La thématique d’étude « Le vin et le lieu » m’a offert l’occasion de revenir sur un mot si fréquemment employé que par là-même il en serait toujours compris : celui de cru. À la jonction du vin et du lieu, cumulant leurs caractères tant physiques qu’idéels, le terme s’est imposé aujourd’hui dans le vocabulaire du professionnel comme de l’amateur, pour lesquels le cru est associé, plus encore que la notion d’appellation, à la qualité et à la distinction ; en Bordelais, comme dans les autres vignobles français – et pas seulement dans les appellations protégées (Alsace, Bourgogne, Champagne et Bordeaux) où il sert aussi à la classification, le cru est au cœur de la super structure idéologique et de la construction identitaire des territoires viticoles ; son seul usage dessine une sorte de Golgotha des vignobles et des vins, qui attire dans sa lumière des productions moins glorieuses qui en convoitent le renom. Dans un contexte de mondialisation et de compétition forcenée entre les aires viticoles, le cru symbolise l’exclusivité française et la prééminence historique de ses terroirs et de ses vins.
Mais il est aussi de ces mots dont l’historien doit s’écarter de toute représentation controuvée pour appréhender le cru en objet d’histoire et savoir jouer de sa polysémie. Celle-ci apparaît consubstantielle au mot : quel que soit le dictionnaire consulté, « cru », en tant que substantif participial du verbe crescere, croître, donne lieu à des définitions multiples ; sa première acception dérivée de sa racine latine est celle de « croît », de quantité dont une chose a crû ;en ont découlé, par extension, les autres sens et, d’abord, celui de production d’un espace, quelle que soit l’échelle considérée, de la parcelle au pays, soit, dans sa connotation prioritairement viticole, le vin produit dans un terroir spécifique que, par métonymie, le cru en est venu aussi à désigner. Bel emboîtement de sens qui peut faire socle pour l’historien en recherche des origines du mot mais qui, en omettant tout critère de qualité et toute forme de hiérarchisation, en néglige la charge culturelle et immatérielle dont il est porteur et qui s’affirme aujourd’hui, à l’heure de la patrimonialisation des vignobles. Cette conception montante du cru, en tant qu’objet culturel vecteur de distinction, est devenue le terrain d’étude privilégié des sciences sociales. Mais elle a fait elle-même l’objet d’une construction idéologique et historiographique qui n’échappe pas au finalisme. Sur ce point, le Bordelais peut passer pour un exemple archétypal : la notion de cru, dans ses dimensions pédologiques, œnologiques, juridiques, etc. actuelles, y est le résultat d’un processus de discernement des vins amorcé à la fin de l’Ancien Régime, normalisé au XIXème siècle, notamment avec le classement de 1855, et sanctuarisé au XXème siècle avec la mise en place des appellations. Arme commerciale à l’encontre d’une concurrence croissante, son usage a servi également les logiques de différenciation au sein même du vignoble en favorisant la promotion des pôles d’excellence et de leurs grands vins dont le terme de cru est devenu synonyme.
De fait, toute réflexion sur le cru doit partir de son historicité et tenir compte du poids des représentations qui la sous-tendent. Comment, en Bordelais, le cru est-il devenu instrument de distinction ? Comment cette représentation qui fait fusionner dans le cru, lieu d’exception et grand vin, terroir et qualité, s’est-elle imposée ? Comment a-t-elle effacé la mémoire des usages antérieurs du mot, jusqu’à en dénier l’existence avant la fameuse « révolution de la qualité » au XVIIème siècle ? Ainsi les historiens ont porté peu d’attention aux mentions de cru dans les sources plus anciennes ; de fait, ils ont quelque peu dénié, dans l’invention du terme, la part de l’héritage médiéval, que l’étude proposée ici voudrait réhabiliter. Le mot fait son apparition dans les sources dès la fin du Moyen Âge, avec une polysémie et une dimension analogique déjà tangibles. Si les conceptions patrimoniales et juridiques y dominent, le cru est doté, dès la fin du Moyen Âge, d’une acception viticole et méliorative, plus au service cependant d’une construction communautaire à l’échelle territoriale que d’une individualisation des domaines et de leur production, seulement effective à l’Époque moderne. On verra, en effet, que c’est aux XVIème-XVIIème siècles, alors que, sous l’impact du marché flamand et de ses attentes qualitatives, le vignoble bordelais se transforme, que le cru est mis au service d’une hiérarchisation croissante des espaces, des acteurs et des modalités de la production, en corollaire de l’apparition des premiers « noyaux de qualité » (Hinnewinkel 2009, p. 45).
La « construction du regard moderne » sur le cru
Le titre de cette première partie est emprunté à un article d’Éric Pothier, particulièrement stimulant en matière de réflexion sur le processus de discernement des vins (Pothier 2009). L’auteur en convint lui-même : sa démarche est isolée et « quelque peu ambitieuse, tant cette pratique du discernement est noyée dans l’historiographie par les concepts globalisateurs de qualité et de terroir » (Pothier 2009, p. 230) ; il se réfère néanmoins aux travaux du géographe Michel Réjalot sur le château bordelais, qui s’inscrivent dans une perspective similaire (Réjalot 2003 ; 2009)1. Je m’appuierai ici sur ces nouvelles focales pour retracer, à grands traits, la construction de la représentation « moderne » – c’est-à-dire ici, contemporaine – de la notion de cru. On s’attachera aux ressorts sociaux qui ont conduit, depuis la fin de l’Ancien Régime, à son émergence, en s’intéressant également à la contribution qu’y ont apportée historiens et géographes du vignoble bordelais. On l’aura compris, ce préalable historiographique apparait comme une déconstruction indispensable à l’appréhension de la conception antérieure du cru et de sa première invention au Moyen Âge.
Et le cru devint particulier…
Tel qu’il est mis au jour, le discernement des vins, aboutissant à associer le cru aux domaines et vins d’excellence, serait apparu à la fin du XVIIème siècle pour se généraliser à partir de la fin du XVIIIème siècle. Il résulterait d’un processus d’individualisation de certains vignobles avec l’apparition conjointe de la notion de « cru particulier ». Pour faire face au redéploiement des marchés2 et contrer une concurrence tant internationale que locale, les Bordelais se seraient livrés à « un intense effort de distinction à l’intérieur du territoire, de sélection entre les différents espaces et les différents producteurs » (Pothier 2009, p. 229) ; le domaine et, par extension, le vin produit deviennent alors l’unité de référence préférentielle, comme également le cru qui les conjugue et les distingue des autres productions. Outre les logiques commerciales, ces pratiques de différenciation sont à mettre en relation avec des phénomènes sociaux et culturels bien connus : la montée en puissance dans la propriété viticole de l’aristocratie, surtout parlementaire, gagnée par le processus de « civilisation des mœurs » et le souhait de se valoriser et de se distinguer socialement, tant par l’édification de domaines à l’architecture ostentatoire que par des modes de consommation l’amenant à boire des vins fins de garde plutôt que le claret populaire. Coloré de ces nobles atours, le cru devient ainsi un emblème supplémentaire à rajouter à son blason. Michel Réjalot y a vu le résultat idéalisé de la culture de l’otium qui aurait conditionné le comportement social d’appropriation foncière et donnerait au cru bordelais une signification supplétive singulière : celle du « regard de l’individu propriétaire sur le vignoble » (Réjalot 2003, p. 247), le cru remplissant une fonction identitaire, d’autant plus valorisante pour les parlementaires propriétaires qu’en était perçue une rente foncière attestant leur noblesse et leur réussite sociale. De cela, a découlé que nombre de crus ont porté le nom de leur propriétaire.
Au XIXème siècle, ce processus d’affirmation et de singularisation se généralise mais adopte de nouveaux vecteurs et modalités. Alors qu’en matière de maîtrise foncière, la société bourgeoise triomphante succède à l’ancienne aristocratie, c’est désormais le château qui s’impose dans la seconde moitié du siècle pour désigner une propriété viticole. Historien de cette spécificité bordelaise, Philippe Roudié a bien montré la diffusion exponentielle du terme « château », aboutissant, non plus seulement à remarquer les domaines d’exception, mais à en faire une norme à l’échelle du vignoble bordelais, voire de ses émules (Roudié 1994). Le cru n’en a pas disparu pour autant et continue, notamment dans la littérature viticole de l’époque, à être l’unité de référence ; que l’on regarde les Statistiques du département de la Gironde, établies par François Jouannet (1837-1843) ou par Edouard Féret (1874), ou encore les célèbres éditions de Cocks et de Féret3, les inventaires procèdent par crus, dont les plus remarquables sont listés par commune, avec description de leurs propriétaires et de leurs productions. Michel Réjalot a souligné combien cette littérature avait influé sur la représentation collective du vignoble bordelais, en érigeant les « crus comme constructions sociales, processus de désignation par un expert à l’intérieur d’un territoire rigoureusement délimité et cela de façon répétitive dans le temps » (Réjalot 2009, p. 143).
Car parallèlement et corrélativement à la constitution de ce réseau très dense de crus, se produit un processus de classification et de hiérarchisation. Il a été porté par ce qu’Éric Pothier a appelé « la concrétisation d’une pensée viticole » (Pothier 2009, p. 232), par l’accroissement des connaissances scientifiques et la structuration d’une communauté de spécialistes (agronomes, ampélographes, œnologues, etc.) imposant de nouvelles modalités d’expertise. Ce sont elles qui, couplées à l’expérience des courtiers et des négociants, ont guidé les statistiques et les classifications, notamment celle de 1855. Le cru, décliné selon des qualificatifs superlatifs (grand, premier grand, premier, classé, etc.) variables selon l’aire viticole considérée4, y est institué en instrument de hiérarchisation des niveaux de qualité présumée du vin ; sa synonymie avec les grands vins et, en implicite, les grands châteaux, est alors consommée.
Dans la première moitié du XXème siècle, la mise en place des appellations d’origine (de 1905 à 1938) s’inscrit dans le même rapport du vin au lieu, puisque son résultat en est « la désignation d’un vin du nom du lieu dans lequel il est produit » (Aubin 2009, p. 115). L’aire d’origine est néanmoins d’une échelle plus grande que celle du cru : régions (Médoc, Entre-deux-Mers, etc.), terroirs (Graves, Côtes, etc.), circonscriptions administratives : le département en continuum avec le Bas-Pays, exceptionnellement, le canton pour Bourg et Blaye, plus généralement la commune. Ainsi découpé en autant de lieux emboités, normé par des critères réglementaires de plus en plus précis et multifactoriels, le territoire viticole girondin se trouve doté de ses attributs identitaires qui font la « marque Bordeaux » et sont toujours efficients. À leur façon, les historiens y ont collaboré ; fortement sollicités lors de la création des AOC, ils ont apporté preuves et légitimité historiques à la difficile entreprise de délimitation. La génération suivante, d’après la Seconde Guerre mondiale, a donné sa caution scientifique au système et a achevé d’ancrer le « regard moderne » sur le cru.
Et le cru devint grand…
On pourra encore s’en étonner mais l’histoire du vignoble bordelais est longtemps restée une affaire de… géographes5, à l’exception notoire du grand commerce médiéval dont se sont emparés les historiens économistes dès les années 1950 – Yves Renouard au premier chef. On pourra objecter que ces géographes ont suivi, avec bonheur, les voies de la géohistoire, telles que Roger Dion, le premier, a su les tracer. Néanmoins, à l’évidence, leur formation disciplinaire a influé dans leur vision de l’histoire du vignoble et en a limité le champ d’investigation ; hormis Roger Dion, aucun d’entre eux ne s’est aventuré dans les sources en-deçà du XVIIème siècle, faute sans doute d’en posséder le savoir-faire ; de fait, ils ont une conception dépréciative du Moyen Âge, et particulièrement de son vin si éloigné de leurs critères de goût car, en la matière, ils tombent facilement dans l’anachronisme et l’illusion d’une qualité intangible et pérenne. Ajoutons une attention marquée pour le milieu – bientôt remplacé par le concept montant de terroir – qui a participé à la surévaluation des critères pédologiques et climatiques. Les plus éminents représentants de cette pensée géographique ont été Henri Enjalbert et René Pijassou. Leur œuvre a fait socle, tant dans l’historiographie que dans le milieu professionnel avec qui les deux professeurs étaient en réseau ; elle a donc éminemment contribué à la construction idéologique du territoire viticole bordelais.
Gérard Aubin le rappelle non sans le déplorer, Roger Dion, dans son œuvre magistrale, aurait, pour le vignoble bordelais, quelque peu surestimé la part du Moyen Âge et déprécié celle de la période moderne dont il aurait manqué la « révolution »6 (Lavaud et alii 2010, p. 20-24). « L’invention » de cette dernière est donc sans conteste à attribuer à Henri Enjalbert. C’est, en effet, avec son étude pionnière de 1953 : « Comment naissent les grands crus ? Bordeaux, Porto, Cognac » (Enjalbert 1953) qu’en sont posés les termes, dont les années 1680-1720 auraient été le théâtre ; de facture très vidalienne dans ses accents de possibilisme, sa démonstration est charpentée dans une perspective évolutionniste : à un temps n-1 où la qualité n’existerait pas et les terroirs seulement des « potentiels », succèderait un temps 0, puis n+1 avec son épanouissement, où la qualité émergerait avec la naissance des grands vins – entendons de garde, où les terroirs seraient enfin révélés, s’incarnant tous deux dans la notion de cru qui ferait alors son apparition. Ce schéma d’interprétation, tel que proposé par Enjalbert, n’a guère varié dans ses travaux postérieurs qui ont plutôt cherché à le confirmer, notamment en lui conférant la dimension d’un phénomène total, ni dans ceux de ses successeurs. Ainsi, la thèse de René Pijassou sur le Médoc (Pijassou 1980)7, comme aussi ses autres études ont achevé de sanctuariser l’effet rupture et d’exalter l’avènement de l’excellence. Quant au terme de cru, il passe dans ce schéma comme l’expression même de la « révolution » de la qualité, dont sa naissance serait contemporaine ; c’est à Haut-Brion, expression même du domaine et du vin de prestige, qu’on l’attribue avec la mention, sous la plume de John Locke en 1667, d’un « cru de Haut-Brion » qualifié de « New French Claret » – on notera combien cette appellation, qui a fait couler beaucoup d’encre, satisfaisait l’hypothèse de l’avènement d’un nouvel âge pour le vignoble. Et René Pijassou d’affirmer : « avec ces nouveaux vins naissait la notion de cru, portée par la renommée du vin phare de l’époque, le Haut-Brion, appelé alors french claret Pontac » (Pijassou et Ters 1997, p. 33). Pour mieux en dépister l’apparition, on le pourchasse donc dans les sources mais selon une démarche à revers de celle de l’historien, consistant à plier la source à l’hypothèse et non l’inverse ; aussi opère-t-on un tri sélectif des seules occurrences de crus associées à un nom de domaine ou de propriétaire, qui puissent témoigner de l’individualisation des noyaux d’élite et de l’apparition des vins de distinction.
Hélène Velasco et Jean-Claude Hinnewinkel ont montré combien le succès de cette construction historiographique pouvait être attribué à « sa parfaite adéquation avec la pensée dominante du XXème siècle » (Hinnewinkel et Velasco 2012), à la justification de la géographie mondiale du vignoble et à ses hiérarchies internes. Jusqu’aux travaux de ces dernières années qui reviennent à la longue durée ou déconstruisent les acquis, la grille de lecture est donc demeurée inchangée car elle satisfait tant les historiens modernistes actuels, axés sur la problématique des élites, que la profession et surtout les grands châteaux qui en tirent une légitimité historique à leur prééminence. Elle est également en parfaite concordance avec la représentation que se font les Bordelais de leur capitale et qui a été sanctionnée par l’attribution du label de l’UNESCO : un Bordeaux né avec les Lumières du XVIIIème siècle, une « bonne ville » touchée par la fortune du grand commerce atlantique et de l’urbanisme classique de l’intendant Tourny. Dans cette construction identitaire, ville, vignoble et vin fonctionnent sur les mêmes référents de distinction, fondant une sorte « d’exception culturelle ».
Retour aux sources : la part du Moyen Âge
À ce « regard moderne » sur le cru, il faut non pas opposer mais réintroduire la profondeur historique, réviser la périodisation, en revenant aux sources dans leurs sens propre comme figuré. À partir de quel substrat s’est construit ce regard ? Quoiqu’ait pu en dénier l’historiographie, le terme de cru est utilisé dans les sources dès la fin du Moyen Âge ; il suffit pour s’en convaincre de consulter les dictionnaires d’occitan, comme de moyen français, le terme de cru y est bien attesté et pas seulement pour le vin8 : quelle en est alors sa conception ? Y-a-t-il filiation ou rupture avec l’acception postérieure ?
Du cru du producteur…
Mon recensement des occurrences de cru s’est fondé sur le même corpus que celui sur lequel je m’étais appuyé pour identifier « les mots du vin » lors d’un précédent colloque (Lavaud et Bernard 2014), soit un matériau disparate et puisé au gré de mes recherches, sans prétention à l’exhaustivité – il faudrait plus d’une vie de chercheur pour embrasser toutes les sources, particulièrement les riches fonds notariés, sur l’empan chronologique du Moyen Âge central et final – et centré géographiquement sur le Bordelais et l’Agenais, avec une ouverture sur le Bergeracois grâce à la thèse de Jacques Beauroy (1975).Y dominent les sources diplomatiques et normatives émanant des corps municipaux urbains : coutumes, privilèges, délibérations municipales, comptabilité, etc. Quant aux actes de la pratique notariale, ce sont les fonds de Bordeaux, aujourd’hui intégralement traités, qui ont servi de principal corpus d’étude. C’est donc le cru vu par la ville, alors actrice majeure et moteur de la dynamique viticole de l’Aquitaine médiévale, que les sources nous révèlent.
Effet de sources ou réalité historique ? Le terme de cru n’apparaît dans les sources locales qu’au XVème siècle, particulièrement dans ses dernières décennies où son emploi devient plus commun. Doit-on mettre en lien sa diffusion avec la conquête française ? Rien ne permet de l’affirmer, le terme existant antérieurement mais son usage, avéré dans les chartes royales et déjà en cours dans les pays de France comme la Touraine9 ou encore en Bourgogne10, a pu en être facilité. Dans le corpus consulté à l’échelle du bassin d’approvisionnement vinaire de Bordeaux, il apparaît surtout utilisé en Bordelais et en Bergeracois, alors qu’en moyenne Garonne, d’autres référents territoriaux lui sont préférés (les vignes de l’honor ou du dex). Faut-il en déduire, pour autant, qu’il exprime ainsi l’identité viticole des deux entités régionales qui l’utilisent et souhaitent, par ce biais, la revendiquer ? Le pas doit être franchi prudemment mais force est de constater que, quel que soit le type de source, le cru est exclusivement associé à la vigne et non à d’autres productions (hormis pour le bétail, surtout dans les baux à gazaille, mais dans le seul sens de croît).
Tel qu’il est employé dans les sources municipales, le cru a toujours une connotation spatiale ; soit, il est associé à un lieu d’échelle variable : le cru d’une vigne, d’un quartier, d’une paroisse, de la ville11, de sa juridiction ou encore d’une région, comme dans la mention de vin de creu de Bordeaux et de Gascogne12 ; soit, il est lui-même le référent spatial dans des expressions telles que « le vin par eux recueilli dans leur creu »13 ou le « vin qui es deu creu… »14. Cependant, dans l’une comme dans l’autre acception, le sens de production, de croît, reste sous-jacent, avec une inflexion souvent très patrimoniale : elle est flagrante dans les congés délivrés par les municipalités pour entrer le vin dans la ville, le demandeur jurant que le vin « era de son crescut »15, comme encore dans les expressions employées par les privilèges de Bourg et de Blaye : « que ledict vin soyt de leur creu ou de leur revenu » ou « rentes »16. Le cru est bien assimilé ici à une production, et par extension à ce qu’elle rapporte, obtenue sur ses biens propres, relevant du patrimoine, de « l'économie élémentaire »17 et dont la fonction première est vivrière. Ainsi le vin de son cru est d’abord pour sa provision. L’exemple de Monseigneur Darsac, autorisé par les jurats de Saint-Émilion, à « metre certanas barriquas de vin diutz la vila per sa provista deu vin de Médoc dont ave certana crua e aquo es deu vin de son dreyt… »18 en témoigne : alors que l’entrée de vin étranger dans la ville est interdite, il peut être affranchi de cette obligation car son vin, bien que du Médoc, est de sa production et de sa consommation propres. Le cru est associé à son droit personnel, protégé à ce titre et doté des mêmes privilèges que son détenteur, sur un espace qui dépasse ici le ressort juridique de la ville ; de sorte que le cru, par sa dimension identitaire, peut bénéficier d’une sorte de privilège d’extraterritorialité, de détachement du lieu : ainsi, à Saint-Émilion comme à Bordeaux ou dans les localités de l’Agenais, le vin du cru des habitants, provenant d’en dehors de la juridiction n’est pas considéré comme étranger19. Néanmoins, cette clause, dont l’application suscite bien des craintes de fraude – d’où la demande de congé, ne vaut que parce qu’elle ne touche qu’une partie minoritaire de la production, le cru des habitants provenant, pour l’essentiel, du vignoble suburbain dans le ressort de la ville.
On pourrait déduire de cette première auscultation du mot de cru et de sa polysémie, que le lien organique qu’il établit entre le lieu, la production et le producteur, symptomatique du discernement des vins à l’Époque moderne, semble bien trouver au Moyen Âge ses premières assises. Mais le cru médiéval diffère sur plusieurs points de son acception moderne : à l’échelle de l’individu, sa définition première est d’abord patrimoniale, d’où son rapport flottant au lieu qui correspond moins à un terroir viticole particulier qu’à l’espace souvent morcelé du patrimoine. Cette dimension vivrière et domestique s’accorde bien avec la proximité, tant géographique, que sociale, économique, voire idéelle, qu’il entretient avec la maison dont il est une extension extra-muros et à qui il fournit le « vin de bure », c’est-à-dire le vin de consommation. Dans cette définition, la qualité, ou tout du moins une hiérarchie qualitative, ne rentre pas en compte. De même, si le cru est amené à être distingué, c’est seulement par le statut privilégié de son producteur. Mais, qu’il soit bourgeois ou simple habitant, celui-ci ne possède ses droits et ses avantages sur sa production que parce qu’il relève d’une communauté ; sous la plume des corps de ville, le cru glisse ainsi facilement de l’individuel au collectif, de la parcelle au territoire communal.
… au cru de la communauté
Dans les sources municipales, le mot de cru est communément utilisé à l’échelle de la communauté ; il est alors celui d’un territoire collectif dont il épouse les limites ou dont il est une des composantes. On partira d’un extrait des Coutumes et privilèges de Lormont pour essayer d’en dérouler quelques-unes de ses connotations :« Costuma es en ladeyta sauvetat que denguns manans et habitans en ladeyta sauvetat ne sont tenguts de vendre vin estrange ny mectre en ladeyta sauvetat per vendre en detailh que no sia deu crescut et laborage deus homes et manans de ladeyta sauvetat et deu crescrut dedins las fines et limitas de ladeyta sauvetat, si no que fussa cause que no s’en trobassa deu crescut de ladeyta sauvetat et senhoria et so, sur la pena de l’amenda arbitraria et lo vin distribessable av la voluntat de Monsenhor Larcibesque o de sons officiers »20.
Le territoire de référence dans lequel s’inscrit ici le cru a une définition toute juridique, en référence à une autorité : il s’agit de la sauveté de Lormont sur laquelle l’archevêque de Bordeaux exerce l’entièreté de son dominium. C’est à ce titre qu’il règlemente ici la vente au détail du vin, en retire les amendes et le vin confisqué qui, par son droit éminent, relève de lui : c’est le cru de Monseigneur l’archevêque… Mais cette exclusivité est quasiment un hapax pour notre zone d’étude où les seigneurs ont dû abandonner aux communautés urbaines une large part, voire la totalité, de leurs prérogatives. De fait, ce sont bien davantage des juridictions communales qui servent de référence, notamment la banlieue en Bordelais. Le terroir, si consubstantiel aujourd’hui du cru, ne participe pas alors de sa définition, malgré la pleine conscience qu’ont les producteurs comme les autorités des grandes catégories de sol, distinguant les palus des graves dont ils ont fait l’appellation générique de celui de Bordeaux « Las Gravas de Bordeu ». Pour autant, ce dernier ne recouvre pas l’ensemble de la croupe de graves et il n’y a pas adéquation totale entre cru et terroir21.
À Lormont, la sauveté sert de délimitation au cru (« deu crescrut dedins las fines et limitas de ladeyta sauvetat ») et fixe corrélativement ce qui lui est en dehors et étranger. Mais il n’y a pas cospatialité car le cru n’occupe qu’une partie de la sauveté, sous forme de noyaux viticoles et de parcelles dispersées22, dans une situation d’emboîtement par rapport au territoire immuniste. Cette configuration spatiale est commune à la plupart des vignobles aquitains : ils ne correspondent pas à des ressorts juridiques spécifiques mais sont inclus dans des plus vastes, ce qui leur laisse ainsi une capacité d’expansion territoriale. Il n’y a qu’à Bergerac que le vignoble est en soi un territoire juridique : la vinée, distincte de la juridiction. Mais, bien qu’entité spatiale précisément délimitée, correspondant ici à un terroir – la vinée s’étend au nord de Bergerac sur un relief de côtes – sa définition juridique et son caractère privilégié proviennent du statut personnel de ses producteurs bourgeois et habitants bientenants (Beauroy 1975)23. Or, leurs privilèges personnels s’exercent aussi sur les vignes qu’ils ont en dehors de la vinée. Ce hiatus entre définitions spatiale et personnelle de la vinée a fini par poser problème avec l’essor du vignoble sur la rive gauche de la Dordogne lors de la reconstruction d’après la guerre de Cent ans. La jurade a alors dû procéder, en 1495, à une extension du territoire de la vinée, entérinant son essor, pour lui conserver tout son sens d’espace privilégié exclusif, en même temps qu’elle réduisait l’accès à la bourgeoisie.
Revenons à Lormont ; le vin qui y est autorisé pour la vente au détail provient « deu crescut et laborage deus homes et manans de ladeyta sauvetat », il est donc le produit issu des biens de l’ensemble des habitants et de leur travail ; sa fonction patrimoniale et vivrière, repérée pour l’individu, est étendue ici à la communauté. Il relève de l’espace vital, de l’espace de travail et d’usage intensif où se concentrent les activités de proximité à fort travail manuel, comme également d’une zone exclusive au profit des seuls hommes de Lormont. Il leur fournit le vin nécessaire à leur consommation, celui de leur provision comme celui en circulation sur le marché local, voire international en cas de surplus ; mais c’est plutôt le cas inverse qui est ici sous-entendu : le vin étranger pourra y suppléer en cas de carence (« si no que fussa cause que no s’en trobassa deu crescut de ladeyta sauvetat et senhoria »).
La déclaration des jurats de Bordeaux, en préambule d’une ordonnance sur le vin : attendu « que lo vin qui creys en nostras vinhas es nostra substancia, et sian totas nostras reuenuas de que vinem »24, le dit assez : le cru met en jeu les ressources mêmes de la ville, tant celles de sa subsistance que celles de sa prospérité économique. Une affaire de Bien public donc, et l’on comprend que le cru soit un objet privilégié de la gouvernance et de la norme municipales. Saint-Émilion en représente un cas exemplaire25. Le « crescut de la baleugua », telle est l’expression appliquée par les jurats au vignoble de leur juridiction. Sans qu’elle soit précisément délimitée, son assise spatiale est ramassée sur un terroir, celui du plateau et des côtes, avec un noyau central suburbain et des ramifications dans les paroisses rurales. En associant spatialement la banlieue au vignoble (« lo cru de la baleugua »), la commune a donné à ce dernier une dimension juridique et en fait un territoire protégé sur lequel s’exerce son pouvoir de ban. Le cru est ainsi une entité réglementée sur laquelle la gouvernance municipale s’impose à des niveaux clé de la production et de la commercialisation. Les registres de délibérations municipales de Saint-Émilion, qui mettent surtout au jour l’exercice de la justice et de la police, montrent que la cour communale traite, en matière viti-vinicole, tant des transactions et des conflits relatifs au foncier que des affaires portant sur le commerce du vin, sans parler des rixes et débordements où la boisson a sa part. Cet exercice municipal de la police participe de la protection et la surveillance que les jurats veulent assurer sur le vignoble. Ainsi les voit-on émettre, dans ce but, des ordonnances réglementant des façons viticoles ou le pacage du bétail dans la banlieue26. La manifestation la plus ostentatoire du pouvoir de commandement de la ville sur son cru est néanmoins le ban des vendanges qui permet à la jurade de réguler le travail des vendangeurs et d’exercer un contrôle sur la bonne maturité du raisin. Car de cela dépend la qualité du vin et, sur ce registre, l’interventionnisme municipal se veut le garant d’une qualité uniforme, définie systématiquement par trois critères : « bon, pur e noed », parfois résumé dans le qualificatif englobant de « merchant », soit un produit type, en conformité avec le savoir-faire-technique (vin primeur), homologué, satisfaisant la demande et le goût des consommateurs, indemne de toute fraude, ce à quoi s’évertue de pallier toute la réglementation. Si indubitablement, les Gascons font bien la différence entre bons et mauvais vins, selon des critères qui nous échappent presque totalement, il n’y a pas de trace de discernement ni de hiérarchisation des productions et ce qui semble primer au contraire, c’est la conformité à un modèle commun et communautaire27.
Autre volet majeur de la gouvernance municipale, celui de l’écoulement du vin du cru et de l’exclusivité qu’il doit avoir sur le marché local. Car priorité est donnée à la production locale, seule autorisée à être vendue au détail, a ou « entaverna » (à l’huis de sa porte ou en taverne), dans la ville ; ce n’est qu’en cas de pénurie que le vin forain peut y être consommé et vendu. En dépendent les revenus des habitants comme également ceux de la ville qui y assoit une large part de sa fiscalité. Ce privilège de l’entrée que Saint-Émilion, comme Lormont, réserve à son cru est généralisable à la quasi-totalité des localités viticoles : toutes, en assurant le monopole du marché local à leur production, ainsi protégée de la concurrence extérieure, font preuve d’un « protectionnisme de clocher »28.
Pour les villes productrices du Bas-Pays, Bordeaux au premier chef, ainsi que pour Bergerac, le cru est aussi le support d’une politique protectionniste à l’échelle du grand commerce. Réduction ou exonérations des coutumes, surtout privilège de la descente du fleuve toute l’année créent pour les vins qui en sont bénéficiaires des conditions particulièrement avantageuses à leur écoulement sur les marchés du Nord. Plus que tout autre, ce sont ces privilèges qui sont marques de distinction à l’encontre de ceux qui en sont privés, particulièrement, à l’échelle du bassin d’approvisionnement de Bordeaux, les crus du Haut-Pays. S’il y a hiérarchie entre les différents crus aquitains, bien plus que dans la qualité relativement uniforme, c’est dans l’appartenance à l’une ou l’autre de ces « appellations » juridiques, Haut et Bas-Pays, telles que Bordeaux les a imposées.
Au total, tel que vu à la loupe de la gouvernance municipale, le cru conserve une forte charge patrimoniale et identitaire ; cependant, la réussite des corps de ville, tout du moins ceux des villes-têtes, est d’avoir fait passer le cru de provision, de l’individuel au collectif, de la consommation domestique au grand commerce. Projection de la ville hors les murs, le cru est un moteur majeur des dynamiques territoriales, comme des stratégies économiques et des politiques urbaines. Leur exploit est aussi d’avoir transformé une rente commerciale, obtenue par les Privilèges, en rente territoriale, « l’appropriation foncière individuelle se complétant désormais d’une appropriation collective d’un nom [ici, celui de la ville] sous lequel sont vendus les vins issus d’une aire délimitée » (Hinnewinkel 2004, p. 26-27). En lui attribuant par leurs normes et leur contrôle le label de « merchant », valant attestation de qualité, en le dotant d’un encadrement juridique, fiscal, métrologique, etc., les villes productrices ont donné au cru une dimension idéelle, celle de la marque, dans le sens géographique et commercial du terme, c’est-à-dire « une norme territoriale qui vaut appellation d’origine en permettant le positionnement du produit, défini tant par son effet spatial que par sa spécificité »29. Le cru se distingue donc par la marque et, pour l’heure, ce sont les villes productrices qui en sont éponymes et font marquer les futailles de leurs emblèmes.
Le chaînon manquant : cru et vignoble de la pré-modernité
Dès la fin du Moyen Âge, le vignoble bordelais est déjà porteur d’innovations : de nouveaux acteurs avec la montée en puissance des notables et des gens de robe, un nouveau terroir avec l’implantation pionnière des ceps dans les palus, enfin, de nouvelles structures foncières et modalités de faire-valoir avec un premier processus de concentration foncière par l’intermédiaire des bourdieux30. La fin de l’union anglo-gasconne avec la conquête française de 1453 et la réorientation du marché, progressivement dominé par les Flamands, ont accéléré ces mutations et l’évolution du vignoble vers « la modernité », en suscitant notamment la diversification de la production. À sa manière, le terme de cru a accusé cette transformation du vignoble et ses définitions s’en sont trouvées modifiées. Sa diffusion en dehors des écrits normatifs, dans les actes de la pratique notariale, montre qu’il relève désormais d’un vocabulaire commun pour qualifier la production d’un domaine ou d’une ou plusieurs parcelles ; quant à en faire déjà un instrument de discernement, je n’irai pas jusqu’à franchir le pas, tant la polysémie du mot et son héritage médiéval sont prégnants31.
Réinterpréter le prélèvement sur le cru
On l’a dit, les historiens du vignoble bordelais sont partis en chasse des mentions de crus qui, appliquées à un lieu, pouvaient faire apparaître « une classification et une hiérarchie qui annoncent timidement celles de nos grands crus », selon les mots de Jacques Bernard. Et le grand historien du port et des notaires de Bordeaux de relever qu’après 1480, il est quelquefois stipulé, non seulement que le vin négocié sera de telle paroisse, mais encore qu’il sera de tel plantier, de tel bourdieu, voire de telle pièce de vigne « du creu de las vinhes de son bordiu qui es en las Graves de Bordes », du « creu dudit seigneur de son bordiu du Taillan ou à défaut de ladite paroisse du Tailhan » (Bernard 1966, p. 104). Le fait est incontestable, l’emploi du mot cru se généralise, mais l’interprétation demande révision. On s’appuiera, pour ce faire, sur une occurrence largement reprise par l’historiographie, dont mes propres travaux…, relevée dans un bail à fazendure conclu en 1488, par Johana de Bordeu, dame de la Louvière – une maison noble située à Léognan, dans les Graves du sud, aujourd’hui un grand cru32. La dame cède, pour cinq ans, à Minjon de la Riu, laborador de Léognan, un bourdieu avec maison, terres, vignes, jardin et aubarèdes (saules et aubiers) aux lieux dits Casaux et Silhons à Léognan. Le preneur est tenu à une agrière au cinquième des fruits et doit verser un droit d’entrée de quatre barriques de vin « bon, net, vendable et merchant deu cru de las deytas vinhas deudeit bordiu », qu’il doit porter à la Louvière. Comme celles citées par Jacques Bernard, cette mention a été interprétée comme la preuve que le cru de ce bourdieu avait été distingué, témoignant ainsi d’un premier processus de différenciation. Le médiéviste, habitué des actes fonciers, peut en faire une tout autre lecture et considérer que l’exigence de la dame de la Louvière procède davantage d’un prélèvement seigneurial : en demandant une part des fruits et un droit d’entrée en vin, elle ne fait que revendiquer, comme tout autre seigneur ou bailleur, son droit éminent sur le bourdieu qu’elle a baillé et, donc, la fraction qui lui revient sur le croît de l’exploitation, et d’aucune autre ; car c’est ici que se place l’exclusivité du lieu, non un terroir particulier, mais une partie de son temporel foncier, selon l’acception patrimoniale du cru. On peut regretter que les historiens n’aient pas vu que la nouveauté était ailleurs : dans la mention d’un bourdieu à Léognan qui montre la diffusion de ces exploitations de pointe, non seulement sur le front pionnier des palus mais aussi dans les graves ; dans le choix d’un bail à court terme pour ce domaine de rapport, témoignant de sa vocation spéculative comme d’une gestion plus attentive des maîtres du sol ; autant d’éléments révélateurs d’un vignoble en mutation dans un contexte de croissance et d’abondance de main d’œuvre dont atteste l’exigence du droit d’entrée.
Cette révision n’empêche pas, pour autant, d’accréditer l’hypothèse d’un rapport différent à la qualité des vins, à leur lieu de production et, en l’occurrence, d’inférer une possible appétence de la dame de la Louvière pour le cru de son bourdieu. Dans le fonds des notaires de Bordeaux, dès la seconde moitié du XVème siècle, il est couramment stipulé, dans les obligations ou les ventes anticipées de récolte, que le vin, objet de la transaction, doit provenir des « propas vinhas » du débiteur ou vendeur, et qu’il doit être « deu melhor de lurs vinhas »33.Le terme de cru ne semble pas alors encore en vogue mais l’exigence est déjà là d’un vin produit dans certaines vignes. Là encore, la référence au lieu est avant tout patrimoniale et garante du label marchand du vin : l’acquéreur ne veut pas d’un vin d’une provenance incertaine ; quant à son exigence du meilleur, elle montre bien une capacité de différenciation et une exigence sans doute en hausse mais elle peut tout aussi bien passer pour une garantie prise par l’acquéreur pour ne pas se retrouver avec du mauvais vin.
De cru et de moindre cru… : vers un vignoble à deux vitesses
À partir de la seconde moitié du XVIème siècle, la prépondérance des Hollandais sur le grand commerce vinaire devient effective et connaît son acmé au siècle suivant. Les transformations que ce nouveau marché insuffle au vignoble bordelais sont décisives : non seulement les volumes exportés retrouvent les niveaux de la période anglaise, mais surtout les négociants flamands développent des habitudes commerciales différentes et de nouveaux produits, notamment l’eau-de-vie que réclament les équipages de leur puissante flotte. Afin de satisfaire le goût montant pour les vins forts, ils introduisent « la manière hollandaise », de « frelater » les vins, c’est-à-dire, de les muter et de les « travailler » en leur rajoutant de l’alcool ou des épices. Plus décisif encore pour les orientations futures du vignoble bordelais, ils diffusent des pratiques de vinification dans le but de faire vieillir le vin : usage de « l’allumette hollandaise » pour soufrer les barriques, généralisation du soutirage pour vendre les vins au fin et non sur lie. La production locale en a été fortement impactée : aux côtés du traditionnel claret qui compose toujours le gros des volumes exportés, les Bordelais produisent en quantité croissante des vins rouge de presse et des vins blancs, pour une part destinés à la distillation. Les palus constituent le secteur de prédilection de cette expansion viticole mais d’autres terroirs sont également touchés, tels ceux du Sud-Gironde, en Sauternais comme, sur l’autre rive, à Loupiac et Sainte-Croix-du-Mont. La concentration foncière amorcée à la fin du Moyen Âge s’y poursuit activement avec la multiplication des bourdieux et des domaines de rapport. Toutes ces évolutions ont affecté la notion de cru, d’autant qu’avec la diversification des productions est aussi venue la différenciation et, si l’on en croit Le mémoire de Casanilles, celle-ci serait exogène et œuvre des négociants flamands. Émanant d’un négociant bordelais, ce factum sur les Pratiques du commerce des étrangers dans la ville de Bordeaux, présenté en 1640 devant le Parlement, se veut polémique à l’encontre des effets pernicieux de la pénétration économique hollandaise. Il dénonce le court-circuitage du négoce bordelais opéré par les marchands flamands qui traitent directement avec les producteurs et imposent leurs propres lois du marché ; ainsi Casanilles déclare que les Flamands « arrêtent de prendre des vins de moindre cru et paysans, qu’ils ont à bon marché ordinairement à cause des nécessités où ils sont ; mais ils résolvent aussi de prendre de chaque contrée deux ou trois crus d’avec les personnes riches et les plus puissants et leur font promesse secrète de leur faire valoir trois ou quatre écus par tonneau plus que le prix courant (…) afin que ces personnes favorisent leurs courses et donnent loi aux autres achats qu'ils font dans la campagne »34. On relèvera dans cette citation trois points remarquables : d’une part, la synonymie de vin et cru, peu apparente jusqu’alors, ici implicite dans la seconde citation de cru ; d’autre part, l’association du cru à la personne et à son statut social et toujours pas à un lieu et, enfin et consécutivement, le discernement qu’elle induit entre cru et moindre cru, entre cru du puissant et cru paysan ; en se fondant sur ce principe de hiérarchisation, la stratégie commerciale des Hollandais a mis à mal l’uniformité, tant sociale que qualitative, de la production, qui prévalait jusqu’alors ; elle a complexifié le marché en y faisant émerger des produits de distinction, à haute valeur ajoutée ; elle a aussi rompu l’égalité qui régnait entre producteurs-vendeurs avec le choix de s’appuyer sur quelques grands propriétaires, tant fournisseurs que médiateurs et diffuseurs locaux du capitalisme flamand. Au final, elle a favorisé le développement d’un vignoble à deux vitesses.
Bien plus qu’Haut-Brion qui, tourné vers le marché anglais, apparaît en marge, le laboratoire du vignoble d’élite en Bordelais me paraît être l’aire de production des vins blancs moelleux, c’est-à-dire, l’aire Sauternais-Sainte-Croix-du-Mont-Loupiac, à laquelle il faut apparenter l’essor du vignoble de Monbazillac. Sur ces vignobles créés quasiment ex nihilo, la stratégie hollandaise a pu donner son plein effet et favoriser les initiatives de l’aristocratie et des notables locaux dans leur production d’un vin d’exception. La rédaction des privilèges de Barsac, effectuée en 1613 mais connue par un acte de 164335, prend acte de la valeur ajoutée donnée aux vins de la juridiction. Sans surprise, tout achat de vin en dehors y est interdit, tant que le vin « du creu des paroisses d’icelle n’a pas été vendu ». Mais la raison énoncée est que, « au temps des vendanges, les marchans achaptent des vins des lieux circonvoisins de la prévosté à vil prix, comme estans de beaucoup moindre valeur que les vins recuilhis en la prévosté et font porter et enchayer lesdicts vins en paroisses d’icelle, faisant accroire aux marchans étrangers, lesdits estre du creu de ladite prévosté et le vendent au prix du propre vin recuilhy en icelle, frustrant par ce moyen lesdits marchans étrangers et descriants lesdits vins recuilhis dans la prévosté au grand détriment et ryune des habitants d'icelle ». La protection du cru local ne consiste pas seulement à lui assurer un monopole sur le marché de Barsac ; elle vise aussi à empêcher que sa valeur et sa réputation auprès des marchands étrangers ne soient perturbées par la vente frauduleuse de vins extérieurs à la juridiction. L’altérité entre ces derniers et ceux de Barsac ne se joue plus seulement sur des privilèges et des accès au marché mais aussi sur une nature, une qualité et donc une renommée distinctives. Cette distinction n’est plus seulement typologique comme au Moyen Âge, elle est aussi – et c’est nouveau – hiérarchique avec une échelle de valeur et de prix qui suggère un rapport différent à la qualité, elle aussi soumise à de nouvelles modalités d’appréciation.
Sous l’impact du marché flamand, le processus de discernement des vins est donc déjà en marche dans la première moitié du XVIIème siècle, mais sur un substrat médiéval qui conserve au cru sa polysémie et sa référence à un territoire urbain. S’il y a inflexion, plutôt que révolution, c’est à ce moment-là et dans ces premiers secteurs de pointe qu’elle se place, bien plus qu’au siècle des Lumières qui n’en est qu’une généralisation.
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In fine, vous l’aurez compris, mon jeu n’a pas consisté à me porter systématiquement en faux contre une historiographie du cru à laquelle j’ai moi-même abondé. On ne peut contester ni l’émergence des noyaux d’élite ni celle conjointe des grands vins, tel qu’on l’entend aujourd’hui, auxquelles le cru a été progressivement apparenté. Néanmoins, à repériodiser le cru, on aura montré que ces évolutions n’ont pas fait table rase d’un passé, pas plus qu’elles n’ont sonné l’avènement d’un temps nouveau qui aurait enfanté le cru d’un chaos originel ; car le cru moderne est bien le fils du cru médiéval, il en a conservé la dimension patrimoniale et spatiale, à l’échelle de la personne comme de la communauté, comme également tout l’appareil normatif et l’apparentement à une marque. Cet héritage médiéval est toujours prégnant dans les sources de la fin de l’Ancien Régime où sa polysémie est encore accentuée, embrassant, dans un même propos, acceptions nouvelles comme anciennes36 ; il demeure encore présent aujourd’hui, même si le cru actuel, devenu instrument de classification au service des grands vins, dénie ce parent indigne. Comme l’évolution du vignoble bordelais sur laquelle il dit beaucoup, le cru s’inscrit dans un processus plus continu que la tradition historiographique a voulu le concevoir. C’est bien en termes de sédimentation sémiologique qu’il faut penser le cru, en tenant compte de toutes les imbrications et coextensions de sens et, en arrière-plan, des ressorts sociaux et économiques qui l’ont impacté. Ce constat doit constituer un « fil rouge » pour interroger le cru dans d’autres régions viticoles ; en mal de comparaison, j’appelle de mes vœux toute étude historique qui voudrait bien s’y pencher.