Une formulation de la relation du vin au lieu : les noyaux d'élite de l'INAO

DOI : 10.58335/crescentis.345

Plan

Texte

L’histoire de l’INAO est jalonnée de notions ayant eu pour objet de conceptualiser les relations et l’articulation du produit et de sa qualité à son origine, notamment celles du vin au lieu. Parmi elles, au-delà du triptyque fondateur des « usages locaux, loyaux et constants » et de l’intraduisible « terroir », celle des « noyaux d’élite » est très certainement l’une des plus emblématiques. Pour les agents de terrain de l’Institut et les membres des commissions d’enquête ou d’experts, ces derniers font ainsi office de passage obligé dans la plupart des procédures, souvent dès l’amorce de celles-ci, et constituent un élément nécessairement pris en compte au cours des réflexions engagées, retenu ou non comme pertinent. L’actualité de cette notion historique est donc encore régulièrement observable au sein des travaux, de la pratique et de l’expertise proposée par l’INAO.

Origine du concept

De quoi parle-t-on lorsque l’on fait référence aux noyaux d’élite ? La notion est formalisée par Georges Kuhnholtz-Lordat dans son ouvrage La Genèse des Appellations d'Origine des vins, publié en 1963 (Kuhnholtz-Lordat 1963a) et proposé dans le Bulletin de l'INAO n° 84 bis du mois d'avril de cette même année (Kuhnholtz-Lordat 1963b). En reprenant la pensée de l'auteur, la notion de noyaux d’élite repose sur le principe théorique simple d'existence de noyaux géographiques, cœurs historiques des appellations, porteurs d'une qualité viti-vinicole optimale se dégradant de manière centrifuge à mesure de l'éloignement de ces derniers. Dans l'ouvrage de 1963, l'idée est ainsi présentée à plusieurs reprises et formulée, par exemple, dans les termes suivants :

« Dans les vastes appellations (arrondissement par ex.), les traditions ont été créées et maintenues en des lieux où la qualité des vins se montrait supérieure et autour desquels cette qualité allait en s'amenuisant par voie centrifuge en même temps que le paysan perdait sa vocation vigneronne et délaissait le vin au chai » (Kuhnholtz-Lordat 1963b, p. 21) ou encore « La qualité s'amenuise, dans l'ensemble, lorsqu'on s'éloigne du noyau initial de l'installation du vignoble » (Kuhnholtz-Lordat 1963b, p. 32).

Pour illustrer et représenter la pensée de l’auteur, la carte de l’AOC Cognac et de ses six crus est très certainement l’un des exemples les plus évocateurs et les plus symboliques (Figure 1). Paradoxalement, l’appellation n’est jamais mentionnée par Kuhnholtz-Lordat dans sa théorisation. Cette absence de référence est sans doute à mettre au compte du parcours personnel de l’expert, qui n’a jamais eu l’occasion de travailler sur l’appellation au cours de sa carrière. La structuration spatiale de l’AOC et de sa hiérarchie interne n’en demeure pas moins une illustration presque parfaite du concept, organisée autour d’une zone centrale, réputée la plus noble, et de territoires concentriques successifs diminuant en prestige à mesure de leur éloignement du cœur de l’appellation.

Figure 1 : Atlas de la France vinicole, tome VI, Les eaux-de-vie de France. Le Cognac, Louis Larmat, 1947

 Figure 1 : Atlas de la France vinicole, tome VI, Les eaux-de-vie de France. Le Cognac, Louis Larmat, 1947

Précisons-le dès à présent, les lignes qui suivent n’ont pas vocation à solder l’étude du concept et à en proposer une analyse critique exhaustive. Exercice complexe, demandant une lecture fine et répétée de la pensée et des travaux de l’auteur, appelant en outre une réinscription de ces derniers au prisme d’une histoire plus large de la pensée scientifique et de l’influence de la vision atomiste et de l’héritage newtonien sur la conceptualisation de la qualité viti-vinicole proposée, nous n’en dresserons qu’un premier tableau, une première grille d’interprétation argumentée. À ce titre, une remarque introductive fondamentale est nécessaire, qui semble, de manière assez surprenante, avoir largement été ignorée ou tout du moins très peu considérée au sein du processus d’appropriation historique des travaux de Kuhnholtz-Lordat : les noyaux d’élite sont définis par leur concepteur en dehors de toute considération de la viticulture septentrionale. Ainsi, et l’auteur l’exprime clairement, sa pensée est façonnée et son modèle conceptuel construit en référence directe aux vignobles de la moitié sud de la France, plus précisément ceux du Sud-Ouest et du Midi, zone d’activité de l’expert où il officie au fil des années pour une quinzaine d’AOC. Pour autant, l’appropriation par l’INAO ne fait aucun cas (ou très peu) de cette inscription géographique et c’est bien une grille de lecture à vocation universelle qui est mise en avant et revendiquée. Il est dès lors important de rappeler, à titre d’exemple, qu’une région comme la Bourgogne est, d’après Kuhnholtz-Lordat, assez étrangère au concept dans ses principes de délimitation, dont il attribue l’assise sur des fondements essentiellement géologiques1.

Face à ces remarques préliminaires sur l’origine du concept, il apparaît donc utile de réinscrire les noyaux d’élite dans leur histoire afin d’en identifier les principales caractéristiques. Il s’agit par-là d’engager la réflexion sur une formulation historique de la relation du vin au lieu et à sa qualité relativement simple dans son modèle théorique, devenue centrale dans la pratique de l’INAO, porteuse de multiples niveaux d’interrogation et pourtant vierge d’analyse critique centrée sur la complexité de ses ressorts.

Georges Kuhnholtz-Lordat et La Genèse des Appellations d'Origine des vins

Comme évoqué précédemment, le concept de noyaux d’élite est présenté par Kuhnholtz-Lordat dans son ouvrage La Genèse des Appellations d'Origine des vins (Figure 2). Publié en 1963, sa finalisation est antérieure de trois ans puisque l’auteur le signe à Montpellier en avril 1960. À cette date, G. Kuhnholtz-Lordat est à la toute fin de sa carrière et il disparaît d'ailleurs quelques années plus tard seulement, en 1965. Avec ce texte, il livre donc la synthèse de ses réflexions, de ses observations et de son expérience acquise au cours de son parcours d’expert en délimitations pour l’INAO.

Ingénieur agronome de formation, il exerce durant sa carrière comme professeur de botanique à l'École Nationale d'agriculture de Montpellier et au Muséum National d'Histoire Naturelle de Paris. Il est surtout, comme indiqué précédemment, un expert historique de l'INAO, mobilisé sur une quinzaine de délimitations d’AOC au total depuis 1936, parmi lesquelles celles de la Blanquette de Limoux, Bandol, Bergerac, Gaillac, etc. Il est également l'auteur de plusieurs ouvrages ou brochures sur la délimitation et l'on peut mentionner à cet égard Châteauneuf-du-Pape (Kuhnholtz-Lordat et alii 1939), écrit en collaboration avec Gaston Mathieu pour l'œnologie, le Baron Pierre Le Roy et préfacée par Joseph Capus ; la Qualité en matière de délimitation (Kuhnholtz-Lordat 1953) ; les Bois en matière de délimitation (Kuhnholtz-Lordat 1954) ; ou encore le Problème de la garrigue en matière de délimitation des vignobles (Kuhnholtz-Lordat 1958).

Pour comprendre la portée du concept proposé en 1963, il est donc nécessaire, en premier lieu, de bien considérer le statut de son auteur, figure historique de premier ordre de la délimitation des AOC, révélant alors au public et aux autres experts les principes ayant guidé son action personnelle. Ce statut spécifique de l’auteur et de son texte est, dans une certaine mesure, directement exprimé par la publication de l'ouvrage comme numéro spécial du Bulletin de l'INAO, tel que mentionné précédemment. Sa préface, signée du Baron Le Roy, alors président de l’Institut, souligne encore davantage cette idée.

Figure 2 : Bulletin de l'INAO n° 84 bis, avril 1963

 Figure 2 : Bulletin de l'INAO n° 84 bis, avril 1963

Cette préface est justement décisive pour le concept des noyaux d’élite, particulièrement mis en avant à son occasion. Pierre Le Roy écrit ainsi, par exemple, qu’ « il est un point, nettement mis en évidence par l'auteur et qui se rapproche d'une méthode générale. C'est la détection des "noyaux d'élite" avec dégradation centrifuge de la qualité à mesure qu'on s'en éloigne » (Kuhnholtz-Lordat 1963b, p. 9). Il ajoute quelques paragraphes plus loin : « Nous croyons donc que déceler le noyau d'élite, s'il est repérable, est pour l'expert une opération primordiale. C'est là, en effet, où il pourra presque à coup sûr démêler les éléments, énumérés dans "La Genèse", à appliquer afin de déterminer l'aire de production quand les usages laisseront un doute » (Kuhnholtz-Lordat 1963b, p. 10).

Par cette préface, Pierre Le Roy joue un rôle direct sur la diffusion et l’appropriation du concept au moment de sa publication et lui confère instantanément un statut incontournable au sein de la doctrine officielle de la délimitation des AOC. Une telle prise de position par cet acteur historique central du système, président omniprésent de l’Institut durant deux décennies, constitue par conséquent un premier niveau de compréhension de la portée des noyaux d’élite et de leur appropriation au sein de la pratique de l'INAO.

Postérité et pénétration des noyaux d’élite au sein des discours experts

L’impact historique du concept suppose, en outre, de l’analyser au prisme de sa postérité et de sa pénétration chez les experts de l’INAO et, plus généralement, dans l’analyse de différents auteurs. Il ne s’agit pas ici de dresser un inventaire des reprises et citations des noyaux d’élite mais de mettre en lumière le degré d’appropriation de ces derniers au sein des discours portés par plusieurs voix importantes du système au fil du temps.

De ce point de vue, le premier acteur à mentionner est Jean Branas, autre éminent professeur de l'École Nationale d'agriculture de Montpellier et expert historique de l'INAO. Il écrit ainsi en 1980 :

« L'aire de production d’une appellation d’origine se présente schématiquement, avec une zone dans laquelle ces conditions sont les plus favorables entourée d’une couronne ; elles cessent progressivement de l’être en direction centrifuge ; et au-delà de cette couronne, les facteurs de l’originalité (substrat géologique, cépage), n’existent plus ; des vins fins et alcooliques peuvent éventuellement y être obtenus, mais ils sont différents des vins d’origine » (Branas 1980).

Avec Branas, nous assistons donc à une stricte reprise du concept tel que formulé par Kuhnholtz-Lordat, et ce dans un but précis, de schématisation et de conceptualisation de « l'agro-terroir » de l'AOC.

Dans une logique similaire, trente ans après Branas, en 2011, Jean-Claude Hinnewinkel, professeur de géographie à l’Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3, reprend directement à son compte la notion et l'insère dans l'intitulé d'un article consacré à l'analyse du vignoble de Cadillac (Hinnewinkel 2011), tout comme il l'avait déjà fait en 1997 dans un texte centré sur le vignoble de Sainte-Croix-du-Mont (Hinnewinkel 1997).

Pour Laurence Bérard et Philippe Marchenay, anthropologues au CNRS et experts pour l’INAO, si la notion de noyau d'élite n'est pas directement reprise et si les limites mentionnées ne sont pas seulement géographiques ou spatiales puisque sont considérées les notions de pratiques et de savoir-faire dans le cadre de l'analyse de l'identité et de la typicité des produits de terroirs, il est très intéressant de relever l'analogie très forte entre le concept de noyau dur proposé et celui des noyaux d'élite, y compris dans l'idée de délitement progressif de la typicité :

« La tradition n'est pas figée, elle se transmet, évolue, mais dans des limites qu'il faut identifier et qui constituent le noyau dur de leur identité » (Bérard et Marchenay 1995).

À travers ces quelques exemples, volontairement limités dans leur nombre2, se dessine ainsi l’importance de la postérité du concept et de son schéma directeur dans le discours expert sur la délimitation des vignobles et produits d'AOC et ce, dans des directions assez diverses et sur un temps relativement long. En effet, nous observons une reprise aussi bien pour schématiser l'approche strictement naturaliste et agronomique des aires d'AOC que pour participer d'une réflexion sur la géohistoire des vignobles voire, par extension, à l'analyse ethnologique de la construction des traditions associées aux produits de terroirs.

Ce constat interroge de fait la nature même du concept des noyaux d’élite. S'agit-il d'une notion essentiellement agronomique, historique, géographique ? Ou l'articulation de la notion est-elle au contraire à la fois plus complexe et moins bien définie que l'on pourrait l’imaginer de prime abord ?

Nature des noyaux d’élite

Le premier niveau de lecture des noyaux d’élite, largement conditionné par les profils scientifiques de Kuhnholtz-Lordat et de Branas, tend à faire de ceux-ci un concept essentiellement agronomique. C’est ainsi l’interprétation proposée en 2010 sur la base d’une mise en perspective des travaux des deux auteurs (Humbert 2010). La lecture de La Genèse des Appellations d'Origine des vins offre effectivement des passages proposant une vision directement agronomique du concept. Il en est ainsi de celui consacré aux appellations Rosette et Pécharmant, identifiées comme noyaux d'élite du vignoble de Bergerac du fait de la supériorité, en matière de culture de la vigne, de l’hémicycle de collines enveloppant au nord la ville de Bergerac. Il en est de même lorsque Kuhnholtz-Lordat établit comme principes généraux les liens, d'une part entre vignoble d'élite et topographie en hémicycle à concavité exposée au sud, d'autre part entre présence d'un substrat de type « sables et graviers du Périgord » et émergence d'un vignoble d'élite dans les vignobles périgourdins et girondin. La conclusion est encore de mise quand l’auteur appelle de ses vœux « une prospection physico-chimique plus poussée », capable de jeter les bases solides « d'une géographie œnologique des appellations » permettant un meilleur contrôle des erreurs d'interprétation de la profession en matière de délimitation des AOC.

Pourtant, limiter les développements de Kuhnholtz-Lordat à cette seule dimension semble à la fois réducteur et seulement partiellement conforme à sa pensée. Ainsi, sa réflexion est bien porteuse d'un discours sur l'importance de la dimension géo-historique et des facteurs humains dans la construction des vignobles et de leurs noyaux d'élite. L'exemple est très marquant lorsqu’il revient sur la constitution de l'appellation Duras, née de l'histoire d'un château et de la production vinicole associée, et circonscrite par la frontière du canton car conforme à la délimitation des activités humaines, différenciées de celles des cantons limitrophes. De même, il n'y a aucune équivoque possible lorsque l'ingénieur avance qu' « Il n'est jamais inopportun, pour "comprendre" une délimitation, de jeter un coup d'œil vers le passé. On y peut trouver l'explication de sa localisation et de sa constance, parfois aussi des raisons techniques de sa loyauté. ». Enfin, Kuhnholtz-Lordat relève que « C'est par l'évolution économique des régions riveraines de la Dordogne d'une part, du Tarn d'autre part, que se sont différenciées spécifiquement les appellations "Bergerac" et "Gaillac" », soulignant par la même l'importance des facteurs géo-historiques dans la constitution de ces appellations.

À travers ces quelques passages, nous voyons donc que l'exercice de caractérisation fine, précise, selon une grille de lecture disciplinaire, académique, de la nature des noyaux d'élite n'est pas chose évidente tant leur auteur pioche parmi les différentes approches sans réellement faire ressortir de cadre méthodologique précis et structurant à la définition du concept.

La question se pose dès lors des ressorts sous-jacents à la formulation de ce dernier et, de ce point de vue, l’analyse historique conduit à l'appréhender non pas comme un strict outil méthodologique au service du délimitateur ou comme un concept de nature scientifique, mais bien plus comme un instrument de légitimation et de réaffirmation de la spécificité du système des AOC. Les noyaux d'élite sont ainsi, et avant tout, porteurs d'une vision, d'un discours sur la particularité de l'AOC, de son essence et de ses délimitations.

Ressorts historiques de la formulation du concept

Dans ce cadre, il est indispensable de s'interroger sur les logiques de ce discours de réaffirmation de la spécificité des AOC, à ce moment de l'histoire du système et de l'INAO. Il est alors important de revenir sur le contexte de formulation des noyaux d'élite.

De ce point de vue, un premier élément est apporté par le Président de l'INAO dès la préface de l'ouvrage. Il renvoie à la mise en place du Marché Commun et des efforts des négociateurs français pour faire triompher leur thèse en matière de protection des vins. En fournissant une véritable doctrine sur l'essence des délimitations d'AOC, les noyaux d'élite constituent un formidable outil de légitimation de la thèse française et de la spécificité de ses appellations et, sur ce point, Pierre Le Roy ne s'y trompe pas lorsqu'il identifie spécifiquement ce concept dans l'ouvrage de Kuhnholtz-Lordat.

Le deuxième élément de contexte renvoie à l'histoire propre du processus de délimitation des AOC. La formulation des noyaux d’élite intervient ainsi dans une période bien spécifique de celle-ci, où la carte générale des AOC, à l’échelle nationale, tend à se stabiliser et où l’enjeu principal devient la précision des délimitations des appellations reconnues. Pour bien comprendre les logiques associées à ce phénomène, deux points sont à noter. Le premier concerne le ralentissement considérable de l’extension de la carte des AOC après-guerre. À compter du début de la décennie 1950, l’activité de délimitation des aires d’AOC change ainsi de visage et de sens. Là où elle avait très largement, voire exclusivement, consisté à établir les tracés initiaux des appellations, consécutifs de leur reconnaissance, elle s'attache désormais essentiellement à étudier les révisions demandées par les producteurs et à corriger les anciens tracés. Cette activité se déploie également couramment à l’occasion de l’établissement du nouveau cadastre, dans un contexte économique de croissance pour les vins d’AOC.

Dans ce cadre, un enjeu majeur s’affirme pour l'INAO, tenant à la précision de sa doctrine en vue de la rendre plus sévère. Il s’agit, d'une part, de se donner les moyens d’arbitrer définitivement les litiges et, d'autre part, de lutter contre un mouvement évoqué par le directeur de l'INAO, Henri Pestel, en 1965 :

« Il apparaît une nette tendance à étendre les aires d’appellation et qui se manifeste soit individuellement, soit collectivement. Les prétextes à révision présentés sont nombreux : remembrements, expropriation, etc. sans parler des oublis ou des erreurs supposés ou réels »3

La suite des propos du directeur est encore plus marquante lorsqu’on la remet en perspective avec la formulation des noyaux d'élite :

« Si l’Institut National des Appellations d’Origine des Vins et Eaux-de-vie ne se montre pas extrêmement strict dans l’examen de toutes ces réclamations il risque de se laisser déborder peu à peu. Or, de deux choses l’une : ou bien les aires délimitées sont conformes aux usages qui ont fait le caractère et la réputation du vin et il n’y a pas lieu de les modifier (qu’il s’agisse de la liste des communes ou du tracé des parcelles à inclure), ou bien l’Institut National des Appellations d’Origine des Vins et Eaux-de-vie abandonne cette référence à la tradition et on ne voit plus du tout comment poser des limites, on ne voit plus non plus ce qui distingue le vin à appellation d’origine d’un bon vin de table courant »4

Avec le discours sur la révélation historico-naturaliste des délimitations d'AOC associé aux noyaux d'élite, l'INAO se dote donc, sur ce plan, d'un instrument conceptuel décisif pour mettre en œuvre sa politique et consolider son argumentaire en matière d'exclusion des aires d'AOC ou, au moins, de refus de leurs extensions.

Le dernier élément de mise en lumière des logiques associées à la conceptualisation des noyaux d'élite est en partie lié au précédent et entre, de nouveau, en parfait écho avec les propos du directeur de l'INAO. Il renvoie à la forte volonté de différenciation de l'AOC vis-à-vis des Vins Délimités de Qualité Supérieure (VDQS), dans un contexte de développement considérable de ceux-ci. Là encore, ce mouvement constitue une clé de lecture directe du concept des noyaux d'élite et de son importance, notamment pour la viticulture du sud de la France. Si l'on remet ainsi en perspective les évolutions respectives des cartes des AOC d'une part, des VDQS d'autre part, au cours des décennies 1950-1960, on assiste à deux mouvements à peu près parfaitement contraires de très net ralentissement de l'implantation pour les premières et de forte extension pour les seconds. Le constat est d'autant plus fort lorsque l'on ne prend en compte que les vignobles du sud de la France, là où le développement des VDQS est le plus fort, particulièrement dans les vignobles du pourtour méditerranéen mais aussi dans la région Sud-Ouest. Face à ces mouvements, on comprend alors la pertinence et l'utilité pour l'INAO, notamment pour ces espaces, de la formulation et de la mise en avant du concept des noyaux d'élite.

***

En réinscrivant les noyaux d’élite dans leur histoire, notre réflexion visait donc à en identifier les principales caractéristiques et à engager l’analyse critique des ressorts et des fondements de cette formulation théorique bien spécifique de la relation du vin au lieu et à sa qualité. Il s’agissait également d’éclairer les logiques de sa très forte pénétration de l’expertise contemporaine en matière de délimitation et de sa postérité au sein des pratiques de l’INAO. Nous pouvons avancer à son issue, et sans solder la discussion, que la portée et l’influence historique du concept ne doivent être lus non pas tant au prisme d’une supposée formulation scientifique et technique supérieure, matricielle, qu’à l’aune de facteurs multiples parmi lesquels : le statut de son auteur ; sa reprise répétée et sans analyse critique au sein de discours experts et d’acteurs influents du système ; le contexte même de sa définition et de sa publication, lui conférant une dimension stratégique et idéologique de premier ordre face aux enjeux alors en présence pour l’INAO.

Bibliographie

Bérard L., Marchenay P., 1995, Lieux, temps et preuves. La construction sociale des produits de terroir, Terrain, 24, p. 153-164.

Branas J., 1980, Des appellations d’origine des vins. Éléments historiques et agronomiques d’une méthode d’étude, Revue Française d’œnologie, 78, p. 13-58.

Di Méo G., Buléon P. (dir.), 2005, L’espace social. Lecture géographique des sociétés, Paris, Éditions Armand Colin, 303 p.

Hinnewinkel J.-C., 1997, À propos des noyaux d’élite, l’exemple de Sainte-Croix-du-Mont, In : Terroirs et appellations les coteaux du Bordelais, Bordeaux, CERVIN, p. 141-149 (Recherches rurales, 1).

Hinnewinkel J.-C., 2011, Cadillac, un noyau d’élite viticole du Bordelais, Les Cahiers du Bazadais, 174, p. 21-48.

Humbert F., 2010, Approche historique du processus de délimitation des AOC vinicoles françaises. Contribution à la compréhension des principes et de l’application d’une expertise, Limite/Limites, Sciences Humaines Combinées [En ligne : https://revuesshs.u-bourgogne.fr/lisit491/document.php?id=542], 5.

Kuhnholtz-Lordat G., 1953, La chaine de la qualité en matière de délimitation viticole, Alençon, Imprimerie Alençonnaise, p. 1-4.

Kuhnholtz-Lordat G., 1954, Les bois en matière de délimitation des vignobles, Alençon, Imprimerie Alençonnaise, p. 1-4.

Kuhnholtz-Lordat G., 1958, Le problème de la garrigue en matière de délimitation des vignobles, Annales de la Société d’horticulture et d’histoire naturelle, 98, n°3, p. 35-38.

Kuhnholtz-Lordat G., 1963a, La Genèse des Appellations d’Origine des vins, Chaintré, Collection Avenir Œnologie, 150 p.

Kuhnholtz-Lordat G., 1963b, La Genèse des Appellations d’Origine des vins, Mâcon, Imprimerie Buguet-Comptour, 150 p. (Bulletin de l’INAO, 84 bis).

Kuhnholtz-Lordat G., Le Roy de Boiseaumarié P., Mathieu G., 1939, Châteauneuf-du-Pape, Poitiers, imprimerie M. Texier ; Paris, Éditions Dunod, 47 p.

Selley R. C., 2004, The winelands of Britain : past, present and prospective, Dorking, Petravin (seconde édition 2008), 111 p.

Notes

1 Relevons à cet égard l’absence d’incompatibilité fondamentale entre la notion et la justification par la géologie, l’appellation Cognac étant, par exemple, fondée sur un (faux) présupposé géologique depuis1857 (Selley 2004, p. 51). Retour au texte

2 Les reprises du concept dans la littérature académique ne manquent pas et il n’était pas ici question d’en faire l’inventaire exhaustif. Citons à cet égard, au-delà des auteurs présentés, G. Di Méo et P. Buléon (2005). Retour au texte

3 Henri Pestel, R. 3491, Réflexions à propos de 30 ans d’appellations contrôlées, session des 23 et 24 juillet 1965, p. 8, Archives de l’INAO. Retour au texte

4 Ibid. Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Florian Humbert, « Une formulation de la relation du vin au lieu : les noyaux d'élite de l'INAO », Crescentis [En ligne], 1 | 2018, publié le 01 octobre 2018 et consulté le 21 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. DOI : 10.58335/crescentis.345. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/crescentis/index.php?id=345

Auteur

Florian Humbert

Centre Georges Chevrier UMR 7366, Université de Bourgogne

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