme l’a souligné Hannelore Pepke-Durix (Pepke-Durix 2000, p. 46).
La requête présentée au duc et menant au mandement délivré par celui-ci semble marquer un point critique dans la dépréciation qualitative du vignoble dijonnais après l’ordonnance de 1395, mais la réponse apportée par Philippe le Bon présente quelques différences avec les mesures qu’avait prises son grand-père, et qu’il est nécessaire d’analyser pour comprendre les réactions vigneronnes auxquelles elle a conduit. Tout d’abord, et contrairement à l’ordonnance du premier prince Valois, le mandement émis le 12 mai 1441 fait suite à une requête présentée par le maire, les échevins, bourgeois et habitants de la seule ville de Dijon13 (Lavalle 1855, p. 40). Cela n’implique pas forcément que les villes de Beaune et de Chalon aient réglé tous leurs problèmes viticoles, mais l’étude actuelle des sources ne permet pas d’en savoir davantage sur ces deux cas. Par ailleurs, le mandement de Philippe le Bon répond cette fois à une demande formulée par les membres du gouvernement urbain de la capitale ducale émise en son propre nom, contrairement à l’ordonnance de Philippe le Hardi qui faisait suite à une demande de quelques élites bourgeoises des villes mentionnées. L’identité précise des membres de l’échevinage ayant initié ce projet ne peut en revanche être connu avec certitude. Bien que l’on dispose de la liste des échevins pour cette année, aucune source n’indique lesquels d’entre eux ont décidé de recourir au prince. On peut seulement rappeler que plusieurs d’entre eux sont propriétaires de vignes situées dans l’ouest du finage de Dijon voire de ceux de Fontaine ou Talant, qui sont les mieux réputées, comme c’est le cas des Chambellan et des Berbisey (Imperiali 1975 ; Viaux 1994 ; Becchia 2015). Le nom du ou des cépages dépréciés ne figure pas dans le document publié, en revanche les requérants ont pris soin de dresser la liste des vignes relevant de la catégorie qu’ils considèrent comme des « chetifz lieux » et des « meschans vignes », dont les vins qu’ils produisent nuisent à la fama du vignoble et de la ville de Dijon (Pepke-Durix 2001, p. 43 ; Garcia et Labbé 2011, p. 154). Les suppliants insistent aussi sur le fait qu’il y a trop de vignes sur ce finage et pas assez de vignerons pour les travailler, ce qui met à mal la réputation des produits vendus et fait baisser les prix. En outre les dégâts causés par les guerres, tels les passages d’armées ou d’Écorcheurs, et par les épidémies sont également cités ; ils participent de la déprise démographique du début du XVème siècle dont la ville commence juste à se remettre en 1441 (Humbert 1961, p. 22-23). La liste des « chetifz lieux » tend à montrer que ceux-ci sont majoritairement situés du côté est de la ville, quand ceux cultivés à l’ouest semblent produire du vin de bien meilleure qualité (Pepke-Durix 2008, p. 108-109 ; Garcia 2014). Les suppliants demandent finalement au duc d’interdire toute nouvelle plantation de vigne, en prévoyant de lourdes amendes à verser aux finances ducales en cas d’infraction.
Philippe le Bon accède à cette requête et interdit à quiconque de planter de nouvelles vignes sur les lieux cités par le gouvernement urbain sans l’accord princier, sous peine de devoir payer une amende au bailli de Dijon14 (Lavalle 1855, p. 42). On constate donc que les éventuelles recettes que généreraient les sanctions à l’encontre des transgresseurs de ce mandement doivent de nouveau aller dans les caisses ducales et non échevinales, comme dans l’ordonnance de 1395. Toutefois, pour que l’interdiction puisse être effective, Philippe le Bon précise cette fois que la question doit être délibérée par les membres du conseil et des comptes à Dijon, ainsi que par le maire, les échevins et les notables de la ville présents en nombre suffisant. De surcroît, le mandement du duc n’ordonne pas formellement l’arrachage de vignes mais évoque seulement une interdiction de planter de nouveaux pieds, et ne contient que très peu de clauses relatives aux modalités de son exécution, ce qui laisse ainsi une plus grande liberté d’action au gouvernement urbain. La leçon a donc été retenue par rapport à l’ordonnance émise un demi-siècle plus tôt, et le prince laisse cette fois une marge de manœuvre accrue à la mairie pour gérer le vignoble de la ville sous sa bienveillance mais non sous son ingérence.
Le mandement émis par Philippe le Bon, s’il semble parfaitement convenir aux aspirations de la mairie, ne fait cependant pas l’unanimité auprès des vignerons de la ville. Jules Lavalle soulignait déjà l’existence de vives réactions à l’émission de ce mandement, mais sans donner de véritables détails sur leur contenu (Lavalle 1855, p. 42). Or, les archives criminelles du tribunal échevinal de Dijon contiennent deux pièces de procès qui semblent en fait appartenir à une même affaire. Ces documents ayant déjà été présentés (Beaulant 2015), on en reprendra ici les grandes lignes pour saisir l’ampleur du conflit social qui couve alors au sein du monde vigneron. Le premier élément d’importance concernant ces documents est la date à laquelle se sont produits les faits. Le premier document est daté du 22 avril 1441, et concerne un cas s’étant produit le mois précédent15. Quant au second cas, qui constitue sans doute la suite du premier, il est daté du 16 mai mais relate lui aussi des faits survenus avant la publication du mandement ducal16. Ces informations montrent que les vignerons étaient au courant d’un éventuel projet d’arrachage envisagé par la mairie de Dijon avant même la publication du texte législatif princier, ce qui signifie qu’une rumeur a peut-être commencé à circuler, suite à l’élaboration par le corps dirigeant de la liste des vignes à arracher par exemple.
Le premier interrogatoire conservé, en date du 22 avril, est celui du vigneron Phelisot Raoul, détenu prisonnier par la mairie. Mené par le maire lui-même, il porte sur la réunion que ses collègues projetaient au mois de mars précédent pour organiser la « resistance » aux arrachages de vignes prévus17. Sont notamment mentionnées les « vignes de Poussot et autres estans es bas lieux environ ceste ville », qui figurent aussi dans le mandement du 12 mai de Philippe le Bon. Le suspect indique que c’est le marchand Jehan Alixant, propriétaire d’une vigne dans laquelle il travaillait à « Champierart », que l’on peut identifier à « Champeuvrard » (Garcia et Ferrand 2015), qui lui aurait dit de ne pas utiliser trop de bois pour les treilles car les pieds allaient prochainement être arrachés, et qu’il n’y perdrait pas plus de vingt francs. Le closier de Jehan Alixant, un dénommé Jaquot, lui aurait également déclaré que l’arrachage de ces vignes provoquerait d’autres arrachages par vengeance, ou bien que suite à l’arrachage de leurs vignes « ilz laisseroient rafroidir la chose, et apres quant ilz trouveroient bourgeois ou autre qui en seroient consentens ilz les turoient et puis s’en yroient »18. Il indique aussi avoir parlé le soir même au bourgeois Jehan de la Pissine, qui lui dit avoir vu le maire débattre dans la journée avec des vignerons près de la porte Guillaume. Ce premier interrogatoire montre que les ouvriers vignerons sont rapidement au courant du projet d’arrachage de certaines vignes et implique, selon ce compte rendu, que certains d’entre eux sont déjà prêts à réagir violemment si nécessaire. Jehan Alixant, qui est pour sa part propriétaire et apparemment non impliqué dans l’entreprise de contestation, est ensuite convoqué et interrogé, et déclare à son tour qu’il a lui aussi entendu le bruit selon lequel des vignes devaient être extirpées. Il reconnaît avoir dit que cet arrachage serait une erreur car elles étaient selon lui de bonne qualité, mais il admet que « se seroit bien fait de extierper plusieurs autres vignes en bas lieu comme depuis le Poirey de vielz fourches tirant à Espirey, en Creusot et autres bas lieux »19. Il nie toutefois avoir entendu parler de vengeance de la part de son closier. Néanmoins, il est possible que Jehan Alixant tente ici d’atténuer la portée de ses propres paroles en affirmant qu’il approuve la décision d’arracher certaines vignes mais en protestant contre la destruction de celles qu’il possède.
Le tribunal échevinal procède ensuite, comme il le fait régulièrement (Toureille 2013, p. 233), à une confrontation entre Phelisot Raoul et Jehan Alixant, sans obtenir de meilleur résultat car les deux déposants restent sur leur première version des faits, le propriétaire niant la version de son ouvrier. C’est ensuite le cuisinier Guiot Humbert qui est interrogé en tant que témoin, car il travaillait dans la même vigne que Phelisot et un nommé Bartholomin le jour où les faits se sont produits. Il confirme les propos qu’aurait tenus Jehan Alixant ce jour-là, et précise qu’il aurait ajouté que l’arrachage envisagé ne se produirait sans doute pas « de son aige ne de l’aige de ses enffans »20. Ce détail, s’il s’avère exact, pourrait être révélateur de la confiance qu’ont les vignerons dans leur capacité à empêcher l’arrachage des vignes, tout comme il pourrait marquer la lenteur de la mairie à prendre une décision à propos de vignes qu’elle souhaite voir disparaître depuis 1425 au moins. Guiot Humbert va également dans le sens de Jehan Alixant lorsqu’il se montre favorable à l’arrachage de certaines vignes telles que celles de Poussot, moins bien cotées (Garcia et Ferrand 2015), sans doute dans le même but d’atténuer la suspicion de la mairie à son égard. Il affirme aussi que Jehan Alixant aurait déclaré que les vignes désignées seraient arrachées de force si les vignerons ne le faisaient pas eux-mêmes. Il semble que les autorités aient entendu dire que certains vignerons seraient prêts à tuer les arracheurs, bien qu’aucun déposant ne vienne confirmer ce point, qu’il s’agisse de l’ouvrier vigneron Barthelemi Rose ou du maçon Gillot Beuchey. Pour autant, la mairie semble suffisamment inquiète pour demander à Phelisot Martin, durant son interrogatoire du 22 avril, s’il a entendu dire par Jehan de la Pissine que les contestataires « feussent [8] ou [9] qui se feussent mis dessus et se travailassent d’avoir des complices et adherans pour mettre dessus mutemasque ou monopole pour le fait desdites vignes »21.
Les termes de « mutemaque » et de « monopole » sont très forts dans le lexique de la contestation à la fin du Moyen Âge (Mollat et Wolff 1970 ; Dumolyn et Haemers 2017), et montrent que l’autorité échevinale a parfaitement conscience du risque de conflit social qu’elle court en projetant d’arracher une partie des vignes de la ville et de sa proche banlieue. Le premier, qui renvoie à la notion de mutinerie, est notamment cité dans le cadre de l’affaire dijonnaise de 1477 mais se retrouve aussi employé dans d’autres affaires de révoltes à la fin du Moyen Âge (Voisin 1935 ; Dumolyn et Haemers 2017, p. 46). Quant au second, il désigne une forme de conspiration visant à l’exclusion du groupe ciblé (Dumolyn et Haemers 2017, p. 42). Sans employer ces mots le bourgeois Jehan de la Pissine, interrogé le 27 avril, rejette la responsabilité de l’organisation vigneronne sur Phelisot Martin en affirmant que c’est lui qui lui aurait déclaré qu’ils étaient entre huit et dix personnes à préparer « une tres mauvaise machination »22. C’est la raison pour laquelle Phelisot est ultérieurement soumis à la question par les enquêteurs de la mairie, « pour ce qui a esté trouvé manteur et variant en sa deposition ». Il reconnaît alors avoir travaillé dans une vigne à l’extérieur de la ville à Trimolois, quand il a entendu plusieurs vignerons, jusqu’à seize, réagir à la rumeur selon laquelle la mairie projetait de faire arracher les vignes de Poussot. Restant très vague sur les noms des personnes présentes, il indique cependant que l’un d’eux aurait déclaré : « par la mor Dieu ! Qui nous copera noz vignes nou en coperons des plus belles et des mileurs, et bouterons le feu es piles des paisseaulx ! »23. La même personne aurait ajouté que s’ils ne parvenaient pas à empêcher l’arrachage de ces vignes ils « turoient des bourgois là où ilz les pourroient trouver ».
Le terme « mileurs », qui signifie ici « meilleur », montre que les vignerons ont conscience de la qualité du lieu où ils travaillent, ce qui implique une véritable hiérarchie entre ces mêmes lieux et leurs détenteurs, participant de la bonne ou de la mauvaise fama des vins évoquée dans le mandement de Philippe le Bon (Pepke-Durix 2002, p. 63-64). Cette hiérarchie transparaît peut-être aussi lors de l’embauche, à l’issue de laquelle les affectations doivent être réparties en fonction des compétences des différents candidats. Les aveux de Phelisot Martin, confirmés après sa séance de torture, corroborent donc les soupçons de violence qu’a alors la mairie, et soulignent la détermination du monde vigneron à préserver ses domaines d’exploitation. Le fait qu’ils semblent être prêts à tuer des bourgeois de la ville confirme les tensions sociales entre les ouvriers de la vigne, peut-être alliés à des petits propriétaires contre les grands de l’élite urbaine, que l’on retrouve parfois dans d’autres affaires où des individus sont poursuivis pour avoir tenu des propos considérés comme séditieux par la mairie. Les autres témoignages n’apportent pas de détail supplémentaire, et Phelisot Raoul est finalement élargi de la prison échevinale, c’est-à-dire libéré sous caution, en promettant de rapporter à la mairie toute information susceptible d’intéresser la sécurité de la ville, ce qui relève de la procédure habituelle.
Le second cas, également conservé dans un état fragmentaire, contient un premier interrogatoire en date du 16 mai 1441 soit 4 jours après l’émission du mandement ducal. Pour autant, les faits qu’il relate sont survenus une quinzaine de jours auparavant donc avant la publication du texte princier. Le déposant est un vigneron dénommé Perrin Bregilles, qui buvait au moment des faits à la maison du secrétaire ducal Jehan Gros24. Il lui est demandé s’il a menacé ce dernier, dans le cas où les vignes où il travaille seraient arrachées, de lui couper les siennes et « des autres des mileurs », avant de s’assembler avec des gens des villages alentour pour se trouver en état de supériorité. Le suspect répond qu’il a seulement demandé à Jehan Gros s’il y avait un risque qu’on lui extirpe ses vignes, auquel cas il dit avoir déclaré qu’il partirait là où il y en aurait pour travailler. Durant cet interrogatoire, postérieur au cas du 22 avril 1441, l’enquêteur pose plusieurs questions directement en rapport avec l’affaire précédente, notamment en ce qui concerne les éventuels recours à la violence, raison pour laquelle il est possible que ce fragment de compte rendu soit simplement la suite du premier analysé. Quoi qu’il en soit, cela confirme que la mairie de Dijon perçoit cette menace de façon réelle et grandissante pour l’intégrité de l’espace urbain et la paix sociale. On relève une nouvelle fois l’emploi du terme « milieurs » à propos des vignes, qui renforce encore l’impression que les vignerons ont bien conscience d’une forme de hiérarchie qualitative au sein du vignoble dijonnais, directement en lien avec les expressions de « bonnes costes » et « chetifz lieux » du mandement du duc de Bourgogne.
Cette bonne connaissance de leur environnement de travail contribue à expliquer la réaction des vignerons car, en cas d’arrachage des vignes dans lesquelles ils travaillent, ils craignent peut-être de ne pas pouvoir être embauchés pour œuvrer dans celles qu’ils désignent par le terme de « milieurs ». Le vigneron Jehan de Chenges confirme dans sa déposition les informations déclarées par Perrin Bregilles, puis ajoute qu’il aurait entendu son collègue Jehan Labonne dire qu’il tuerait quiconque tenterait d’arracher ses vignes, confirmant les craintes de l’autorité échevinale. Il précise ensuite que « ce n’estoit pas la faulte des mechans vignes que la ville estoit diffamee, mais estoit la faulte de ceulx qui pourtoient la monstre de la ville et qui conduisoient les marchans, lesquelx se devoient cognoistre en vins appartenans à marchans »25. La responsabilité est ainsi rejetée sur les courtiers, nommés tous les ans par la mairie (Labbé 2017, p. 34), d’avoir déprécié la réputation du vignoble dijonnais, avec tout l’impact négatif que cela peut avoir sur une économie locale majoritairement tournée vers le commerce du vin, comme le souligne Hannelore Pepke-Durix (Pepke-Durix 2000, p. 43). Jehan de Chenges nie ainsi cette responsabilité des « meschans vignes » et attribue les torts causés à la fama de la ville davantage à une mauvaise gestion du commerce de la part des élites qui en dirigent les rouages, tentant ainsi de sauver ces vignes mais aussi sans doute son travail. Toutefois, il précise à ses interrogateurs que lui et ses collègues avaient au moment des faits tous « bien beu jusques au clo » et qu’ils étaient donc ivres. Cette justification avancée par le prévenu participe d’une tentative habituelle d’atténuation de sa propre responsabilité dans le cas survenu, afin d’éviter une sanction trop lourde de la part de l’autorité urbaine qu’il critique (Toureille 2013, p. 284). En effet le tribunal échevinal, en cas de poursuites contre une personne suspectée d’avoir tenu des propos séditieux, cherche fréquemment à savoir si le principal suspect a parlé sous l’emprise de l’alcool ou s’il l’a fait en toute conscience, comme le montre notamment l’exemple de Symon Laurens, sergent de la mairie en 145426. Il est tout à fait possible que l’argument de l’ébriété ait joué en la faveur de Perrin Bregilles, puisqu’il est finalement élargi sous caution le 28 mai 1441 pour huit jours, tandis que ses complices Jehan de Chenges, Jehan Labonne et Gaucher le Ravet sont à leur tour relâchés le lendemain pour quinze jours27.
Il ressort donc de ces deux cas qu’une réaction violente est crainte par les autorités, et que les vignerons semblent prêts à se défendre énergiquement, mettant en danger la sécurité et l’intégrité de la ville. Il convient alors de s’interroger à nouveau sur l’origine du mandement émis par Philippe le Bon le 12 mai 1441. Aucun des deux cas analysés ne fait mention de ce texte ni même de sa préparation, il n’est question dans chaque cas que du projet de la mairie de faire arracher une partie des vignes du finage de Dijon, ce qui semble, à plus large échelle, dans la continuité de la volonté qu’exprimait déjà le gouvernement urbain de se débarrasser des plants de Poussot dans les années 1425-1427. En outre, les deux comptes rendus détaillés dans les paragraphes précédents concernent des cas survenus avant la publication du texte princier, donc dirigés contre l’autorité urbaine et non celle du duc. Il est alors possible que la mairie ait restreint son dessein initial suite à cette vive contestation vigneronne, mais qu’elle ait tout de même ressenti le besoin de faire appel au duc pour qu’il l’aide au moins à mettre un terme à l’expansion du vignoble. Par ailleurs, le maire et les échevins ne requièrent pas l’aide du prince pour faire arracher les vignes en place mais seulement une interdiction à quiconque d’en planter de nouvelles (Lavalle 1855, p. 41-42). De cette manière, le document accordé par le duc de Bourgogne et les mesures qu’il édicte, plus modérées que l’ordonnance de 1395, peuvent être perçues comme une forme d’arbitrage princier entre la mairie et le monde vigneron qui n’est pas consulté dans cette affaire, mais dont les menaces de recours à la violence semblent avoir été entendues par l’autorité échevinale qui modère ses ambitions. Rien ne montre pour autant que les vignerons forment un groupe parfaitement uni dans ces circonstances, pas plus que ceux de l’Auxerrois à la fin du XIVème siècle ne s’exprimaient d’une seule voix (Stella 1996, p. 222-223). Il importe de mettre cette dernière remarque en relation avec la réflexion apportée par Mickaël Wilmart sur les vignerons de Provins comme groupe social, qui ne semble pas être tout à fait homogène dans le cas dijonnais mais qui renvoie simplement aux compétences des membres de ce métier (Wilmart 2014).
Quant à l’effectivité du mandement ducal et du projet d’arrachage de la mairie, elle demeure comme pour l’ordonnance de 1395 difficile à évaluer. Les registres de délibérations contiennent peu d’éléments relatifs à cette affaire. Le 10 mai 1441, soit deux jours avant la publication du mandement princier, le maire et les échevins limitent le salaire journalier de plusieurs catégories d’ouvriers des vignes28, ce qui souligne encore une fois que la question des salaires des vignerons reste concomitante des problématiques démographiques et de celles liées à la surface à cultiver ainsi que de la qualité des produits qui en découlent. Le 3 juillet suivant, la mairie décide de donner deux muids de vins et trois émines d’avoine au bailli de Dijon pour avoir « obtenu certains mandement de monseigneur le duc pour la ville de Dijon touchant la demolicion de Poussot »29 : s’agit-il du mandement de Philippe le Bon du 12 mai ou bien d’un autre délivré ultérieurement et dont il ne subsisterait aucune trace dans les archives urbaines ni princières ? La première possibilité demeure la plus probable, et cette délibération vient rappeler le rôle d’intermédiaire que peut jouer le bailli dans les relations entre la mairie et le duc de Bourgogne.
Néanmoins, plusieurs éléments montrent que le texte octroyé par le duc ne semble pas avoir eu l’effet escompté par la mairie. Premièrement, il interdit de planter de nouvelles vignes mais n’ordonne pas d’en arracher, au détriment de ce qu’envisageait initialement le conseil échevinal mais conformément à ce que ce dernier requiert dans le texte princier. Cela peut expliquer que l’on ne trouve aucune autre trace de contestation ultérieure dans les sources judiciaires échevinales ni ducales. De surcroît, les vignes désignées par le mandement ducal, telles celles de Poussot, sont encore vendangées à l’automne 1441 puisqu’elles figurent dans le ban des vendanges cette année-là30. Bien que cela puisse paraître logique pour l’année en cours, durant laquelle les vignes ont été travaillées avant l’émission du texte princier, on relève qu’elles sont encore inscrites au ban des vendanges de l’an 145231, ce qui signifie donc qu’elles n’ont toujours pas été arrachées (Labbé et Gaveau 2011). De manière générale, le ban des vendanges reste sensiblement le même avant et après le mandement de 1441 (Pepke-Durix 2008), si on le compare par exemple avec ceux des années 1427 et 145232. Les vignes des « chetifz lieux » sont donc toujours cultivées (Ferrand et Garcia 2014), peut-être à cause d’une intervention de la duchesse de Bourgogne Isabelle de Portugal. Celle-ci s’implique en effet régulièrement dans les différends entre la mairie de Dijon et le duc, en particulier lors de l’arbitrage qu’elle parvient à établir en 1443 à propos des privilèges judiciaires de la ville33 (Garnier 1918). Elle est également amenée à gouverner des parties de l’espace bourguignon en l’absence de son mari (Sommé 1993), et elle communique régulièrement avec la mairie de Dijon par lettres (Sommé 2009). Les comptabilités princières mentionnent ainsi qu’un chevaucheur de l’écurie de Philippe le Bon est rétribué pour avoir porté, le 16 septembre 1441, une lettre de la duchesse adressée à la mairie de Dijon par laquelle « madicte dame leur signiffioit qu’elle ne voloit point que les vignes estans ou finaige de Dijon fussent destruites ne desertes », sans doute pour s’assurer que le corps dirigeant n’a pas fait arracher de vignes conformément au mandement de son époux34. Au-delà du risque de conflit ouvert avec une partie du monde vigneron, il est possible que le gouvernement urbain n’ait pas mené à bien son projet d’arrachage en raison du mandement princier et de cette lettre dont le contenu exact, tout comme la teneur de la réponse du maire et des échevins, n’ont pas été conservés. Les problèmes liés à la surproduction de vin et à l’altération de leur qualité ne sont donc toujours pas résolus par ce mandement de 1441, pas plus que la question du salaire vigneron qui fait l’objet d’une nouvelle ordonnance l’année suivante par la mairie de Dijon35, qui a sans doute aligné ses prix sur ceux de la ville de Besançon sur le conseil de Philippe le Bon (Garnier 1868, p. 26). L’absence de concertation de la mairie avec les acteurs du monde viticole dijonnais, ainsi que le rejet sur ces personnes de la responsabilité de la diffamation de la ville et de ses vins, semblent grandement responsables du nouvel échec de l’organe échevinal à mieux réguler sa production de vin (Labbé 2017 ; Labbé et Garcia 2011). Celui-ci n’abandonne pas pour autant son projet mais semble le mettre de côté durant quelques années, au moins jusqu’en 1472 où d’autres documents montrent qu’une nouvelle campagne d’arrachage a été planifiée.
Le mandement de 1472 : la contestation vigneronne toujours présente
Les trente années qui séparent le mandement de Philippe le Bon de celui-ci ne signifient pas qu’aucune initiative n’ait été prise par la mairie durant cette période. Toutefois, il n’est pas possible de relever la moindre mesure assimilable à une campagne d’arrachage de l’ampleur de celle visée par le texte de 1395 ou sollicitée en 1441. Pour autant, on remarque en 1450 que le maire et les échevins tentent de limiter l’importation de vin à Dijon, en particulier ceux en provenance de Tournon « qui sont tres mechans vins […] qui est pour diffamé les vins de ceste ville »36. Cela participe du protectionnisme de la ville en matière de commerce du vin, les produits étrangers étant notamment taxés par la mairie depuis le XIVème siècle (Tournier 1950). De la même manière une enquête, analysée par Hannelore Pepke-Durix, est menée en 1455 par la mairie pour dégager les chemins publics sur lesquels plusieurs vignes empiètent au point de les rendre impraticables (Pepke-Durix 2002, p. 66-69). Il s’agit cependant de mesures ponctuelles et limitées, dont la portée reste inférieure à celle des deux mandements précités. L’absence de véritables mesures d’arrachage entre 1441 et 1472 pourrait en réalité souligner l’effectivité du mandement de Philippe le Bon, qui on le rappelle n’ordonne pas d’arracher des plants de vigne mais interdit d’en planter de nouveaux. Or, c’est bien ce dernier point qui s’avère problématique pour l’autorité urbaine comme cela va être désormais montré.
En janvier 1472, plusieurs documents attestent que la mairie décide à nouveau de faire extirper plusieurs vignes du finage dijonnais (Pepke-Durix 2002, p. 69). Le papier du secret évoque effectivement un mandement « en cas de nouvelleté touchant les nouvelles plantes de vignes »37, tandis qu’un document de comptabilité répertorie les frais que représente cette entreprise visant à « extirper, copper, tirer et mectre à neant plusieurs novelles plantes de vigne que puis nagueres avoient esté commancees faire en plusieurs lieux ou finaige et banlieue dudit Diion »38. Ce mandement, cité par Jules Lavalle, n’a semble-t-il pas été conservé et sa teneur précise n’est pas connue (Lavalle 1855, p. 42). Toutefois, il est possible d’émettre une hypothèse sur son origine d’après les éléments qui viennent d’être présentés. La délibération du 8 janvier 1472 indique en effet qu’il s’agit d’un mandement en cas de « nouvelleté », c’est-à-dire qu’il fait suite à un préjudice causé à la mairie. De plus, le document de comptabilité daté du 23 janvier suivant précise que l’arrachage concerne des vignes plantées récemment. Compte tenu du fait que le mandement de Philippe le Bon de 1441 interdisait la plantation de nouvelles vignes sur les « chetifz lieux » du finage de Dijon, il est logique de penser que ce nouveau texte a pour vocation de réparer le préjudice que constitue donc l’implantation de nouveaux pieds mentionnés dans le document de comptabilité. Par ailleurs, une quittance de paiement adressée par le receveur de la ville au lieutenant du bailli de Dijon le 1er mars 1472 précise que celui-ci a participé deux jours à cette campagne d’arrachage, « pour deffaire et copper les nouvelles plantes de vignes plantees es pasquiers communs ou finaige de Dijon et aultres portans malvais vins »39. La présence du lieutenant montre d’une part que l’opération a été encadrée par un officier ducal, ce qui suggère que le mandement a été émis par le duc de Bourgogne, en l’occurrence Charles le Téméraire. D’autre part, la mention des « malvais vins » laisse à penser que l’entreprise a de nouveau été menée pour rétablir la bonne fama de la ville ou du moins de ses vins, qui était sans doute encore altérée par la présence de ces nouveaux plants de vignes.
Les archives de la justice criminelle échevinale contiennent encore un procès mené à l’encontre de contestataires à ce mandement. L’introduction de cette pièce judiciaire indique que le texte législatif a été « donné de nostre tres redoubté seigneur monseigneur le duc de Bourgogne, à la requeste de honorables hommes et saiges les procureurs de mondit seigneur le duc et de sa bonne ville de Dijon »40. Dans la mesure où il représente le maire et les échevins, l’action du procureur de la ville découle sans nul doute de leur implication dans cette décision et sans doute de leur initiative. La fama des vins dijonnais est bien en jeu comme en 1441, puisqu’il est encore précisé que les vignes récemment plantées sont à l’origine de « malvais vins diffamans le finaige et les bons vins » de la ville. La suite du document mentionne que pour empêcher de mener à bien l’exécution de ce mandement « aulcuns se sont assemblez par maniere de monopoles, qui ont dit de grans langaiges sentans menasses et mutemaques, qui ne se doivent dissimuler mais se doivent adverer et pugnir par raison »41. On retrouve ici le même champ lexical de la protestation que dans les cas analysés pour l’an 1441, en particulier les termes de « mutemaque » et de « monopole », qui soulignent à nouveau la gravité de la menace considérée par la mairie de Dijon. Le principal suspect de l’affaire est ici un vigneron dénommé Lucot le Bouardet, qui aurait déclaré les propos suivants : « Par la mort Dieu ! Qui m’en vouldra croire, les compaignons à cui sont les nouvelles plantes que l’on veult copper se assembleront et se tiendront es plantes, et mettront à mort et tueront ceulx qui leur vouldront copper et deffaire leurs plantes […] et que s’il avoit une plante et l’on la luy vouloit copper, il iroit dedans et qui y iroit et l’on la luy voulsist copper il se deffendroit s’il povoit »42. L’autorité échevinale considère qu’il s’agit de « paroles pour mouvoir et donner couraiges à aultres pour eulx assembler pour mal faire, et requierent bien que pugnicion en soit faite pour donner exemple aux aultres selon l’exigence des paroles et faculté dudit Lucot ». Ces extraits montrent que les tensions sociales demeurent fortes entre certains vignerons, qui semblent être essentiellement des ouvriers d’après les témoignages de l’affaire, et la mairie en 1472, et découlent encore une fois du manque de concertation de l’autorité échevinale avec ces acteurs sur lesquels la responsabilité de la mauvaise fama des vins dijonnais est à nouveau rejetée. Tout comme en 1441, le gouvernement urbain accorde une grande crédibilité à ces propos qu’il souhaite punir de façon exemplaire, comme c’est souvent le cas pour les crimes les plus graves à la fin du Moyen Âge (Toureille 2013, p. 268).
Les témoignages recueillis par les officiers de la mairie durant cette procédure montrent que les vignerons ne forment pas un groupe uni, ce qui pourrait expliquer qu’ils n’aient toujours pas d’ordonnance de statuts pour leur métier dans la seconde moitié du XVème siècle43. La déposition du vigneron Bernard Nault, présent au moment des faits et propriétaire d’une vigne devant être arrachée, rapporte que Lucot le Bouardet aurait dit à Jehan Viennot que « vous aultres qui avez vignes en bons lieux vouldriez bien que l’on coppast les aultres »44, ce qui n’est pas sans rappeler l’allusion aux « chetifz lieux » du mandement de 1441 pour marquer la différence entre les bonnes et les mauvaises vignes. Le témoignage du vigneron Thevenin Roussote va dans le même sens, lorsqu’il indique que Lucot aurait déclaré « que ceulx qui avoient assez vignes ne vouloient point que les aultres en eussent ». L’allusion aux élites détenant les meilleures vignes du finage est à peine voilée, bien que le terme de bourgeois n’apparaisse jamais au fil des dépositions, au contraire de certains propos rapportés dans l’une des affaires de 144145. Néanmoins, il importe de souligner que tous les témoins rapportant les faits s’efforcent d’atténuer les raisons de leur présence, affirmant qu’ils se trouvaient loin des débats ou encore qu’ils ne faisaient que passer au moment où Lucot le Bouardet s’est emporté. De la même manière, aucun d’entre eux ne confirme la violence des propos qu’il aurait tenus et dont fait état l’introduction de l’affaire rédigée par le scribe de la mairie. Au contraire, plusieurs témoins expliquent que le suspect aurait répondu à Jehan Viennot, son principal interlocuteur prêt à obéir aux ordres du duc : « vostre prince, vostre prince ! Par Dieu se vostre prince me le mandoit et les commissaires que je y alasse copper je n’y obeiroye ja, mais y trouveroye remede par appellacion et par justice »46. Bien que cet extrait provienne de la déposition de Jehan le Baguignet, vigneron dont il est précisé en marge de son témoignage qu’il « semble que ce tesmoin vueille mal audit Lucot », son contenu est confirmé par Thevenin Roussote et par l’épouse de Jehan le Baguignet. Cette dernière ajoute que « ledit Lucot ne creoit point que monseigneur le duc de Bourgogne sceust riens du mandement que l’on vouloit executer. Et disoit en oultre qu’il luy sembloit que, se les dix ou les douze des plus parans et plus grans de la parroiche de Saint Nicolas se fussent assemblez pour faire ensamble sur ce une requeste adrescant à mondit seigneur le duc, que mondit seigneur le duc leur y eust pourveu et eust esté bien fait »47. Selon elle, Lucot le Bouardet aurait donc déclaré que Charles le Téméraire ignorait sans doute tout du mandement que le gouvernement urbain s’apprêtait à exécuter, et que le rassemblement des vignerons les plus influents de la paroisse Saint-Nicolas de Dijon aurait pu obtenir du prince qu’il empêche l’arrachage de leurs vignes.
Par conséquent, les principaux griefs des vignerons face à ce mandement de 1472 concernent une nouvelle fois l’autorité échevinale et non celle du duc, tout comme en 1441. En outre on constate que, de la même manière que sous Philippe le Bon, les vignerons les plus préoccupés par cette campagne d’arrachage sont ceux de la paroisse Saint-Nicolas, sans doute les plus petits propriétaires et ouvriers si l’on en croit le débat entre les protagonistes sur le prix de vente de leurs vins respectifs. De plus ils constituent entre un quart et un tiers de la population de cette paroisse (Becchia 2015, vol. 1, p. 23), mais rien ne laisse ici penser qu’ils sont tous opposés au mandement ducal. En dépit de l’atténuation des faits par les différents témoins dont les dépositions ont été conservées, il est patent que Lucot le Bouardet s’est farouchement opposé à l’arrachage des vignes nouvellement plantées qui constituent sa source de revenus. Bien que le recours à la violence ne soit pas prouvé par la seule lecture de ce document fragmentaire, on y décèle tout de même que son projet d’assemblée avec d’autres vignerons semble avoir été suffisamment sérieux pour inquiéter le pouvoir urbain au point de criminaliser son attitude et son dessein (Gonthier 1995). Malheureusement, l’intégralité de la procédure concernant ce cas n’a pas été conservée et la peine éventuellement infligée à Lucot le Bouardet ne peut être connue.
Cette affaire témoigne une nouvelle fois de l’absence de concertation entre la mairie et le monde vigneron pour la gestion du vignoble dijonnais, qui conduit une partie des acteurs à protester contre les décisions unilatéralement prises par un pouvoir urbain s’appuyant sur les mandements émis à sa requête par le duc de Bourgogne afin d’asseoir la légitimité de ses projets. Le conflit demeure donc entre les professionnels et la mairie, sans que les premiers ne remettent jamais en cause l’autorité princière mais seulement celle des dirigeants de la ville dont ils semblent connaître les mécanismes d’action. Pour autant, le pouvoir urbain paraît finalement retenir les leçons de ses expériences précédentes lorsqu’il fait de nouveau appel à l’autorité souveraine en 1486, désormais incarnée par le roi de France Charles VIII.
L’enquête ordonnée par Charles VIII : la fin des problèmes ?
La campagne d’arrachage de janvier 1472, bien qu’effective, n’a pas suffi à la mairie de Dijon pour éliminer toutes les vignes jugées inutiles. C’est la raison pour laquelle elle fait de nouveau appel à son souverain, désormais le roi de France après la mort du duc Charles le Téméraire devant Nancy en janvier 1477. Celui-ci accorde ses lettres patentes en février 1486, mais le contenu de ce document montre que le discours des autorités est maintenant davantage tourné vers le dialogue entre l’ensemble des parties impliquées (Lavalle 1855, p. 42-43 ; Pepke-Durix 2002, p. 72). Comme pour le mandement de 1441 et sans doute celui de 1472, les lettres patentes royales répondent à une requête émise par les maires, échevins, bourgeois et habitants de la ville de Dijon. Leur supplication fait état d’un terroir et finage autour de la ville particulièrement propice à la culture du blé et d’autres grains, mais planté de vignes depuis une cinquantaine d’années. Or, ils précisent que la ville a suffisamment de vin pour subvenir à ses propres besoins mais qu’elle manque de blé et de fourrage. Les habitants doivent aller en chercher plus loin et à des coûts supérieurs, « ou grand interest, dommaige et prejudice de la chose publicque », d’autant que les risques sont élevés si l’on tient compte du contexte de guerre entre le roi et le comté de Bourgogne, qui amène régulièrement les armées royales à traverser le duché. Ces nécessités, qu’il convient de mettre en rapport avec la reprise démographique de la seconde moitié du XVe siècle (Pepke-Durix 2000), se retrouvent également dans d’autres régions comme le Lyonnais (Lorcin 1971, p. 30). Par ailleurs, il est possible que cette préoccupation d’approvisionnement soit également liée à la période de disette qui a touché le nord du royaume au début des années 1480.
L’évolution majeure du discours réside dans le fait que la ville n’accable désormais plus les vignerons travaillant ces vignes en les accusant de nuire à la bonne fama des vins de la ville. Elle met davantage en avant la question du « bien de la chose publicque » (Naegle 2010 ; Zorzi 2010), pour mieux souligner l’intérêt collectif des habitants et non celui des seules élites cultivant les meilleurs terroirs. Il est ici utile de rappeler que Philippe le Bon, dans son mandement de 1441, invoquait déjà le « bien, utilité et prouffit de la chose publique de nostre ville de Dijon » comme justificatif nécessaire à la commission qu’il appelait à se réunir dans l’éventualité d’interdire de nouvelles plantations de vignes. Pour sa part la mairie se préoccupait davantage, dans la requête qu’elle formulait, de la fama des vins du finage ainsi que celle de la ville.
Charles VIII ordonne donc à son bailli, ses officiers locaux ainsi qu’à des « gens notables et anciens de tous estats de notreditte ville de Dijon en nombre souffisant », de mener une enquête sur le terroir concerné et de lui en faire parvenir les résultats (Lavalle 1855, p. 42-43). Il justifie sa décision en reprenant l’argumentaire de la mairie, en « desirans le bien de la chose publicque estre preferé au bien des particuliers ». Le vocabulaire employé par le roi autant que par la mairie traduit désormais une volonté de concertation avec toutes les parties concernées, ce qui n’était pas le cas auparavant. Cette question du bien de la chose publique, de même que la volonté d’inclure les professionnels comme participants à cette entreprise, contribue à désamorcer les risques de conflits sociaux nés des précédentes législations, en déresponsabilisant les vignerons d’éventuelles diffamations des vins de la ville qui ne sont même plus évoquées.
Toutefois, l’ordonnance royale doit attendre plusieurs mois avant d’être mise en application. En effet, l’enquête destinée à faire arracher les vignes concernées n’est menée qu’à partir du 3 octobre 1486, soit après le temps des vendanges (Labbé et Gaveau 2011), et s’étend sur une durée de trois jours48. Elle met en évidence l’ampleur du projet du gouvernement urbain, qui vise à extirper quelques 546 ha de vignes pour reprendre les chiffres établis par Hannelore Pepke-Durix (Pepke-Durix 2007, p. 229). Cette dernière précise également, à partir de ce document d’enquête, que la plupart des vignes concernées n’appartiennent pas seulement au finage de Dijon mais aussi à ceux des localités voisines, au sein de la proche banlieue et qui relèvent de la juridiction de la mairie (Pepke-Durix 2002, p. 70 ; Bertucat 1911, p. 113-142), ce qui contribue encore à expliquer l’absence de contestation de la part des vignerons dijonnais. C’est ensuite grâce aux registres de délibérations de la mairie que l’on suit l’organisation de la campagne d’arrachage. Celle du 6 octobre 1486 résume le contenu de l’enquête précédemment mentionnée, et présente ses conclusions principales en indiquant que les parties concernées « povoient dire leur advis chascun en son endroit sans aucune craincte ne dissimulacion »49, pour souligner l’existence d’un dialogue libre avec les vignerons. Elle précise ensuite que les vignerons concernés « ont juré et affermé en leurs loyaultez et consciences d’un mesmes vouloir que les vignes […] estoient celles que l’on devoir extirper et copper, pour le bien et prouffit de ladite ville et des bourgeois, manans et habitans d’icelle. Car aussi elles estoient la pluspart en ruyne et desert […] », ce qui signifie qu’elles étaient sans doute mal entretenues50. Ces professionnels approuvent donc l’entreprise mise en place par le pouvoir urbain et se montrent particulièrement sensibles aux intérêts des habitants et de l’économie de la ville. En effet, la suite de la délibération explique que ces terres plantées de vignes coûtent plus cher à entretenir pour une rentabilité plus faible que si elles produisaient blé et céréales. Il est ajouté que ces vignes « estoient en terres arables » encore vingt ans auparavant, ce qui contredit l’ordonnance royale qui avance que les vignes y sont présentes depuis cinquante ans.
Probablement pour toutes ces raisons, on ne relève aucune trace de contestation dans les sources de la ville de Dijon. La mairie anticipe pourtant d’éventuelles formes de contestations, en indiquant par une délibération du 13 octobre 1486 que « se aucun debat ou proces en survient l’on prandra le fait en main et se fera aux fraiz de la ville »51. L’organisation de la campagne d’arrachage se poursuit donc, et une semaine plus tard le papier du secret stipule que des perches doivent être plantées dans les vignes destinées à être extirpées pour les délimiter52. Le 6 novembre, une nouvelle assemblée du conseil échevinal prévoit que l’entreprise doit être exécutée avant la prochaine Chandeleur, soit avant février 1487. Elle rappelle que la décision a été prise après consultation et avis des « seigneurs d’eglise, conseilliers, gens de comptes et autres officiers du roy nostre seigneur, bourgeois, marchans, habitans et la plupart des vignerons de ceste ville »53, pour souligner une nouvelle fois le consensus de toutes les parties autour de ce dessein. Elle réitère que cela doit être fait « pour le grant vray prouffit et utilité desdits habitans et de la chose publique », pour mieux rappeler l’intérêt commun des différents acteurs, ce qui contraste une nouvelle fois avec les questions de fama des vins et de la ville qui étaient avancées lors des précédentes tentatives d’action de la ville. La délibération du 6 novembre prévoit également des dispositions en cas de non arrachage des vignes désignées, indiquant qu’elles seront alors abandonnées au profit de ceux qui voudront bien les extirper, et ajoutant que ceux-là pourront en conserver le bois pour leur usage personnel. La décision est ensuite publiée par le sergent crieur de la mairie le 19 novembre suivant.
Néanmoins, en dépit du consensus général sur ce projet d’arrachage, il semble que celui-ci n’ait encore une fois pas été mené jusqu’à son terme. En effet, l’extirpation est reportée le 10 janvier 1487 suite à une demande émise par « pluseurs vignerons et laboureurs »54. Pour éviter tout conflit avec les ouvriers de la vigne, la mairie accède à leur requête en décidant de ne pas arracher ces plants pour l’année en cours mais en interdisant qu’ils soient travaillés sous peine d’amende arbitraire. Le 14 février suivant, elle nomme des commis pour garder les vignes destinées à être coupées afin de s’assurer qu’elles ne soient pas exploitées, en prévoyant de leur accorder le tiers du montant des amendes qu’ils pourraient infliger aux transgresseurs55. Il est difficile de savoir, faute de source, si les dispositions prises suite à l’ordonnance de Charles VIII ont finalement été exécutées en 1488 comme elles auraient dû l’être. Toutefois, une nouvelle délibération du 6 avril 1489 laisse à penser que les vignes en question étaient encore présentes à ce moment. En effet, le texte indique que plusieurs vignes sont finalement maintenues en place car leur développement est déjà bien avancé, mais qu’après les vendanges « l’on les fera copper et extirper, et semblablement les autres qui ont esté plantees depuis quarante ans enca, selon la forme des lettres patentes sur ce obtenues »56. Le problème n’est donc, en dépit du dialogue désormais établi et entretenu entre la mairie et les vignerons, toujours pas résolu en 1489 (Lavalle 1855, p. 43).
Conclusion
L’histoire du vignoble dijonnais à la fin du Moyen Âge est finalement celle d’un bras de fer opposant dans un premier temps la mairie au duc de Bourgogne en 1395, puis le corps de ville aux vignerons, le premier faisant régulièrement appel à l’approbation du prince puis du roi de France pour légitimer ses décisions face aux seconds durant le XVème siècle, comme le montre la relecture nécessaire de ces textes législatifs complétée par l’analyse des autres sources de la ville. Dans un contexte économique et social impacté notamment par la grande épidémie de peste noire des années 1348-1349 et par la guerre de Cent ans, l’ordonnance de Philippe le Hardi en 1395 répond à une requête des élites des principales villes du duché de Bourgogne qui voit le prince tenter d’outrepasser les privilèges de ces cités (du moins celle de Dijon) pour étendre sa propre juridiction, en usant de mécanismes qu’il a déjà employés pour d’autres questions sur d’autres territoires.
En dépit de cette tentative, sans doute soldée par un échec suite aux appels portés par la mairie au parlement de Beaune, celle-ci requiert de nouveau le soutien du duc en 1441, après plusieurs projets d’arrachages entrepris dans les années 1420, pour pouvoir arracher les vignes des « chetifz lieux » qui, comme le gamay un demi-siècle auparavant, détruisent la fama des vins de la ville autant qu’ils dégradent la réputation de la cité elle-même. Le mandement accordé par Philippe le Bon résulte sans doute de l’opposition qu’expriment les vignerons travaillant sur ces vignes menacées, qui a poussé le maire et les échevins à faire appel au prince pour ne demander finalement qu’une interdiction de planter de nouveaux pieds. Face au conflit social couvant entre des ouvriers vignerons et la mairie, le duc accède à cette requête et prohibe la plantation de nouveaux pieds sans son consentement afin de désamorcer le risque de violences auxquelles se seraient préparés plusieurs ouvriers contre les grands propriétaires, en frustrant sans doute le gouvernement urbain. La lettre envoyée par la duchesse Isabelle de Portugal en septembre 1441 a peut-être contribué à empêcher la mairie de procéder à la destruction des vignes dont elle voulait se débarrasser, toujours est-il que le texte de Philippe le Bon semble bien avoir été respecté durant plusieurs années voire décennies.
Néanmoins, dans le but de pouvoir extirper plusieurs vignes récemment plantées, la mairie obtient en décembre 1471 ou janvier 1472 un nouveau mandement de Charles le Téméraire pour réparer le préjudice causé à la législation émise par son père. Tout comme en 1441, l’absence de concertation entre la mairie et les vignerons amène à nouveau une partie de ceux-ci à contester les mesures de l’autorité urbaine, bien que les textes judiciaires montrent que les ouvriers sont eux-mêmes divisés entre travailleurs des bonnes et des mauvaises vignes. La solution semble enfin trouvée en 1486, quand le roi Charles VIII octroie de nouvelles lettres patentes pour mener une enquête sur le finage de Dijon et ses alentours dans le but de reconvertir plusieurs terres viticoles en cultures céréalières, comme elles l’étaient quelques décennies plus tôt. Suite à cette nouvelle législation la mairie établit désormais un véritable dialogue avec l’ensemble des parties concernées, parmi lesquelles les ouvriers vignerons de la ville de Dijon qui approuvent les mesures envisagées. L’une des raisons de l’aboutissement de cet accord réside sans doute dans le nouveau but avancé par la mairie et l’autorité souveraine, qui ne se préoccupent plus de la fama des vins ou de la ville mais du « bien de la chose publique », déresponsabilisant ainsi les vignerons de toute atteinte à l’intégrité de l’économie locale et s’appuyant sur l’intérêt commun plutôt que sur celui de quelques élites comme cela était le cas dans les projets précédents. Malgré l’établissement d’un dialogue pour prévenir tout risque de nouveau conflit social, le problème de l’étendue du vignoble bourguignon n’est pas définitivement résolu puisque l’arrachage prévu à la fin de l’an 1486 est finalement lui aussi différé. Il conviendrait alors d’approfondir cette enquête aux trois derniers siècles de l’Ancien Régime, durant lesquels s’élaborent de nouvelles campagnes d’arrachages de vignes par exemple en 1567, en 1577, en 1622 ou encore en 1731, auxquelles répliquent parfois vigoureusement les acteurs du monde vigneron, dans un contexte de morcellement du vignoble bourguignon et du développement de la notion de « climats » (Garcia et Labbé 2011 ; Beck et Lochot 2011). Par ailleurs, les ordonnances et mandements de ces derniers siècles du Moyen Âge sont réutilisés par les vignerons de l’époque contemporaine qui s’appuient notamment sur l’ancienneté de ces textes pour justifier de la démarche qualitative de leur production et ainsi obtenir leur classement en AOC, en donnant alors une dimension mémorielle à ces législations et en les dénuant des aspects conflictuels qu’elles ont pourtant revêtus durant les XIVème et XVème siècles, tant sur les plans économique, politique et social (Jacquet 2011).