Introduction
La Hongrie est l’un des grands pays viticoles européens1. Vingt-deux régions délimitées produisent une très large gamme de vins dont le plus réputé depuis le XVIIIe siècle est sans conteste le vin de Tokaj. En effet, l’Aszú, grand vin liquoreux au procédé de vinification unique, est alors réputé et consommé dans l’Europe entière et ce jusqu’au début du XXe siècle. Fort du succès obtenu auprès des élites européennes qui en font un vin de luxe et de prestige, le vin de Tokaj est depuis lors perçu comme l’un des symboles de la nation. Pourtant, si le nom de Tokaj reste pour les Hongrois un mot magique, il faut bien admettre que les vins produits dans cette région, et en particulier l’Aszú, ont été quelque peu oubliés par les consommateurs européens, qui en ont perdu à la fois la connaissance et le goût.
Les causes de cet effacement sont multiples, historiques en tout premier lieu. Tout au long du XXe siècle, c’est un enchaînement de circonstances parfois dramatiques qui conduisent à la disparition du vin de ses marchés traditionnels. Ce n’est qu’à partir des années 1990 que la reconquête est amorcée, profitant de la dynamique nouvelle née de la transition politique et de la reprivatisation de l’économie.
Aujourd'hui, le vignoble de Tokaj doit trouver les voies et moyens pour reconquérir sa place sur l’échiquier international dans un contexte peu favorable à son produit-phare, le vin liquoreux. Cela passe par la requalification de l’image des vins, l’adaptation de la production à une demande des consommateurs en évolution rapide, l’émergence de nouveaux produits et la recherche de nouveaux débouchés commerciaux.
Vignoble et vins de Tokaj
Situé à l’extrême nord-est de la Hongrie, le vignoble de Tokaj est implanté sur les pentes de l’ancien massif volcanique de Zemplén, au contact de zones humides formées par les rivières Bodrog et Tisza et leur confluence, qui constituent un milieu favorable à la formation du Botrytis cinerea, pourriture noble nécessaire à l’élaboration du vin Aszú.
Délimitée dès 1737 par décret royal, l’aire d’appellation comprend aujourd'hui 27 communes, les superficies plantées avoisinant les 6000 hectares. On compte globalement quelques 7000 producteurs de raisin, mais seulement 300 vinificateurs dont une cinquantaine qui produit régulièrement des vins Aszú.
La production et la vinification sont dominées par une dizaine de très grands domaines de plus de 50 hectares2 et une classe intermédiaire d’une quarantaine d’exploitations de 10 à 45 hectares. La majorité des exploitants opère au sein de plus petites unités (1 à 10 ha) aux côtés d’une myriade de propriétés souvent inférieures à 1 hectare3, des lopins familiaux tenus par des vignerons fournisseurs de raisins ou qui cultivent pour leur consommation domestique.
Six cépages blancs sont autorisés par l’Appellation4 dont le Furmint, cépage-roi de la région, qui couvre environ 60% des surfaces et le Hárslevelű qui représente 1/3 des plantations. Si la gamme traditionnelle ne proposait que des vins doux, la palette des vins s’est élargie pour proposer aujourd'hui une gamme complète allant du plus sec au plus sucré. (cf. : Tableau 1). Pourtant, dire « vin de Tokaj » renvoie encore en tout premier lieu au vin liquoreux et à l’Aszú.
L’Aszú, un vin unique
L’Aszú5 est d’abord un vin unique par son procédé d’élaboration. Les raisins botrytisés, récoltés à la main grain par grain, sont ajoutés à un moût en fermentation ou à un vin nouveau dans des proportions bien définies selon le degré de sucre résiduel souhaité (5 ou 6 puttonyos6) et laissés à macérer de 1 à 3 jours. Après un nouveau pressurage une nouvelle phase de fermentation est opérée en cuves. Puis les vins sont mis en barrique pour l’élevage pendant une durée minimum de 18 mois avant la mise en bouteille, la commercialisation ne pouvant intervenir avant le 1er janvier de la troisième année après la récolte.
Tableau 1 : La gamme des vins de Tokaj
TYPES DE VINS | Sucre résiduel minimum (g/l) | CARACTERISTIQUES |
Eszencia | 450 | Jus libéré par pressurage nature (sous leur propre poids)l des grains aszú |
Tokaji Aszú 6 puttonyos | 150 | Vin Aszú : Assemblage de grains aszú récoltés grain par grain avec un vin ou un moût de base ; Elevage pendant 2 ans minimum dont 18 mois en fût de chêne |
Tokaji Aszú 5 puttonyos | 120 | |
Édes Szamorodni | 60 | Szamorodni doux : Vin issu de grappes vendangées tardivement, en partie botrytisées ; Pressurage des grappes entières ; Elevage pendant au moins 1 an dont 6 mois en fût de chêne |
Fordítás | 45 | Vin doux issu d’une deuxième macération sur grains aszú et nouveau pressurage |
Máslás | 45 | Vin doux élaboré au contact des lies de vins aszú |
Késői Szüret édes | 45 | Vendanges tardives ; élevage en barrique |
Késői Szüret felédes | 19 | Vendanges tardives ; Semi-sucré |
Félszáraz Borok | 9 | Vins semi-secs |
Száraz Szamorodni | Szamorodni sec : Vin sec issu des raisins de vendange tardive, élevé en fût, souvent sous voile ou d’une façon oxydative | |
Fehér bor | Vin blanc issu de grappes saines, non botrytisées (Furmint, Hárslevelű) | |
Pezsgő | Vin effervescent |
Source : Tokaj Product Specification.
Tokaj, un emblème national
C’est sa spécificité qui en a fait un vin à part, réputé dans toute l’Europe et qui a fait la richesse et la réputation de la région de Tokaj dès la fin du XVIIe siècle. Il est alors servi, en même temps que le champagne, sur les plus grandes tables de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie européenne. La légende voulant que ce soit Louis XIV qui l’ait baptisé « le roi des vins, le vin des rois »7 lorsque le prince Ferenc Rákóczi II, à la recherche de soutiens dans la lutte d’indépendance qu’il menait alors contre les Habsbourg, le lui aurait fait découvrir8. Vaincu, ce dernier fut contraint à l’exil et ses biens confisqués, mais le vin de Tokaj était devenu non seulement une source de revenus appréciable mais aussi un des symboles forts de la nation magyare. Evoqué dans l’hymne national9, le nom de Tokaj suffit à convoquer les grandes heures et les grandes figures du pays ainsi que le soulignait, il y a peu encore, le ministre du développement rural : « Le vin de Tokaj, c’est toute la Hongrie dans une bouteille »10. De fait, la région est continuellement l’objet de politiques de protection et de valorisation « d’intérêt national ». Ainsi, « la Région viticole historique de Tokaj » est depuis 2002 l’un des huit sites hongrois inscrits sur la Liste du Patrimoine mondial par la volonté expresse de l’Etat. C’est aussi l’une des trois « Régions de développement prioritaire » qui ont été désignées par le gouvernement en 201411, bénéficiant à ce titre d’importants programmes pluriannuels de subventions publiques.
Pourtant, si la région et le nom même de Tokaj demeurent au cœur du référentiel culturel et identitaire de la Hongrie, les producteurs de l’appellation ne peuvent que constater la moindre présence des vins de Tokaj sur le marché à l’export, loin d’être en rapport avec leur réputation passée. A titre d’illustration, il suffit d’observer la faiblesse actuelle de l’offre sur le marché parisien, que ce soit dans les grandes enseignes spécialisées ou chez des cavistes réputés 12 où seuls quelques connaisseurs savent pouvoir le trouver.
De l'effacement à la renaissance
Les causes de cet effacement sont en tout premier lieu historiques. C’est en effet une longue série de ruptures et de traumatismes qui, à partir de la fin du XIXe siècle, va conduire à l’isolement du vignoble et à l’oubli de ses vins pendant près d’un siècle.
La crise phylloxérique va ici comme ailleurs durement toucher le vignoble qui est détruit à près de 90% entre 1885 et 1891. Il est replanté à partir de 1892, mais seulement au deux tiers de ses superficies lorsque survient la première Guerre Mondiale, qui va avoir des conséquences dramatiques pour la région. L’application du traité de Trianon de 1920 ampute en effet la Hongrie des deux tiers de son territoire et la région de Tokaj devient alors frontalière, trois communes de l’Appellation passant en Slovaquie.
Ainsi coupé de ses débouchés traditionnels, notamment la Pologne par laquelle transitait une bonne partie du négoce européen13, le marché des vins de Tokaj à l’export connait un ralentissement sévère qui va, alliant désorganisation et mévente, affecter durablement la région. Les conséquences de la seconde Guerre Mondiale vont à nouveau porter un coup très dur aux structures de commercialisation et à leurs acteurs, principalement les négociants juifs qui maitrisaient jusqu’alors les circuits de distribution. La Hongrie va ensuite basculer dans l’orbite soviétique avec, dès 1948, un changement drastique des conditions de production et des structures commerciales du vignoble. Les grands domaines privés, seuls présents sur le marché à l’export, sont nationalisés (1300 hectares sur les 7000 plantés alors), la production et la mise en bouteille deviennent un monopole d’Etat14. Une ferme d’Etat, le Borkombinat (combinat du vin) est créée en 1952 et orientée vers une production de masse de vins de faible qualité, principalement à destination du marché russe. Aussi, lorsque survient la disparition du « bloc de l’Est » à la fin des années 1980, le vignoble est en plein marasme, le Borkombinat coupé de ses débouchés à l’Est est en quasi faillite et les vins de Tokaj ont disparu des habitudes de consommation en Europe de l’ouest et par conséquent des marchés internationaux.
C’est un constat amer qui est fait par les artisans de la privatisation décidée par le gouvernement hongrois en 1990, qui ont à faire face à la fois à la désorganisation des structures de production, à la perte de visibilité des vins de Tokaj auprès des consommateurs européens et à la dévalorisation de leur image, assimilés à des vins de qualité médiocre.
La « Renaissance »
Aussi, la période qui s’ouvre avec la Transition politique va être entièrement consacrée à la restructuration du vignoble et à la requalification de ses vins.
Cela commence avec le démantèlement du Borkombinat et la restructuration de la production sur la base de quelques grands domaines. Sur les 1300 hectares qui constituaient la ferme d’Etat, 400 hectares sont réservés pour la « recréation » de cinq grands domaines historiques et emblématiques de l’Appellation. Tous sont repris par des sociétés étrangères déjà fortement investies dans le monde viticole : quatre sont françaises, filiales de compagnies d’assurances (GAN, AXA) et une est espagnole, appartenant au groupe Vega Sicilia.
Parallèlement, 800 hectares sont redistribués sous la forme de « bons de privatisation » aux anciens propriétaires ou à leurs descendants, qui vont s’attacher à recréer des domaines familiaux, ainsi qu’aux employés du Borkombinat. Enfin 100 hectares sont conservés par l’Etat qui crée une société de vinification et de commercialisation afin de permettre aux petits propriétaires de vendre leur raisin. Dans le même temps, d’autres investisseurs étrangers (anglais, américains, néerlandais, japonais, français…) viennent s’implanter en reprenant ou en s’associant à des coopératives de villages devenues autonomes, quelques producteurs locaux « pilotes » créant de leur côté leur propre domaine.
Les changements sont extrêmement rapides. En une décennie des structures de production de pointe sont recréées avec pour mot d’ordre général la relance d’une production de qualité des vins Aszú et la réinsertion des vins de Tokaj sur le marché mondial.
Les années 2000 voient la dynamique d’installation se poursuivre avec l’arrivée de nouvelles classes d’acteurs. A côté des familles locales qui développent l’exploitation familiale à partir de rachats de lopins de vigne pour arriver à constituer des propriétés de taille économique (de 5 à 20 ha), ce sont aussi des industriels ou hommes d’affaires attirés par le prestige de Tokaj qui créent des domaines relativement importants pour certains (20 à 45 ha). Installations qui sont largement facilitées par l’entrée de la Hongrie dans l’Union Européenne en 2004 qui fait affluer les subventions pour la création d’unités nouvelles et la construction de bâtiments d’exploitation.
Si les conditions pour une production de vins de qualité sont rapidement restaurées, l’image et l’attractivité des vins de Tokaj peinent pourtant à se reconstruire. Car aux causes historiques et factuelles, il convient en effet d’ajouter d’autres facteurs, économiques, culturels voire sociétaux. Les producteurs de Tokaj ont en effet à composer avec une conjoncture internationale qui leur est désormais peu favorable. Outre l’émergence de nouveaux pays producteurs qui amplifie la concurrence sur les marchés internationaux du vin, l’évolution des goûts en matière de gastronomie, la demande de plus en plus forte d’autres boissons (alcoolisées ou non) jugées plus faciles d’accès ou plus dans l’air du temps, en particulier auprès des jeunes consommateurs, handicapent fortement le redéploiement de la gamme traditionnelle des vins de Tokaj, y compris en Hongrie. A cela s’ajoutent les prix élevés des vins Aszú qui paraissent dès lors réservés à une élite de consommateurs avertis et de connaisseurs15.
Les voies de la reconquête
Aussi, de nouvelles stratégies sont mises en œuvre pour redéfinir les cadres légaux de l’appellation, adapter la production à cette nouvelle donne et renouveler l’image des vins de Tokaj.
Requalification des vins Aszú
Cela passe d’abord par la mise en place de nouvelles règles de l’Appellation par les instances professionnelles régionales et nationales. L’objectif est triple : conforter la place de l’Aszú au sommet de la catégorie des vins liquoreux, renforcer les contrôles et simplifier la gamme des types de vins afin d’en faciliter la compréhension.
Dans un premier temps, en 2013, plusieurs amendements sont apportés au « Tokaj Product Specification »16. La principale mesure concerne le relèvement du taux minimum de sucre résiduel nécessaire pour pouvoir prétendre à la dénomination « Aszú ». Seuls désormais, les vins présentant plus de 120 g/litre, peuvent être commercialisés sous ce seul nom. L’indication du nombre de puttonyos n’est plus obligatoire et relève du choix du producteur dans une démarche de marketing (cf. Tableau 2). En 2016, une nouvelle série d’amendements porte principalement sur les autres types de vin botrytisés traditionnellement produits dans la région (Szamorodni, Fordítás, Máslás) : abaissement du vieillissement minimum pour une mise sur le marché plus précoce ; abaissement ou relèvement du degré d’alcool minimum selon les vins ; révision des normes d’étiquetage… Ces différentes mesures visent à donner plus de liberté aux viticulteurs dans la « stylisation » et l’élevage de leurs vins tout en maintenant ou imposant un niveau de qualité minimum.
Tableau 2 : Spécifications des vins Aszú.
SPECIFICATIONS AVANT 2013 | SPECIFICATIONS APRES 2013 (L’indication du nom et du nombre de puttonyos n’est plus obligatoire) | |||||
Mesures traditionnelles | Sucre résiduel minimum (g/L) | Alcool minimum (%) | Vieillissement minimum, années (dont en fût) | Sucre résiduel minimum (g/L) | Alcool minimum (%) | Vieillissement Minimum, années (dont en fût) |
Aszú 3 puttonyos | 60 | 9% | 3 (2) | |||
Aszú 4 puttonyos | 90 | 9% | 3 (2) | |||
Aszú 5 puttonyos | 120 | 9% | 3 (2) | 120 | 9% | 2 (1,5) |
Aszú 6 puttonyos | 150 | 9% | 3 (2) | 150 | 9% | 2 (1,5) |
Eszencia | >450 | 1,2% | 3 (2) | >450 | 1,2% |
Source : Tokaj Product Specification, 2013.
Diversification de la production
Encore marginale dans les années 1990, la production de vins blancs secs connait une augmentation significative à partir des années 2000. Outre le fait que ce type de vins répond à une demande croissante pour des vins réputés plus conviviaux, susceptibles d’accompagner tout un repas et surtout moins chers, cette formule présente aussi l’avantage d’assurer des rentrées de trésorerie plus régulières. Dès lors, tous, grands et petits, s’engagent dans cette voie à un plus ou moins fort degré d’investissement et de qualité.
Corrélativement, on observe une baisse importante de la vinification en vins Aszú, surtout de la part des petits et moyens producteurs qui ne disposent pas des réserves financières nécessaires pour pallier les manques à gagner éventuels de mauvaises années, les grands domaines des investisseurs seuls présents à l’export continuant de leur côté à en faire le centre de leur gamme.
Parallèlement, les vins « demi-secs » ou « demi-doux », traditionnellement produits dans la région au sein de plus petites unités, demeurent sur le marché, offrant des alternatives intéressantes aux producteurs autant qu’aux consommateurs.
Les années 2010 apportent de nouveaux développements avec l’apparition, totalement inédite à Tokaj, de vins effervescents. Les premières expérimentations sont menées dès 2012 par un vigneron indépendant qui, encouragé par le succès rencontré, se lance dans une production régulière17. Il est rapidement imité, y compris par quelques grands et moyens domaines qui peuvent ainsi proposer une gamme complète d’une dizaine de vins, secs, demi-secs, de type vendanges tardives, Aszú, effervescent… et donc une amplitude de prix potentiellement accessibles pour tout amateur.
Promotion du terroir
Accompagnant l’essor des vins blancs secs, un autre phénomène se développe à la fin des années 2000, celui de la promotion du « terroir » à travers la multiplication de cuvées parcellaires qui, autant pour attester de la provenance de ses vins, a fortiori lorsqu’ils sont issus de crus réputés, est aussi destinée à se distinguer d’une concurrence qui s’est considérablement accrue sur ce segment.
Parallèlement, des « vins de village » (appellations communales) font aussi leur apparition. Qu’ils soient vinifiés au sein d’une seule unité à partir de raisins de plusieurs producteurs de la commune ou qu’ils soient vinifiés séparément par chaque producteur puis assemblés, le but est le même : faire connaître le village, son terroir et ses vins et créer une marque distinctive au sein de la région18.
Marché et image
Aujourd'hui l’Appellation commercialise de 100.000 à 120.000 hl de vin par an, dont 20 à 25% de vins blancs secs, 50 à 60 % de vins demi-doux, 10 à 15% de vins de type vendange tardives, mais seulement 5 à 8 % de vins Aszú.
Les exportations, tous types de vin confondus19, représentent environ 40 % de la production totale, la plus grosse part allant à destination du marché européen. Si la Pologne, la France, la Russie ou la Grande-Bretagne, consommateurs historiques, sont encore les plus gros clients, on note par ailleurs depuis 200520 des progressions spectaculaires sur certains marchés, USA et Chine en tout premier lieu.
Malgré ces évolutions favorables, la promotion internationale des vins de Tokaj souffre encore de quelques faiblesses. Si les investisseurs internationaux de la première heure ont rapidement entrepris de refaire de « Tokaj » une marque universellement reconnue et valorisée, chacun n’en a pas moins développé sa propre stratégie en mobilisant ses réseaux de distribution et en menant des opérations de communication dans une stricte logique de marketing maison. C’est dans la même logique que nombre de maisons, petites ou moyennes, tentent d’assurer une présence régulière dans les salons internationaux21 malgré des coûts de participation élevés.
La promotion collective de l’Appellation s’avère, elle, plus délicate. Si l’entreprise d’Etat22 ambitionne de représenter les vins de Tokaj, en particulier dans les salons et manifestations professionnelles à l’étranger, il n’y a encore pour l’heure aucun organisme de promotion qui puisse porter cet objectif pour l’ensemble de l’Appellation. D’autant que la question du financement d’une telle structure à laquelle participerait l’ensemble des acteurs de la région semble constituer le frein majeur à une telle entreprise, les intérêts particuliers l’emportant sur le désir de reconnaissance globale. Seule la Confrérie de Tokaj (Borlovagrend) parvient à remplir la mission qu’elle s’est donnée en incarnant l’excellence des vins de Tokaj à l’étranger : « The aim of the Confrérie is to represent the Tokaj Wine Region and Tokaji wines in Hungary and abroad to reposition Tokaj as the treasure it is »23.
L’exportation des vins Aszú constitue un autre défi pour les producteurs de l’Appellation. Subissant l’évolution des goûts et la perte d’intérêt des consommateurs occidentaux, ils ont en effet à faire face à une mévente importante. Déficit compensé au moins en partie par l’ouverture aux marchés asiatiques où les liquoreux s’accordent bien avec les mets sucrés-salés de la cuisine traditionnelle, d’une part, et surtout avec le développement d’un marché de collectionneurs prêts à investir dans des cuvées d’exception, d’autre part. En témoignent par exemple les records enregistrés lors des ventes aux enchères annuelles organisées à Tokaj depuis 2013 par la Confrérie en particulier sur le marché britannique. Le succès est tel qu’elles se déroulent désormais en parallèle avec Londres où elles sont relayées en direct en vidéo. En 2018, un tiers du montant total des ventes y a été enregistré. En 2019, le nom de Tokaj est de plus apparu à la Une de la presse internationale avec une annonce qui a fait sensation : « The World’s Most Expensive Wine Is From Hungary » : une cuvée exceptionnelle d’Eszencia de 2008, qui a été proposée aux amateurs en édition limitée au prix de 40.000 USD !24
Pour autant, c’est sur la promotion du Furmint, cépage dominant de l’Appellation, que portent dorénavant le gros des efforts de communication à travers des manifestations professionnelles et des campagnes grand public en Hongrie et à l’étranger. La plus importante d’entre elles est le « Furmint february », mois au cours duquel dégustations, dîners et animations diverses s’enchaînent. Organisée à Budapest depuis 2010, elle est « exportée » depuis 2019 à Londres où elle connait un véritable engouement25. Une grande soirée dégustation inaugure traditionnellement l’opération au cours de laquelle l’ensemble des producteurs de Furmint de Hongrie est invité à venir présenter ses vins. Les producteurs de Tokaj y sont en majorité et trouvent ainsi l’occasion de valoriser auprès d’un large public la gamme de leurs vins produits à base de Furmint, l’Aszú point d’orgue de toute dégustation, retrouvant ainsi sa place au sommet de la hiérarchie.
Conclusion
Le vignoble de Tokaj poursuit la mutation entamée dans les années 1990 grâce à la refonte complète des structures et normes de production. Cette mue n’est pourtant pas achevée et de nouvelles transformations se dessinent qui risquent de modifier sensiblement « l’écosystème » de l’Appellation.
La part de plus en plus importante prise par les vins blancs secs – on estime à 60-65% leur proportion dans la production totale à la fin des années 2020 ! L’intérêt croissant pour les vins effervescents et la diminution corrélative de la vinification des vins Aszú ont déjà profondément transformé les modèles de production, le marché et l’image globale de Tokaj quand, par exemple, certains ne produisent plus qu’un seul type de vin, sec ou effervescent. Si de leur côté les grandes maisons continuent à faire de l’Aszú leur produit-phare, elles n’en suivent pas moins ces tendances voire même les initient. Quelques unes en effet, autant par souci de diversification qu’en réponse au défi posé par le réchauffement climatique, se sont récemment lancées dans des expérimentations nouvelles, notamment l’implantation sur quelques parcelles-test de cépages… rouges.
Si elles répondent de fait aux injonctions du marché et permettent aux producteurs de la région de maintenir la rentabilité de leur exploitation, ces nouvelles orientations n’en amènent pas moins à s’interroger sur l’avenir de la région et sur la pérennité de l’association traditionnelle dans l’inconscient collectif entre le nom de Tokaj et l’Aszú. Ne comportent-elles pas le risque de faire perdre sa spécificité et son pouvoir emblématique à ce vignoble historique en en faisant finalement un vignoble « comme les autres » ?