Introduction. Le contexte d’analyse de l’œnotourisme
La consommation de vins en France est en baisse et les jeunes générations les délaissent (pas à la « mode », cher…) pour la bière notamment. De plus, cette consommation est globalement qualitative et occasionnelle (entre amis / en famille), elle a surtout lieu lors de week-end et de repas et elle a des dimensions détente et convivialité et un aspect tradition et famille. En outre, elle a un fort ancrage avec le lien social et la gastronomie en France : on boit du vin pour le partager, comme pour un bon repas ; l’apéritif est le pré-repas et un moment de détente ; le vin est le deuxième pôle de vente des CHR1. Mais les motifs de visites des exploitations viticoles en France sont peu associés à de la gastronomie (repas) selon Lignon-Darmaillac en 2019 (figure 1)2.
L’œnotourisme intègre le produit VIN3 en termes d’évaluation de sa qualité et des attentes à son égard. Mais il ne se limite pas à la Dégustation4. Il mobilise la Patrimonialisation5 au travers des paysages, des monuments, des traditions et nourritures locales… Le vin est un élément patrimonial et donc identitaire : « mémoire régionale du vin »6. Ce type de tourisme a été créé pour redynamiser la filière vin (Rapport Dubrule, création du CSO…) et il semble être à l’interface du tourisme rural et du tourisme gastronomique selon Corbel en 2021 (figure 2).
La Bourgogne a été qualifiée comme une œnodestination pour experts (Atout France, 2010) et il y a eu une accélération du tourisme de proximité (national surtout) en raison de la pandémie7. Les experts du vin sont devenus un marché lucratif restreint (16 % en Bourgogne), et une forte demande existe de la part des non-experts (débutants/amateurs) et des touristes nationaux ou étrangers. Mais les offres en Bourgogne ne semblent pas suffisamment valorisées pour les non-experts au détriment des experts.
Problématique et objectifs de la recherche
Dans ce contexte, une problématique aussi bien scientifique qu’opérationnelle se pose : si les niveaux d’expertise liés au vin et au territoire semblent importants dans l’œnotourisme, dans quelle mesure la gastronomie peut-elle redynamiser la consommation de vin pour les non-experts notamment français ? Pour y répondre, il est nécessaire de comprendre les visions de l’œnotourisme pour mettre en évidence des groupes pertinents comme les touristes selon leur pays d’origine et leur niveau d’expertise susceptibles de consommer et/ou d’acheter du vin en Bourgogne.
Les Représentations Sociales (RS) permettent d’atteindre cet objectif car elles mettent en lumière les éléments cognitifs partagés par un groupe (i. e. touristes français) par rapport à un objet (œnotourisme) qui guident leurs actions et leurs comportements8 en contexte (i. e. Bourgogne)9. Mais les comportements dépendent aussi de l’expertise et de la culture10, et donc les RS seront différentes en fonction des niveaux d’expertise, et aussi du lien de proximité avec le territoire visité (i. e. Bourgogne). En définitive, l’objectif de cette recherche a été d’analyser les RS de l’œnotourisme d’un groupe spécifique (touristes français) en fonction d’un niveau d’expertise (expert/amateur/débutant) afin de mieux comprendre le rapport entre œnotourisme et gastronomie.
Deux étapes d’analyse ont été nécessaires afin d’atteindre cet objectif. L’étape 1 a consisté à comprendre la représentation sociale (RS) de l’œnotourisme en étudiant : 1) les mots saillants liés à cette RS de l’œnotourisme (étude 1) et 2) l’impact de l’expertise sur cette RS (étude 2). L’étape 2 s’est davantage focalisée sur la compréhension du rapport œnotourisme/gastronomie en analysant : 3) le lien entre l’expérience œnotouristique idéale et la gastronomie (étude 3) et 4) l’importance de la gastronomie dans l’œnotourisme.
L’impact de l’expertise sur la représentation sociale de l’œnotourisme
Dans cette première étape d’analyse, deux études ont été menées de manière successive en sachant que la première est centrée sur les mots saillants liés à la RS de l’œnotourisme, et la seconde sur l’impact de l’expertise sur cette RS.
Étude 1
L’étude 1 a consisté à interroger 212 touristes français en tant que groupe social sur leur représentation de l’œnotourisme. Pour cela, une tâche d’association verbale a été effectuée c’est-à-dire que nous avons demandé à ces personnes, en tant que touristes, quels mots leur venaient à l’esprit lorsqu’elles entendaient œnotourisme. Les résultats des mots retenus statistiquement sont présentés dans le tableau 1.
Tableau 1. Les 18 mots saillants de la RS liés à œnotourisme pour les touristes français
Alcool | Boire | Vignoble | Visiter | Région Bourgogne | Vin de Bourgogne |
Rouge | Vin | Vigne | Tourisme | Culture | Ville de Bordeaux |
Blanc | Raisin | Cave | Dégustation | Découverte | Vin de Bordeaux |
De ce tableau 1 ressort que nous avons parmi les 18 mots, certains qui se réfèrent au produit, aux attributs du produit, mais aussi aux destinations régionales, à l’intégration dans l’offre avec « dégustation » ou à un niveau macrosocial à la culture. Le tourisme n’est pas oublié avec des mots comme « visiter », « tourisme » et « découverte ». Par contre, on observe qu’il n’y a pas de référence aux vins pétillants, qu’il existerait une opposition entre Bourgogne et Bordeaux et qu’il y aurait une continuité entre vin et culture. L’absence de référence aux vins pétillants s’avère éclairante pour les viticulteurs ou négociants de Champagne ou de Crémant dans la mesure où cela signifierait qu’il serait davantage assimilé à du tourisme de luxe que de l’œnotourisme.
Étude 2
L’étude 2 basée sur le Test d’Indépendance au Contexte11 a différencié les RS de 883 touristes français en fonction de leur niveau d’expertise subjectif c’est-à-dire qu’ils devaient eux-mêmes s’auto-positionner en débutant, amateur ou en expert du vin. Les principaux résultats de cette analyse sont présentés dans la figure 3.
Les résultats de la figure 3 démontrent une différenciation des RS des touristes français sur l’œnotourisme en fonction de leur niveau d’expertise selon deux curseurs en opposition : plus on est débutant et plus la RS de l’œnotourisme est centrée sur le versant culturel, et plus on est expert et plus la RS de l’œnotourisme est centrée sur le vin ; le niveau amateur se situant à mi-chemin sur ces deux curseurs. Cette différenciation selon le niveau d’expertise apparaît donc comme un élément fondamental pour mieux comprendre les différents types de comportements touristiques et/ou de dégustation de la part des touristes français en fonction des territoires viticoles visités.
La place de la gastronomie dans l’expérience œnotouristique en fonction du niveau d’expertise
Dans cette deuxième étape d’analyse, deux études ont été menées de manière successive en sachant que la première est centrée sur la mesure de la place de la gastronomie dans une expérience œnotouristique idéale, et la seconde sur l’importance de la gastronomie dans l’œnotourisme.
Étude 3
L’étude 3 a consisté à mener 39 entretiens (d’une heure en moyenne) auprès de 39 touristes français en les interrogeant, d’une part, sur leur expérience œnotouristique idéale en fonction de leur vécu en la matière et, d’autre part, sur l’importance de la gastronomie dans l’œnotourisme. Ces entretiens ont ensuite été retranscrits et une analyse de discours a été réalisée avec le logiciel IraMuteQ12. Les résultats des cinq principaux thèmes émergents statistiquement de leur expérience œnotouristique idéale en fonction de leur vécu sont présentés sous forme de dendrogramme dans la figure 4.
Les résultats émanant de cette figure 4 mettent en évidence 5 thèmes dominants dans l’expérience œnotouristique idéale des touristes français : le cadre de la dégustation, l’expérience de dégustation proprement dite, le contexte touristique « spatio-temporel », le partage d’une expérience (plutôt sociale) et l’association du gastronomique au sensoriel. Ce dernier thème démontre s’il en était besoin que les touristes français associent bien la gastronomie à l’expérience œnotouristique en la mettant en relation avec le ressenti sensoriel (gustatif, olfactif, visuel). Les résultats des 4 principaux thèmes liés à la place de la gastronomie dans l’œnotourisme sont présentés sous forme de dendrogramme dans la figure 5.
Les résultats issus de cette figure 5 mettent à jour 4 thèmes sur 5 où la gastronomie est présente de manière plus ou directe dans l’œnotourisme. Hormis le thème “attributs régionaux”, il ressort que la gastronomie est : intégrée dans le séjour, associée à la découverte de spécialités régionales, liée à la culture « culinaire » française et présente spécifiquement dans les accords mets et vin.
Dès lors, il était nécessaire d’étudier de manière plus approfondie cette importance de la gastronomie dans l’œnotourisme en fonction du niveau d’expertise du vin auto-déclaré par les 39 touristes interrogés : experts (figure 6), amateurs (figure 7) et débutants (figure 8).
Il ressort de la figure 6 que les experts expriment une dichotomie entre le produit vin et la gastronomie. Pour eux, la dégustation de vin ne doit pas comprendre de spécialités gastronomiques. Ils abordent la spécificité gustative dans un cadre de dégustation que la nourriture pourrait gâcher. Pour eux, l’objectif serait surtout de cerner les qualités et propriétés gustatives du vin seul car ils en ont l’expertise. En revanche, dans le cadre de l’accord mets et vin, en anticipation d’un repas, la connaissance du vin permet l’association avec les mets. Ils sont même en recherche d’optimisation en discutant avec des professionnels tels que des sommeliers. Nous sommes ici dans une optimisation des saveurs qui doivent, pour les experts, être comprises en amont. On est donc dans de la compréhension pure du vin avec un fort aspect technique et des « codes gustatifs » mobilisés.
Il ressort de la figure 7 que les amateurs sont plutôt axés sur la dégustation de produits alimentaires et/ou de vins dans l’objectif de mieux comprendre leur origine et leur spécificité voire pour les accorder au mieux. Ils sont alors à la recherche d’informations utiles de la part de professionnels gastronomiques ou viticoles pour les aider dans cette quête de rechercher de bons accords mets-vins pour l’avenir.
Il ressort de la figure 8 que les débutants sont davantage axés sur la découverte et la convivialité. D’emblée, ils veulent découvrir la région au travers des produits aussi bien liés au vin qu’à l’alimentation grâce à la dégustation. Ils évoquent des associations stéréotypiques comme vin rouge et fromage ou vin blanc et poisson, mais aussi une forte identité de la région en mentionnant l’aspect local et la spécificité du terroir.
Conclusion et préconisations pour un tourisme œnogastronomique
Au terme de cette recherche sur les représentations sociales de l’œnotourisme des touristes français en fonction de leur niveau d’expertise (expert/amateur/débutant) et de leur rapport à la gastronomie, plusieurs éléments importants de compréhension émergent.
Tout d’abord, les séjours gastronomiques intéressent peu de touristes français, la majorité d’entre eux disant que cela n’est pas un but en soi mais une activité plaisante faisant partie du voyage. Ils se déclarent intéressés par des activités gastronomiques dans le séjour : restaurant et découverte de produits et producteurs locaux notamment.
De plus, la dimension territoire régional est très forte, surtout pour les profils débutants dans le vin. Pour eux, la gastronomie inclut le vin dans une optique de découverte plutôt que de technicité. À l’inverse les touristes experts du vin veulent découvrir les caractéristiques du produit vin pour ensuite l’associer à des mets gastronomiques.
Au final, l’œnotourisme apparaît pour les touristes français comme un tourisme holiste et multiniveau proposant une découverte locale sous différents angles (histoire, patrimoine, produit, gastronomie, us et coutumes, etc.) à la croisée des tourismes rural et culturel13 et du tourisme gastronomique14. Dans cet œnotourisme, la gastronomie occupe une place importante quel que soit le niveau d’expertise des vacanciers, ceux-ci l’associant différemment plus vers une recherche d’accord mets-vins ou plus vers un moment de convivialité et de découverte de produits locaux.
Forts de ces résultats, plusieurs préconisations sont envisageables pour développer un tourisme œnogastronomique vis-à-vis d’une clientèle nationale en fonction de leur niveau d’expertise lié au vin. Il apparaît nécessaire de bien « doser » dans l’offre de produits l’association des 5 grands thèmes faisant consensus dans nos résultats, à savoir le contexte touristique, le cadre de dégustation, le gastronomique et le sensoriel, l’expérience de dégustation et le partage d’expériences. Cet assemblage doit se faire aussi bien lors de la communication traditionnelle ou digitale pour attirer les touristes, que lors de la visite elle-même où un véritable merchandising du lieu de dégustation doit être mis en place en cohérence avec la stratégie de communication. De ce point de vue, de multiples positionnements sont possibles qu’il soit plus orienté sur la biodynamique, sur l’authenticité, sur l’innovation, sur la tradition, la transmission familiale, etc.
Il est également envisageable d’affiner cette première préconisation en la déclinant en fonction du niveau d’expertise (figure 9).