Fédérer une offre œnogastronomique éclatée : un défi pour les acteurs du vignoble alsacien

Résumés

Le vignoble alsacien est souvent traité par le prisme de l’ancienneté de sa route des vins, et perçu telle une entité homogène (paysage viticole de montagne-piémont-plaine). Or, ce n’est que très récemment qu’apparaît une politique touristique et œnotouristique commune entre les départements du Haut et du Bas-Rhin (2016). Celle-ci se construit lentement du fait de la complexité du jeu d’acteurs dans ce vignoble : élus des collectivités locales, professionnels de l’économie touristique, responsables associatifs, sites de visites, réseaux viticoles… proposent encore une offre très éclatée. La politique œnotouristique menée depuis 10 ans, et le label Vignoble et découvertes pour la Route des vins (2019) constituent de nouveaux leviers de développement, une meilleure articulation entre les acteurs pour un essor économique plus homogène dans le vignoble même si quelques points de blocage demeurent.

The Alsatian vineyard is often treated through the prism of the age of its wine route, and perceived as a homogeneous entity (mountain-piedmont-plain winegrowing landscape). However, it is only very recently that a common tourism and wine tourism policy between the departments of Haut and Bas-Rhin has emerged (2016). This is slowly being built up due to the complexity of the game of actors in this vineyard: elected representatives of local authorities, professionals of the tourist economy, association leaders, visit sites, wine networks… still offer a very fragmented offer. The wine tourism policy implemented over the last 10 years and the Vignoble et Découvertes label for the Wine Route (2019) are new development levers, a better coordination between the players for a more homogenous economic development in the vineyard, even if some blocking points remain.

Plan

Texte

Avec 22 millions de visiteurs en 2018 et un chiffre d’affaires de 2,4 milliards d’euros1, le tourisme est un secteur économique majeur en Alsace. Le vignoble alsacien (Illustration 1) attire chaque année toujours plus de visiteurs. Avec plus de 3 millions2 d'œnotouristes par an, c'est le troisième vignoble le plus fréquenté de France derrière les vignobles bordelais et champenois. La route des vins alsaciens, toujours citée en exemple dans les guides touristiques et articles scientifiques, symbolise la destination Alsace : inaugurée en 1953, elle s’étend sur plus de 170 kilomètres, et parcourt l’ensemble de l’Alsace du nord au sud en traversant la quasi-totalité des localités viticoles. Les achats de bouteilles au caveau jouent un rôle notoire puisqu’ils totalisent 25 % des ventes directes de vin. L’œnotourisme est bien une manne économique avec un chiffre d'affaires estimé à plus de 500 millions d'euros, uniquement pour les ventes de bouteilles.

Illustration 1. Le vignoble alsacien. La route des vins passe par toutes les localités viticoles

Illustration 1. Le vignoble alsacien. La route des vins passe par toutes les localités viticoles

Source : DalGobboM, Licence CC BY SA.

Si l’on se réfère aux caractéristiques mentionnées par Paul Dubrule3, le vignoble alsacien possède tous les attributs d’une destination œnotouristique, à savoir « les routes des vins, les sentiers et chemins de randonnées viticoles, les circuits et séjours organisés dans le vignoble, les stages d’œnologie, les visites et autres prestations des exploitations viticoles, les musées et écomusées du vin, les maisons du vin, les fêtes et festivals et, enfin, les salons professionnels, foires au vin locales et ventes aux enchères ». En revanche, le terme d’œnogastronomie n’est pas utilisé en Alsace, ni par les professionnels du monde du monde du vin, des offices de tourisme ou de la restauration, et encore moins par les touristes. Pourtant, la pratique et les intentions œnogastronomiques existent, tant chez les touristes que les excursionnistes4.

La thématique du tourisme gourmand est souvent étudiée à partir de l’offre (O. Etcheverria) et nous allons traiter ce sujet en Alsace à partir de celle-ci.

Si le tourisme gourmand vit par les pratiques, le vignoble alsacien, est-il pour autant une destination touristique gourmande au sens plein du terme ? Dans quelle mesure le vignoble est-il une destination œnogastronomique ?

Si les atouts historiques, culturels et gourmands sont indéniables en Alsace, il est nécessaire d’analyser la façon dont les producteurs de vins, caves, négociants, restaurateurs, agences et offices de tourisme se saisissent des labels touristiques comme d’un levier de développement permettant une meilleure articulation entre leurs projets et actions.

L’Alsace, une destination parée de nombreux atouts pour le tourisme œnogastronomique

L’Alsace : une notoriété de longue date en France et en Europe de l’Ouest

Le vin et la bonne chère constituent des éléments indissociables de l’Alsace, bien connus des Français mais aussi des Allemands, des Belges et des Luxembourgeois, lesquels figurent parmi les touristes les plus nombreux dans cette région. La gastronomie alsacienne peut être qualifiée de roborative. Un inventaire à la Prévert est utile : choucroute, bæckeofe5, foie gras, coq au riesling, bière, tarte flambée, biscuits (Illustration 2), pain d’épices, kougelhopf6, munster… autant de produits et de plats ancrés de longue date dans cet espace régional. La consommation de la choucroute7 s’est en effet diffusée tout au long du XVIIIe siècle en Alsace via l’Allemagne qui pratiquait depuis le XVIe siècle la fermentation du chou dans la saumure. Avec 30 000 tonnes en moyenne par an, l’Alsace est le premier producteur de choux à choucroute en France, ces derniers bénéficiant d’une Indication Géographique Protégée (IGP) depuis 2018. Par ailleurs, les évènements touristiques, tels « Noël en Alsace » ou les « marchés de Noël » font partie de la tradition et sont revendiqués comme des éléments identitaires.

Illustration 2. Enseignes de boutiques vendant des pâtisseries et biscuits traditionnels (Kaysersberg)

Illustration 2. Enseignes de boutiques vendant des pâtisseries et biscuits traditionnels (Kaysersberg)

Biscuits, bretzels et kougelhopfs font partie de l’offre gourmande alsacienne.

Cliché : S. Boulanger, août 2020.

Une image qualitative est régulièrement rattachée à l’Alsace. Elle est d’abord portée par la diversité des paysages et des arts de vivre, par la complémentarité entre les espaces de montagnes (Vosges), de piémont (collines sous-vosgiennes) et de plaine. Cette interdépendance des espaces agricoles alsaciens est bien connue et se perçoit aisément dans les recensements de l’agriculture : la plaine affiche les champs céréaliers, le piémont, la vigne et la montagne, les prairies dévolues à l’élevage laitier et au fourrage. L’esthétisme des paysages viticoles qui s’offrent sur toutes les unités topographiques, même s’ils dominent sur le piémont, avec parfois des terrasses sur de fortes pentes, se mêle à la personnalité des villages et villes fortifiés, au patrimoine architectural d’origine médiévale et Renaissance (Illustration 3). Ceux-ci permettent une mise en valeur du patrimoine (châteaux forts et églises romanes et gothiques) sur les circuits touristiques. Une forte impression de dépaysement se dégage de ces lieux alsaciens, accentuée par les maisons à colombages, les façades colorées (Illustration 4), l’intense fleurissement : ces « villages typiques, charmants […] sont attractifs pour les Chinois »8 d’après le consultant qui représente l’Agence d’attractivité de l’Alsace (rattachée à l’Agence régionale du tourisme depuis 2019), Strasbourg et Mulhouse sur le marché chinois.

Illustration 3. Le vignoble de Kayserserg et son bourg au pied des vignes, vallée de la Weiss

Illustration 3. Le vignoble de Kayserserg et son bourg au pied des vignes, vallée de la Weiss

Les vignes en terrasses (appellation grand cru Schlossberg) se découvrent par des sentiers de randonnée dominant la ville (premier plan) et menant au château de Kaysersberg. La vallée s’ouvre sur la plaine d’Alsace et le village de Kintzheim (second plan). A l’arrière-plan s’affiche la Forêt Noire allemande. Sur la partie droite de la photographie : une des collines sous-vosgiennes formant la transition entre la montagne et la plaine.

Cliché : S. Boulanger, août 2020.

Illustration 4. Une des places de Kaysersberg avec fontaine et maison peinte

Illustration 4. Une des places de Kaysersberg avec fontaine et maison peinte

Kayserbserg, l’un des « villages préférés des Français » en Alsace. La rue piétonne et les façades à colombages colorées sur lesquelles sont suspendues des jardinières de géraniums constituent l’une des images de l’authenticité des localités du vignoble.

Cliché : S. Boulanger, août 2020.

Certaines de ces localités sont dotées d’un label qui renforce l’attractivité touristique : Mittelbergheim (labellisé en 1982) et Hunspach (1982), Hunawihr (1982), Eguisheim (2004) et Riquewihr (1982) ont obtenu le label des « Plus beaux villages de France », tandis qu’Eguisheim (2013), Kaysersberg (2017), Hunbach (2020) et Bergheim (2022) affichent celui de « Village préféré des Français ». La destination œnotouristique alsacienne s’enrichit par ailleurs de sites remarquables et de musées tels le château du Haut Koenigsbourg, le château de Kientzheim, le Musée de la Vigne et du Vin…

La pratique de l’œnotourisme est ancrée de longue date, avant même la création du mot œnotourisme. Il est favorisé par la route des vins dessinée en 1953, l'une des plus anciennes de France après la Bourgogne9. Cette route fut créée lors d’un rallye automobile : deux groupes partis de Marlenheim, au nord de l’Alsace, et de Thann, au sud, s'étaient retrouvés à mi-chemin à la hauteur de Colmar. Cette route touristique a pour avantage clé d’être bien identifiée, signalée concrètement, de même que la route des grands crus et indiquée sur tous les prospectus des offices de tourisme. Surtout, elle traverse 120 villes et villages viticoles au pied des collines sous-vosgiennes, permettant ainsi d’observer le paysage du piémont depuis la plaine tout en découvrant l’architecture des localités viticoles. Jalonnée de quelque 300 domaines, dont une cinquantaine est classée en grands crus, cette route des vins joue un rôle essentiel pour les 800 metteurs en marché, puisqu'environ 25 % des vins d'Alsace sont commercialisés en vente directe. Les touristes proviennent de France à 55 % et de l'étranger à 45 %, l'Allemagne et la Belgique figurant en tête. Depuis 2010, le nombre de nuits passées dans la région n'a cessé de progresser : + 17% entre 2010-2017 et près de 6 millions de nuitées en 2017 sont comptabilisés par Alsace Destination Tourisme. La destination œnotouristique existe bien. À ce tourisme vitivinicole, ajoutons le tourisme brassicole, souvent associé au gré des pérégrinations, l’Alsace assurant 60 % de la production de bière française. Les neuf itinéraires proposés permettent de visiter 34 brasseries sur les 91 existantes (2020).

Face à l’évolution des nouvelles technologies (internet, réseaux sociaux, blogs) et des attentes de la clientèle, le secteur touristique œnogastronomique s’adapte pour répondre aux tendances sociétales récentes.

Une offre qui s’élargit pour s’adapter aux nouvelles tendances

L’œnotourisme alsacien propose d’abord une offre classique : visite de chais, dégustations, présentation du domaine. Depuis le début des années 2000, l’offre s’élargit progressivement vers les circuits qui associent le patrimoine historique et le vin (« Entre route romane et route des vins » ou « A l’assaut des châteaux forts de la route des vins »), le tourisme de nature et le vin. La clientèle touristique semble aussi en attente d’une offre davantage centrée sur les relations humaines, le partage et sur une forme de consommation alternative. Paradoxalement, elle cherche aussi des activités procurant un épanouissement et un bien-être personnels. Le tourisme œnogastronomique alsacien n’échappe pas à cette évolution. Il devient plus immersif et met en exergue la notion d’authenticité. Celle-ci est très souvent galvaudée, rarement définie par les acteurs du tourisme et surtout mentionnée dans une visée marketing, quelles que soient les régions françaises par ailleurs. Son utilisation cherche davantage à souligner un caractère traditionnel, simple et souvent proche de la nature ; il fait figure de terme pratique car toujours perçu positivement : chacun donne la valeur qu’il souhaite au caractère authentique, et ce qui est énoncé comme authentique se doit d’être bien, beau, sincère ou bon. Au-delà des offres traditionnelles, l’œnotourisme alsacien est, depuis le milieu des années 2010, associé à la quête du mieux-être. Des séances de gymnastique chinoise (Qi gong) se déroulent en bordure des grands crus : le paysage viticole sert alors de cadre apaisant ou vivifiant. Il est devenu essentiel pour le voyageur de donner du sens à son séjour, de rentabiliser son expérience par l’amélioration de soi. L’immersion dans la culture locale, dans le vignoble, se fait par l’expérimentation du quotidien (« Vendangeur d’un jour » ou « Pique-nique au milieu des vignes ») laquelle devient un gage d’authenticité. On pourrait même affirmer que le touriste n’assume plus son statut de résident de passage, de simple observateur. Il veut être acteur de son expérience touristique, comme le précise Sophie Lignon-Darmaillac : « l’œnotourisme nous conduit à considérer non pas uniquement les relations entre vins et terroirs, mais entre vins et cultures alimentaires, entre vignobles et patrimoines. Les chais deviennent des lieux de visite, les vignes des parcours de jeu ou des espaces d’expositions. Les routes des vins deviennent des itinéraires alternatifs pour des expériences nouvelles, entre culture et nature ». Au sein de la route des vins sont ainsi proposés, à titre d’exemple, des itinéraires pédestres pour découvrir les terroirs du vignoble. La communauté de communes de Ribeauvillé, au centre du vignoble, a identifié et balisé depuis 2018 onze parcours (Géovino) pour « comprendre la diversité des « terroirs géologiques », les liens entre climat, sols et qualités du vin ainsi que les particularités gustatives des vins du secteur ».

En parallèle, le slow tourism a fait son apparition dans le vignoble depuis 2013. Si la route des vins traverse la quasi-totalité des villages pour le bonheur des restaurateurs, vignerons, marchands…, une forme de lassitude est apparue chez certains résidents permanents dont les revenus directs ne proviennent pas du tourisme. Les villages et villes viticoles connaissent une forte périurbanisation par l’adjonction de petits lotissements ou de maisons individuelles sous forme de mitage en leur périphérie, principalement en direction de la plaine, la vigne occupant le piémont. L’artificialisation des sols est avérée depuis les années 1990 en Alsace et les terres concernées (+0,1 % entre 2012 et 2018) proviennent essentiellement des terroirs agricoles (céréales), puis des forêts et des milieux naturels. Cette artificialisation liée à la dynamique de périurbanisation concerne depuis 200910 :

  • les communes périurbaines de la métropole strasbourgeoise et des villes moyennes (du nord au sud, il s’agit de Haguenau, Sélestat, Colmar et Mulhouse). Les villes et villages du vignoble, en fin de piémont et début de plaine sont donc directement concernés.
  • les localités touristiques du piémont et des axes de pénétration dans la montagne, via les vallées vosgiennes, sont aussi sujettes à l’artificialisation.
  • le long de la frontière entre Strasbourg et Mulhouse.

Outre le prix du foncier moins cher, les habitants qui s’installent cherchent les aménités paysagères liées au vignoble. Si la route des vins passe surtout dans les centres des villages et en légère périphérie des villes et ne concerne que rarement les zones périurbaines, le flot continu de voitures ou de cars, du printemps à l’automne, les stationnements sauvages, les dégradations dans les vignes bordant la route, sont autant de faits de moins en moins bien vécus. Les riverains organisent donc des week-ends de slow tourism à vélo. Cette action est nommée SlowUp Alsace. Durant deux journées, au début juin de chaque année, la route des vins est fermée à la circulation automobile. Premier événement touristique alsacien avec plus de 44 000 participants lors des dernières éditions, le parcours permet la découverte de 11 communes au pied du Haut-Koenigsbourg sur un parcours de 38 km (par des boucles allant de 1 à 19 km) avec 12 places festives entre Sélestat, Châtenois, Bergheim et Dambach-la-Ville. Ces journées joyeuses, sportives et gourmandes mettent la route des vins et la Véloroute du vignoble (131 km) à l’honneur afin de découvrir les vignes et les paysages à son rythme, à pied, à vélo ou en roller. Il s’agit d’une initiative d’Alsace Destination Tourisme, fortement soutenue par tous les habitants.

Le vignoble semble paré de tous les atouts permettant un tourisme de qualité. Néanmoins, il existe des ombres à ce tableau idyllique.

Une image qualitative, mais quelque peu surannée

L’Agence de développement d’Alsace (ADIRA), financée par les principales collectivités d’Alsace, a pour finalité de soutenir l’activité économique du territoire alsacien. Elle gère aussi la marque Alsace. Elle a mené une enquête en 2010 à l’aide de questionnaires sur Google pour évaluer l'image du dynamisme économique de la région. Alsaciens comme habitants d’autres régions pouvaient y participer ; plus de 1 119 répondants ont été décomptés. Cette étude a ensuite permis de développer une stratégie d'attractivité et de marque partagée (marque Alsace) en associant vingt acteurs institutionnels, économiques et touristiques alsaciens11. L’enquête proposait une série de qualificatifs aux répondants. Pour chacun d'entre eux les personnes enquêtées devaient préciser si les qualificatifs correspondaient « tout à fait, un peu, pas beaucoup ou pas du tout à l’Alsace ». Dans les dernières positions, les adjectifs suivants sont apparus comme caractérisant (« tout à fait ») l’Alsace : innovante (31 % des interrogés ont cité cet adjectif comme correspondant à l’Alsace), fortement impliquée dans le développement durable (31 %), attractive pour les entreprises (26 %) et jeune (18 %). Le dernier point est corroboré par le vieillissement des exploitants en Alsace. Depuis une quinzaine d’années, on assiste à la baisse continue des actifs agricoles en France, principalement liée à la réduction du nombre d’exploitants. L’Alsace n’échappe pas à la règle. Au début de l’année 2019, le vignoble dénombrait 8 920 vignerons. Une baisse de 17 % est projetée par Agreste pour 2029 : les vignerons alsaciens ne devraient être plus que 7 400.

Cette image est considérée comme un facteur entravant l’arrivée de nouvelles clientèles. En effet, la difficulté actuelle d’attirer de nouveaux excursionnistes ou touristes est ressentie par les vignerons et les caves : la clientèle fidèle est vieillissante. L’Alsace renvoie une image de tradition, d’authenticité et d’art de vivre, ce qui, paradoxalement, souligne un manque de dynamisme économique, déjà évoqué dans l’enquête de 2010. Les six pôles de compétitivité de la région ont une faible notoriété. Par ailleurs, l’image selon laquelle les vins engendrent des maux de tête à cause des sulfites est tenace, malgré les dires du directeur marketing du CIVA : « Les vins d'Alsace ne donnent plus mal à la tête, c'est une idée qui remonte au minitel… »12.

Une forte identité régionale ou locale suscite à la fois une attraction et une crainte chez les visiteurs. Par son identité puissante, riche, et son histoire parfois éprouvante, l’Alsace affiche une forme de tiraillement, entre inclusion et exclusion. Quel touriste n’a pas expérimenté le fait d’entendre brusquement parler alsacien en entrant dans une boutique alors que l’échange s’effectuait en français lors de son arrivée ? La création de la région Grand Est en 2016 est mal vécue par de nombreux Alsaciens qui éprouvent le sentiment d’une dissolution de leur identité, de leur dynamisme dans un espace géographique impersonnel. Être associé à la Lorraine post-industrielle et à la Champagne-Ardenne dépendante de Paris ne peut être concevable. Les Alsaciens ont donc été invités, en janvier 2022, à participer à une consultation organisée par la Collectivité européenne d’Alsace. Il s’agissait de répondre à la question suivante : « L'Alsace doit-elle sortir du Grand-Est pour redevenir une Région à part entière ? » Ce vote, sans valeur juridique, a rassemblé 150 000 participants (sur un total de plus de 1,3 million d’électeurs) qui ont plébiscité à 92,4 % une sortie de l’Alsace de la région Grand-Est. Un an auparavant (1er janvier 2021), les Alsaciens avaient voté pour la création de la collectivité européenne d'Alsace qui consiste en la fusion des collectivités départementales du Bas-Rhin et du Haut-Rhin. Celle-ci est liée à la volonté d’affirmer l’attachement à la région Alsace, un désir d’Alsace, comme il est souvent évoqué. Les deux départements continuent cependant d’exister en tant que circonscriptions administratives de l'État.

Effectivement, l’identité alsacienne est spécifique. D’abord, par l’usage quotidien du dialecte alsacien, l’application du Concordat et du droit alsacien-mosellan, qui conserve notamment des dispositions mises en place par les autorités allemandes entre 1871 et 1918. Ensuite, l’Alsace entretient des symboles forts, lesquels servent par ailleurs au tourisme : la cigogne, la coiffe, les maisons à colombages, le bretzel par exemple. Enfin, l’histoire de l’annexion de l’Alsace à la Prusse se retrouve aussi dans celle des vins, notamment par les vins de cépages.

Un autre frein est lié aux quantités de vins produites que l’œnotourisme ne peut absorber.

Des ventes de vins qui chutent depuis 2009

Entre 2009 et 2019, les ventes de vins ont baissé d'environ 8 % selon le comité interprofessionnel des vins d’Alsace (CIVA). Par ailleurs, le CIVA a mené en 2019 une enquête auprès de 3 000 établissements en France. Il en résulte que moins de la moitié des restaurants du Grand-Est (49 %) proposent des vins d'Alsace sur leur carte alors que dans le Sud-Ouest, par exemple, les bordeaux sont présents sur 95 % des tables. Le CIVA a donc lancé une nouvelle campagne de communication dotée d’un million d’euros travaillée en partenariat avec 172 des 850 entreprises viticoles de la région, cette campagne se concentre sur certains marchés porteurs, tels le Grand Est et les régions parisienne et lilloise, et sur certains vins : le riesling, le gewurztraminer, les crémants et les grands crus. Ces vins, qualifiés d’ambassadeurs, mettent en avant l’élégance, la brillance, la délicatesse et la puissance des vins d’Alsace en général. Pour le CIVA, il s’agit aussi de contribuer à faire des vins blancs tranquilles d’Alsace une référence pour développer les références alsaciennes sur les cartes des vins des restaurateurs.

La difficulté persistante du vignoble alsacien réside dans une offre supérieure à la demande, comme dans une large partie du vignoble français : l’Alsace vend difficilement 900 000 hectolitres de vins alors qu’elle en produit plus d’un million par an13. La majeure partie de ses vins se vendent en Métropole (Illustration 5) et deux pays européens figurent dans le peloton de tête des ventes internationales (Iluustration 6). L’œnotourisme ne peut pas absorber cette surproduction, d’autant que le touriste et l’excursionniste, ne remplissent plus leurs caves personnelles en se rendant au caveau. Ils achètent quelques bouteilles auprès du producteur et complètent souvent leurs achats en grandes surfaces. Par ailleurs, la concurrence des vins est rude entre les régions productrices françaises, notamment l’été lors des découvertes de vignobles. C’est la raison pour laquelle le CIVA a exceptionnellement lancé sa campagne promotionnelle de 2021 durant le printemps et l’été alors que ce sont surtout les rosés et les bières qui profitent traditionnellement de ces périodes. L’originalité de cette campagne s’appuie sur un jeu de mots et un visuel qui peut faire sens pour le touriste : les paysages viticoles en terrasses, et la dégustation possible en terrasse des vins frais alsaciens.

Illustration 5. Historique des expéditions (en hectolitres) par destination de 2016 à 2020

Illustration 5. Historique des expéditions (en hectolitres) par destination de 2016 à 2020

Graphique tiré de https://draaf.grand-est.agriculture.gouv.fr.

Illustration 6. pays importateurs de vins d'Alsace sous AOC par volume importé en 2019

Illustration 6. pays importateurs de vins d'Alsace sous AOC par volume importé en 2019

Graphique tiré de https://draaf.grand-est.agriculture.gouv.fr.

La route des vins, les produits vinicoles des caves particulières ou coopératives, les produits gourmands et les établissements de restauration sont très largement disponibles en Alsace. Pourtant, la mise en réseau de ceux-ci ne relève pas d’une évidence.

Le tourisme œnogastronomique en Alsace : une structuration en réseau à approfondir

Depuis 2012, les principaux axes de développement indispensables pour l’œnotourisme alsacien consistent dans le renouvellement de la découverte du vignoble, la structuration de l’offre et la valorisation des professionnels, l’animation de la route des vins, la promotion et la communication autour des produits vinicoles. Ces buts poursuivis ont été réalisés pour certains, ont amorcé une voie de concrétisation pour d’autres. L’Alsace mise une large partie du développement de la région en tant que « destination » à part entière sur la labellisation.

Premiers territoires labellisés et premières synergies pour une offre concertée

Le label Vignobles & Découvertes a permis une montée en gamme de l’offre œnotouristique, mais ne concerne qu’une part du vignoble. Ce label, attribué sur décision du Conseil Supérieur de l’Œnotourisme pour une durée de trois ans, s’appuie sur des démarches de qualité locales existantes. Il est accordé à une destination viticole et à ses composantes touristiques (hébergement, restauration, visite de châteaux viticoles, visite de sites, etc.). Qualité et lisibilité de l’offre sont des éléments sur lesquels les touristes peuvent alors s’appuyer. Dès la création de ce label national en 2009, cinq territoires alsaciens ont été identifiés pour candidater. Pourtant, seuls deux d’entre eux ont obtenu le label (Illustration 5). Les autres candidatures n’ont jamais abouti par manque de prestataires viticoles engagés dans des démarches de qualité́ ; ceci est révélateur d’un fonctionnement à plusieurs vitesses du vignoble et ce, depuis les années 1960. En effet, les territoires labellisés correspondent déjà aux zones viticoles centrales géographiquement, les plus parcourues, les plus visitées, où l’offre œnotouristique est ancienne et variée. Spatialement, nous sommes en présence de deux gros îlots labellisés, comme en lévitation dans le vignoble. Il semble que l’effet d’entraînement souhaité sur l’ensemble du vignoble alsacien n’a pas opéré, soulignant ainsi les limites de la labellisation, de cette marque collective dont l’objectif est d’offrir plus de lisibilité au client et plus de visibilité à la destination. Même la marque Alsace, créée en 2012, autre forme de valorisation, n’a pas encore entraîné de développement de la totalité du vignoble comme destination œnotouristique.

Néanmoins, le label Vignobles & Découvertes a permis à la zone centrale du vignoble de structurer, de professionnaliser et d’animer la filière vitivinicole en mettant en réseau les acteurs touristiques et viticoles (tableau 1) qui n’échangeaient que fort peu avant 2010.

Tableau 1. Les deux ensembles territoriaux viticoles labellisés Vignobles & Découvertes

Date d’obtention Dénomination et zone Gouvernance
2011, puis renouvelé « Cœur d’Alsace » Situé de Rosenwiller à Orschwiller, entre le Mont Sainte-Odile et le château du Haut-Kœnigsbourg. Office de tourisme du Pays de Barr
2012, puis renouvelé « Terre et Vins au Pays de Colmar » de Ribeauvillé à Rouffach en passant par Colmar et la Vallée de Munster Grand Pays de Colmar (organisation collective qui fédère 97 communes)

Après l’enquête de 2010 déjà évoquée sur l’image de l’Alsace, l’ADIRA a créé le 30 mars 2012 la marque Alsace, véritable porte-drapeau de la région qui symbolise le territoire, son identité, ses valeurs, mais aussi ses objectifs et son avenir. Cette création trouve son origine dans un constat simple : un manque de visibilité du territoire alsacien, une difficulté de communiquer à l’échelle nationale sur le savoir-faire innovant de la région, cette dernière ayant une image passéiste. Depuis, les acteurs communiquent sur l’Alsace d’aujourd’hui en :

  • « Passant de l’image actuelle de qualité à celle d’excellence ;
  • Insistant sur la jeunesse, la créativité, l’innovation, l’économie, le développement durable, la formation, la culture ;
  • Reflétant, via la marque partagée Alsace l’image d’un territoire plus empathique, plus vivant, plus affectif »14.

Cette marque qui concerne autant les entreprises, les collectivités que les associations et les particuliers, cherche donc à promouvoir les atouts du territoire alsacien. L’Alsace devient une destination sur le plan marketing, comme toutes les autres marques territoriales françaises qui se multiplient depuis 20 ans. Cette marque est régulièrement apposée, aux côtés d’autres, pour des évènements festifs dans les vignobles, tels les apéritifs, pique-nique, ou le tourisme expérientiel (Illustration 7). Cependant, mesurer les bénéfices de la marque Alsace pour le tourisme œnogastronomique est délicat car les études n’existent pas encore. Une seule évidence apparaît : la marque Alsace rapproche de facto les producteurs de vins indépendants et les coopératives ou négociants autour de la même identité.

Illustration 7. Publicité pour vendanger, soutenue par les Vignerons indépendants et la marque Alsace

Illustration 7. Publicité pour vendanger, soutenue par les Vignerons indépendants et la marque Alsace

Source : Marque Alsace.

Le label Vignobles & Découvertes et la marque Alsace sont deux outils de labellisation très différents, censés permettre de rééquilibrer la valorisation touristique du vignoble. Pourtant, les déplacements et rencontres sur le terrain alsacien ne font jamais apparaître ce rééquilibrage et chaque communauté de communes (voire chaque commune) gère sa destination individuellement. Les initiatives restent pourtant trop nombreuses et dispersées entre les différents niveaux de territoire pour une région de la taille d’un grand département

La question des échelles nécessite aussi d’être évoquée dans les jeux d’acteurs. En effet, une articulation entre les acteurs publics et privés reste nécessaire pour attirer les touristes vers la destination Alsace ou permettre l’itinérance sur le territoire pour les personnes ne possédant pas de voiture ou ne souhaitant pas l’utiliser. Ainsi, avec le soutien financier de la Région Grand Est, le Pays de Colmar a mis en place depuis 2019 une navette payante avec bus-cabriolet de l’autocariste Kunegel pour se déplacer dans le sud du vignoble. Huit arrêts-destinations15 sont possibles de juillet à fin octobre, avec des passages toutes les heures et demie, du vendredi au dimanche, ainsi que les autres jours fériés. Ce moyen de mobilité, très insuffisant encore en nombre et en fréquence, est la preuve d’une prise de conscience de la question délicate de l’itinérance pour contribuer à l’essor du tourisme gourmand en Alsace.

Un autre label récent renforce la nécessité d’une coopération entre les acteurs du monde vitivinicole et du tourisme.

La route des vins labellisée : le levier clé pour une véritable structuration des territoires par l’œnotourisme ?

Alsace Destination Tourisme est une structure née en 2016 de la fusion de l’ADT67 et de l’ADT68. Elle assure donc le rôle de Comité Départemental du Tourisme pour les deux Départements, autour de partenaires nationaux et locaux (tableau 4). Cette agence met en œuvre techniquement les plans d’actions et de promotion touristique. Elle est au cœur de l’animation de la Destination Alsace en partageant une veille touristique pour saisir au mieux les enjeux et tendances tout en accompagnant les acteurs touristiques locaux.

Tableau 4. Les principaux partenaires nationaux et locaux d’ADT

Atout France ADN Tourisme (Fédération nationale des organismes institutionnels de tourisme)
La Maison de l'Alsace à Paris (location de salles et salons essentiellement)
L'Agence Régionale du Tourisme Grand Est
L'Observatoire Régional du Tourisme Grand Est
Les Offices de Tourisme d'Alsace et ResOT Alsace
La CCI Alsace Eurométropole

ADT doit relever plusieurs défis et sa stratégie s’appuie sur deux slogans très généraux : « Rêver d’Alsace » et « Vivre ses rêves en Alsace ». Surtout, elle repose sur cinq défis collectifs (tableau 2), répondant aux constats établis, aux attentes exprimées par les acteurs du tourisme alsacien et aux enjeux identifiés, ce qui est plus intéressant pour le géographe qui cherche les leviers d’action possibles en faveur du tourisme œnogastronomique.

Tableau 2. extrait de la Stratégie d’innovation et de développement touristique pour l’Alsace (2017-2021)

Défi 1 Innover, adapter et réinventer l’offre touristique alsacienne afin de répondre aux attentes et modes de consommation en constante évolution.
Défi 2 Améliorer l’expérience client avant, pendant et après son séjour en Alsace, en s’appuyant sur des outils de médiation diversifiés et innovants.
Défi 3 Passer de l’information à la consommation en Alsace.
Défi 4 Assurer une meilleure diffusion des flux de visiteurs sur l’ensemble du territoire alsacien.
Défi 5 Garantir la qualité et tenir la promesse pour les visiteurs en Alsace.

Nous avons fait figurer en caractères gras les termes pouvant concerner, de façon directe ou indirecte, le tourisme œnogastronomique.

Source : ADT, https://www.bas-rhin.fr/media/1773/conseil-departemental-bas-rhin-politique-tourisme-strategie-innovation-et-developpement-touristique-alsace-2017-2021.pdf.

Ces défis soulignent d’abord des points communs à toute forme de tourisme : adapter l’offre au public dont les attentes sont en constante évolution. Cette fluctuation pose un problème d’adaptation permanente aux acteurs vitivinicoles alsaciens et à ceux qui organisent les événements festifs dans le vignoble. L’expérience, en revanche, est un défi bien relevé dans le cadre du tourisme œnogastronomique comme nous l’avons déjà évoqué. La consommation de vins et l’achat de bouteilles restent inférieurs aux besoins de commercialisation des vignerons qui produisent des vins de qualité moyenne tandis que les vignerons les plus qualitatifs écoulent leurs productions sans difficulté. En revanche, la gestion des flux de visiteurs est une difficulté récurrente. En effet, si la route des vins par son tracé nord-sud concentre les flux, les mobilités transversales ne sont guère effectives par manque de voie de communication (hormis par les grandes vallées menant dans les Vosges) limitant de fait les découvertes touristiques plus confidentielles. Par ailleurs, le tourisme œnogastronomique avec achat de bouteilles se pratique exclusivement en car, à moto ou en voiture, le vélo ne permettant que les dégustations (avec achat d’une ou de deux bouteilles en général) et les visites culturelles.

Outre les défis généraux lancés par Alsace Destination Tourisme, cette agence a proposé six « Thématiques d'Excellence » de sa Stratégie d'Innovation et de Développement Touristique pour l'Alsace 2017-2021. Parmi celles-ci figurent la « Gastronomie et l'Œnotourisme » qui couvrent divers champs qui nous intéressent ; l’œnotourisme, la brassitourisme, la valorisation des produits de terroir, le savoir-faire et l’excellence, les arts de vivre et de la table, la cuisine alsacienne et les spécialités emblématiques, les circuits courts et producteurs locaux. Ces intitulés, assortis d’actions sur lesquelles ne sont pas encore parus de retours d’expériences, soulignent tout l’intérêt porté aux produits agricoles, à la cuisine régionale, donc à l’offre gourmande, bière comprise.

Dans le cadre d’une meilleure structuration de l’offre, la destination « Route des Vins d’Alsace », a été labellisée Vignobles & Découvertes le 15 mai 2019. Ce projet fut porté par Alsace Destination Tourisme, laquelle a été accompagnée du CIVA et de la marque Alsace. Cette récente labellisation crée une dynamique de réseaux, animée par les Offices de Tourisme qu’il ne sera possible d’évaluer que dans plusieurs années, les impacts de la Covid sur la fréquentation en 2020 faussant les données. Cette démarche de qualité a néanmoins permis d’intégrer 365 acteurs labellisés (caves, restaurants, hébergements, sites touristiques, prestataires d’activités, événements…), ce qui représente un changement important dans le vignoble. Une synergie s’est mise en place pour mettre en réseau les acteurs, animer le label et faciliter les échanges et les idées. En termes d’intégration des territoires, cette route permet par ailleurs au vignoble de Cleebourg, localisé tout au nord du vignoble, de se voir engagé dans la démarche de label, élément impossible s’il avait candidaté seul, puisqu’il n’existe qu’un prestataire en ce lieu (cave coopérative). Ce label représente aussi un gage de qualité pour les œnotouristes.

Après le premier confinement lié au Covid, la Route des Vins alsacienne a accueilli, comme l’Occitanie et la Champagne, son premier « Fascinant Week-End Vignobles & Découvertes » en octobre 2020. Cet évènement a incité la région à mettre en avant les activités touristiques disponibles dans le vignoble au-delà de la visite des caves, notamment par des visites des vignes à l’aide de moyens de locomotion ludiques (trottinette électrique, gyropode et vélo). Cette manifestation a permis une collaboration entre ADT, les offices de tourisme de la Route des Vins, l’Agence Régionale du Tourisme Grand Est, l’ADIRA Marque Alsace, le Conseil Interprofessionnel des Vins d’Alsace et le Syndicat des Vignerons indépendants d’Alsace.

Malgré ces démarches et obtentions de labels, le développement des synergies se heurte à quelques points de blocage.

Lever les points de blocage et développer les synergies

Pour animer les jeux d’acteurs locaux, un acteur touristique principal est nécessaire et doit être clairement identifié (Violier, Zarate, 2007). Si Alsace Destination Tourisme joue désormais ce rôle, la structure reste encore récente. Pourtant, associer de façon explicite la gastronomie au vin dans l’offre faite au touriste manque encore bien souvent. Les caves sont presque toutes localisées à l‘intérieur des villes et villages ou sur leurs proches périphéries. Aussi le touriste va-t-il presque toujours flâner dans les rues et trouver, au gré de ses pérégrinations, la taverne (winstub) ou le restaurant qui lui conviendra. La mise en réseau des acteurs du tourisme de bouche n’existe pas à proprement parler. Ensuite, les hébergeurs ont l’occasion de faire des propositions de lieux de dégustation ou restaurants à découvrir mais sans politique régionale affichée. Le site officiel du tourisme en Alsace ne propose pas davantage de liens entre les offres touristiques et les propositions d’hébergement. Le vignoble reste l’élément prépondérant puisque la route des vins, colonne vertébrale du tourisme en général en Alsace, est mentionnée en premier. Pourtant, les vins n’apparaissent qu’en quatrième position des thématiques proposées : la route des vins, la destination alsacienne et l’expérience sont les trois premiers éléments affichés sur le site officiel du tourisme en Alsace, juste avant les vins mentionnés comme étant prestigieux. Cette présentation souligne bien la volonté d’inciter à la découverte par l’itinérance personnelle en voiture particulière.

La structuration du réseau œnogastronomique au profit de tout le vignoble est lacunaire. Les territoires viticoles sont par ailleurs entrés en hyper-concurrence ; les offres locales de découvertes du vignoble, de produits de terroir et de visites culturelles se multiplient, sans se soucier des offres voisines. C’est la continuité paysagère et la route des vins reliant les localités viticoles qui constituent davantage le ciment de la destination que les offres touristiques proposées. Le grand pays de Colmar, qui regroupe les communes situées dans un rayon de 25 km autour de la ville, apparaît sous l’expression « d'Alsace Essentielle » sur le site touristique internet de la ville16 et les brochures publicitaires des offices de tourisme. Cette dénomination signifie nettement que les communes touristiques du vignoble plus lointaines sont considérées comme secondaires alors que la route des vins se déroule largement plus au nord. De son côté, le touriste peut se retrouver perdu dans les dénominations. En effet, la communauté de communes du pays de Ribeauvillé-Riquewihr, incluse dans le grand pays de Colmar, édite ses propres brochures sous la seule dénomination « Alsace essentielle » alors que cette dernière comprend cinq communautés de communes et une communauté d’Agglomération. Une forme d’esprit individualiste demeure.

Le Comité Interprofessionnel des Vins d’Alsace (CIVA) souhaite créer une maison des vins d’Alsace (ou cité des vins) pour renforcer la notoriété des vins de la région. Il a trouvé chez le maire élu de la ville en 2020 un soutien notoire et souhaite, à terme, présenter la cinquantaine d’appellations de la région, avec un possible parcours pédagogique. Ce projet, évoqué depuis quatre ans, est surtout voulu par les édiles de Colmar et le CIVA localisé dans cette ville qui souhaitent affirmer ou réaffirmer le rôle de leader œnotouristique de la commune, imposer le chef-lieu du Haut-Rhin comme capitale des vins d’Alsace.

Dans le cadre d’une meilleure structuration de l’offre gourmande alsacienne, et particulièrement pour les vins, les promoteurs des produits doivent apprendre à mieux les connaître pour les faire découvrir aux touristes. Si les dégustations au caveau sont pratiquées depuis les décennies 1950-1960 en Alsace, la connaissance des vins n’est pas toujours maîtrisée par les professionnels du tourisme et de la restauration : types d’appellations, prestations offertes dans les caves, techniques générales de viticulture et de viniculture. Aussi des séminaires nommés « Tout savoir sur les Vins d’Alsace » se développent-ils, avec des formations réservées aux professionnels du tourisme (restaurateurs, hébergeurs, prestataires labellisés, offices de tourisme, guides touristiques…). Des sorties de formation (Éductours) sont proposées afin de permettre aux professionnels du tourisme d’apprendre à conseiller une destination ou un type de forfait aux touristes. Des Stammtische17, réunions organisées dans des bars ou restaurants, émergent pour créer des espaces de discussion, de convivialité et d’émulation. Enfin, les premières assises de l’œnotourisme en Alsace (2017), organisées par l’Agence d’Attractivité de l’Alsace (2014), Alsace Destination Tourisme et le Conseil Interprofessionnel des Vins d’Alsace ont cherché, au-delà d’établir un bilan des actions passées, d’envisager une stratégie alsacienne pour les années 2017-2021. Celle-ci, fondée sur la diversification des offres, reste confrontée à des difficultés à surmonter.

Ainsi, le vignoble alsacien, l’œnotourisme, et le tourisme gastronomique qui est rattaché à l’œnotourisme recèlent des forces et des faiblesses que l’on peut synthétiser (tableau 3).

Tableau 3. L’Alsace, destination touristique et tourisme œnogastronomique

Tableau 3. L’Alsace, destination touristique et tourisme œnogastronomique

Conclusion

Si le vignoble alsacien est bien une destination œnotouristique, si des produits de terroir, des plats traditionnels peuvent être dégustés, l’Alsace possède une offre de tourisme gourmand au sens défini par Olivier Etcheverria18. Pour autant, elle n’est pas n’est pas d’emblée une destination gourmande puisque la majeure partie des touristes n’a pas comme but premier de boire et de manger. Pourtant, les visiteurs pratiquent ces actions lors de leur venue dans le vignoble qui se « consomme » aussi largement par ses paysages.

La concertation entre les acteurs du tourisme et du monde viticole est finalement récente. Vins, vignobles, produits gourmands et tourisme ont des relations à approfondir par une meilleure communication entre les acteurs de ces filières. La labellisation agit comme un outil de structuration des acteurs de la destination alsacienne, d’autant que le besoin d’un renouvellement de la clientèle se ressent et qu’il faut rendre l’ensemble de la destination Alsace plus compétitive. En effet, la destination profite d’abord à Strasbourg, à Colmar et au vignoble, avec une priorité pour le sud de ce dernier. Changer d’échelle et créer des destinations à l’intérieur de la destination principale apparaît nécessaire.

Réussir la structuration touristique œnogastronomique de l’Alsace va demander encore du temps afin que tous les acteurs économiques parviennent à construire un modèle d’organisation dans lequel chacun pourra se retrouver, en dépassant la sectorisation par une mise en réseau véritable de l’offre.

Bibliographie

Georges BISCHOFF, Dans le ventre de l’Alsace. L’âge d’or de la gastronomie alsacienne, Strasbourg, La Nuée bleue, 2020, 261 p.

DRAAF, https://draaf.grand-est.agriculture.gouv.fr/IMG/pdf/2021_06_Filiere_Viticulture_alsacienne_cle87c836.pdf

Paul DUBRULE, « L’œnotourisme : une valorisation des produits et du patrimoine vitivinicoles », <http://www.arev.org/fr/actualites/rapport-l’oenotourisme-une-valorisation-des-produits-et-du-patrimoine-vitivinicoles>, 2007, consulté en octobre 2021.

Olivier ETCHEVERRIA, « Le tourisme « gourmand » existe-t-il ? », Téoros [Online], 35, 2 | 2016, Online since 12 December 2016, connection on 23 March 2022. URL : http://journals.openedition.org/teoros/2968.

Jean-Pierre LEMASSON, « Penser le tourisme gourmand », Téoros, dossier thématique « Tourisme gourmand », sous la dir. de Jean-Pierre Lemasson, vol. 25, no 1, 2006, p. 3-4.

Sophie LIGNON-DARMAILLAC, « Les routes des vins vers l’oeno-gastronomie », Territoires du vin [Online], 10 | 2019, Online since 24 September 2019, connection on 26 March 2022. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/territoiresduvin/index.php?id=1753.

Benoît MEYRONIN, Marketing territorial, Vuibert, 3e edition, 2015, 240 p.

Jean-Robert PITTE, « Des productions de qualité dans un paysage de qualité : un défi pour le monde rural français », L’aménagement foncier agricole et rural, no 79, 1993, p. 19-22.

Stratégie d’innovation et de développement touristique pour l’Alsace, 2017-2021

Conseil départemental Bas-Rhin, Conseil départemental Haut-Rhin. https://www.bas-rhin.fr/media/1773/conseil-departemental-bas-rhin-politique-tourisme-strategie-innovation-et-developpement-touristique-alsace-2017-2021.pdf

Philippe VIOLIER et Antonio Manuel ZARATE insistent sur le rôle d’un acteur touristique « central » identifiable et identifié de l’intérieur et, plus encore, de l’extérieur, à pouvoir projecteur et promoteur, animant un jeu d’acteurs locaux, 2007.

Notes

1 Alsace Destination Tourisme (ADT), 2018. Retour au texte

2 Atout France, 2016. Retour au texte

3 Dubrule, Paul, 2007, « L’œnotourisme : une valorisation des produits et du patrimoine vitivinicoles », <http://www.arev.org/fr/actualites/rapport-l’oenotourisme-une-valorisation-des-produits-et-du-patrimoine-vitivinicoles>, consulté en octobre 2021. Retour au texte

4 Pour toutes formes de tourisme confondues en 2018, l’ADT Alsace comptabilise 52% de touristes et 48% d’excursionnistes. Retour au texte

5 Le bæckeofe est un plat composé de trois viandes marinées et de pomme de terre au vin blanc. Retour au texte

6 Le kougelhopf est une pâte levée sucrée aux raisins macérés dans le kirsch. Retour au texte

7 Le mot choucroute vient de l’alsacien, « Sürkrüt » qui signifie littéralement « sür » (aigre) et « Krüt » (herbe). Retour au texte

8 « Strasbourg : Pourquoi les touristes chinois viennent visiter la région ? », 20 minutes, 9 octobre 2015. Retour au texte

9 La route bourguignonne des grands crus a été inaugurée en 1934. Retour au texte

10 Les données sont issues de l’observatoire de l’artificialisation des sols (Plan de la biodiversité, 4 juillet 2018). Retour au texte

11 Ces acteurs furent les suivants : la Région Alsace, le Conseil Général du Bas-Rhin, le Conseil Général du Haut-Rhin, la Communauté Urbaine de Strasbourg, Mulhouse Alsace Agglomération, la Communauté d'Agglomérations de Colmar, l'Association des Maires du Bas-Rhin, l'Association des Maires du Haut-Rhin, les Chambres de Commerce et d'Industrie d'Alsace, la Chambre de Métiers d'Alsace, le Comité Régional du Tourisme, l'Agence de Développement Touristique du Bas-Rhin, l'Agence de Développement Touristique du Haut-Rhin, Alsace International, l'ADIRA, le CAHR, l'Université de Strasbourg, l'Université de Haute Alsace, la Chambre régionale d'agriculture et l'Union Internationale des Alsaciens. Retour au texte

12 Philippe Bouvet, invité sur France Bleu, 17 mai 2019. Retour au texte

13 Moyenne quinquennale de production de vins entre 2016-2020 : 1 058 567 hl selon Agreste, septembre 2021, Essentiel Grand Est n°6. Retour au texte

14 D’après le Guide de Marque Alsace, https://www.marque.alsace/sites/marquealsace/files/code_de_la_marque_alsace_complet.pdf Retour au texte

15 Colmar, Ribeauvillé, Hunawihr, Riquewihr, Kaysersberg Vignoble, Turckheim, Eguisheim et Vœgtlinshoffen. Retour au texte

16 https://tourisme-colmar.com/fr/visiter/presentation/le-pays-de-colmar-l-alsace-essentielle Retour au texte

17 Le Stammtisch est une tablée traditionnelle en Alsace et dans les autres territoires de culture allemande. Retour au texte

18 O. Etcheverria, 2016. Retour au texte

Illustrations

  • Illustration 1. Le vignoble alsacien. La route des vins passe par toutes les localités viticoles

    Illustration 1. Le vignoble alsacien. La route des vins passe par toutes les localités viticoles

    Source : DalGobboM, Licence CC BY SA.

  • Illustration 2. Enseignes de boutiques vendant des pâtisseries et biscuits traditionnels (Kaysersberg)

    Illustration 2. Enseignes de boutiques vendant des pâtisseries et biscuits traditionnels (Kaysersberg)

    Biscuits, bretzels et kougelhopfs font partie de l’offre gourmande alsacienne.

    Cliché : S. Boulanger, août 2020.

  • Illustration 3. Le vignoble de Kayserserg et son bourg au pied des vignes, vallée de la Weiss

    Illustration 3. Le vignoble de Kayserserg et son bourg au pied des vignes, vallée de la Weiss

    Les vignes en terrasses (appellation grand cru Schlossberg) se découvrent par des sentiers de randonnée dominant la ville (premier plan) et menant au château de Kaysersberg. La vallée s’ouvre sur la plaine d’Alsace et le village de Kintzheim (second plan). A l’arrière-plan s’affiche la Forêt Noire allemande. Sur la partie droite de la photographie : une des collines sous-vosgiennes formant la transition entre la montagne et la plaine.

    Cliché : S. Boulanger, août 2020.

  • Illustration 4. Une des places de Kaysersberg avec fontaine et maison peinte

    Illustration 4. Une des places de Kaysersberg avec fontaine et maison peinte

    Kayserbserg, l’un des « villages préférés des Français » en Alsace. La rue piétonne et les façades à colombages colorées sur lesquelles sont suspendues des jardinières de géraniums constituent l’une des images de l’authenticité des localités du vignoble.

    Cliché : S. Boulanger, août 2020.

  • Illustration 5. Historique des expéditions (en hectolitres) par destination de 2016 à 2020

    Illustration 5. Historique des expéditions (en hectolitres) par destination de 2016 à 2020

  • Illustration 6. pays importateurs de vins d'Alsace sous AOC par volume importé en 2019

    Illustration 6. pays importateurs de vins d'Alsace sous AOC par volume importé en 2019

  • Illustration 7. Publicité pour vendanger, soutenue par les Vignerons indépendants et la marque Alsace

    Illustration 7. Publicité pour vendanger, soutenue par les Vignerons indépendants et la marque Alsace

    Source : Marque Alsace.

  • Tableau 3. L’Alsace, destination touristique et tourisme œnogastronomique

    Tableau 3. L’Alsace, destination touristique et tourisme œnogastronomique

Citer cet article

Référence électronique

Sylvaine Boulanger, « Fédérer une offre œnogastronomique éclatée : un défi pour les acteurs du vignoble alsacien », Territoires du vin [En ligne], 14 | 2022, publié le 15 décembre 2022 et consulté le 24 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/territoiresduvin/index.php?id=2460

Auteur

Sylvaine Boulanger

Laboratoires Médiations, Sorbonne-Université

Droits d'auteur

Licence CC BY 4.0