En Corse, la culture de la vigne peut être pratiquée sur une grande partie du territoire. En effet, le climat méditerranéen avec un ensoleillement important, la présence de la mer et de la montagne, sa latitude sont des atouts incontestables. Ils entraînent des contrastes marqués au niveau des températures et des précipitations. Outre le climat, la qualité et la variété de ses sols (granite, schistes, calcaire, sols argileux) sont des facteurs qu’il ne faut pas négliger.
Depuis l’Antiquité, l’île est une terre viticole et l’activité a très tôt une vocation commerciale dans plusieurs régions. La Balagne est l’une d’entre-elles. Cette micro-région est située en Haute-Corse, sur le littoral occidental. La vigne est une des trois cultures « traditionnelles », avec l’oléiculture et la céréaliculture, qui restent jusqu’au début du XXème siècle la base de l’économie. Seule la viticulture traverse le XXème siècle. La longévité de cette production a été obtenue au prix d’évolutions importantes. Les vignerons corses ont dû entre-autre s’adapter aux changements intervenus sur le plan national en intégrant la notion de terroir, en délimitant des « zones d’appellation contrôlée », en édictant des règles destinées à protéger et à valoriser les savoir-faire. En Balagne, ils se sont regroupés au sein de l’AOC Calvi.
Au début du XXIème siècle, la région apparaît comme un espace viticole où les ruptures sont nombreuses mais où les continuités sont présentes. En effet, les vignerons essaient de produire un vin de qualité inscrit dans la « tradition » et le « territoire », qui s’appuie sur les potentialités des terroirs avec des méthodes respectueuses de l’environnement.
De l’éparpillement à la concentration
Pendant des siècles, les vignes sont présentes dans toutes les communes balanines. Cette culture est durement affectée par les crises de la fin du XIXème siècle mais le vignoble se reconstitue. Dans la seconde moitié du siècle, la viticulture se professionnalise et les superficies s’accroissent. Au début des années 1970, des viticulteurs font le choix de la qualité en créant une appellation d’origine contrôlée. Le vignoble balanin se restructure.
Une culture présente partout
A la fin du XVIIIème siècle, la vigne couvre une superficie de 730 hectares, il y en a 430 en 1819, 656 en 1870, 1020 en 1884 et environ 700 à la fin du XIXème siècle. Sa part représente généralement entre 2 et 4% de l’étendue totale du territoire communal soit dans la plupart des communes une dizaine d’hectares. Quelques communes se distinguent par des superficies plus importantes comme Muro (50 hectares), Calenzana (plus de 80 hectares) ou Ziglia (presque 40 hectares). C’est le canton de Calenzana qui regroupe la plus grosse part des vignes avec un peu plus du tiers de l’ensemble.
Malgré le fait que la culture de la vigne soit ancienne, il n’existe pas de viticulteurs à proprement parler à l’époque moderne et au XIXème siècle. La vigne est travaillée par les propriétaires eux-mêmes ou par des journaliers1. A la fin du XVIIIème siècle, la majeure partie des vignes est possédée par les benestanti c’est-à-dire les notables. C’est un investissement lourd et long à rentabiliser2. Il faut en effet 10 ans pour qu’elles atteignent leur pleine production. Il en est toujours ainsi à la fin du XIXème siècle. A Aregno une cinquantaine de contribuables (journaliers, bergers, etc.) ne disposent que de 34 parcelles de vignes correspondant à un total de 4 hectares alors que les 38 plus gros propriétaires en ont un nombre à peu près équivalent pour une superficie totale de 7 hectares. Les plus petites s’étendent sur deux ares. Même chez les propriétaires les plus aisés, les parcelles cultivées en vignes totalisent généralement entre une vingtaine et une quarantaine d’ares et sont éparpillées, l’hectare est dépassé chez un seul propriétaire. Il s’agit donc souvent d’une culture destinée à subvenir aux besoins familiaux3 même si des surplus sont parfois dégagés.
La crise de la fin du XIXème siècle
Après une attaque de l’oïdium, les vignes balanines subissent les ravages du phylloxera. Cette maladie arrive en Corse à partir du milieu des années 1870 et s’étend dès 1880 à toute l’île. La Balagne est dans un premier temps épargnée. Les autorités essaient de limiter sa propagation : en 1875, le sous-préfet de Calvi invite les viticulteurs à soufrer leurs vignes pour qu’elles ne soient pas touchées par le phylloxera4 car la vigne est la « principale richesse de la Balagne avec les oliviers »5 ; en 1885, on évoque l’introduction des plants américains6, le conseil municipal d’Aregno s’y oppose à l’unanimité et indique « qu’il est prudent d’empêcher l’introduction de plants de vigne quelconque » car l’arrondissement est encore indemne7 ; à la fin de cette même décennie des affiches informatives sont distribuées et l’administration envoie un questionnaire aux maires8. La région est atteinte par la maladie dans la seconde moitié des années 1890. Une enquête est menée en 1897 et les deux suivantes par la préfecture pour estimer les pertes9. Globalement, les revenus de la vigne en Balagne, avant l’arrivée du phylloxéra, semblent se situer entre 5 et 6 millions de francs. En 1899, ils sont divisés de moitié, plus de 90% du vignoble paraît touché, 40% est détruit10. Entre temps, en 1898, le préfet a autorisé l’introduction des plants américains dans l’ensemble de l’arrondissement. Dans un courrier adressé aux maires balanins, le sous-préfet insiste sur le fait qu’il faudra combattre les préjugés qui existent dans les campagnes à leur encontre car ils sont « le seul remède au terrible fléau du phylloxera et permettent la reconstitution du vignoble attaqué dans un laps de temps relativement court »11.
Après cette crise, la vigne paraît bien reprendre mais elle subit de plus en plus la concurrence des vins italiens et algériens qui conduit à une baisse importante des prix. La conjonction de ces deux éléments entraîne un recul des superficies cultivées : il ne reste que 290 hectares de vigne en 1912 soit une division par plus de deux de la superficie par rapport à la fin du XIXème siècle. La Première guerre mondiale accentue ce repli.
Le renouveau du vignoble
Dans les années 1950-1960, on assiste à un nouveau développement du vignoble qui atteint un millier d’hectares dont 200 deviennent AOC en 1976. Après des campagnes d’arrachage et une restructuration, l’ensemble des domaines existant aujourd’hui dans la région sont affiliés à l’AOC et la vigne couvre 276 hectares12.
Parallèlement, la structure des domaines change, ils ont une orientation quasi exclusivement professionnelle. Les douze exploitations viticoles balanines ont une superficie moyenne de plus de 20 hectares avec de forts écarts (allant de 2 hectares à plus de 50). Même si leur taille s’est accrue les domaines restent des entreprises familiales à taille humaine. Les plus étendus produisent entre 1 000 et 1 500 hectolitres.
Une « renaissance » dans la tradition
La création de l’A.O.C. marque la volonté de redonner au vin balanin ses lettres de noblesse. Elle s’accompagne d’une réglementation qui délimite les espaces de production, liste les cépages autorisés, réglemente les rendements annuels ou encore édicte les méthodes de vinification en interdisant certaines pratiques. Son objectif est d’améliorer la qualité du produit. Les vignerons cherchent par ce biais à s’inscrire dans la tradition même si bien des procédés ont changé.
Le rétrécissement de la gamme des variétés de raisins
La volonté des vignerons de faire vivre la tradition est illustrée par l’utilisation de cépages locaux. Ils sont d’ailleurs très majoritaires13 : le vermentinu pour le blanc, le nielluccio, le sciacarello et le grenache pour les cépages rouges. Ce dernier, considéré comme un cépage « traditionnel », a semble t-il été introduit dans la seconde moitié du XIXème siècle14. On trouve également du cinsault et du syrah.
Il y a donc moins d’une dizaine de cépages cultivés alors qu’au début du XIXème siècle il en existe une vingtaine15. A cette époque, les cépages blancs les plus souvent mentionnés sont la malvoisie (garbesso ou barbesso)16 et le valtaggio17. Sont aussi citées une dizaine d’autres variétés de raisins blancs18 auxquels s’ajoutent autant de types de raisins noirs19. Si le vermentinu, qui est devenu aujourd’hui le cépage de référence pour les blancs, est une des espèces les plus répandues et les plus productives, au sein des cépages donnant du vin rouge aucun ne se détache de manière franche même si le nielluccio est cité. La raison en est peut être, qu’à cette époque, au vu des réponses des officiers municipaux lors de l’enquête de l’an X, le vin est majoritairement blanc mais le rouge est en train de gagner du terrain.
Aujourd’hui, au blanc et au rouge traditionnellement présents, s’est ajouté le rosé (dont du rosé-gris). Celui-ci représente 45% de la production, suivi par le rouge 36% puis le blanc 19%. Il y a donc eu une inversion complète dans la répartition des vins par catégorie.
Autre fait intéressant, si la renommée des vins balanins est ancienne, si l’effort de qualité est notable, 70 à 80% de la production continue à se vendre localement (caves, grandes surfaces), 20 à 30% à l’export (continent et étranger)20. Ceci s’explique par le fait que les vins balanins s’inscrivent bien dans la catégorie des « produits du terroir » de qualité21 recherchés par les habitants de la région mais également par les touristes, nombreux dans la région. Les viticulteurs trouvent donc localement un débouché important.
Une viticulture moderne mais respectueuse de l’environnement
Tradition aussi dans le fait que le terroir est exploité au mieux pour limiter les atteintes à l’environnement. La faiblesse de la cadence des traitements s’explique par le climat local sec et venté. Celui-ci et l’acidité des sols restreignent « naturellement » les rendements. Ils sont en moyenne de 36 hectolitres par hectare22. Cette viticulture entre dans le cadre d’une « agriculture raisonnée » et respectueuse de l’environnement, les pressions phytosanitaires sont relativement faibles, les labours et les désherbages sont mécanisés23.
Parallèlement, pour bonifier leur production et permettre une meilleure conservation de leurs produits, il a aussi été nécessaire de faire appel aux technologies nouvelles (vinification, embouteillage, vieillissement). Aujourd’hui, les viticulteurs utilisent des cuves en inox ou en béton (hormis pour quelques cuvées particulières). En effet, les méthodes traditionnelles de vinification donnaient un vin qui vieillissait mal et devenait parfois aigre. Au XIXème, il est rare qu’il puisse se conserver plus d’un an surtout s’il est stocké dans des tonneaux de châtaignier, l’utilisation de bouteilles en verre ainsi que la fraîcheur des caves permettent déjà d’améliorer sa conservation. Au cours du XIXème siècle, voir même par la suite, des procédés « modernes » de vinification cohabitent avec les procédés traditionnels, ils « ont tant d’influence sur la constitution des vins, que dans le même territoire, les produits des mêmes cépages nous ont offert des différences capitales de goût et de nature, suivant que la fermentation avait été conduite selon des procédés rationnels ou par des procédés en usage dans le pays »24.
Enfin, si la plupart du temps les vendanges sont mécanisées, une partie du raisin est toujours récoltée à la main.
Des exploitations familiales ancrées dans le territoire
Autre élément qui inscrit la production actuelle dans la tradition, la création de lignées familiales de viticulteurs. Une minorité seulement des exploitations remonte au XIXème siècle, comme le clos Renucci, les domaines Maestracci, Camellu ou Orsini, ou au début du XXème siècle pour le clos Landry. Les autres sont plus récentes et sont nées dans les années 1960-1970 mais la majeure partie, et notamment les plus grandes, se sont transmises au moins sur deux générations. Cet attachement au patrimoine familial, la volonté de le faire perdurer et fructifier est le signe du lien étroit qui unit ces vignerons à leur terre. La moyenne d’âge des exploitants est de 37 ans. Les deux benjamines sont des femmes qui reprennent l’exploitation familiale. En ce sens, la viticulture balanine s’inscrit dans une réelle modernité avec trois femmes sur douze exploitants.
La localisation des vignes et le terroir
Dans les années 70, avec la création de l’AOC, la viticulture balanine a donc fait le choix de la qualité, de la reconnaissance du savoir-faire de ses vignerons mais aussi celui d’associer ses vins à une aire géographique déterminée qui garantit leur origine et leur typicité. Cette volonté d’optimiser la relation entre cépages et terroir se poursuit aujourd’hui en s’appuyant sur des données plus scientifiques.
Une nouvelle localisation des vignes
A l’époque moderne, les terroirs des communautés sont strictement réglementés pour permettre la coexistence des cultures et de l’élevage et pour faciliter la surveillance. Ils se divisent généralement en deux zones distinctes : la presa destinée à la céréaliculture et le circolo qui regroupe les cultures arbustives et les jardins. Celui-ci est généralement situé à proximité des habitations. D’autre part, s’il existe des parcelles cultivées essentiellement en vigne, il y en a aussi sous forme de coltura promiscua25. Au-delà de ces généralités, il est difficile de savoir où se situent précisément les vignes avant le XIXème siècle. Une reconstitution partielle menée sur la commune d’Aregno à partir du cadastre de 1872 montre que la vigne est présente sur tout le territoire mais qu’elle est plus fréquente dans la zone située aux abords du village, espace autrefois dédié au circolo. Les parcelles localisées en plaine, plus planes et plus étendues, sont dédiées aux céréales.
Aujourd’hui, les vignes ont quitté les coteaux proches des villages et sont plutôt plantées en plaine. D’autre part, leur diffusion au sein de la Balagne a évolué : 75% sont situées dans l’hémicycle de Calvi, qui, il est vrai, en a toujours était bien pourvu.
Inscrire la production dans son territoire
Le nom choisi pour l’AOC Calvi plutôt que Balagne est un moyen de donner plus de visibilité et de lisibilité au produit. En effet, le nom de cette station balnéaire26 est davantage connu que celui de la micro-région. La volonté d’inscrire la production viticole dans le territoire transparaît aussi au-travers les noms des vins et comme on peut le lire sur le site web du domaine Maestracci « les vins issus de ce lieu en ont repris les noms [qui] sont l’expression de nos remerciements au terroir et au passé »27. Ils font référence à des lieux-dits (Pumonte du domaine Alzipratu, Ribbe rosse au domaine Culombu, etc.) ou à des rivières qui ont parfois donné leur nom à des vallées (Reginu28 du domaine Maestracci, Fiume Seccu du domaine Alzipratu). Quelques domaines ont aussi pris des appellations faisant écho au territoire comme le domaine de Figarella29 ou celui d’Alzipratu30.
Tirer profit des potentialités du terroir
Malgré le fait que la Balagne soit un espace géographique individualisé, il existe en son sein une certaine variété de sols qui, associée au fait que les vignes n’ont pas toutes la même exposition et ne sont pas toutes à la même altitude, débouchent sur une multiplicité des « terroirs »31. On trouve ainsi des vignes plantées sur un sol granitique, d’autres sur des alluvions anciennes ou des colluvions. Différentes études ont été menées par le CIVAM région Corse afin d’optimiser les potentialités offertes par le terroir et le comportement agronomique des cépages traditionnels. Il en ressort que les parcelles granitiques exposées au nord, pentues et peu ensoleillées donnent des vins très expressifs pour le vermentino. Les vins y sont plus intenses et agréables, et plus fruités, davantage gras et avec une plus grande longueur. Pour ce qui est du nielluccio, il semble que ce soit les parcelles d’alluvions anciennes, froides, assez humides et éloignées de la mer, très ensoleillées qui paraissent donner les meilleurs résultats. C’est le vin provenant des terroirs granitiques caractérisés par des critères morphologiques moyens qui est bien noté, tant du point de vu gustatif qu’olfactif, avec une acidité plus importante. Pour le sciacarello, lorsqu’il est planté sur des colluvions dans un secteur moyennement chaud, humide, élevé, pentu et proche de la mer le résultat est décevant. Les vins rouges obtenus sont trop dilués et ces terres paraissent plus propices aux rosés. Pour ce cépage, ce sont les vins issus des alluvions anciennes qui obtiennent le meilleur rendu. Il ressort aussi de ces études que l’effet millésime est très important.
La production peut donc être améliorée en tenant compte de ces études ainsi que celles menées afin de retrouver d’anciens plants de vigne dans les jardins balanins. Il existe un dynamisme et une volonté de continuer dans la voie de la tradition en utilisant les moyens modernes qui permettent de tirer au mieux profit de l’environnement.
La Balagne a été et reste un territoire viticole. Pourtant, la place de la vigne a connu des évolutions importantes. Autrefois, pour beaucoup elle est une culture destinée à satisfaire les besoins familiaux. Aujourd’hui les exploitations viticoles ont une orientation essentiellement commerciale. Ce changement s’est accompagné d’un mouvement de concentration des vignes. Parallèlement, la localisation des parcelles a changé, elles ont migré des coteaux vers les plaines. La gamme des cépages s’est réduite. Malgré tout, les vignerons balanins veulent s’inscrire dans la tradition en faisant de cette production un emblème de la région. L’étape majeure a été la création de l’AOC qui regroupe aujourd’hui la totalité des exploitations de Balagne. Elle s’appuie sur la promotion des cépages locaux, des rendements limités et l’inscription dans une agriculture raisonnée. Améliorer la qualité des vins a nécessité l’adoption de techniques de vinification modernes. Malgré ces évolutions conséquentes, tous les vignerons ont aussi la volonté d’inscrire leur travail dans la tradition multiséculaire de la viticulture balanine et s’attachent à préserver de génération en génération le lien qui unit cette culture à son territoire tout en s’inscrivant incontestablement dans la modernité et la recherche continuelle de la qualité. Elle passe par une adaptation accrue des potentialités locales aux cépages traditionnels. Les vins balanins servent incontestablement aujourd’hui de vitrine à la région et répondent à cette volonté des consommateurs à la recherche d’un ancrage dans le temps et dans l’espace et à son besoin de sécurité.