La très discrète place du vin de Bellet dans la promotion de la gastronomie niçoise

Résumé

Bien que qualifié de « trésor des collines de Bellet », dont « chacun peut mesurer la valeur considérable qu’il apporte à la notoriété de Nice et de la Côte d’Azur », le vin produit dans cette AOC particulière, entièrement située sur le territoire de la commune de Nice, occupe pourtant une place pour le moins discrète dans les discours et pratiques de la gastronomie niçoise.

S’il est relativement bien valorisé per se par la filière vitivinicole et, dans une moindre mesure, par les professionnels du tourisme, c’est néanmoins sur le mode mineur si l’on se rapporte à la très forte médiatisation de la culture niçoise, fondée en particulier sur la promotion de sa cuisine et de ses produits de terroir. La création du label « cuisine nissar de » en 1998, destiné à valoriser les « vraies » recettes traditionnelles et ceux qui les élaborent, en a été l’un des temps forts. De fait, le vin n’est que très rarement associé à cette cuisine essentiellement à base de légumes (seule la daube niçoise l’incorpore mais aucune mention de son origine n’est préconisée).

Cette relative « invisibilité » d’un produit à forte valeur ajoutée pose, d’une part, la question de la valeur de représentativité du vin dans cette petite région pourtant toujours prompte à affirmer et à valoriser ses spécificités – ce que l’on a appelé le particularisme niçois. Produit en très petites quantité du fait de la faible étendue de l’appellation, le vin de Bellet semble réservé à une élite de consommateurs et de ce fait porte une image qui entre en contradiction avec l’image populaire et de sociabilité de la cuisine niçoise sur laquelle les édiles politiques et groupes associatifs locaux s’appuient plus volontiers. Elle met, d’autre part, en évidence un autre type « d’invisibilité », matérielle et paysagère, les vignes n’occupant plus désormais que les interstices laissés par l’urbanisation accélérée de la métropole niçoise depuis les années 1960.

Nous nous appuierons ici sur les observations et données recueillies au cours d’une quinzaine d’années de recherches sur le terrain portant sur les modes d’expression de la culture régionale et sur l’évolution des rapports entre la haute gastronomie (les chefs étoilés) et les producteurs locaux

Plan

Texte

Introduction

La gastronomie, ses produits spécifiques, ses plats emblématiques, ses lieux de manifestation et ses acteurs sont au cœur du référentiel culturel et patrimonial de la région niçoise1. A ce titre, ils font l’objet d’une très large médiatisation que l’on peut qualifier de « multicanaux » puisqu’elle émane aussi bien des collectivités territoriales (Municipalité de Nice, Nice Métropole), des organismes de développement du tourisme (Comité Régional du Tourisme, Offices de tourisme…), d’associations de défense du patrimoine et de la culture et bien sûr des restaurateurs, y compris au plus haut niveau, c'est à dire chez les chefs étoilés2. Dans cette petite région qui cultive son « particularisme » en toute occasion, les produits locaux, en tant qu’éléments distinctifs et représentatifs, sont en effet continuellement mobilisés pour affirmer et mettre en valeur la culture niçoise et ce, aussi bien à des fins touristiques, qu’économiques voire même politiques.

Pourtant, un constat s’impose à l’examen des discours et images choisis pour appuyer cette promotion, celui de la place relativement mineure qu’y occupe le vin. Discrétion d’autant plus surprenante que la ville de Nice a sur son territoire le vignoble de « Bellet », une Appellation d’Origine Contrôlée reconnue depuis le 11 novembre 19413.

Cela pousse à nous interroger sur les facteurs de cette sous-représentation dans la promotion et dans la valorisation de la culture niçoise, alors que par ailleurs le vignoble, considéré pour lui-même, est qualifié de « trésor des collines de Bellet »4 dont « chacun peut mesurer la valeur considérable qu’il apporte à la notoriété de Nice et de la Côte d’Azur »5.

Gastronomie niçoise et vin de Bellet : une relation distante

S’il y a un élément qui est à la fois un des piliers et un des vecteurs privilégiés de la culture niçoise, c’est bien sa cuisine6. Cuisine dont le corpus de recettes est dûment codifié et distinct, il faut le noter, de celui de la cuisine provençale. La création en 1998 du label « Cuisine nissarde, le respect de la tradition »7 a constitué un temps fort de cette volonté de distinction. Il s’agissait alors de « revaloriser l’authentique cuisine niçoise » souvent dénaturée et galvaudée tout en répondant à une demande grandissante de la part des touristes pour une gastronomie typique à base de produits de terroir.

Cette opération est venue en complément des multiples ouvrages, en particulier ceux signés de grands chefs étoilés de la Côte d’Azur, qui se sont tôt emparés de la tradition culinaire niçoise et ont contribué à la faire connaître auprès de leur clientèle internationale.

Le vin n’est pas un élément du corpus de la cuisine niçoise

Ce qu’il faut d’emblée remarquer à la lecture des recettes compilées dans ces ouvrages est que le vin en est quasiment absent. Absent d’abord des recettes elles-mêmes, la cuisine niçoise est essentiellement composée à base de légumes et il n’y a guère que quelques plats de viande comme la daube à la niçoise ou le civet de lapin qui incorporent du vin ; mais si les recettes préconisent d’utiliser « du vin rouge », aucune mention de sa provenance n’est cependant précisée. On relève la même quasi absence dans le corps des ouvrages et guides culinaires où les vins de Bellet sont, quand ils le sont, simplement mentionnés dans un paragraphe annexe. Par exemple, dans ce qui reste aujourd'hui l’ouvrage de référence : « La bonne cuisine du Comté de Nice », constamment réédité depuis 1972, son auteur Jacques Médecin n’y consacre qu’une demi-page (sur 275) en toute fin de volume, y rendant principalement hommage aux viticulteurs qui ont su maintenir et développer le vignoble, un temps menacé de disparition. Dans le livret des recettes du label « Cuisine nissarde » on ne trouve aucune mention de l’existence des vins de Bellet8. Enfin, dans le guide Gantié9 qui recensait les « bonnes tables et produits gourmands » de la région, aucun viticulteur des Alpes Maritimes n’était cité parmi les producteurs locaux.

Cuisine niçoise et vin ne semblent donc pas relever du même corpus dans les opérations de promotion, même si l’on peut trouver çà et là des recommandations d’accords mets/vins de la part de chefs ou de journalistes, voire même des viticulteurs eux-mêmes à l’occasion d’un article de presse ou d’un ouvrage10.

Le vin n’est pas considéré comme un facteur d’attractivité touristique

On retrouve le même traitement dans les supports de communication touristique du département où le vin occupe là aussi une place mineure si l’on se rapporte à la place prédominante accordée, d’une part, à la haute gastronomie représentée par ses chefs étoilés et, d’autre part, à la cuisine traditionnelle. Deux secteurs qui sont devenus des « produits d’appel » touristiques majeurs pour le département qui joue à travers eux à la fois la carte du luxe international et celle de la tradition locale et du terroir.

Le site internet du Comité Régional du Tourisme Côte d’Azur11, dans sa page « Saveurs et gastronomie » fait en effet une large place aux « Restaurants étoilés » et « Maitres restaurateurs » du département, en donnant la liste complète, ainsi qu’au label « Cuisine nissarde » et à ses restaurants labellisés, détaillant en outre les spécialités sucrées et salées de la région ; Les domaines viticoles du département12 n’apparaissant que dans la sous-rubrique « visites et dégustations » au même titre que les moulins à huile, confiseries, ruchers et autres spécialités… Il faut cependant noter, une possible visite dégustation dans deux domaines de Bellet, à choisir dans les activités proposées par la « Côte d’Azur Card ».

Quant à l’Office du tourisme et des congrès de la ville de Nice13, situé sur la Promenade des Anglais où convergent la majorité des touristes à la recherche d’informations, aucun document signalant l’existence de vignobles sur le territoire niçois, n’est mis à la disposition des visiteurs. Ce n’est que dans le « French Riviera Pass » commercialisé par l’Office du tourisme que l’on trouve une proposition de dégustation dans un domaine de Bellet.

Et si par ailleurs quelques tours opérateurs privés proposent des excursions incluant des visites/dégustations alliant produits locaux et vins, un seul parmi la douzaine repérée propose explicitement la visite du « vignoble de Bellet » avec dégustation, cependant couplée avec la visite de quelques hauts-lieux niçois dans une excursion d’une seule demi-journée !

Le vin per se ne semble donc pas être considéré comme un facteur d’attractivité touristique suffisant pour entraîner des envies de visite ou de séjour.

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Carte 1 : « Le vignoble de Bellet, entre Nice et vallée du Var ». A. Brochot, 2019

Les facteurs de « l’invisibilité »

A partir de ces constats, la question des raisons de cette « invisibilité » médiatique d’un produit généralement considéré comme portant une forte valeur de représentativité mérite d’être posée.

Un micro-vignoble… « caché » dans le tissu urbain

Une première réponse se trouve dans les caractéristiques mêmes du vignoble de Bellet. C’est aujourd'hui ce qu’on peut appeler un « micro-vignoble » dont la superficie totale en production n’excède pas une cinquantaine d’hectares14 exploités par une petite dizaine de domaines sur des superficies allant de 0,8 ha à 13 ha pour le plus important, le Château de Bellet, domaine historique transmis par la famille des barons de Bellet depuis 1667 et qui a donné son nom à l’appellation (Tableau 1).

Les principaux domaines de l’appellation Bellet en 2018

Superficie

Plantée

(ha)

Date de

Création

ou de reprise

Mode Culture

Prix cave

(euros)

Btle 75 cl

Type

exploitation

Château de Bellet

13

16ème siècle

bio

19 – 35

Familial jusqu’en 2012 sur 7 ha. Repris par la S.A.S. La Française REM avec les « Côteaux de Bellet » (6 ha)

Château de Crémat

7

1906

bio

15 – 30

Repris en 2017 par la S.A. Derichebourg

Domaine de Toasc

8

1993

bio

17 - 24

familial

Clos Saint Vincent

6

1993

bio

19,90 – 29,60

familial

Domaine de la Source

5

1991

bio

12 – 29

familial

Collet de Bovis

4

1974

bio

16,5 - 20

familial

Via Julia Augusta

2

1995

14 - 25

familial

Domaine Saint Jean

2

2007

bio

18 - 29

familial

Domaine de Vinceline

0,85

2007

bio

24

familial

Sources : ODG Bellet ; Sites internet ; Presse spécialisée et régionale.

Implanté sur les collines de Crémat et de Saquier qui surplombent, au nord de Nice, la rive gauche du Var, il n’occupe désormais, sur un parcellaire très morcelé, que les interstices épargnés par l’urbanisation massive et le mitage que la région connait depuis les années 1960, en particulier dans la vallée du Var et sur ses coteaux.

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Illustration 1 : Vignes en surplomb de la vallée du Var. Cliché de l’auteur, 2018

En outre, voisinant avec les équipements caractéristiques du tissu périurbain (voies rapides, centres commerciaux, zones d’activité et autres lotissements) il est devenu quasiment imperceptible dans le paysage. Et si un rond-point planté de vignes et d’oliviers vantant les produits de terroir AOC a été aménagé par le département sur la voie rapide à proximité, il reste que les voies d’accès au vignoble lui-même sont peu visibles, d’autant que la signalétique mise en place est largement éclipsée par une multitude de panneaux routiers et d’enseignes commerciales plus ou moins imposants, rendant par ailleurs le développement d’un oenotourisme de passage improbable. La visite du vignoble de Bellet semble donc réservée aux amateurs et suppose une connaissance préalable de son existence.

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Illustration 2 : Le rond-point « AOC » de Saint-Isidore. En arrière-plan les collines de Bellet. Cliché de l’auteur 2008

Illustration 2 : Le rond-point « AOC » de Saint-Isidore. En arrière-plan les collines de Bellet. Cliché de l’auteur 2008

Illustration 3 : Signalisation routière des « Vignobles de Bellet » dans la zone commerciale de Saint-Isidore. Cliché de l’auteur 2018

Une faible communication de la filière

Un autre élément de réponse se trouve dans les pratiques mêmes des vignerons. Il n’y a en effet qu’une très faible communication collective à l’échelle de l’appellation. On serait bien en peine de trouver des documents de présentation de l’ensemble du vignoble, cartes ou brochures…, qui viendraient compenser l’absence de promotion déjà relevée de la part des organismes du tourisme. Le site internet de l’Organisme de Défense et de Gestion (ODG) de l’appellation Bellet15, s’il recense les différents domaines en présentant pour chacun une fiche descriptive, par ailleurs très succincte, n’a pas été mis à jour depuis 2016. Le seul document synthétique disponible aujourd'hui est une brochure éditée en 2011 à l’occasion des 70 ans de l’appellation16… par la ville de Nice.

L’explication avancée par les producteurs17 tient pour une bonne part à la modestie du budget dont dispose l’ODG étant donné le petit nombre de ses membres. Sur les 17.000 euros du budget annuel, environ 4000 sont portés au volet « communication », ce qui ne permet pas de mener des opérations d’envergure. En outre, de l’aveu même de l’un d’entre eux, il y aurait peu de bénéfices à développer l’accueil car ils vendent (principalement aux cavistes et restaurants) la quasi-totalité de leur production et n’ont que peu de stocks.

Les manifestations festives autour du vin, organisées à l’échelle de l’appellation, sont par ailleurs très peu nombreuses. Au dire d’un viticulteur, la Saint-Vincent qui se déroule en janvier à Saint-Roman-de-Bellet18 « se réduit à un apéritif offert à la population ». Quant à la Fête des Vendanges, créée seulement en 2015, si elle profite d’une bonne promotion de la part des médias régionaux, presse ou télévision, elle n’a pas encore semble-t-il l’antériorité nécessaire pour s’imposer dans les habitudes. Surtout, elle se déroule sur le parking municipal à l’entrée de Saint-Roman-de-Bellet ce qui, même si ce parking a été rebaptisé pour l’occasion « place des vignerons de Bellet » et décoré d’une fresque au cours de l’été 2018, ne favorise guère l’accueil des visiteurs. C’est néanmoins le seul endroit avec un autre parking situé à Saint-Isidore au départ de la route menant aux collines que l’on trouve un panneau représentant la carte simplifiée et une liste des domaines, mais celle-ci est obsolète, plusieurs d’entre eux ayant disparu ou changé de propriétaire et de nom.

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Illustration 4 « Place des vignerons de Bellet » à Saint Roman de Bellet et panneaux d’information. Cliché de l’auteur, avril 2018

Illustration 4 « Place des vignerons de Bellet » à Saint Roman de Bellet et panneaux d’information. Cliché de l’auteur, avril 2018

Illustration 5 « Place des vignerons de Bellet » à Saint Roman de Bellet, décorée d’une fresque. Cliché de l’auteur, septembre 2018

Les deux Journées Portes Ouvertes organisées par an dans tous les domaines de l’appellation (en juin et novembre) relèvent plutôt d’opérations à caractère commercial, mais leur régularité, la participation de tous les domaines, la bonne publicité qui en est faite par les médias en font des évènements notables qui attirent nombre de visiteurs, avant tout Niçois. Car c’est là un des objectifs recherché par les organisateurs, renouer un lien distendu avec les Niçois eux-mêmes,« qui ont parfois quelque mal à s’imaginer que leurs collines peuvent abriter un vignoble de qualité »19.

En fait, la plupart des opérations de promotion vers le grand public relève d’initiatives individuelles. Que ce soit par l’accueil au domaine avec visite organisée et dégustation (le plus souvent payante), par des expositions d’artistes ou des concerts, tous tentent d’attirer une clientèle de nouveaux consommateurs. Parallèlement, quelques-uns ont commencé à développer l’accueil sur leur domaine, mais cela reste malgré tout marginal, les conditions pour le développement d’une activité oenotouristique n’étant pas réunies du fait de l’absence de points d’accueil et d’information et du manque de lieux appropriés pour le séjour ou la restauration.

Un marché confidentiel et une image de produit de luxe

La troisième forme d’explication tient à la fois à l’étroitesse du marché et à la qualité du produit qui le positionne sur le haut de gamme.

En fait, étant donné le faible volume de la production (200.000 bouteilles par an), c’est un marché confidentiel, circonscrit aux restaurants locaux, aux cavistes et à certains distributeurs spécialisés où malgré tout les vins de Bellet restent peu mis en avant. Un seul caviste dans le vieux Nice propose la totalité des domaines de Bellet (y compris avec dégustation au verre), les autres ne proposant les vins que de deux ou trois domaines choisis. Quant aux magasins des chaînes nationales comme Nicolas, ils les proposent seulement hors catalogue car ils se vendent dès leur mise en rayon et ne sont pas renouvelés, les acheteurs étant surtout des touristes ou des Niçois qui veulent faire connaître le vin à leurs amis.

En outre, les prix relativement élevés contribuent à orienter les clients qui souhaitent déguster des vins régionaux vers des appellations plus abordables, en particulier les côtes de Provence.

Pour ces mêmes raisons, les vins de Bellet sont souvent sous-représentés sur les cartes des restaurateurs niçois, voire inexistants. Le plus souvent, y compris dans les restaurants traditionnels du vieux Nice, une seule référence est affichée, dans la fourchette de prix la plus élevée (entre 40 et 60 euros) rebutant une clientèle qui préfère se tourner vers des vins de pays plus abordables, les restaurateurs refusant par ailleurs de proposer ces vins au verre étant donné leur faible débit.

Quant aux établissements « étoilés », si le rapport de prix est inversé, les vins de Bellet représentant l’entrée de gamme (75 Euros), ils ne proposent aussi qu’une seule référence, mais cependant avec une dégustation au verre possible.

Enfin, les vins de Bellet, du fait de leur rareté et de leurs prix de vente, souffrent d’une image de produit de luxe peu en accord avec l’image populaire et conviviale véhiculée par la gastronomie niçoise et se voient implicitement réservés si ce n’est à une élite d’initiés, du moins à une consommation des circonstances.

Une paradoxale bonne dynamique

Pourtant, malgré tout ces éléments qui pourraient passer pour des handicaps, c’est une appellation qui connaît une dynamique renouvelée.

Des viticulteurs plutôt jeunes et entreprenants

La plupart des domaines sont aujourd'hui exploités par des viticulteurs plutôt jeunes, soit qu’ils aient repris ou transformé l’héritage familial, soit qu’ils aient créé leur propre exploitation en achetant et replantant des parcelles à l’abandon. Le modèle familial est encore dominant, même si les deux domaines les plus emblématiques de Bellet sont récemment passés aux mains d’acteurs extérieurs, à la viticulture comme à la région, mais qui ont vu en la reprise de ces maisons un investissement d’avenir20 (tableau 1).

Optimisme partagé par beaucoup au dire de ce viticulteur : « Le vin de Bellet a le vent en poupe, la preuve les vignerons veulent acheter des vignes »21, et cela malgré les difficultés générées par la pression foncière et immobilière et malgré les coûts d’investissement prévisibles. On estime à quelques 20 hectares les superficies encore « plantables », mais en majorité sur des terrains en friche ou sur le maquis, nécessitant par conséquent de gros travaux et moyens pour les réaliser22. Ils ont cependant à lutter contre certains propriétaires de terrain qui font pression pour déclasser les terres agricoles en terrain à bâtir aux tarifs infiniment plus lucratifs que la vigne23.

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Illustration 6 : Nouvelles terrasses. Cliché de l’auteur, avril 2018

Le parti pris de la qualité

Bellet est aussi une appellation qui a pris dès sa naissance en 1941 le parti pris de la qualité en édictant des règles de production compatibles avec l’ambition de produire des grands crus (sélection des cépages, retour aux cépages autochtones, matériel de vinification…). Le vin clairet produit jusqu’alors a laissé progressivement la place à des vins plus élaborés : « on est passé d’un vin de force à un vin de qualité »24.

Puis, au début des années 2000, s’est imposé le tournant de la production biologique, autant pour améliorer encore la qualité que pour justifier des prix élevés relativement aux autres vins de la région. Aujourd'hui, la quasi-totalité des surfaces est exploitée en bio, voire en biodynamie pour certaines parcelles. Ce qui représente un atout non négligeable auprès des consommateurs toujours plus attentifs aux signes de qualité.

Ce positionnement dans le haut de gamme, s’il a conduit à un certain désintérêt de la part des Niçois du fait de ses tarifs n’en a pas moins permis de faire figurer les vins de Bellet sur les plus grandes tables des restaurants de la Côte d’Azur et d’être présents à l’occasion d’événements prestigieux. Ainsi, on rappelle volontiers qu’ils « furent servis au sommet des chefs d’Etat et de gouvernement de Versailles en 1982, au sommet européen en 2000, à celui de l’OTAN en 2005 et au dîner de gala qui a suivi la cérémonie religieuse du mariage du Prince Albert de Monaco. »25

Un soutien appuyé des pouvoirs locaux

Autant d’éléments de distinction qui incitent les pouvoirs locaux à valoriser la présence de produits emblématiques sur le territoire de leur collectivité, bien conscients du prestige que procure des appellations reconnues26. Les viticulteurs de Bellet peuvent ainsi compter sur le soutien appuyé de la ville de Nice qui multiplie les mesures de protection et les opérations de promotion27.

« Les vignobles et les oliveraies de Bellet et Crémat » font ainsi l’objet de mesures et recommandations distinctes dans le Plan Local d'Urbanisme de la ville de Nice28, leur préservation étant assurée par leur maintien en Zone Agricole.

Par ailleurs, plusieurs opérations qui visent à promouvoir les produits locaux ont été lancées par la ville : reprise et développement de la marque « cuisine nissarde » ; organisation de fêtes traditionnelles au cours desquelles les producteurs locaux sont invités à présenter leurs produits ; prix offerts aux producteurs primés dans les concours agricoles ; campagne d’affichage prévue sur les autobus avec le slogan « Bellet, un vignoble dans la ville »… et en juillet 2017 ouverture d’une boutique au centre de Nice, où les producteurs des communes appartenant à la Métropole Nice Côte d’Azur peuvent venir y déposer leurs produits29. Baptisée « Le goût de Nice. Secrets et saveurs du pays », ce lieu de vente met en quelque sorte le terroir et ses produits à disposition des habitants, souvent peu enclins à parcourir la région pour aller s’approvisionner chez les producteurs, et des touristes qui trouvent là un éventail complet des spécialités régionales. Les vins de Bellet y figurent parmi les produits particulièrement mis en avant, chaque domaine faisant l’objet d’une fiche de présentation, suscitant l’intérêt pour le produit comme pour son producteur30. Ainsi, le vin reprend sa place au sein du corpus des produits du terroir niçois et se voit offrir une visibilité nouvelle.

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Illustration 7 : La boutique « Le goût de Nice », ouverte en juillet 2017. Cliché de l’auteur, 2018.

Illustration 7 : La boutique « Le goût de Nice », ouverte en juillet 2017. Cliché de l’auteur, 2018.

Illustration 8 : Intérieur de la boutique et présentation des vins de Bellet. Cliché de l’auteur, 2018.

Conclusion

Le vignoble de Bellet jouit aujourd'hui d’une grande vitalité grâce à une nouvelle classe de vignerons qui a misé sur le développement d’une vitiviniculture répondant à des critères de qualité. Pour autant, la faible production globale de l’appellation ne l’autorise pas à sortir d’une certaine confidentialité, voire de l’isolement, étant donné la faiblesse des circuits de médiatisation et de commercialisation qui restent avant tout circonscrits à l’échelle régionale. Il semble que l’on ait atteint un point d’équilibre difficilement modifiable en l’absence de possibilités d’extension conséquentes.

Avec la création de l’appellation, le vin de Bellet avait perdu la dimension populaire qu’il revêtait jusqu’aux années 1940, passant d’un vin clairet accompagnant volontiers la cuisine traditionnelle à un vin de prestige réservé à des consommateurs avertis et à des moments choisis. Ce changement de statut a largement contribué à dissoudre le lien existant entre les Niçois et leur terroir, au point que beaucoup n’en ont plus qu’une vision lointaine et désincarnée. Pourtant, ce lien apparaît en voie de recréation grâce à l’évolution générale de la demande des consommateurs pour les produits locaux, d’une part, et grâce au volontarisme affiché par les édiles politiques de la région en faveur de la revalorisation des éléments de distinction de la culture niçoise, dans un contexte d’affirmation de la « métropole azuréenne » au sein de la grande région Provence-Alpes-Côte d’Azur, d’autre part.

Le vin de Bellet (re)devient ainsi partie prenante d’un système de représentation et d’identification qui allie la ville de Nice à son terroir agricole, à ses produits et spécialités et, partant, à sa gastronomie.

Bibliographie

- « Bellet, 70 ans d’appellation d’origine contrôlée, 1941-2011 », Ville de Nice, 2011 (document téléchargeable sur : http://vindebellet.com/accueil/Bellet-70ans.pdf)

- Olivier BETTATI, « Bellet, le vignoble niçois », Verlhac Editions, 2012, 225 p.

- Aline BROCHOT, « Cuisine nissarde et particularisme niçois », Géographie et Cultures, n°50, 2004, pp. 45-61.

- Philippe MOUSTIER. « Des vignobles provençaux dans la ville : Bellet, Cassis, Palette ». In: Sud-Ouest européen, tome 21, 2006. Territoires et paysages viticoles (Coordonné par Michel Réjalot) pp. 65-75

- Orso PHILIPI (dir.), « Le Mémorial du pays niçois 1968-1998 », Nouméa, Editions Planète Mémo, 1999, 591 p.

Notes

1 Dans le « Mémorial du Pays Niçois 1968-1998 », ouvrage de prestige publié en 1999 pour célébrer les grandes heures et figures de Nice, un chapitre entier : « Esprit populaire et cuisine des anges », est consacré aux produits et spécialités régionales et à leurs plus illustres médiateurs. pp. 47-61 dans Orso PHILIPI (dir.), « Le Mémorial du pays niçois 1968-1998 », Nouméa, Editions Planète Mémo, 1999, 591 p. Retour au texte

2 Le département des Alpes maritimes est après Paris le deuxième foyer de tables étoilées par le Guide rouge Michelin. La plupart des grands chefs de la Côte d’Azur ont incorporé et revisité les recettes traditionnelles dans leurs menus, en faisant pour certains des « plats signature ». Retour au texte

3 Décret du 11 novembre 1941 définissant les conditions de contrôle du « Vin de Bellet » ou « Bellet ». Retour au texte

4 Mémorial du Pays niçois 1968-1998, Op. cit, p. 149. Retour au texte

5 « Bellet, 70 ans d’appellation d’origine contrôlée, 1941-2011 », Préface du maire de Nice Christian Estrosi, 2011. Retour au texte

6 Aline BROCHOT, « Cuisine nissarde et particularisme niçois », Géographie et Cultures, n°50, 2004, p. 45-61. Retour au texte

7 Marque collective déposée à l’INPI en 1998. Retour au texte

8 « Cuisine nissarde, le respect de la tradition ». Livret de recettes édité par l’UDOTSI (Union Départementale des Offices du Tourisme et Syndicats d’Initiative des Alpes Maritimes) en 1998. Retour au texte

9 Jacques GANTIE, « Le Guide Gantié Provence Côte d’Azur, Ligurie et Piémont. 800 bonnes tables, 500 produits gourmands ». La parution a cessé en 2017. Retour au texte

10 Le seul ouvrage présentant le vignoble de Bellet fut édité en 2012 par le propriétaire d’un petit domaine, par ailleurs impliqué dans la vie politique locale : Olivier BETTATI, Bellet, le vignoble niçois, Verlhac Editions, 2012, 225 p. A ranger dans la catégorie « beaux livres », il décrit tour à tour et très succinctement l’histoire, l’œnologie, les domaines de Bellet et, dans une dernière partie, les recettes des plats emblématiques de la cuisine niçoise présentées par des personnalités locales. Mais de façon symptomatique, aucun vin n’est conseillé pour accompagner ces plats. Retour au texte

11 Organisme institutionnel départemental de marketing territorial et développement touristique : http://www.cotedazur-tourisme.com/a-faire/degustation-06_1745.html Retour au texte

12 Outre Bellet, sont mentionnés quelques autres domaines appartenant à des aires viticoles de moindre importance : sur la commune de Villars-sur-Var (6 ha) la seule classée en Côtes de Provence ; sur les communes de Saint-Paul-de-Vence (2ha), Tourrettes-sur-Loup (1ha) et Saint-Jeannet (4,5 ha) en vin IGP pour la partie niçoise ; Et le vignoble de Saint-Honorat (8ha) dans la partie provençale. Retour au texte

13 http://www.nicetourisme.com/ Retour au texte

14 51 hectares en production en 2018 (pour les Vins, Jus et Mouts AOP, AGRESTE, Mémento 2018). L’aire d’appellation s’étend sur 650 hectares, mais on estime aujourd'hui que seuls 20 hectares sont encore susceptibles d’être plantés au prix de défrichements et travaux importants. Retour au texte

15 http://vindebellet.com/odg/odg.html Retour au texte

16 « Bellet, 70 ans d’appellation d’origine contrôlée, 1941-2011 », Op. cit. Retour au texte

17 Enquêtes réalisées auprès de trois d’entre eux en avril 2018. Retour au texte

18 Saint Roman de Bellet représente le « centre » du vignoble de Bellet et le seul lieu de rassemblement sur la Route de Bellet, artère principale du vignoble. Retour au texte

19 Mémorial du Pays niçois, Op. cit., p.54. Retour au texte

20 Le domaine du Château de Bellet a été vendu en 2012 par le dernier représentant de la famille des barons de Bellet à une Société de gestion de SCPI, La Française REM ; le Château de Crémat a été racheté en 2017 par la S.A. Derichebourg suite à la faillite de son précédent propriétaire. Retour au texte

21 Entretien avril 2018. Retour au texte

22 Le président de l’ODG estime à 150.000-200.000 euros par hectare le coût total de l’opération : arrachage, défrichement, plantation (12,5° des raisins et des hommes, #4 mars 2018, p.51) Retour au texte

23 Le prix moyen des vignes AOP était de 245.000 Euros/ha en 2016 (Agreste PACA, Mémento de la statistique agricole, avril 2018, p.29). Retour au texte

24 Entretien avril 2018. Retour au texte

25 A propos des vins du Château de Bellet (Bettati, Op. cit., p. 148) et du Clos Saint Vincent (p. 142). Retour au texte

26 Les Alpes Maritimes abritent deux AOC, « Bellet » et « Huiles et olives de Nice ». Retour au texte

27 D’autant plus, sans doute, que l’un des propriétaires de vignes occupe une position importante au sein de la municipalité et de la vie politique locale. Retour au texte

28 Orientation 1.6 : « Prendre en compte et soutenir les activités agricoles » du PLU, approuvé par le conseil communautaire le 23 décembre 2010. Retour au texte

29 Après dépôt d’un dossier de candidature auprès de la chambre d’Agriculture. Le candidat doit être agriculteur à titre principal et proposer des produits sous signe de qualité ou avec une marque reconnue. Après validation des produits par un comité de sélection, une convention de dépôt/vente, faisant office de charte d’engagement qualité, est signée avec la Métropole Nice Côte d’Azur. 5 employés sont rémunérés par la Métropole. Retour au texte

30 Vins et confitures sont les produits qui ont le plus de succès auprès des touristes selon la directrice de la boutique. Retour au texte

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Aline Brochot, « La très discrète place du vin de Bellet dans la promotion de la gastronomie niçoise », Territoires du vin [En ligne], 10 | 2019, publié le 16 octobre 2019 et consulté le 28 mars 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/territoiresduvin/index.php?id=1778

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Aline Brochot

UMR CNRS 7533 LADYSS

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