L’interprofession bordelaise au défi de la gouvernance territoriale

Résumés

L'interprofession bordelaise (CIVB, Conseil Interprofessionnel des Vins de Bordeaux) est un lobby puissant des espaces du vin en Aquitaine. Il est une instance formée par des acteurs élus et des acteurs administratifs. Il représente les intérêts de la filière vitivinicole bordelaise, aussi bien au niveau régional, national, européen qu'international. Il est un acteur de premier rôle et se positionne comme incontournable pour la gestion territoriale de la région de production des vins de Bordeaux. Il a été confronté récemment à des changements d'échelons décisionnels et a souffert du syndrome de Dallas. Il en est sorti vainqueur. Cette victoire lui permet de devenir l'acteur principal pour le nouveau bassin de production Bordeaux-Aquitaine. Il tente de trouver les meilleures solutions pour contenter tous les acteurs sur les espaces du vin pluriels que représentent les appellations. Il jongle perpétuellement tout en essayant de trouver un équilibre spatial au sein de tous les espaces bordelais.

The interprofession of Bordeaux (CIVB) is a powerful lobby of the spaces of wine in the region Aquitaine. It is a trained authority by elected representative actors and administrative actors. It represents the interests of the bordeaux wine sector, as well regional, national, european and international levels. It positions as the first actor to the territorial management of production from bordeaux wines. Recently, it was confronted with changes decisional levels and it suffered from the Dallas syndrome. It is the winner. This victory give its the main rôle on the production pond Bordeaux-Aquitaine. It finds the best solutions to satisfy alls actors of the spaces of wine : the appellations. Perpetually, it juggles while trying to find a spatial balance within all the spaces of Bordeaux.

Plan

Texte

Introduction

L’interprofession bordelaise, le CIVB (conseil interprofessionnel des vins de bordeaux), est confrontée à la restructuration des espaces du vin dans le Sud-ouest français. Acteur omniprésent et surtout omnipotent, le CIVB dirige la filière selon les choix des élus de l’interprofession mais aussi en tenant compte des décisions nationales, européennes et mondiales. Il doit donc jongler avec les avis et les choix qu’il n’a pas forcément voulu. La difficulté réside donc dans ce paradoxe. Toutefois, le CIVB est plus une instance décideuse plutôt qu’une simple institution exécutrice.

Face aux mutations du monde politique du vin, aussi bien au niveau spatial que décisionnel, le CIVB s’accorde, plus ou moins bien, avec une gouvernance territoriale qui redessine le bordelais. Tout au long de cette présentation, la gouvernance sera à prendre en compte comme un ensemble de processus liés et intégrés à la gestion des sociétés politisées par une multitude d’acteurs couplés avec des agents élus ou non, afin d’administrer les problèmes et les attentes de ces sociétés sur un espace. Elle se focalise sur trois points : une coordination horizontale, une cooptation des discours des acteurs et une structuration des conflits. La gouvernance s’apparente à un système politico-social glocal ouvert sur une médiation collective (BOIVIN, 2008).

Alors, comment réagit le conseil interprofessionnel bordelais face à ces mutations ? Quel rôle joue-t-il dans ces changements ? Apporte-t-il une nouvelle structuration ou se contente-t-il de maintenir son pouvoir ? Pour tenter de répondre à ces questionnements, il est nécessaire de rappeler la nature de cet organisme interprofessionnel avant d’analyser les heurs de ces relations avec le reste des acteurs politiques vitivinicoles de l’Aquitaine. Enfin, les choix possibles pour cadrer cette gouvernance territoriale illustreront la fin de cet article.

Le CIVB, un acteur collectif de pouvoir ?

Le CIVB, comme toute interprofession, est composé aussi bien de personnels administratifs que d’élus. Il essaye de représenter tout le corps professionnel du monde du vin allant des producteurs aux vendeurs. Il est la structure de référence de la place bordelaise. Il a plusieurs missions jouant ainsi un rôle de première importance puisqu’il rassemble plusieurs intérêts qui forment à eux tous l’intérêt collectif, ou du moins celui perçu comme collectif.

Une institution de premier plan

Les viticulteurs, les négociants, les courtiers possèdent des intérêts communs autour des projets. Ils se sont donc unis autour d’un même conseil, le CIVB. Afin d’assurer un meilleur fonctionnement, les décisions doivent être discutées au sein même des instances collectives. L’interprofession matérialise cette communion. Le CIVB est crée en 1945 par l'État de l’après-guerre. Toutes les régions viticoles d’AOC possèdent des conseils ou des bureaux interprofessionnels. Le CIVB est présenté par son directeur, Roland Feredj, comme une boîte à outils afin de mettre en valeur des missions économiques, promotionnelles et technologiques. Il défend aussi les intérêts juridiques des acteurs qui sont représentés par ce conseil. Il fait remonter les accords de l’interprofession aux instances étatiques afin que ce dernier puisse les rendre obligatoires.

L’interprofession bordelaise a une cinquantaine de représentants issus du syndicalisme aussi bien de la production que de la vente. Au sein de son bureau, l’Etat est représenté par les chambres consultatives. Il a une histoire « chaotique ». Il est le prolongement de l’Union de la propriété et du commerce crée en 1922, une institution qui rassemblait négociants et producteurs. Cette union luttait principalement contre la fraude. De plus, elle a une mission de « propagande » de tous les vins du bordelais. Dans les années 1930, le Conseil Général met en place le comité départemental du vin de Bordeaux. Il remplace la précédente union. Il regroupe les mêmes acteurs en intégrant toutefois des élus politiques qui représentent un tiers de l’effectif (6 sur 18). A cause de son lien avec le pouvoir politique, les producteurs et les négociants veulent plus d’indépendance. Ils vont donc fonder, le 22 février 1945, le CIVB. Ce conseil est au départ un représentant des différents acteurs de l’interprofession auprès des instances nationales et s’occupe principalement de la promotion des vins de Bordeaux.

L’Etat le place sous tutelle du ministère de l’agriculture. Sa nature juridique s’approche d’un établissement privé d’intérêt public. A cause de ce statut particulier, les viticulteurs se savent plus s'il représente les intérêts de l'État ou si il les défend. Les statuts changent donc en 1970 afin d’éclaircir les ambiguïtés. Il détient le droit de prélever une taxe interprofessionnelle sept ans plus tard. Il devient ainsi l’acteur central du système bordelais.

Un acteur multicasquette

Aujourd’hui, le CIVB a plusieurs missions notamment la régulation économique, le contrôle de la qualité et la promotion des vins. Son budget est alimenté essentiellement par les cotisations des 10 000 viticulteurs, des 100 courtiers et des 400 négociants qu’il représente. Le président, élu par l’assemblée plénière, est alternativement un viticulteur ou un négociant pour une période de 3 ans.

La filière bordelaise n’est pas simplement structurée par le CIVB puisque les viticulteurs sont représentés par la Fédération des Grands Vins de Bordeaux, un acteur quasiment aussi puissant que le CIVB. Les courtiers et les négociants sont défendus par leur syndicat. Les trois faisceaux de compétences du CIVB sont du registre de la technique, de l’économie et de la promotion, comme nous l’avons vu précédemment. Mais ses missions sont plus distinctes que cela. Pour le volet technique, le CIVB se concentre sur l’amélioration des vins en développant la capacité d’innovation du vignoble, en instaurant une traçabilité et en défendant les produits dits de terroir. Sa mission économique s’articule autour de la connaissance du marché afin d’anticiper les évolutions et se rapprocher plus près des attentes des consommateurs. Enfin, la promotion permet d’étendre la notoriété des vins du bordelais pour augmenter la part des vins destinés à l’exportation.

La structuration du CIVB se résume par un schéma finalement simple, une superposition des acteurs institutionnels de toute la Gironde.

Document 1 : l’organisation du CIVB

Document 1 : l’organisation du CIVB

Malgré sa relative puissance décisionnelle et surtout son pouvoir tentaculaire puisqu’il regroupe à lui seul tous les acteurs organisationnels des échelons politiques professionnels, le CIVB se voit concurrencé par un nouveau maillage spatial. Cependant, il n’est pas encore prêt à déconcentrer ses pouvoirs à d’autres chambres décisionnelles. Il détourne ainsi la volonté de l’état de redistribuer du pouvoir à l’échelon régional pour les instances vitivinicoles.

Le CIVB confronté au syndrome Dallas

Pour ouvrir ce deuxième point de réflexion sur la relation du CIVB à la gouvernance territoriale, une question semble de mise : qui décide pour qui ? Cette réflexion est inhérente au pouvoir. Si chaque acteur détient du pouvoir, il n’est pas obligé de l’imposer (CROZIER M, FRIEDBERG E., 2004). Les acteurs institutionnels élaborent, finalement, un potentiel de pouvoir au sein des unités géographiques de gouvernance. A cause de leur proximité (géographique et organisationnelle), les acteurs du CIVB souffrent du « syndrome Dallas » lorsqu’ils sont confrontés aux autres acteurs locaux.

L’interprofession et sa peur de la Région

Qu’est-ce que le syndrome Dallas ? C’est un concept utilisé par les psychologues pour parler des stratégies familiales au sein des entreprises aux capitaux non unis. Au sein d’une même famille, les agents économiques se déchirent afin de pouvoir contrôler les filiales et l’entreprise mère (LANK., 1995). La lutte est avant tout psychologique afin de pouvoir être mis hors de cause lors du rachat des entreprises tant souhaitées. Il ne faut pas montrer publiquement les tensions existantes et jouer avec les faux semblants tout en diminuant le pouvoir des autres acteurs. Ce syndrome est typique dans les territoires où les acteurs relèvent d’une même catégorie comme dans le domaine du vin où les intérêts sont similaires pour la majorité des acteurs. Le CIVB construit des stratégies notamment envers son ennemi non-dit ; la Région.

Le CIVB était en concurrence avec le CRVA, le Conseil Régional des Vins d’Aquitaine. Le CRVA est l’ancienne structure qui devait porter le projet de la mise en place du bassin de production Bordeaux-Aquitaine. En France, dix bassins viticoles se mettent en place à partir de janvier 2007. Le CIVB se voit confronté, tout d’abord, au découpage des bassins dans le Sud-ouest de la France. La logique des petits vignobles (non pas en prestige mais simplement en superficie comme ceux des Landes ou du Piémont pyrénéen, plus Cahors qui est l’exception en terme de superficie dans le cadre des « petits ») était d’éviter d’être regroupés avec Bordeaux-Bergerac. De même, ces derniers ne voulaient pas implicitement faire partie de cette même union afin d’assurer une meilleure visibilité.

Le problème majeur dans l’instauration du bassin Bordeaux-Aquitaine s’articule dans le conflit de compétences. Effectivement, le CIVB n’accepte pas, ou plutôt mal, que le CRVA, autrement dit la Région Aquitaine, soit le porteur du projet. Un jeu d’empêchement va apparaître et le CIVB va tenter de bloquer la progression du bassin. Le CIVB sort gagnant de ce jeu. Une « mise à mort » (puisqu’il n’y a pas d’autre expression assez forte pour expliquer la volonté de nuire à la Région de la part du CIVB) du CRVA commence. Un comité national de bassins chapeaute les différents bassins. Ce comité est constitué de deux représentants de chaque bassin. Celui de Bordeaux-Aquitaine est formé par le président du CRVA et un représentant du négoce appartenant au CIVB. Le partage semble donc être équitable. Après des pourparlers plutôt houleux (propos d’un élu du bassin), le bassin est enfin officialisé par l'État. Mais la coopération entre le CIVB et le CRVA s'arrête là. La confrontation va continuer et l’interprofession va réussir à appliquer une gouvernance bien particulière afin de renforcer encore plus son pouvoir de décision au niveau de toute l’Aquitaine viticole, y compris en bergeracois. Voici donc quelques règles du jeu examinées à la loupe.

Petite leçon de machiavélisme gouvernanciel : règle numéro un « Garder le pouvoir en faisant disparaître ses concurrents »

Le CIVB va choisir une offensive classique du syndrome de Dallas : affaiblir ces concurrents tout en gardant une bonne image de marque auprès des autres acteurs. Le CRVA disparaît au profit de la consolidation de l’interprofession. Cette dernière tente de fabriquer sa stratégie à partir de la confusion qui existe entre les nouveaux échelons territoriaux, notamment le bassin. Son manque de visibilité crée un flou décisionnel que le CIVB va combler par la création d’une interprofession unique au niveau du bassin, qui par ailleurs est une demande de l'État.

Le bassin est perçu par les administrateurs du CIVB comme une « OPA de l’Etat », « un zinzin de l’Etat » (termes recueillis lors des entretiens auprès des acteurs du CIVB). Cette perception permet de conforter l’idée que la mise en place d’un nouvel échelon de maille spatiale est l’occasion pour les acteurs de maximiser leur pouvoir. Le CIVB, peu favorable au bassin, profite de sa création pour s’imposer encore plus dans le cadre décisionnel. Il souhaite voir le CRVA disparaître au profit du comité de pilotage du bassin. Il met tout en œuvre pour limiter le pouvoir de la Région en ce qui concerne le vin. Le bassin glisse vers une cogestion des instances semi-publiques représentées par le CIVB et le négoce, qui fait lui-même partie du CIVB.

Alors que le CRVA devenait puissant, puisque la gestion du bassin lui était confiée, l’interprofession devenait non seulement une entité contestataire mais aussi un lobby. Elle imposa sa vision et favorisa la disparition du service décentralisé que proposait la Région. Le bassin est plus que jamais d’actualité, en revanche le CRVA est juridiquement mort. L’interprofession bordelaise devient la gérante du bassin par le biais de l’interprofession unique. Un autre acteur est donc aussi perdant, l’interprofession bergeracoise. Elle doit fusionner avec celle de Bordeaux. Pour le moment, aucune d’entre elles ne souhaite communiquer sur ce remodelage structurel, mais l’effet est là. Le CIVB devrait devenir la seule interprofession du bassin Bordeaux-Aquitaine et ainsi monopoliser le pouvoir dans cette région (Bordelais, Bergeracois et Marmandais).

L’OCM-Vin et l'État ont choisi comme solution de visibilité la concentration des pouvoirs aux interprofessions de bassin. Elles deviennent les pôles majeurs des espaces de gouvernance. Elles maîtrisent les politiques choisies aux échelons supérieurs afin de les appliquer aux échelons inférieurs. Elles se lisent comme le symbole extrême de la gouvernance territoriale puisqu’elles représentent des micro-systèmes politico-sociaux. Elles réunissent plusieurs acteurs, plusieurs branches, plusieurs types d’acteurs allant aussi bien du viticulteur aux représentants de l’Etat. Le CIVB se défend de cette position assurant que pour le moment, l’interprofession bordelaise ne gère que le Bordelais. Toutefois, l’OCM-Vin et le plan Barnier de mai 2008 sont explicites : une seule interprofession doit guider les bassins.

Le CIVB devient l’acteur omnipotent de la gestion territoriale. Il n’abuse pas de son pouvoir sur ses gouvernés, mais il continue à manœuvrer pour approfondir son machiavélisme gouvernanciel en jouant sur les faiblesses du système.

Le CIVB piégé dans une gouvernance bordelaise ?

L’interprofession jongle maintenant avec l’application des décisions qu’elle ne souhaitait pas vraiment. Elle devient l’acteur principal de la gouvernance territoriale à travers les bassins. Afin de contenter le plus grand nombre d’acteurs pour assouvir son pouvoir, elle conjugue avec différentes formes spatiales qui ne répondent pas toutes à ses attentes, notamment ce qui peut être considéré comme des vides ou des creux de gouvernance. Ils se traduisent par exemple par un besoin de solidarité ou encore l’assouplissement des privilèges. Petite leçon de machiavélisme gouvernanciel : règle numéro deux « Faire croire d’être solidaire »

L’interprofession, par sa nature même, regroupe des acteurs différents. Cette différence ne se traduit pas uniquement dans le statut mais aussi dans l’efficacité économique ou du moins dans les choix et non-choix économiques. Par exemple, elle développe des aides pour l’arrachage des vignes désuètes. Le CIVB encadre les dossiers de demande d’indemnisation proposée l’Union Européenne. En 2005, 1 650 ha ont pu en bénéficier. L’année suivante 1 200 ha et en 2007 environ 1 000 ha. Il aide aussi les viticulteurs à écouler les stocks pour la distillation. Cet encadrement est en fait un leurre de solidarité. Certes, l’interprofession doit représenter tous les acteurs de la production, y compris ceux qui ont du mal à écouler leur vin. Mais en même temps, cette aide est une obligation imposée par l’Etat.

De plus, cette solidarité cache une « méprise » des viticulteurs qui font appel à ces procédés de sauvetage. Le discours des dirigeants est souvent acerbe envers les perdants du système. En ce moment, le CIVB est plus tourné vers les préoccupations des viticulteurs car le président est un viticulteur… ou du moins à en croire les viticulteurs interrogés. Et inversement, les producteurs se sentent lésés quand le président est un négociant.

Le sentiment de solidarité est peu ressenti par les plus démunis. Une autre perception est mise en avant par les enquêtes effectuées dans le cadre de ma thèse : les viticulteurs des appellations périphériques se sentent moins défendus par le CIVB que les viticulteurs des appellations proches de Bordeaux. Cette proximité n’est pas à considérer uniquement en terme de distance matérielle mais en terme de distance « vineuse ». Par exemple, une partie des viticulteurs de Blaye et du Bourgeais se considère comme des laissés-pour-compte des actions de l’interprofession. De plus, ils imaginent le CIVB beaucoup plus proche des appellations de « prestige » comme Saint-Emilion ou celles du Médoc. Autrement dit, ils ont « l’impression qu’il ne sert que les intérêts des Grands ». Le CIVB fait pourtant des efforts de communication et les mesures appliquées concernent tous les territoires du bordelais.

Afin d’essayer d’imposer ses politiques à l’ensemble des acteurs concernés, l’interprofession mise sur la solidarité. En 2005, le CIVB instaure un « fond de solidarité » financé par une taxe provenant des dépassements des quotas (au-delà de 50hl/ha) des producteurs qui souhaitent augmenter leur production et qui ont la possibilité d’écouler leur vin sur les marchés. Toutefois, cette mesure est plus de la manipulation que de la solidarité car en instaurant un tel système, l’interprofession favorise davantage les producteurs qui ne connaissent pas la crise et prête de l’argent aux viticulteurs en faillite (une solution fortement conseillée par un syndicat agricole libéral). Est-ce qu’un prêt est une solution pour sauver une partie d’un secteur bancale ? Voici une question que certains viticulteurs se posent. Finalement, le CIVB ne profiterait-il pas des faiblesses endogènes du système ?

Petite leçon de machiavélisme gouvernanciel : règle numéro trois « Profiter des insuffisances du système »

Tous les acteurs ne sont pas égaux face aux choix de l'interprofession. Certains s'estiment délaissés et ne se reconnaissent pas à travers les actions entreprises par des acteurs qui doivent les représenter. Le CIVB impose les mêmes règles à tous les viticulteurs et négociants puisqu'il détient une légitimité institutionnelle.

Toutefois, il joue avec les différences et il permet différentes stratégies possibles, donc des développements territoriaux antagonistes. Le CIVB est à l'origine du maintien :

  • Des espaces « génériques », c'est-à-dire qui naissent de la production des vins génériques s'inscrivant dans une banalisation gustative. Les espaces de production du vin de l'Atlantique en sont un exemple même s'ils sont tiraillés entre les acteurs politiques puissants plutôt en opposition à leur émancipation (CIVB, FGVB) et soutenus par les négociants. Le bordeaux-bordeaux supérieur est le vin le plus structurant dans cette catégorie puisqu'il est le vin le plus vendu en terme de quantité et possède une image positive auprès des consommateurs. Toutefois, ces espaces sont un peu partout dans le Bordelais. La viticulture est un moyen de mettre en valeur des espaces sans fournir pour autant une satisfaction à tous les acteurs. Les vins produits s'approchent des vins aromatiques. Les viticulteurs ne peuvent pas faire face tout le temps aux épisodes de méventes. Ils sont endettés et peinent à faire fonctionner leur exploitation correctement. Ils dépendent alors des banques. Ces situations se retrouvent surtout en Bourgeais, Côtes de Bordeaux, Sainte-Foy et principalement en bordeaux supérieur et bordeaux. Ces espaces sont ancrés dans la conjoncture, d'où la possibilité de les qualifier d'espaces conjoncturels. Ils revivent quand la situation est favorable et s'éteignent quand la crise est à son paroxysme. Tous les acteurs ne sont pas dans la même logique. Certains producteurs acceptent les solutions radicales comme l'arrachage et la prime à la distillation. D'autres acteurs, notamment financiers, gagnent au change puisqu'ils investissent alors dans ces espaces afin de réhabiliter une activité positive. Le Crédit Agricole, la Caisse d'Epargne ou autres banques, les assurances deviennent des acteurs incontournables pour ces espaces. Une dualité existe en leur sein : des espaces du vin qui connaissent un tournant en s'adaptant à la situation proposée et des espaces du vin qui entrent en décrépitude.

  • Des espaces d'appellation. Ils sont le symbole du Bordelais. Depuis 1936, l'Aquitaine donne l'exemple en terme de gestion spatiale par rapport aux appellations. Aujourd'hui, les détracteurs du système les présentent comme dépassées et paralysantes puisqu'elles paraissent trop administratives et trop nombreuses. Mais elles façonnent encore des espaces avatars puisqu'elles représentent la stabilité. Ces espaces deviennent des entre-deux, entre constructions spatiales génériques (bordeaux par exemple) et fabriques territoriales d'excellence (appellation communales). Les appellations protègent les producteurs et rassurent les consommateurs. En effet, les producteurs sont assurés d'une image positive auprès des clients et ces derniers se satisfont de la renommée des appellations (le consommateur n'achète pas un vin mais un Graves ou un Saint-Julien). Les vins de ces espaces sont en concurrence avec les vins de marques du négoce. Il faut quand même rappeler que les AOC peuvent être perçues comme des marques collectives et s'insèrent donc dans une logique de modernisation des espaces tout en étant un fabuleux héritage des usages « locaux, loyaux et constants », philosophie de la création des aires AOC.

  • Des espaces où le système change vers une uniformisation spatiale (au niveau mondial) grâce à la naissance des structures type winerie. Ces espaces connaissent un renouveau par l'intermédiaire des initiatives de quelques acteurs puissants. Ces entrepreneurs ont des finances solides et peuvent se permettre d'investir dans des nouvelles structures. Ces espaces deviennent les « chouchous » des autres acteurs décisionnels, les montrant comme les modèles à imiter. Ces espaces entrent pleinement dans une mondialisation du goût puisqu'ils se consacrent essentiellement aux vins génériques ou aux vins de pays (Chenet par exemple) tout en accordant une place aux vins plus subtils, plus locaux. Les viticulteurs locaux trouvent une solution sans risque : vendre leur raisin. Il ne faut pas croire que ces espaces sont des antithèses de la qualité puisque ces zones polarisées par ces grosses structures du capitalisme international imposent une charte de qualité à ses vendeurs de raisin. Ces espaces accueillent plusieurs gammes de vin, allant du simple vin de table aux plus grands crus. Ils se situent aussi bien autour des wineries privées que des nouveaux rassemblements de caves coopératives comme celui de Rauzan.

  • Des espaces où l'excellence est le moteur de développement. Ils sont les maillons forts du système. L'engouement pour les grands crus est de plus en plus marqué depuis 2003. Les espaces de cette viticulture deviennent des symboles comme Petrus, Cheval Blanc, Ausonne, Yquem... Mais les grands crus ne peuvent être à eux seuls ces espaces. L'excellence comprend aussi les espaces qui s'inspirent des grands crus. Une autre forme d'excellence apparaît depuis peu : celle liée à la production bio. Quelques viticulteurs se sont lancés dans cette aventure. Ils font du vin sans produits chimiques, de la culture à la vinification. Le Bordelais n'est pas encore très tourné vers cette alternative même si les producteurs bio augmentent chaque année. Les acteurs institutionnels encouragent le développement de ce genre de viticulteurs notamment le CIVB. Les espaces construits à partir de cette recherche d'une norme de qualité « bio » entrent parfaitement dans la nouvelle attente politique du moment : le développement durable. Le CIVB consacre plusieurs pages internet à ce mode de culture alors que ces espaces sont pour le moment extrêmement marginaux. 88 exploitations viticoles d'Aquitaine sont adhérentes à l'association des producteurs bio. Ce modèle d'excellence est encore rare.

Conclusion

Pour conclure, il est important de rappeler à quel point le CIVB joue un premier rôle dans le théâtre du vin bordelais. Il représente les différentes branches professionnelles, du producteur au vendeur. En cela, il devient incontournable, y compris depuis la mise en place de la réforme (OCM-Vin, plan Barnier et bassin de production). Par peur de connaître une concurrence, et notamment de la part de la Région, il a tout mis en œuvre pour récupérer tous les pouvoirs de décision au niveau local. Il est l'acteur de la nouvelle gouvernance puisque l'interprofession commune du bassin va se créer à partir du CIVB. La géographie ne peut se permettre de faire des pronostics de développement, elle est une science et ne peut prédire l'avenir, à l'inverse du charlatanisme. Toutefois, elle peut poser des questions pour ouvrir des voies de réflexion. Est-ce que le CIVB va-t-il vraiment devenir l'acteur incontournable pour la gestion des espaces ? Comment va-t-il gérer l'intégration des autres interprofessions, notamment le CIVRB ? Les géographes doivent attendre encore avant de formuler des réponses à ces questionnements.

Bibliographie

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Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Nicolas Boivin, « L’interprofession bordelaise au défi de la gouvernance territoriale », Territoires du vin [En ligne], 2 | 2009, publié le 01 septembre 2009 et consulté le 29 mars 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/territoiresduvin/index.php?id=1426

Auteur

Nicolas Boivin

UMR SAD-APT, équipe Proximités, INRA-AgroParisTech

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