Entre public et privé, la difficile gouvernance des vignobles du nord de l’Aquitaine

Résumés

La gestion de la filière vitivinicole est un exemple souvent mis en avant de « bonne » cogestion entre les pouvoirs publics et les acteurs privés que sont les professionnels. La gestion de la profonde crise structurelle que ne finissent pas de traverser les vignobles français, en suscitant des réformes à tous les échelons, est une excellente occasion d’analyser les jeux de pouvoirs entre les différentes acteurs de la filière, bien sûr, mais aussi et tout particulièrement entre ces derniers et leur environnement politique et social. A partir de l’étude des vignobles du nord de l’Aquitaine nous constaterons une nouvelle fois la difficulté d’établir une véritable gouvernance associant tous les partenaires concernés. Pour le moment l’immobilisme l’emporte sur l’innovation organisationnelle annonciatrice des mutations profondes jugées indispensables par de nombreux experts pour permettent aux vignobles français de se maintenir dans un concert mondial en plein bouleversement.

The management of the vitiviniculture sector is often mentioned as a good example of « good » joint management between public authorities and professionals as private actors. The management of the deep structural crisis that is still affecting French vineyards while inspiring new reglementations at all levels gives us a chance to analyse games of power between actors and particularly between them and their political and social environment. The study on vineyards from the North of Aquitaine shows us again how difficult it is to establish real governance between all actors involved. Conservatism is still stronger than organisational innovation considered as a sign for important shifts that can’t be avoided regarding many experts if the French vineyards are to keep up in the middle of an evolving global concert. »

Plan

Texte

Introduction

La crise que vivent actuellement les vignobles français, et les mesures prises pour en atténuer les méfaits constituent d’excellents révélateurs des modes de fonctionnement de l’organisation vitivinicole. Dans ce contexte la mise en place récente des bassins de production puis celle des Organismes de Défense et de Gestion, en remplacement des Syndicats d’appellation, est ainsi une belle opportunité pour mieux cerner les stratégies des acteurs aux différentes échelles concernées par la gestion d’un grand vignoble comme l’est celui de Bordeaux. C’est tout particulièrement une occasion pour analyser les enchevêtrements de pouvoirs dans la filière du vin.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, il semble utile de rappeler ici que :

cette filière vitivinicole est un bel exemple de cogestion « corporatiste » mise en place dans l’Entre-deux-guerres ; longtemps considéré comme une réussite à copier, ce système est aujourd’hui remis en cause, souvent au nom du libéralisme.

ce mode de gouvernance allie gestion locale et politique publique, nationale et européenne, sinon mondiale ; mais la gouvernance d’un vignoble ne peut se réduire à sa gestion et doit être appréhendée comme un processus de coordination d’acteurs. C’ est avant tout une forme interactive de gouvernement dans lequel les acteurs publics et privés comme les autres groupes d’intérêts de citoyens participent à la définition de la politique.1

Ainsi cette communication cherche à analyser, à travers la mise en place des différentes réformes, quelle gouvernance est proposée pour le bon fonctionnement de la filière. Elle cherche aussi à mettre en évidence les difficultés d'harmonisation dans les prises de décisions aux différents échelons du vignoble. Comment les acteurs détenant un pouvoir (ou des pouvoirs) se concurrencent entre eux au sein d'un même vignoble ? L’attention est portée sur deux échelles clés de cette réorganisation de la filière, la locale avec les ODG2 et la régionale avec les bassins de production, qui en Bordelais se double de la question des vins de pays. Ce qui nous commande de revenir sur la complexité des marchés du vin et par voie de conséquence des vignobles eux-mêmes. En effet, l’un des premiers enseignements de la crise n’est-il pas de revenir à la nécessité de gérer une production mixte pour répondre à l’ensemble des marchés du vin ?

Cette mixité allie :

des vins de terroirs où vins à indications géographiques dont la qualité est identifiée par l’origine (AOP ou IG)

des vins industriels, sans IG, dont la qualité est identifiée par la marque et correspondant à une production plus standardisée, répondant à la demande de consommateurs nouveaux, en tout cas moins connaisseurs, pas encore «éduqués » et pour lesquels l’accès doit être aisé dans tous les sens du terme… des vins que certains qualifient de « faciles à boire »

Cette remarque n’est pas simplement destinée à rétablir une segmentation entre vignobles ; elle doit être prise en compte dans tous les grands espaces viticoles, comme l’est le Bordelais qui par sa taille, ne peut prétendre écouler toute sa production dans la catégorie de vins de terroirs dignes de ce nom et doit sans doute revenir à une production de vins de type industriel en remplacement des vins de table qui constituaient la moitié de la production de la Gironde à la fin des années soixante3. Il y a là nécessité d’une incontournable clarification, du type de celle que propose la figure n°14.

Figure 1 : Pour une clarification de l’offre des vins de Bordeaux

Figure 1 : Pour une clarification de l’offre des vins de Bordeaux

Quelles réponses les réformes en cours apportent-elles dans la gouvernance des vignobles pour répondre à cette interrogation ? A partir de l’exemple du nord de l’Aquitaine (Bordeaux, Bergerac, Duras, Marmande et Buzet)5 nous tenterons d’apporter quelques éclairages en nous positionnant à deux échelles : la locale avec la création des ODG et la régionale avec la mise en place des bassins.

Appellation, terroir et ODG, quelle cohérence territoriale ?

Avec l’échelle locale est posée d’emblée la question de la gouvernance territoriale.

L’ODG, la gestion d’un produit et non d’un terroir

Appelés à remplacer les syndicats d’appellation, les ODG traduisent d’abord la volonté de séparation entre deux missions, hier confiées aux syndicats de défense de l’appellation :

  • le contrôle des signes de qualité et d’origine,

  • leur défense et leur gestion.

La première est à la charge des nouveaux organismes de contrôles « indépendants ».

La seconde est dévolue désormais à l’ODG qui constitue un engagement collectif de tous les opérateurs puisque l’adhésion est obligatoire pour obtenir la labellisation d’un produit. L’ODG a pour mission la gestion et la défense de l’appellation : conditions de production (rendement, cépages, plantation), conseil technique aux producteurs, défense de l’appellation. Il élabore ainsi le cahier des charges mais il a également une mission de contrôle interne auprès des producteurs sur les conditions de production. C’est également lui qui propose les plans de contrôle et d’inspection et choisit l’organisme pour le mener à bien. Les cotisations d’adhésion à l'ODG sont désormais obligatoires, les cotisations syndicales étant aujourd’hui volontaires. Enfin il n’y a plus qu’un ODG par appellation, ce qui n’était pas le cas jusqu’à présent puisque plusieurs syndicats pouvaient coexister au sein d’une même appellation. En revanche il est possible d’avoir un ODG pour plusieurs appellations.
Au-delà d’une incontestable clarification de son rôle, la création de cet organe de base de la filière vitivinicole pose indirectement la question des terroirs. Beaucoup y on vu une occasion de repenser la gouvernance pour donner au terroir tout son sens : un espace construit et façonné par une société qui au fil des siècles a su donner à ses vins typicité et renommée. Il n’est pas certain à l’heure de la mise en œuvre qu’ils aient raison. L’ODG gère des produits et non des lieux puisque sur un même espace peuvent coexister plusieurs produits relevant d’appellations et donc d’ODG différents.

Or ne devait-on pas profiter de cette réforme pour mener à bien cette nécessaire clarification territoriale qui aurait permis d’éviter sur un même espace viticole la superposition des pouvoirs et des règlements ? Ne fallait-il pas saisir l’opportunité de donner aux structures de bases du vignoble une dimension territoriale capable de lui assurer les moyens de ses ambitions ?

Deux points ici soulevés et que nous abordons successivement à travers des exemples du Bordelais principalement.

ODG et gouvernance des terroirs : quelle clarification ?

Les nombreux rapports publiés lors de la préparation de la réforme recommandent tous une clarification de l’offre au travers d’une meilleure segmentation des vins. L’avenir de nombreux vignobles français et européens est en effet lié à l’avenir de la rivalité entre les vins de terroirs et les vins « industriels », tels que nous les avons définis ci-dessus. Les seconds sont des vins dont la typicité est essentiellement dépendante des choix techniques de l’entreprise productrice. Les premiers sont des vins géographiques dont la personnalité est liée à un terroir.

Le terroir est considéré ici comme une construction sociale plus qu’un espace naturel exceptionnel dont les potentialités ont été révélées par les hommes. Il n’est pas seulement un sol viticole dont il faut s’inquiéter du devenir face aux agressions des modes de mise en valeur. Il n’est pas seulement un climat dont il faut anticiper les modifications dans les décennies à venir. Il n’est pas davantage la seule mise en relation de ces deux facteurs, mais interactions de ceux-ci avec les savoir-faire et donc les hommes. Le terroir est avant tout un espace de production organisé, structuré par des hommes et au delà des avantages comparatifs qui ont présidé à leur création, la permanence des grands terroirs est dépendante de la valorisation de la rente territoriale par les sociétés qui les exploitent, plus sûrement que des terroirs d’exception souvent mis en exergue par les agronomes. C’est donc la complexité du système géographique « terroir » qu’il nous faut prendre en compte pour en mobiliser tous les ressorts. Et parmi eux, il en est un, trop peu souvent mis en exergue, le système d’action, lieu des jeux conflictuels entre les acteurs du terroir. Ce sont les acteurs qui structurent véritablement le terroir car ils gèrent les interrelations entre toutes les composantes du système, comme le montre l’exemple de l’appellation bordeaux avec la figure n° 26.

Fig. 2 : Les acteurs du système vignoble Bordelais

Fig. 2 : Les acteurs du système vignoble Bordelais

La question de la gouvernance devient donc essentielle pour construire l’avenir du terroir ; il s’agit bien de construction dans la mesure où rien n’est jamais acquis, la crise récente l’a bien démontré, et pas seulement de patrimoine à défendre. Or il est de plus en plus clair que cet avenir passe par une réelle gouvernance, telle qu’évoquée plus haut, associant tous les partenaires de ce territoire complexe qu’est le terroir. Défendre et gérer un terroir c’est renforcer la gouvernance locale en associant tous les partenaires, producteurs, metteurs en marchés, politiques locaux mais aussi les consommateurs. C’est assurer la coordination d’un groupe d’acteurs à l’œuvre pour faire d’un produit une véritable signature du territoire, le terroir devient bannière, signe distinctif en respectant les principes fondamentaux d’appartenance et d’identité7.

Dans cette optique, la référence devient le terroir-territoire et non plus seulement le terroir-produit comme bien souvent dans le système des syndicats d’appellation. Or si appellations et terroirs se superposent assez souvent, en Bordelais comme ailleurs, il est des situations complexes où sur un même espace les appellations se superposent avec des cahiers des charges différents et des syndicats d’appellation différents. L’exemple le plus probant est sans conteste celui des bordeaux et bordeaux supérieurs que l’on peut produire sur l’ensemble des espaces délimités de la Gironde alors que sur certaines parcelles la possibilité est donnée aux viticulteurs de produire des vins d’autres appellations, que ce des médocs, des graves ou des sauternes mais aussi bien sûr des grands crus classés.

Si la logique de mise en place des ODG reste celle des appellations, ce qui paraît devoir être le cas, quelle gestion territoriale pour ces terroirs qui dépendront de plusieurs organismes, avec possibilité d’en changer au gré des déclarations de récoltes, si les conditions de productions sont respectées bien sûr. Ainsi quelle gestion du terroir sera possible dans le sud des Premières Côtes de Bordeaux où un producteur pourra, pour la même parcelle encépagée en blanc, relever soit de l’ODG Bordeaux et Bordeaux supérieur, soit de l’ODG premières Côtes de Bordeaux et Cadillac, soit d’une ODG de vins liquoreux regroupant les appellations Loupiac, Sainte-Croix-du-Mont et Cérons ? La simplification réclamée par l’ensemble de la profession et une nécessaire bonne gestion des terroirs pour adapter les productions aux marchés ne commandent-elles pas une gouvernance des terroirs clarifiée, entre les mains d’un seul ODG par terroir viticole, qu’il soit celui d’une seule appellation ou de plusieurs, en incluant la possibilité d’y inclure les vins de pays ?

Il aurait fallu sans aucun doute une réforme plus en profondeur de la carte des appellations mais n’est-ce pas à ce prix que l’on aurait pu donner à l’ODG terroir les moyens d’une bonne défense et gestion ?

Car c’est bien là que devrait se situer uns des objectifs de la réforme, ce qui pose aussi la question de la taille requise pour des ODG efficaces.

ODG et structuration spatiale des vignobles

La pertinence des ODG renvoie à la question des moyens et donc à celle d’un volume de cotisations suffisant pour accomplir les « taches » de gestion rendues obligatoires par la loi, complété par d’autres revenus pour mener à bien les actions nécessaires à la bonne défense de la ou des appellations concernées. Ce qui pose dès lors la question de l’échelle de la gouvernance des terroirs que nous illustrerons par le cas d’un des terroirs emblématiques du Bordelais puisque inscrit au Patrimoine mondial par l’UNESCO.

L'appellation Saint-Emilion est mondialement connue et constitue l’un des trois noyaux d’élites du Bordelais avec le Médoc et le Sauternais. L’actuel syndicat regroupe une centaine de viticulteurs, répartis sur les neufs communes de l’ancienne juridiction médiévale et de l’actuelle communauté de communes. Il était présidé jusqu'en avril dernier par un winemaker mondialement connu, Hubert de Bouard, propriétaire du château l'Angelus.

Pour accroître les moyens et l’efficacité de la communication il entreprit très tôt de fédérer au sein d’une Union des Vins de Saint-Emilion – Fronsac – Pomerol les nombreuses appellations locales et proposa de créer une ODG avec l'union des Satellites de Saint-Emilion (Montagne-Saint-Emilion, Lussac-Saint-Emilion et Puisseguin-Saint-Emilion). Mais très vite Montagne-Saint-Emilion refusa le projet et préféra rester indépendante, par peur d'être englouti par une machine géante qui serait commandée par Saint-Emilion. Nous retrouvons là, comme dans les développements de l’intercommunalité, les craintes de perdre son identité, son autonomie, son pouvoir. Finalement, seuls deux satellites s'associèrent à ce projet. Cette ODG s'appelle Conseil des vins de Saint-Emilion. Les 37 membres du Conseil d’Administration se répartissent de la façon suivante :

Tableau 1 : répartition des sièges au Conseil d'administration de l'ODG Conseil des vins de Saint-Emilion

Tableau 1 : répartition des sièges au Conseil d'administration de l'ODG Conseil des vins de Saint-Emilion

Cet exemple souligne assez bien la difficulté de dépasser le cadre des structures traditionnelles tant les producteurs sont enfermés dans leurs logiques de production avec une grande difficulté à se projeter dans le Monde et dans le futur, même quand un véritable leader trace la voie à suivre. Il pose aussi la question essentielle de la structuration d’un vignoble autour de noyaux d’élites, la où se produisent les innovations, la où se font les choses. Comme le souligne la figure 38, c’est autour de ces noyaux d’élite que se créée la valeur dans les vignobles et avec elle bien entendu la richesse des terroirs.

Fig. 3 : Noyaux d’élites en Bordelais

Fig. 3 : Noyaux d’élites en Bordelais

Mais les pesanteurs organisationnelles et finalement une remise en cause à minima par les seuls professionnels de la filière n’a pas semble-t-il permis une réforme en profondeur jugée pourtant incontournable au vu de l’importance de la crise jugée plus structurelle que conjoncturelle.

Notons toutefois que l’on observe tout de même quelques situations qui paraissent évoluer dans le sens d’une clarification territoriale. Ainsi en Bordelais, le Médoc et le Haut-Médoc se sont unis au sein d’un même ODG. Saint-Emilion, nous venons de la voir coopère avec certains satellites. Dans le département voisin de la Dordogne, 12 des 13 appellations de Bergerac se regroupent dans un seul organisme mais les « Bergerac Sec » font cavalier seul pour les vins blancs. Au départ, le souhait de l'interprofession était de voir naître une seule et unique ODG pour être une structure décisionnelle d'envergure afin de pouvoir s'imposer dans le paysage viticole français. À cause de conflits de pouvoir, le vignoble bergeracois se scinde pourtant en deux ODG, reportant au niveau de l’interprofession les choix communs

Au delà du choix de l’échelle de gouvernance des terroirs, la nature même de la gouvernance est aussi objet de débat et une fois encore Saint-Emilion est un exemple particulièrement pertinent.

ODG et terroir : quelle gouvernance ?

Comme cela a déjà été évoqué ci-dessus, Saint-Emilion a été le premier paysage viticole inscrit au Patrimoine mondial par l’UNESCO. Sans revenir sur la genèse de cette inscription, il semble que l’initiative fut essentiellement « politique », le président (un viticulteur) de la Communauté de Communes (dont le périmètre est celui de l’appellation) répondant à une sollicitation du Ministère de la culture. L’affaire fut promptement montée avec le concours des Bâtiments de France afin qu’un vignoble français fut le premier inscrit sur une liste qui aujourd’hui s’allonge. Très vite le Syndicat de l’appellation manifesta une profonde désapprobation, s’estimant, apparemment à juste titre tenu à l’écart.

Loin d’entrer dans la polémique qui oppose toujours les deux organismes dans la gestion de ce label, celle-ci pose on ne peut plus clairement la question de la gouvernance d’un terroir. En effet il existe un problème de délimitation des pouvoirs entre les différents acteurs de l'appellation. Les viticulteurs membres des conseils municipaux pensent qu'ils représentent le monde viticole au sein des assemblées territoriales auxquelles ils participent.. Et quand le syndicat essaie de faire comprendre à ces élus qu'ils ne peuvent pas mélanger leurs mandats, même s'ils sont de bonne foi en pensant qu'ils n'entravent pas les compétences réciproques, ils se sentent agressés, soumis à un pouvoir autoritaire de la part du syndicat. Cette situation est souvent source de quiproquos, de tensions entre les différentes organisations, comme ce fut le cas lors de l’inscription de l’ancienne juridiction au patrimoine mondial. Qui de la Communauté de communes ou du Syndicat de l’appellation, tous deux gestionnaires de ce territoires avait le plus de légitimité pour porter le dossier ? Qui est le plus à même de permettre le maintien du site dans ce classement ? Tous les deux bien sûr mais si aujourd’hui le président du syndicat est invité aux réunions de la Communauté de communes consacrées aux territoires viticoles, le dossier est entre les mains de la collectivité territoriale alors qu’il devrait au moins être cogéré par les deux organisations.

Nous avons là un cas assez exemplaire dans la mesure où il y a parfaite superposition des deux territoires, le politico-administratif de la Communauté de Communes et le terroir viticole. Pourtant la « gouvernance » ne fonctionne pas. On n’y trouve pas « un processus continu de coopération et d’accommodement entre intérêts divers et conflictuels »9. La gestion du site n’y est pas « la somme des différentes façons dont les individus et les institutions, publics et privés, gèrent leurs affaires communes »10. Or la gouvernance est donc avant tout une forme interactive de gouvernement dans lequel les acteurs publics et privés comme les autres groupes d’intérêts de citoyens participent à la définition de la politique. La gouvernance requiert la participation de tous les acteurs du territoire concerné, politiques, professionnels, usagers (citoyens). On en est loin à Saint-Emilion, comme pour beaucoup de terroirs viticoles ou non d’ailleurs.

En parallèle à cet échelon organisationnel de base de la filière des vins de qualité, la réforme en cours vise également à restructurer l’ensemble du monde vitivinicole avec la mise en place d’un échelon intermédiaire entre celui-ci et le niveau national et ses bras armés que sont désormais l’INOQ et Viniflhor : ce sont les bassins de production.

Quelle gouvernance pour les vins d’Aquitaine ?

Avec ce passage de l’échelle locale à l’échelle régionale, nous changeons de problématique dominante et abordons la question régionale et son corollaire, la décentralisation / déconcentration.

La vigne et le vin en Aquitaine

La vigne s’étend sur près de 150 000 ha dont 90% en AOC et constitue ainsi avec un chiffre d’affaires de 3 Milliards d’euros la première production agricole d’Aquitaine. La filière vitivinicole occupe par conséquent une place prépondérante dans l’économie régionale, elle représente 12 000 exploitations en AOC, 78 caves coopératives et unions de producteurs, 400 maisons de négoce et 20 000 salariés à temps plein dans la filière.

Le CRVA où la revendication régionale en Aquitaine

La question régionale dans le monde vitivinicole en Aquitaine est posée depuis 1993 et la création du Conseil régional des vins d’Aquitaine (CRVA). Cette association Loi 1901 de nature interprofessionnelle a alors pour objectif d’assurer un rôle d’information et d’animation de la filière vitivinicole dans les domaines économiques et réglementaires ainsi que sur les actions conduites par la Région dans ce secteur. Elle répond aux vœux de la nouvelle équipe dirigée par Alain Rousset qui souhaite voir la Région prendre toute sa place dans la dynamique vitivinicole, dans le droit fil des propositions de l’Association des Régions Européennes Viticoles.

L’AREV est elle aussi une association regroupant plus de cinquante régions de l’Union Européenne, fondée en 1988 et qui réunit, au même niveau, le Collège régional (représentants politiques et administratifs des régions associées) et le Collège Professionnel (représentant des organisations interprofessionnelles) pour défendre et promouvoir les régions viticoles européennes, leur spécificité et la diversité qui les caractérisent. C’est une organisation tournée vers la concertation interrégionale et la représentation auprès des principales instances de décision ou de négociation. C’est un bel exemple de regroupement d’acteurs privés et publics pour défendre et promouvoir les espaces vitivinicoles.

En fédérant tous les acteurs des vignobles aquitains, producteurs, metteurs en marché mais aussi politiques et chercheurs, le CRVA se positionne sur le même registre organisationnel et apparaît comme un outil d’une gouvernance renouvelée de la vigne et du vin dans la région. Les responsables du CIVB qui voient souvent dans cette opération une ingérence politique ne cessent de dénoncer les objectifs du Conseil régional en termes de communication et collaborent à minima. Le CIVB accepta cependant de piloter avec le CRVA un projet de pôle de compétitivité « Bordeaux, Innov’ Vin » qui n’a pas encore été retenu. Si le CRVA réussit à porter la création d’un vin de pays dans le Nord de la région avec le vin de Pays de l’Atlantique (voir plus loin), les dissensions internes l’ont fragilisé et en décembre 2007, le CIVB démissionnait des instances du CRVA. Les motifs invoqués sont « institutionnels » : multiplication des organismes, hétérogénéité des acteurs pour des missions similaires, mais les divergences sont plus profondes. Les producteurs bordelais n’ont acceptés le vin de Pays de l’Atlantique que du bout des lèvres. De même ils entérinent le bassin de production Bordeaux-Aquitaine que contraints par la loi alors que le CRVA a été porteur de ces deux innovations dans le domaine territorial. Et puis il faut replacer le tout dans un contexte d’élections municipales opposant le Président de la Région Aquitaine à Alain Juppé…

Dans sa réponse en forme de lettre transmise à tous les membres du CRVA, le président Laurent de Bosredon maintient cependant le cap :

« Au-delà de cette date, seule la structure juridique sera maintenue, avec la possibilité, en réponse aux sollicitations qui pourraient être faites, d’assurer sa fonction de représentation professionnelle régionale, dans la cadre notamment de la mise en œuvre des futurs modes de gouvernance de la filière viticole régionale. Il paraît évident, et une volonté très largement partagée semble s’exprimer à ce sujet, que la recherche de lieux de rencontre et de concertation au plan régional et la définition de thèmes consensuels regroupant l’intérêt commun s’avèrent plus que jamais nécessaires »11 Derrière ce positionnement du viticulteur bergeraçois, c’est toute la question de la place du « public » qui est posée, c’est la nature de la collaboration entre politiques et professionnels d’une part, privé et public de l’autre qui est soulevée.

Une réflexion s’impose sur le partage des compétences entre ce qui relève des pouvoirs publics – l’appellation comme patrimoine – et ce qui est du ressort du domaine privé. C’est en confiant aux Organismes de Défense et de Gestion la part la plus grande possible de la gouvernance du terroir que l’on pourra, dans le domaine vitivinicole comme ailleurs redonner toute sa vigueur à l’AOC et au terroir. Cette partition des compétences entre public et privé est aussi celle des rapports entre le global – ici la politique publique désormais européenne – et le local, la gouvernance du terroir. Comment éviter les excès de réglementation qui décourage les initiatives ? Mais aussi comment redonner au local toute sa place dans la gouvernance sinon en faisant appel au primat de la négociation et à la contractualisation (« personne n’est obligé de produire un vin AOC ») ? La gouvernance des terroirs et donc des AOC doit reposer avant tout sur la participation active des viticulteurs. Le terroir deviendra ainsi le lieu de la gouvernance réelle de l’AOC que les organisations locales doivent chercher à dynamiser.12

Mais responsabiliser les seuls groupements de producteurs ne comporte-t-il pas un risque pour la société locale? Le terroir est en effet toujours un patrimoine collectif, celui d’une société et pas seulement celui des producteurs. Les terroirs vivent et meurent, comme tous les organismes et leur durabilité est toujours le fruit d’une œuvre collective, celle de tous les acteurs territoriaux, producteurs mais aussi marchands, politiques et associatifs... L’avenir des terroirs, leur gouvernance locale, dans le cadre de l’espace de production passe par l’implication de l’ensemble des acteurs de la communauté territoriale. Promouvoir un terroir doit être un projet local de société. Il doit reposer sur des organisations capables de porter ce projet que doit avant tout être le terroir. Promouvoir un terroir ne peut être abandonné aux seuls « techniciens de la production ». Il doit être projet global du territoire qui le porte jusqu’à s’identifier à lui.13

Les difficultés du CRVA illustrent aussi la question de l’espace de gouvernance de la filière dans l’Aquitaine et par voie de conséquence dans tout le Sud-ouest.

La difficile création du Vin de pays de l’Atlantique

Celle-ci illustre aussi les hésitations, sinon les incohérences, de la gestion territoriale des vins dans le Nord de l’Aquitaine mais pose surtout celle du pilotage de la filière par l’amont ou par l’aval.

Il est bon de rappeler que la réorganisation du vignoble bordelais au lendemain des gelées de 1956 reposa sur le choix du tout « AOC ». Bordeaux produisait alors autant de vin dits de consommation courante que de vins AOC, autant de vins blancs que de vins rouges. Comme dans tout grand système viticole, la mixité permettait au négoce d’être présent sur tous les marchés. Piloté par l’amont surfant sur la montée en puissance des vins de qualité en lieu et place des vins de consommation courante, la filière fit le choix de l’excellence au lieu de maintenir à Bordeaux les deux types de production. Pendant près d’un demi-siècle, la prospérité au rendez-vous leur donna raison. La crise du début du 21ème siècle se chargea toutefois de ramener les acteurs à la réalité du marché qui plus que jamais reste duale et surtout redonnait à l’aval une place qu’il n’aurait sans doute jamais dû quitter dans la gouvernance de la place de Bordeaux. Celui-ci en profitait pour relancer le débat sur la mixité en réclamant la création d’un vin de pays qui selon le président du Syndicat des négociants devait leur permettre de répondre aux sollicitations du marché sans être contraint d’aller chercher dans d’autres vignobles les produits demandés par leurs clients.

Un vin de pays en Bordelais : conflits et nouvel ancrage territorial

Pour de nombreux observateurs, un vin de pays serait une réponse à la complexité des marchés des vins. L’idée en avait été lancée par le CRVA avant même l’émergence des bassins de production. Il y avait là incontestablement la possibilité d’encrer davantage l’Aquitaine dans la territorialité viticole et lors des premières discussions l’éventualité d’un vin de pays d’Aquitaine fut souvent avancée. Cependant, le CIVB n'avait pas souhaité que la réflexion se poursuive sur la notion de vin de pays en Gironde. Ce fut donc un frein puisqu'il n'est pas possible de faire une opération régionale que 85% des acteurs rejettent. Mais par la suite, l’insistance des négociants, celle de la Région, s’appuyant sur les recommandations des instances nationales (note INAO/ONIVINS du 21 juillet 2004) permirent de remettre au goût du jour ce vin de pays. Les représentants des producteurs de la Gironde finirent par accepter, à contre cœur la naissance d’un vin de pays de l’Atlantique, nom finalement donné pour permettre l’intégration des producteurs des Charentes. Ce « label » est la marque du difficile accouchement de ce nouveau produit. Au-delà des rivalités entre les différents partenaires professionnels et politiques, il traduit l’absence d’une légitimité territoriale forte sur laquelle aurait pu se dégager un consensus. Les vignobles du Sud de l’Aquitaine, tournés vers Midi-Pyrénées et le futur bassin de production Sud-ouest n’étaient pas partants. Une partie du Lot-et-Garonne, producteur de vin de pays d’Oc n’étaient pas éligibles. Restaient alors surtout le Bergeracois et le Bordelais, ce dernier avec l’enthousiasme évoqué ci-dessus. La solution charentaise devenait de la sorte possible, impliquant ainsi la création d’un nouvel espace de production qui ne recouvre aucun autre et qui surtout aux yeux de nombreux acteurs ajoute de la confusion.

Le Vin de l'Atlantique connaît un succès mitigé puisqu’en mars 2007, sur environ 8 millions d'hectolitres produits dans le bassin Bordeaux-Aquitaine, il ne représente que trente cinq mille hectolitres, soit 0,6%. Le syndicat compte 76 membres, producteurs et caves (dont 63 en Gironde), répartis dans cinq départements : Charente, Charente-Maritime, Dordogne, Lot-et-Garonne, Gironde. Ce vin concerne environ 200 producteurs. Au delà d’une victoire du négoce et des autres vignobles du nord de la région, nous retrouvons toute la bataille pour la constitution et la dénomination d’un bassin de production incluant les vignobles bordelais.

Quel(s) bassin(s) pour les vignobles aquitains ?

Le décret du 15 juin 2006, reprenait les conclusions du rapport Pomel14, en confiant la gestion des espaces viticoles à des bassins de production, à l'échelle desquels une interprofession doit devenir un outil d'efficacité pour répondre à la crise. L’objectif est de fédérer dans un organisme régional les différents acteurs de la filière vin afin d’assurer la gestion de la production de l’ensemble des vins, avec ou sans indications géographiques. Dix bassins furent ainsi progressivement institués, couvrant l’ensemble des vignobles français, ainsi que le montre la figure 415.

Fig. 4 : Les dix bassins de production viticole

Fig. 4 : Les dix bassins de production viticole

La pertinence de cette innovation est indiscutable pour constituer des ensembles économiques conséquents à partir des nombreux vignobles d’extension modeste qui composent le monde viticole français ; c’est ainsi le cas dans les régions Midi-Pyrénées ou Centre par exemple. Mais elle ne va pas sans poser de problèmes quand la région qui nous intéresse est dominée par un vignoble étendu et puissant comme le vignoble bordelais. Il n’est pas simple de fédérer autour de lui d’autres acteurs tant son poids est prépondérant et tant ses acteurs sont peu enclins à partager une notoriété dont ils jouissent jusqu’alors sans partage. Avec 120 000 ha (le sixième environ des vignes françaises et une production annuelle moyenne de sept millions d’hectolitres (plus du dixième de la production nationale !), le vignoble bordelais peut à juste titre se considérer comme un bassin de production à lui tout seul.

En face, les vignobles du Sud-ouest correspondent, à quelques exceptions près, à ceux qui constituèrent jusqu’au début du 20ème siècle ce qui était alors dénommé « Haut-pays » bordelais, car approvisionnant le port de Bordeaux. Ainsi au début des années 1900, la moitié des vins qui quittaient le port de Lune n’étaient pas produits dans le département de la Gironde. L’ensemble ainsi délimité regroupe environ 180 000 hectares, répartis entre 84 AOC et AOVDQS et une dizaine de dénominations de vins de pays, sans compter les espaces consacrés aux vins de table. La production annuelle est de l’ordre de 10 millions hectolitres, soit environ un cinquième de la production française. Ce constat incita certains à envisager un grand bassin de production « Sud-ouest » dont la personnalité façonnée par l’histoire et marquée par celle de Bordeaux est assez peu discutable. Cette option répondait au moins à des logiques géohistoriques et sans doute correspondaient assez bien aux objectifs des promoteurs des bassins de production en créant un espace suffisant pour une réelle gestion des productions, d’autant que certains vins sont à cheval sur les deux régions. C’est le cas des AOC Madiran et Vic-Bilh et de plusieurs aires géographiques de vins de pays. Mais l’idée était loin de plaire à tous les acteurs concernés, notamment en Aquitaine où les politiques s’invitèrent très tôt dans le débat.

En effet, le Bassin Sud Ouest était en concurrence avec un éventuel Bassin Aquitaine. Or les acteurs du premier ont commencé le projet de délimitation avant les Bordelais, une interprofession du Sud Ouest existant déjà et favorisant la mise en place d’un bassin Sud Ouest, englobant pour partie les vignobles du sud de l’Aquitaine. Et puis, au moins du côté des élus aquitains, c’est l’option strictement régionale qui avait la préférence, ainsi qu’en témoigne la création du CRVA. Aussi après des négociations tendues, un bassin Sud Ouest est officialisé, incluant une partie des Pyrénées Atlantiques et les vignobles du Lot-et-Garonne qui ne sont pas en AOC. Restent alors les vignobles de Gironde, de Dordogne et ceux en AOC du Lot-et-Garonne pour constituer un bassin dont la dénomination fut bien problématique, les producteurs bordelais refusant que la nom de Bordeaux fut utilisé.

Ainsi le partage territorial acquis, la gestion du nouveau bassin de production nécessita un certain nombre de réunions car, déjà problématique par la présence du vignoble bordelais, la création de ce bassin est rendue encore plus complexe par l’existence d’un « autre grand vignoble d’Aquitaine », celui de Bergerac. Les divergences entre Bordeaux, Bergerac et les vignobles du Lot-et-Garonne apparaissent dès l'été 2006 et les premières réunions. Schématiquement, pour le CIVB, le bassin est un mal rendu obligatoire par la loi et doit donc avoir un pouvoir réduit. Pour les autres partenaires il doit devenir le lieu véritable de la gouvernance des vignobles du nord de la Région. Finalement les représentants bordelais acceptèrent à contrecœur sous la pression des pouvoirs publics une officialisation d’un bassin « Bordeaux-Aquitaine », comme délimité sur la figure 516 et dont, à l’heure où nous écrivons ces lignes, l’avenir n’est pas assuré.

Fig. 5 : Le bassin de production Bordeaux-Aquitaine

Fig. 5 : Le bassin de production Bordeaux-Aquitaine

Un comité national de bassins chapeaute les différents bassins. Deux représentants siègent à ce comité. Pour Bordeaux-Aquitaine, ce sont le président du CRVA (un viticulteur de Bergerac) et un représentant du négoce bordelais (donc un élu du CIVB), le partage semble alors équitable.

Le décret prévoit cinq catégories d'acteurs dans la composition du comité de gestion du bassin. Tout d'abord, sont nommées des institutions d'Etat, tout le monde s'accorde à dire que ces acteurs sont incontournables. La deuxième n'est autre que l'interprofession, ce qui ne pose de problème à personne. Les personnes désignées (cooptées) par le préfet de Région constituent la troisième catégorie. La quatrième s'articule autour des consulaires et collectivités territoriales. Enfin les cooptés de chaque vignobles qui composent le bassin forment la dernière catégorie. Et c'est cette dernière catégorie qui crée des conflits. Bordeaux représente 85 % des ventes des produits du bassin. Les différents acteurs du bassin conçoivent que la majorité revienne à Bordeaux. Mais le découpage électoral ne satisfait pas les différentes parties concernées. La répartition initiale se concrétise ainsi : sept sièges pour Bordeaux, trois pour Bergerac, un pour Marmande, un pour Buzet, un pour Duras. Un siège pour chaque vignoble du Lot-et-Garonne, tout le monde était d'accord. Bergerac a le même poids que le Lot-et-Garonne, ce n'est pas tout à fait vrai, au point de vue économique puisque Bergerac pèse un peu plus, mais aucun acteur ne trouva de quoi faire un scandale. Mais les négociants de Bordeaux voulaient plus de poids dans ce conseil régional de bassin. Ils souhaitent que Bordeaux pèse autant que dans le ratio économique, soit 85 %. Le CIVB demande alors 15 représentants. Bergerac se sent en danger, et ses représentants décident de demander plus de sièges. « Banco, très bien. Si vous êtes 15, vous voulez une représentation lourde, mais nous 3 ce n'est pas assez. On en veut 5 »17. Le Lot-et-Garonne s'estimait bien servi, donc les syndicats n'en ont pas demandé plus. Après des débats houleux, pour ne pas dire plus, le CIVB, l'interprofession de Bergerac, les élus de Marmande, Buzet et Duras entérinent cette décision. Ces discussions animées ont duré les quatre mois de l'été 2006... il était grand temps de rendre sa copie à l'Etat car le 28 décembre, l'Etat officialisait la naissance des dix bassins de production.

Ces méandres montrent à quel point la mise en place d'une nouvelle structure décisionnelle, d'un nouvel échelon territorial se traduit par une mise en marche complexe due essentiellement aux divergences entre les acteurs en jeu. Cette complexité est d'autant plus grande lorsqu'elle met en relation des acteurs décentralisés de l'Etat et des d’autres favorables à un désengagement de celui-ci aussi marqué que possible18.

Sans revenir sur les raisons de bonne gestion économique affichées par le gouvernement, il est intéressant de noter que ces mêmes bassins peuvent être lus à la fois comme une volonté affichée de décentralisation mais aussi comme une volonté de reprise en main de la filière par le pouvoir politique. C’est dire les enjeux de pouvoir qui se cache derrière cette innovation organisationnelle

En effet la question des bassins de production soulève celle de la décentralisation : quelle régionalisation ? Quelle réforme administrative (INAO / ONIVINS) dans quel but ?

Le bassin est un échelon territorial nouveau qui ne possède pas encore de véritable notoriété. Il connaît même des réticences de la part des professionnels bordelais. Des voix s'élèvent au CIVB, le bassin est alors fortement décrié. Ce nouveau découpage spatial est perçu comme une simple déconcentration des pouvoirs de l'Etat. Quelques acteurs comparent le bassin à un appareil de l'Etat, ne répondant pas assez aux besoins de la filière. « L'Etat ne fait que remettre de l'Etat à l'échelon local »19. Le directeur du CRVA annonce publiquement, lors d'une réunion avec le préfet, que des responsables de Bordeaux ne soutiennent pas assez le bassin, présenté par ces derniers comme un « zinzin de l'état »... L'intervention étatique reste une peur bordelaise, comme aime le rappeler P. Cambar (responsable du CRVA). Le problème majeur du bassin est l'empiètement de ses pouvoirs sur ceux de l'interprofession, elle-même mise en concurrence par différents organismes comme les syndicats viticoles (notamment pour la promotion des vins).

Une réforme qui tourne à vide !

Voilà la question récurrente lors des interventions publiques des responsables lors des réunions de travail. Est-ce que le bassin va devenir aussi puissant que l'interprofession ? Ou est-il seulement un moyen supplémentaire (et surtout un échelon) pour rendre efficace le monde du vin ? Le flou demeure. Il s'installe à cause du manque de précisions de la part de l'Etat. De plus, les différents acteurs ne lisent pas la décentralisation de la même façon. Pour le Conseil Régional, la décentralisation n'est autre que le transfert de compétences locales aux bassins, mais l'Etat garde la main sur les décisions d'ampleurs nationale et régionale. Le bassin se conçoit alors comme un outil de concentration des moyens, offrant une lecture territoriale plus simplifiée : l'INAO (l'INOQ aujourd'hui) contrôle les appellations, le vin de table s'insère dans la logique des bassins, l'interprofession reste maître de la mission économique et promotionnelle. Mais cette vision ne fait pas l'unanimité, bien au contraire. Le CIVB, partisan pour une plus grande autonomie du secteur viticole, souhaite utiliser le bassin comme un outil libéral, à savoir lui confier une grande autonomie, sans mainmise de l'Etat, une semi-privatisation, en quelque sorte. Le souhait bordelais ne se réalise pas, bien au contraire. L'Etat justifie son positionnement par rapport à une dimension géohistorique. Pendant plusieurs années, les Bordelais ont planté et aujourd'hui l'Europe demande un arrachage puisque les régions viticoles n'ont pas su s'autogérer. Un représentant de l'Etat (dans les couloirs du ministère de l'agriculture20) énonce le problème de la sorte : « pourquoi donner un pouvoir à des organisations qui n'ont pas su gérer leur rendements depuis des décennies, qui n'ont pas su évaluer les risques depuis dix ans ? ». L'expérience de cette crise ne va pas en faveur de la liberté. Les pouvoirs publics choisissent donc d'être les garants du bon fonctionnement et imposent le bassin comme moyen de régulation. Le bassin est alors un territoire du public, et non pas du privé comme l'aurait souhaité quelques hauts responsables des institutions bordelaises. L'Etat se positionne sur un segment clair : donner de l'autonomie aux différents acteurs de la filière tout en continuant à surveiller leurs actions et à donner de plus en plus de pouvoir aux bassins au fur et à mesure du bon fonctionnement de ces derniers. Mais l'évolution n'est pas celle choisie au départ, les bassins annoncent peut-être la fin du conseil régional des vins d'Aquitaine.

Le CIVB souhaite voir le CRVA disparaître au profil du comité de pilotage du bassin Bordeaux-Aquitaine, alors que ce conseil régional est nommé personne qualifiée pour sa gestion par le préfet. Mais le CIVB met tout en œuvre pour limiter le rôle de ce conseil régional, faisant de l'ombre à l'interprofession. Aujourd'hui, le CRVA est de plus en plus fragilisé, le bassin glisse vers une cogestion des instances semi-publiques (CIVB) et des négociants. Le public laisse la place au privé, créant ainsi un paradoxe : le bassin (contesté par les « nouveaux Girondins ») d'inspiration jacobine se gouverne par un comité mixte... une deuxième interprofession en quelque sorte.

Conclusion

Au terme de cette analyse il ne paraît pas interdit de s’interroger sur une certaine myopie d’une partie des acteurs de la filière. Quels changements sont intervenus depuis bientôt dix ans pour faire faire face aux enjeux de la concurrence et retrouver la place qui était celle du vignoble de Bordeaux ? Qu’a-t-on fait au niveau européen, hormis déréglementer ? Au niveau national en dehors de chercher à reprendre le contrôle de la filière? Au niveau régional et local sinon sauf à maintenir le statut-quo?

La mondialisation est toujours vécue comme une fatalité, comme une punition alors que pour Bordeaux elle a tout au long de son histoire été « sa » chance ! Bordeaux n’a jamais été aussi florissant qu’au temps du « haut-pays ». C’est donc sur l’intégration des vignobles bordelais dans un système multiscalaire qu’il fallait indiscutablement faire porter la réflexion. Or cette réflexion sur le système n’a pas vraiment eu lieu et les acteurs se sont référés en permanence à un seul élément du système : le « marché ». L’omniprésence de l’économique dans un univers rongé par le totalitarisme de l’idéologie libérale confortait un positionnement dans la mondialisation en s’appuyant sur un seul élément du système sans prendre en compte son pendant incontournable : le local. Dans toute l’histoire de la vitiviniculture, la gestion de la dialectique local / global a été essentielle pour la réussite des vignobles et l’on ne peut pas dire que les acteurs actuels l’ait parfaitement intégré.

Or la gouvernance du local avec retour du local dans la gestion des territoires n’est pas un frein mais une opportunité pour mieux positionner les vins de terroirs sur les marchés mondiaux. Les vins de terroirs ne sont-ils pas l’avenir de nombreux vignobles, lequel ne peut ce concevoir sans prise en compte de la complexité du système vitivinicole mondiale. Il n’y a jamais d’avenir durable pour les solutions simplistes.

Bibliographie

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Notes

1 BOIVIN Nicolas, ATER / doctorant Université de Bordeaux, ISVV / UMR 5185 ADES / CERVIN et HINNEWINKEL J.-C., Professeur émérite, Université de Bordeaux, ISVV / UMR 5185 ADES / CERVIN. Retour au texte

1 Voir à ce sujet : http://www2.urbanisme.equipement.gouv.fr/cdu/accueil/bibliographies/gouvernance/note.htm Retour au texte

2 Organisme de Défense et de Gestion = organisation professionnelle de producteurs qui remplace dans le cadre de la réforme de la filière les actuels Syndicats de défense de l’appellation. Retour au texte

3 A titre d’exemple, à la fin des années 60, la Gironde produisant environ cinq millions d’hectolitres de vins, dont la moitié étaient des vins de table. Les vins étaient alors pour moitié des vins blancs. (Source : CIVB). Retour au texte

4 Extrait de HINNEWINKEL J.-C., Les terroirs de vins d’AOC : des constructions sociales dans la longue durée, Habilitation à Diriger des Recherches soutenue le 28 nov. 2002 à l’Université de Bordeaux, p.202. Retour au texte

5 Soit environ 140000 hectares sur un peu moins de 150000 que compte l’Aquitaine, ce qui donne, en moyenne, un peu moins de 8 millions d’hl de vins alors que la région en produit 8,7. Retour au texte

6 Extrait de HINNEWINKEL J.-C, 2002, op.cit., p. 186. Retour au texte

7 HINNEWINKEL J.-C, 2007, « L'avenir du terroir : gérer de la complexité par la gouvernance locale », in Méditerranée, n°109, PUP, p.17-22 Retour au texte

8 Extrait de HINNEWINKEL J.-C, 2002, op.cit., p. 179 Retour au texte

9 Rapport de la Commission sur la gouvernance mondiale (1995) Retour au texte

10 idem Retour au texte

11 Laurent de Bosredon, lettre adressée aux membres du CRVA, le 13 mai 2008… Retour au texte

12 HINNEWINKEL J.-C., La signature du territoire in 1988-2008, XXe anniversaire, AREV éditeur, p.19-28 Retour au texte

13 HINNEWINKEL J.-C, « L'avenir du terroir : gérer de la complexité par la gouvernance locale », in Méditerranée, n°109, PUP, 2007, p.17-22 Retour au texte

14 POMEL B., "Réussir l’avenir de la viticulture en France", rapport au Premier ministre remis le 23 mars 2006 Retour au texte

15 Extrait de BOIVIN Nicolas, Gouvernance territoriale, jeux d’échelle et pouvoirs dans les vignobles du Sud-ouest français, en cours d’achèvement Retour au texte

16 Extrait de BOIVIN Nicolas, op. cit. Retour au texte

17 Un responsable de l'interprofession bergeracoise, syndicalisé. Retour au texte

18 Voir à ce sujet, R. Feredj., 2007, OPA sur la viticulture, entre fatalité et espoir, Bordeaux, Féret Retour au texte

19 Un responsable du CIVB Retour au texte

20 Propos recueilli lors d'un entretien avec un responsable syndical de Bergerac, le 13 octobre 2007 Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Jean-Claude Hinnewinkel et Nicolas Boivin, « Entre public et privé, la difficile gouvernance des vignobles du nord de l’Aquitaine », Territoires du vin [En ligne], 2 | 2009, publié le 01 septembre 2009 et consulté le 22 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/territoiresduvin/index.php?id=1430

Auteurs

Jean-Claude Hinnewinkel

Professeur émérite, Université de Bordeaux III - ISVV / UMR 5185 ADES / CERVIN

Nicolas Boivin

UMR SAD-APT, équipe Proximités - INRA - AgroParisTech

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