Dès le Vème siècle après J.-C., une relation très fine existe entre clercs et vin en Champagne. À la lecture des sources, la vigne semble présente en tous lieux de la Champagne médiévale, les notables attendant même que de celle-ci soit « cueilli » un vin de qualité suffisante. Ainsi, Guillaume aux Blanches Mains refuse pour le service de l’Eucharistie des vins indignes !
Les acteurs principaux de la vigne en Champagne médiévale sont l’archevêque de Reims et l’abbaye Saint-Remi de Reims1. Ils ont laissé d’importants corpus de sources, chacun avec leur originalité, permettant de considérer leurs actions selon deux strates temporelles bien distinctes. Les documents de l’archevêque donnent un éclairage sur le temps court de l’événement et mettent en valeur le rôle de l’individu dans la gestion du lieu viticole et du produit cueilli. Le fonds d’archives de l’abbaye de Saint-Remi permet de suivre des actions sur un temps beaucoup plus long, séculaire, et de saisir ainsi des évolutions et des tendances à long terme. Cette complémentarité apparaît fondamentale pour approcher une vision fine de ce phénomène historique et met en avant deux acteurs aux rôles et actions bien distincts. L’archevêque de Reims est seigneur de la ville, pair du royaume, et possède la haute tutelle sur tous les établissements urbains. Surtout, il a un illustre prédécesseur en la personne de Remi de Reims, évêque de 459-462 jusqu'à sa mort vers 535. Remi a entretenu une relation triple avec la vigne et le vin. Il est tout d’abord le premier vigneron attesté en Champagne par une source historique : son testament, rédigé vers 533/535, dans lequel il affirme avoir établi par son travail une vigne à Vendresse2. C’est ensuite un évêque à qui ont été attribués par Hincmar puis Flodoard des miracles associés au vin. L’un des plus célèbres est celui où Remi, par ses prières ferventes, fait jaillir le vin du tonneau de sa cousine Celse alors que le précieux breuvage venait à manquer (Hincmar, Vita s. Remigii, p. 273-279). Remi permit ainsi à sa cousine de recevoir ses hôtes avec les égards nécessaires. Enfin, Remi est déjà considéré à ce moment comme un gestionnaire foncier extraordinaire, un homme qui a su maintenir la vitalité du diocèse de Reims dans une période difficile3. Dans sa biographie de Remi, M.-C. Isaia élargit même ce propos et considère que Remi a assuré un lien ferme et une transition entre les structures sociales de l’Antiquité et l’aristocratie mérovingienne qui se met progressivement en place (Isaia 2010, p. 335). Sous les auspices de cette figure illustre, l’archevêché s’impose comme le pouvoir principal à Reims et comme un acteur primordial du vin : il possède non seulement des domaines étendus qu’il gère en régie directe jusqu’au XVème siècle, mais tente également de contrôler les circuits de la vente du vin dans la ville (Demouy 1992, p. 85-88). S’appuyant sur l’exemple de Remi, c’est enfin un hôte prodigue dans les dons de vin, au prestige social incontestable, faisant même figure de modèle (Devroey 1989, p. 11-19).
L’abbaye de Saint-Remi de Reims est fondée au VIIIème siècle après J.-C. mais l’installation des clercs est probablement plus ancienne puisqu’une communauté de moines est déjà présente auprès du tombeau de l’évêque, très rapidement considéré comme un saint, dès le VIème siècle après J.-C. Cette communauté suit la règle de saint Benoît puis adopte les coutumes issues de la réforme de Cluny au XIème siècle sans toutefois être rattachée à cette structure. L’abbaye de Saint-Remi a un rayonnement local et régional du IXème au XVIème siècle et son rapport à la vigne et au vin peut se structurer en trois grandes périodes. Du IXème au XIème siècle, on assiste à la constitution d’un grand domaine de type carolingien. On observe également l’organisation d’un territoire à l’échelle régionale. Les XIIème et XIIIème siècle sont une période contrastée : les faibles indices tendent à considérer le resserrement du temporel et une organisation recentrée autour de l’abbaye tandis que, dans le même temps, la construction de la nouvelle abbatiale se poursuit avec notamment l’introduction du gothique. L’abbaye connaît alors un fort rayonnement intellectuel avec la présence d’abbés qui, comme Pierre de Celle, apportent des inflexions théologiques notables sur le thème du Pressoir Mystique. Enfin, du XIVème au XVIème siècle, à l’image d’une cité rémoise durement touchée par la Peste et la guerre de Cent Ans, l’abbaye connaît les « temps difficiles » et réorganise son temporel.
Les archevêques de Reims et l’abbaye de Saint-Remi agissent sur la cueillette du vin, la façon de la vigne4, la vente du vin et attachent tous deux un soin particulier à tous ces processus, forts coûteux. La relation entre les acteurs et le produit est donc bien établie. Il reste à considérer la relation au lieu du vin, qu’on devine déjà équivoque, complexe et nuancée.
Il apparaît tout d’abord nécessaire de définir et surtout d’identifier les lieux du vin pour ces acteurs en Champagne médiévale. Ensuite, l’étude portera sur les relations entre le lieu et la façon du vin : quelles informations peut-on saisir aujourd’hui sur les espaces de la cueillette du vin ? Enfin, il conviendra de considérer l’évolution d’un lieu dans le temps : comment saisir la charge symbolique du lieu pour les hommes du Moyen Âge ?
Identifier le lieu du vin
Approche générale
La première nécessité est d’identifier les lieux de production du vin du Vème au XVIème siècle. Les sources nous renseignent que les médiévaux considéraient le vin comme déjà présent en substance dans la vigne (Labbé et Garcia 2014) : de la vigne, on « cueillait » le vin. Ce terme de « cueillette », présent tant dans sa forme latine5, que française6 expose que l’organisation des savoirs d’alors ne faisait pas la différence entre vendange et vinification. Depuis Burgundio Pisano (1110 – 1193) jusque Jean Liebault, ces deux opérations étaient assimilées. Toutes les opérations de vinification étaient faites dans des circuits courts et dans des temporalités restreintes.
Or, à en croire Alain Guerreau, il est impossible d’associer à la vigne un lieu précis. Il est déjà pour le moins hasardeux de donner à la vinea des textes médiévaux une traduction de « vigne ». La vinea médiévale avait alors des segments de sens diamétralement opposés de ceux que nous lui prêtons aujourd’hui. La mise en culture de la Vitis vinifera différait déjà totalement des standards actuels : toutes les opérations s’effectuaient à la main, sans machine ni engrais ni produit phytosanitaire, le tout sur des plants aux morphologies bien différentes de ceux d’aujourd’hui (Guerreau 2001, p. 196). Par ailleurs, la vinea présente dans les sources cléricales est chargée des systèmes de représentation des rédacteurs, immergés dans une culture chrétienne et une connaissance fine des textes de la Vulgate. Ces représentations étaient fort éloignées des considérations actuelles d’ampélographie ou de génétique abondantes dans les littératures de la vigne. La vinea du clerc était donc chargée de sens très éloignés des considérations du XXIème siècle, elle portait notamment en son sein les aspirations au salut de ses rédacteurs (Guerreau 2001, p. 195-205).
L’association entre la vinea et le lieu est également à questionner : les systèmes de représentation de l’espace médiévaux et contemporains étant très éloignés. Les « volontés de domination agraire à visée d'auto-reproduction homéostatique » (Guerreau 2010, p. 4) de la société médiévale montrent le souci constant de l’équilibre entre la terre et les hommes. Le monde médiéval était considéré comme fermé. Les enjeux de sa gestion, notamment par l’Eglise, s’articulaient autour du maintien de l’équilibre entre lieu, production et population (Fossier 1978, p. 29). Ces différences de représentations fondamentales invitent à la prudence et à considérer tous les indicateurs de précision utilisés par les rédacteurs des documents médiévaux : statut du bien, surface, tenancier/viticulteur, indices de localisation relative. Il faut donc interroger les conceptions anciennes de la vigne et de l’espace pour en découvrir les interrelations et proposer une approche pertinente.
Une source importante pour redécouvrir la vigne et la replacer dans un espace est le polyptyque de l’abbaye de Saint-Remi, rédigé entre le IXème et le XIème siècles. Plus ancien texte nous donnant des informations relatives aux vignes pour l’abbaye de Saint-Remi, le polyptyque a fait l’objet de plusieurs éditions, dont la dernière fait aujourd’hui référence (Devroey 1984), malgré quelques ajouts (Desportes et Dolbeau 1986). Il apporte un éclairage intéressant, quoique partiel, aux espaces dédiés au vin en Champagne du IXème au XIème siècle. Certes, cet apport reste soumis à la critique et doit être nuancé. Robert Fossier explique bien la particularité de ce type de sources : « Les polyptyques fournissent probablement une image fausse, parce que théorique ou ternie, de la réalité » (Fossier 1978, p. 33). Cette réserve actée, le polyptyque recense tout de même un nombre important de domaines viticoles et, surtout, une homogénéité et une continuité dans le temps. L’abbaye de Saint-Remi spécialise certains domaines dans la production de vin, notamment ceux sis au nord de la Montagne de Reims. Cela s’observe dans toutes les strates de rédaction du manuscrit. Ce document présente également un formulaire de description particulièrement intéressant, qui se retrouve ensuite décliné en différents modes dans les sources plus tardives :
Lieu dit – nom du tenancier – type de « parcelle » (manse dominical, ingénuile ou servile) – longueur et largeur de la parcelle – nombre de vignes – mention « ubi possunt colligi vini modii [chiffre] »7
Le lieu du vin est donc défini par un ensemble d’informations très précis sur son statut, mais très peu sur le vin qui en est tiré. La seule mention récurrente est celle de la quantité cueillie. Il ne s’y trouve aucune mention de couleur, de typicité du liquide ou d’un éventuel statut juridique (vin des dîmes, vin des menses).
Le polyptyque permet surtout de tracer une première géographie du vignoble champenois et d’opérer des recoupements avec des diplômes et des déclarations de temporels ultérieurs. Par la suite, et ce jusqu’au XVIème siècle, les formulaires de description suivent cette logique mais n’ont plus ce degré de précision. Un exemple de cette déperdition se retrouve en novembre 1342 lorsqu’un tiers fait don à l’abbaye de Saint-Remi d’une vigne située sur le territoire de Crugny, entre la vigne de Brémonde et celle de Gérard dit Morel8. Au XVIe siècle, on assiste à une multiplication des mentions de domaines
La précision aléatoire des informations données dans les formulaires des sources médiévales contraint le plus souvent à garder une échelle d’étude régionale. Une première étude cartographique permet de dresser un panorama régional des domaines viticoles privilégiés de l’archevêque et de l’abbaye de Saint-Remi de Reims. Pour mener une étude comparative, les sources disponibles amènent à s’intéresser plus particulièrement à la période du XIIème au XVIème siècle (Figure 1)9.
La carte témoigne de la disparité des sources et des rôles différents des acteurs du vin. L’archevêque est un seigneur féodal possédant des domaines en propre. L’abbaye de Saint-Remi est une institution monastique dont le rôle dévolu par l’archevêque seigneur de la ville est d’organiser un territoire et de le mailler10.
On observe une polarisation des domaines viticoles autour de Reims et du nord de la Montagne de Reims. Un axe nord-ouest se dessine très nettement allant de Courville-Montigny-Hermonville à Nogent-Sermiers et Villers-Allerand. Un second grand espace est constitué par le massif de Saint-Thierry – Chenay, Hermonville, Thil. Çà et là, des domaines plus éloignés de ces grands espaces apparaissent : Viel-Arcy, Craonne, Corbény, Viel-Saint-Remy ou Saint-Martin et Courtisols plus au sud.
Affiner l’étude géographique : quel degré de précision dans l’identification des lieux du vin ?
Lorsque les sources s’y prêtent, il est parfois possible de mener une étude à une échelle beaucoup plus fine en effectuant une lecture à rebours des informations. Cette méthode s’appuie sur le constat que les documents de l’abbaye décrivent exclusivement les biens sur lesquels les moines ont des droits. Partant du présupposé que les lieux-dits décrits dans les sources n’ont pas changé de localisation ni de nom au cours des siècles, on peut donc effectuer une lecture à rebours des cartes de localisation les plus récentes aux outils de dénomination les plus anciens, et retrouver les domaines viticoles de ces acteurs à une échelle très fine. Il devient alors possible de rechercher avec une précision cartographique la plus précise possible, celle de la parcelle, le lieu de la « cueillette » du vin.
Pour l’abbaye de Saint-Remi, l’exemple de Chenay est particulièrement intéressant car la présence de cet espace dans les sources est continuelle, depuis une charte du roi Hugues Capet confirmant en 992 toutes les possessions de l’abbaye (Varin 1839, p. 176-178), jusqu'au XVIIIème siècle, où un plan-terrier a été dressé (Figure 2)11.
Ensuite, l’étude comparée du plan-terrier et d’une source descriptive antérieure, le Registre et cueilleret des cens dûs au village de Chenay et perçus, 1539-154112, permet de retrouver une continuité d’implantation de la vigne dans certains lieux-dits, notamment aux Cochênes.
Le terrier du XVIIIème siècle répertorie ainsi les surfaces viticoles des Cochênes (Figure 3) :
Concernant les vignes du Registre de 1541 (Figure 4) :
Les parcelles n°1096 et n°4 correspondent parfaitement, de même que la n°1102 et la n°2 :les parcelles n°1100 et n°6 d’une part, n°1103 et n°1 d'autre part restent très proches. On réussit ainsi à retracer une certaine généalogie des parcelles. L’utilisation d’un logiciel SIG permet de géoréférencer ces parcelles de vignes et de retrouver précisément quelques lieux du vin de l’abbaye de Saint-Remi à Chenay (Figure 5).
On peut aussi considérer des sources plus anciennes, mais plus lacunaires. Pour Chenay, des mentions de lieux-dits remontent jusqu’au XIVème siècle (Figure 6) :
En réutilisant la carte de géoréférencement, il est ainsi possible de retrouver ces parcelles (Figure 7).
Il semble pertinent de rester à l’échelle du lieu-dit pour les périodes plus anciennes car cela reflète bien l’imprécision présente dans les sources.
Une étude géographique fine pour retrouver précisément les lieux médiévaux où se « cueille » le vin est ponctuellement possible, mais repose sur un présupposé d’immuabilité des lieux-dits à travers le temps. Les sources permettent de retrouver des lieux du vin à différentes échelles :
- Régionale : en Champagne, les espaces de production privilégiés du vin se situent dans un axe nord-ouest/sud-est allant du massif de Saint-Thierry aux abords de la vallée de la Marne. L’archevêque polarise la production de cette ressource à l’ouest de la région (Courville, Viel-Arcy), tandis que l’abbaye de Saint-Remi tient un rôle d’organisation du territoire, de maillage.
- Locale : à l’échelle d’une commune, certains lieux-dits sont récurrents à travers les siècles. Ces mentions sont cependant très délicates à interpréter, car les informations sont disparates et peu précises. Elles ne peuvent renseigner sur les rapports éventuels entre implantation de la vigne et facteurs géologiques14.En revanche, c’est à cette échelle de précision qu’apparaissent les informations concernant les lieux du vin importants pour nos acteurs : le clos de Murigny pour l’abbaye de Saint-Remi et la Châtellenie de Courville pour l’archevêque de Reims.
- Parcellaire : il est possible de localiser précisément quelques parcelles de culture du vin, par le travail à rebours effectué sur des sources offrant un degré de précision satisfaisant.
Le lieu et la façon du vin
Certains lieux du vin bénéficient d’un traitement particulier dans les sources. Les acteurs ne se contentent pas d’informer sur leur localisation mais fournissent des données précises qui renseignent sur la façon du vin. Ces données sont traitées séparément selon les deux lieux particuliers considérés : le clos de Murigny et la châtellenie de Courville.
L’apparition de la notion de « clos » : le « clausum de Murignaco » de l’abbaye de Saint-Remi
Ce clos apparaît pour la première fois dans les sources dans une confirmation de possessions faite par le Pape Honorius III en 1218 : « vinea de murineio que Clausum dicitur »15.
Une nouvelle mention du clos apparaît sept ans plus tard, en 1226, dans une lettre de l’abbé Pierre le Boiteux. À ce moment, l’abbé octroie 200 muids de vin de pitance au couvent de Saint-Remi, à prendre sur les vignes du « clausum » de Murigny16. Une autre occurrence se retrouve peut-être en 1271 lorsque l’abbé dit devoir une rente de 36 sous parisis à l’Infirmerie pour « les vignes » qu’il tient à Murigny17. Vingt ans après, les mentions de vignes ont disparu des sources. Deux documents, se présentant comme des déclarations du temporel de la fin du XIIIème siècle ne mentionnent déjà plus le clos de Murigny et les 200 muids de vin de pitance du couvent sont à prendre sur les vignes abbatiales de Sacy18.
Les déclarations des menses conventuelle et abbatiale d’octobre 1384 confirment la disparition du clos : ce lieu n’est mentionné dans aucun de ces documents et les 200 muids de « vin fromentel » que doit l’abbé au couvent sont à prendre sur les vignes de Sacy. Le vin de pitance a donc un statut particulier : cela doit être un vin de cépage fromentel. Ces documents donnent quelques indices sur les causes de la disparition du clos :
« Item faut sur les choses dessus declairiés et escriptes retenir les dites maisons, granges, fours, molins, estans, viviers et pressoirs dessus dis, qui ont esté plusieurs fois destruis et gastés par les ennemis du roy depuis 25 ans. »19
De même, dans la déclaration de la mense abbatiale :
« Murigny : 1 maison laquelle a été destruite par les ennemis du roy par plusieurs fois »20
Deux hypothèses peuvent être confrontées : le clos a déjà disparu dès le moment où a été rédigée la plus ancienne déclaration du temporel (vers 1290-1350) ou il a pu être détruit lors du siège de Reims de 1359–1360, mené par les troupes anglaises.
La naissance de cette notion de « clos » apparaît précocement, en 1218. À ce moment, « vinea » et « clausum » semblent être deux termes interchangeables. La vigne est désignée au singulier, ce qui laisse à penser qu’il s’agit de la désignation d’un ensemble cohérent, inclusif et idéel, plutôt que l’objet matériel. L’usage du terme « dicitur » est très intéressant car il permet de poser plusieurs hypothèses sur la notion médiévale du « clausum ». D’abord, l’usage du passif « dicitur » inviterait à voir ce terme comme un usage commun pour désigner ces vignes sous un terme rappelant leurs propriétaires, vivant eux-mêmes en « clôture » (Foucher 2018). Une autre hypothèse considérerait le choix du verbe « dicere » comme un rapport direct entre le nom et l’état physique du lieu désigné : les vignes cultivées à Murigny seraient encloses depuis un temps suffisamment long et désignées selon leur apparence. On aurait ainsi la mention écrite d’un lieu-dit qui correspondrait à un usage local, marqué dans le temps21. Enfin, ce terme viendrait désigner un espace ayant son existence propre, notamment juridique. Les vignes du clos auraient ainsi un statut différent des autres vignes. Dans les documents de l’abbaye, les vignes du « clausum » sont systématiquement mises à l’écart des autres domaines. Les biens de l’abbaye sont séparés entre les domaines de l’abbé (la mense abbatiale) et ceux du couvent (la mense conventuelle). Le « clausum » appartient au domaine de l’abbé mais est séparé des autres vignes qu’il possède.
Ainsi, il est écrit dans la lettre de l’abbé Pierre le Boiteux (1226) réglant un conflit d’approvisionnement du couvent : « Nous accordons chaque année [au couvent] deux cents muids de vin, à prendre dans notre clos de Murigny22. Et si [ces muids] ne peuvent y être trouvés, on prendra le vin des vignes que nous tenons à Sacy, à Villers-Allerand, à Chenay ou à Hermonville »23. Alors que les autres documents de la période effectuent souvent les citations de noms de domaines dans un ordre géographique, ce n’est pas le cas ici. Les noms de domaine cités ne correspondent pas à une réalité géographique qui serait celle, par exemple, du degré d'éloignement des vignes. Ici, les vignes sont mentionnées selon un ordre hiérarchique d’importance. Lorsque le vin du clos vient à manquer en 1271, les deux cents muids sont effectivement ponctionnés sur les vignes de Sacy, suivant les prescriptions de la lettre de Pierre le Boiteux, mais avec une précision supplémentaire d’un vin qui doit être de cépage fromenteau. Le clos a donc un statut de prééminence, une existence juridique particulière, qui le distingue des autres vignes. Par la suite, ce statut s’applique également par transfert, sur le vin qui en était attendu.
De la documentation issue du couvent et de l’abbé de Saint-Remi, les plus anciennes occurrences du clos comme lieu du vin apparaissent au début du XIIIème siècle. Ces mentions invitent à penser que ce terme désigne un lieu délimité, ayant un statut juridique particulier qui le distingue des autres vignes des menses. Le vin qui en était tiré possède également un statut particulier : la disparition du clos n’entraîne pas la disparition du type de vin qui en était attendu. Les moines ont transféré les qualités du vin auparavant cueilli dans le clos au second domaine dans leur hiérarchie, celui de Sacy, en émettant des prescriptions très strictes, récurrentes, sur la qualité du cépage cette fois dont devait être issu la cueillette des deux cents muids.
La « façon » du vin dans les vignes de l’archevêque : la châtellenie de Courville par les livres de comptes
Les rares livres de compte laissés sur la châtellenie de Courville détaillent une période charnière de la Châtellenie : 1381–1410. En s’appuyant sur la lecture de ces livres et l’étude synthétique qu’en a menée B. Thomas (1969, p. 33, 42-44, 55 et 78-85), il est possible de retrouver l’organisation de ce lieu du vin et de savoir comment s’y déroulait la « façon ».
Les dépenses liées à la « façon » du vin
Le calendrier de la « façon » du vin est bien connu et stéréotypé. Quel que soit le lieu du vin, il ne semble pas connaître de variation majeure, exception faite de la date des vendanges. Ce sont plutôt les dépenses sur la façon du vin, tout le processus que les médiévaux désignent sous le terme poétique mais anthropologiquement significatif de « cueillette du vin » qui sont difficiles à saisir. Les registres de comptes livrent, pour la Châtellenie de Courville, un éclairage précieux sur la période 1381–1410 (Figure 8)24.
Il y a donc trace de dépenses à hauteur de 1759 livres pour dix années décrites, sur un total de vingt-cinq ans. Vu les lacunes, il est difficile de donner une conclusion très aboutie à ces données. Pour les comptes dont on dispose, les dépenses en vin représentent toujours les deuxièmes dépenses en argent pour la seigneurie derrière les dépenses communes.
Ces dépenses représentent un coût non négligeable, voire très élevé, et correspondent à la volonté de l’archevêque Richard Picque. En fonction de 1375 à sa mort en 1389, cet archevêque a donné à la cueillette et à la vente du vin une importance toute particulière. Il réorganise la châtellenie qui, sous son épiscopat, compte trente setiers de vignes à Courville, soit environ 10 hectares, et treize arpents à Viel-Arcy.
Les vignes de Courville sont très organisées : « Le Grand Clos » a une superficie de 5 à 6 setiers, « Le Petit Clos » a une superficie de 2 setiers, Le Clos « emprès le Petit Clos » a une superficie de 1 setier, la vigne « Les cochiers » a une superficie de 3 setiers, « La plante de Lyaue » a une superficie de 6 setiers, les vignes « derrière le Jar » ont une superficie d’environ 12 setiers (Thomas 1969, p. 11).
À cela s’ajoutent des vignes acensées. Chose surprenante : en 1388–1389, la « vigne du clos » n’est plus gérée directement par l’archevêque puisqu’elle est acensée à Colinet Guyart25. Ces acensements de vignes, assez exceptionnels jusqu’en 1390, tendent à devenir la norme : à partir de 1394, le receveur des vignes de l’archevêque abandonne progressivement la gestion en faire-valoir direct et met en place un système de rentes.
Grâce aux livres de compte, on peut saisir l’organisation d’un domaine viticole à un moment où un effort considérable est consenti pour sa bonne gestion sous l’impulsion de l’archevêque Richard Picque.
Dès 1379, l’archevêque lance des mesures fortes qui montrent son intérêt pour l’ensemble de la production du vin.
Cela passe d’abord par un contrôle strict émis sur la corporation des tonneliers : « les tonneliers doivent faire des tonneaux de quatre muids et demi à six cerceaulx en chief, cinq cerceaulx au col et six au long à quatre loieurs, et bien barré de bonnes barres à cinq chevilles qui bien tiengnent le fons » (Rocher 1951, p. 68-70).
Puis, l’intérêt donné au lieu du vin est particulièrement sensible dans le détail exprimé dans les livres de compte. Pour l’année 1381–1382 en particulier, on peut saisir les dépenses avec une précision extrême (Figure 9).
Les coûts financiers sont très élevés pour cette seule année. Les vignes sont entretenues scrupuleusement. Même, ce sont 3 000 pieds de vignes qui sont plantés « es au chemins de Mons »27. Les comptes dénombrent pour cette année un travail de terrage des vignes particulièrement important : 25 708 hottées, soit un total de cinq mois de travail28 ! Vendangeurs et fouleurs sont employés pour les vendanges à date du 30 septembre29. L’échalassement des vignes occupe 4 semaines, coûte 14 livres auxquelles il faut ajouter le coût supplémentaire des escharsons (18 livres)30.
La bonne cueillette du vin passe par un entretien du lieu adéquat. Rappelons qu’à ce moment, le pays rémois est dans un état de dévastation avancé, dû aux ravages causés par les chevauchées de la guerre de Cent Ans. La dernière chevauchée en date de 1380 est toute récente.
Les recettes de la cueillette du vin pour la châtellenie
Les sources disponibles permettent de mettre les recettes de la vente des vins de Courville en regard des dépenses.
Il faut cependant noter que le compte des recettes n’est pas disponible pour toute la période. Ainsi, il est à déplorer particulièrement l’absence du livre de compte de la recette du vin pour l’année 1381–1382. Les données ne peuvent être exploitées que pour les années 1386–1406 (Figure 10).
Ces données doivent être affinées : seules 23 queues de vin ont été vendues en 1405–140631, contre 31 en 1400–140132. Les recettes sont très irrégulières d’année en année, et toujours inférieures à la somme des dépenses. Cela peut s’expliquer par une qualité des vins inégale ou ponctuellement, par une certaine rareté : en 1388 et en 1406 notamment, les vignes ont « toutes été engelées ». Le vin serait donc particulièrement rare, ce qui se traduirait par une hausse vertigineuse des prix. À l’inverse, dans des années climatiquement plus favorables, le vin connaîtrait une baisse de son prix. Les vins de Courville sont vendus à la fois aux marchands et aux villageois.
Or, la provenance particulière du vin ne semble pas être un facteur décisif de la vente ou du prix. De même, la couleur du vin n’est que rarement mentionnée. Et lorsqu’il en est fait état, cela ne semble pas déterminant : en 1409, « il a été cueilli et vendangié de l’an de ce compte et mis au celier de l’ostel, foullé et entonné bouillan 24 queues de vin nouvel tant blanc comme vermeil »33.
Le critère discriminant se fait plutôt sur l’âge : aux marchands est réservé le vin neuf. Ces marchands viennent de « Valenciennes » en 138834, du « Haygnaut » en 1402–140335, et même de « Roen » en 1405–140636. Le vin vendu aux villageois date souvent de quelques années : en 1387 – 1388, les vins vendus au détail sont ainsi des « vins vies » des « vendanges de l’an 84 »37. La vente locale est un moyen pour le receveur d’écouler ses vieux vins, dont la valeur baisse d’année en année (Thomas 1969 p. 83).
Le second critère discriminant est celui du statut juridique du vin : en 1394, 1 queue de vin des vendanges vaut 52 sols, celle des pressoirs 44 sols, tandis que celle des dîmes vaut 28 sols38.
Les facteurs de la valorisation du vin sont donc davantage à chercher dans la proximité avec la date de vendange et le statut juridique des vins que dans une qualité des lieux supposée par les consommateurs. Au niveau de la vente, il y a une distanciation, voire une séparation dans les sources entre le produit vendu et le lieu physique ou géographique précis de la cueillette. Le seul espace géographique de référence mentionné dans les cahiers de compte reste finalement très vague quand on connaît la précision de l’organisation de la châtellenie : « Courville » ou « Viel-Arcy »39.
Cette impression relève sans doute d’un effet de source : il n’a pas été retrouvé de compte des acheteurs du vin. Il aurait été plus qu’intéressant de savoir ce que les marchands de Douai, du Hainaut ou de Rouen, recherchaient à l’achat de ce vin. Ils avaient la possibilité de choisir leur produit à un moment où les circuits de vente sont ouverts et choisissent d’une manière récurrente les vins de l’archevêque. Il est possible de s’interroger sur le critère qui a déterminé leur choix : attractivité des prix ? Relations privilégiées avec l’archevêque ? Réputation des vins de son domaine ?
Enfin, il faut mentionner qu’une part importante de la récolte est dévolue à l’Hôtel que tient l’archevêque à Paris : à la fin du XIVème siècle, ce sont près de 50 queues qui y sont envoyées chaque année40. L’archevêque préfère prendre son vin cueilli à Viel-Arcy, et l’envoyer par bateau remontant l’Aisne et l’Oise jusqu’à Paris, plutôt que de s’en procurer sur place. Il s’agit sans doute ici de la dimension sociale et de prestige du vin et de ses usages : il est du devoir de l’archevêque d’accueillir ses hôtes, de leur fournir un couvert honorable et de le faire don de son meilleur vin. On peut facilement imaginer qu’un bon vin issu de ses domaines constituerait un apport non négligeable à son prestige.
Les comptes de la châtellenie permettent de saisir un moment de la « façon » du vin dans un lieu précis. À la fin du XIVème siècle, les comptes sont tenus avec précision et montrent une gestion scrupuleuse quoiqu’en pleine évolution. L’archevêque tente de donner une impulsion nouvelle à la cueillette du vin de Courville et ce, dans tous les aspects : meilleure gestion de la « façon » du vin, contrôle du commerce par la réforme de la corporation des tonneliers, insertion dans les grands circuits d’échanges, enfin en utilisant le rôle social du vin par l’envoi de barriques à son Hôtel de Paris.
L’émergence de la notion de « clausum » et les comptes de la châtellenie de Courville permettent de saisir les liens entre le lieu et la façon du vin. Le statut juridique du lieu, plutôt que sa réalité géographique et les qualités qui lui seraient prêtées, conditionne en partie le vin qui en est cueilli.
Cela ne signifie pas que le lieu de cueillette du vin soit délaissé. Bien au contraire, ces acteurs déploient des efforts considérables pour son entretien et sa mise en valeur. Efforts qui ont pu être récompensés par une reconnaissance des vins au-delà de la région.
Le lieu et le temps, l’octroi d’une charge symbolique
Des espaces précis voient leur inscription dans le temps évoluer et être teintée d’une forte charge symbolique. L’histoire du « clausum » de Murigny en lui-même tient en une centaine d’années, de la confirmation de sa possession en 1218, à sa disparition des sources entre 1290-1350 et 1384.Voici un état des sources mentionnant ce lieu pour la période étudiée (1218 – 1522). La première de ces mentions est une bulle de confirmation d’Honorius III (janvier 1218) : « La vigne de Murigny qui est dite le clos. »41. Puis, la lettre de Pierre le Boiteux (mars 1226) expose un don à percevoir sur ce clos : « De là, nous donnerons au couvent deux cents muids de vin à percevoir sur notre clos de Murigny... »42. En 1271, il est rappelé que l’abbé doit 36 sous à l’Infirmerie de Saint-Remi pour « les vignes » qu’il tient à Murigny43.
Les déclarations dites de « 1290–1350 » ne mentionnent plus de vignes à Murigny. La rente de 200 muids de vin est dorénavant prise sur les vignes de Sacy. Puis, on retrouve trace de nombreux achats de vignes faites par l’abbaye de Saint-Remi à Murigny : en avril et mai 1479, l’abbaye de Saint-Remi y achète des vignes à Colesson Roppez et Doynet Goujon44. La déclaration du temporel de 1516 mentionne quant à elle quatre vignes à Murigny, au lieu-dit Mont-Pouisson. Une d’entre elle bénéficie d’un traitement particulier dans la source : elle est estimée à 10 sous tournois, et dite « soumise à la gelée [...] ne valant pas la façon ». Une indication de surface est précisée pour chacune de ces vignes, pour un total d’environ 1 hectare. Le dénombrement de 1522 mentionne 6 pièces de vignes au lieu-dit Mont-Pouisson. Quatre d’entre elles ont une mention de surface, pour un total de 35 hommées, soit environ 11 hectares. Il est précisé pour l’une d’elle : « 6 hommées ne valant pas la façon ». Enfin, le dénombrement de 154945 mentionne 8 vignes. Il n’y a qu’une indication imprécise de surface de 3 jours et demie et 20 hommées, soit environ 2,41 hectares46.
Ce recensement ne manque pas d’interroger : comment expliquer cette multiplication par un minimum de 11 de la surface des vignes déclarées au lieu-dit Mont-Pouisson entre 1516 et 1522 ? La question se pose, surtout considérant les mentions récurrentes de vignes « ne valant pas la façon », sans doute sous l'effet des gelées répétées. Ce lieu du vin avait, lors de son fonctionnement au XIIIème siècle, un statut qui le distinguait de toutes les autres vignes de l’abbaye de Saint-Remi et qui lui conféra certainement une charge symbolique importante. Lors des temps difficiles du XIVème et du début du XVème siècles, le temporel de l’abbaye se contracta et il est loisible de faire l’hypothèse d’une perte d’un nombre important de vignobles, au nombre desquels ce fameux clos.
À la fin du XVème siècle, la situation a changé et les circonstances ne sont plus aussi défavorables. La multiplication des sources montrent une gestion très fine du temporel de l’abbaye de Saint-Remi, notamment des possessions viticoles. En 1549, l’abbaye déclare ainsi exploiter en régie directe plus de 20 hectares de vignes47 ! L’abbaye de Saint-Remi est donc une situation plus apaisée et confortable qu’en 138448. Dans ce contexte de consolidation du temporel de l’abbaye, Murigny joue un rôle tout particulier.
Les achats de pièces de vignes à Murigny sont réguliers entre 1479 et 1522 et se sont concentrés en un seul lieu-dit, à Mont-Pouisson. Il ne s’agit donc pas d’étendre un domaine sur des lieux a priori plus favorables pour la culture de la vigne, cela dans l’optique de recherche de rentabilité. En effet, les politiques d’achat se sont poursuivies en ce lieu précis alors même que les vignes sont régulièrement gelées. Il faut plutôt interpréter ces achats comme la preuve d’un état d’esprit très bénédictin des moines de l’abbaye. Ils se montrent pleinement imprégnés d’une religion, d’une culture et de principes chrétiens les invitant à d’incessants retours vers le passé, considéré comme un âge d’or. Pour les Chrétiens médiévaux, le Jardin d’Eden constitue l’image d’un paradis perdu. Le « clausum » de Murigny peut très bien avoir marqué les esprits bénédictins au point que les moines aient voulu recréer un domaine qu’ils considéraient comme représentatif de l’apogée de leur établissement.
Le lieu du vin devient ainsi porteur d’une charge symbolique qui n’est pas directement lié à la qualité réelle du produit qui en est tiré. Pour le couvent de Saint-Remi, le « clausum » représentait le lieu d’où venait leur vin de pitance. Or, dans la théologie chrétienne, l’image du vin se confond avec celle du divin49. Ainsi, ce lieu « faiseur de vin » pouvait se voir doté d’une forte charge symbolique, voire devenir presque sacré pour ces moines.
Il y a, là encore, une distance entre la qualité réelle du vin produit et le lieu dont il est tiré : il semble particulièrement étonnant que des moines aient pu investir des sommes si considérables pour recréer un clos dans des terres qui n’ont vraisemblablement plus les mêmes qualités que trois cents ans auparavant puisqu’elles sont soumises régulièrement à la gelée. Le symbole prend alors le pas sur le réel. Les schémas de pensée bénédictins s’articulent systématiquement autour de symboles religieux et apparaissent parfois en décalage, voire en contradiction avec les pratiques du temps. C’est le reflet d’un mode de pensée bénédictin considérant son institution, et la religion chrétienne, comme étant « hors du temps » et devant exister « de toute éternité ». Qu’importent les vicissitudes du temps présent puisque l’abbaye est là depuis des temps immémoriaux50 et est amenée à durer pour des siècles encore.
Ce décalage entre le symbole et le réel se remarque particulièrement dans la rente des deux cents muids de vins dus au couvent par l’abbé. Au XIVème siècle, lorsque le clos de Murigny ne peut plus assurer cet approvisionnement, ce sont les vignes de Sacy, situées sur le versant nord de la Montagne de Reims, qui fournissent cette rente. On est à un moment où le goût se porte davantage vers des vins rouges, abondamment cueillis dans la Montagne de Reims. Or, dans les déclarations de 1290-1350 et de 1384, il est explicitement attendu des vignes de Sacy un approvisionnement en « vin fromentel »51, donc blanc. Il ne faut pas y voir là un goût particulier des moines mais plutôt une symbolique forte, détachée des pratiques et des goûts locaux.
Le lieu précis de la cueillette du vin, si délimité et clos qu’il soit, peut se voir doté d’une charge symbolique si forte qu’elle en vient à le dépasser, à transcender même le vin qui y est cueilli. Le lieu continue à exister dans les mémoires, même après sa disparition physique, pour des qualités qu’on lui prête avoir eues par le passé, mais qui correspondent en réalité à des préoccupations très contemporaines de moines du XVème et du XVIème siècle. Ceux-ci agissent pour se conformer aux principes de la théologie chrétienne, voire retrouver un « âge d’or » perdu et tenter de recréer ce lieu du (di)vin.
Conclusion
Identifier les lieux du vin n’est pas chose aisée, du IXème au XVIème siècle, tant les sources sont éparses, disparates, lacunaires. Néanmoins, il est possible d’esquisser une géographie montrant les espaces privilégiés de la cueillette du vin.
Pour les acteurs majeurs de la viticulture médiévale du pays rémois que sont l’archevêque de Reims et l’abbaye de Saint-Remi, deux lieux du vin se distinguent en particulier : la châtellenie de Courville et le « clausum » de Murigny. Ces lieux ont une inscription très ponctuelle dans le temps long mais donnent un éclairage primordial et remarquablement précis sur la « façon », la « cueillette », le commerce et les charges symboliques prêtées au lieu et au vin par les hommes de ce temps. Ces deux lieux ont pour point commun d’avoir généré des représentations qualitatives, sociales, voire religieuses pour le vin qui en était issu. Le lieu se dote d’une charge symbolique forte, propre à dépasser la qualité des vins cueillis. D’une réalité physique et géographique très locale, le symbole transforme le lieu et en fait un prisme par lequel peuvent s’exprimer les préoccupations des hommes du temps, toujours désireux de maintenir un lien privilégié avec le précieux liquide.
Sources anciennes
Hincmar de Reims – Vita s. Remigii, Hanovre, éd. B. Krusch, Monumenta Germaniae Historica, Scriptores Rerum Merovingiarum III, 1896, p. 250-341 (Bibliotheca Hagiographica Latina 7152-7164).