« Montagne » et « Rivière » ont représenté une dichotomie traditionnelle en Champagne pour opposer précocement les premières régions d’appellation (Dion 1959, p. 231, Devroey 1989, p. 21-26). Pourtant, sauf exception, la coexistence au sein d’un même texte, de ces deux appellations n’apparaît pas avant… le xviiie siècle1. Dans les siècles précédents, la géographie viticole humaniste du traité de Charles Estienne Vinetum de 1537 n’utilise pas cette dichotomie dans sa systématisation en quatre niveaux des crus viticoles (Labbé 2018). Le Vinetum traite des vins de Champagne (classés en vin de région), vins de Reims (classés en vin de ville) et vin d’Ay (classés en vin de coteaux). La genèse de ces appellations « Montagne » et « Rivière » reste donc largement à retracer.
Or, en novembre 1217, au cœur d’un moment d’intense effervescence viticole qui touche l’économie viticole autour de Reims, un document du chapitre cathédral de Reims mentionne l’existence d’un « vin de Montagne », que Pierre, chevalier de la seigneurie de l’Échelle, avait coutume de faire porter dans sa seigneurie2.
Cette pièce, la plus ancienne de la liasse, mentionne le legs du quart du village au chapitre, ainsi que du cens de la terre du lépreux et de la maison de Pierre, chevalier de l’Échelle. Admirablement conservé, l’acte est authentique et constitue l’original de la décision de l’officialité. Le document est rédigé intégralement en latin, d’une seule main. L’écriture soignée est caractéristique du début du xiiie siècle, avec des jambages réguliers et bien marqués. L’acte est rédigé par magister Bonard (us), official de l’archidiacre H. de Reims3. Explicitement daté du mois de novembre 1217, il contient tout le dispositif classique du discours utilisé par l’officialité. Un sceau de cire verte sur lacs de soie rouges et verts vient conclure et valider l’acte4.
La seigneurie de « l’Eschiele » est située relativement loin de la Montagne de Reims. Elle se trouve au nord des Ardennes, sur les hauteurs, entre la vallée de la Sormonne et de la vallée de l’Audry5. Le village de l’Échelle est proche du domaine des Pothées, lui aussi propriété du Chapitre de Reims (Guelliot 1931, p. 153, Demouy 2005, p. 227)6. La sentence de 1217 pose une double interdiction : le chevalier Pierre de l’Échelle perd les droits de percevoir sur les habitants un setier d’avoine par an, mais surtout de faire charrier par les habitants son vin de la Montagne. L’interdiction est posée en ces termes :
Idem P (etrus) miles ho (min) es de leschieles ad adducendu (m) vina sua de montana angariare n (on) potest.
Le chevalier avait donc le droit de faire charrier « son vin » par les habitants de la seigneurie. Cette corvée de transport n’est pas nouvelle : elle apparaît déjà dans la strate de rédaction la plus ancienne du Polyptyque de l’abbaye de Saint-Remi de Reims à Baconnes7. Les mentions de ce droit se multiplient dans la liste de cens du xie siècle, dernier ajout à ce même Polyptyque, et concernent neuf localités8.
À la fin du xiie et au début du xiiie siècle, l’impôt du charroi pour le vin est devenu courant dans les règlements et chartes de franchises octroyés à des villages de la moitié nord du diocèse de Reims. Jean-Pierre Devroey recense de telles corvées à Saint-Médard en 1190, au Châtelet-sur-Retourne en 1200, en 1206 à Novy, à Sevricourt et Bertincourt en 1237, l’année suivante à Saulce-la-Vieille et à Tagnon (Devroey 1989, p. 46-47)9. Ces corvées pouvaient être rachetées par les paysans contre des sommes exorbitantes : cent sous par an pour le rachat du charroi à Launois en 1237 pour le rachat du transport de cinq tonneaux. En 1241, les cent livres par an se retrouvent pour le rachat au comte de Rethel de la corvée de charroi par les habitants de Juniville, Givry, Alland’Huy, Pont-Bar, Tannay et Viel-Saint-Remy10. La corvée due par les habitants de Novy et de Barby est rachetée six cents livres provinoises par le prieur de Novy au comte de Rethel en 125311 !
Ces corvées de transport permettent de décentrer le regard et de se placer du point de vue des seigneuries et villages éloignés des zones viticoles. Aux zones de production viticole déjà observées dans les pays laonnois (Doehaerd 1950, p. 161‑165) et rémois (Nouvion à paraître) s’ajoutent ainsi un arrière-pays proche de consommation. Ces espaces, situés tout en aval de la chaîne économique, apparaissent comme étant générateurs des dénominations du vin puisque ce sont les documents qui en émanent ou qui concernent des biens ou des droits viticoles qui marquent l’apparition de nouveaux modes de désignation.
L’acte de 1217 interdisant à Pierre de faire charrier son vin est l’un des actes originaux les plus anciens faisant mention d’un vin « de Montagne ». Un seul acte original antérieur a été recensé : en 1206, un accord entre Hugues ii, comte de Rethel et le prieuré de Novy prévoit un charroi de vin « de montania, vel de abbatia, vel de Loenois »12. Une occurrence antérieure peut être mobilisée dès le tout début du xiiie siècle : Hugues II, comte de Rethel, fait une concession aux habitants du Châtelet-sur-Retourne qui évoque un « (vinum de) Beati Theodorici abbati vel (de) Remensi montana ». La charte est datée d’août 1200, mais l’acte édité est une copie sur papier du xve siècle réalisée d’après un Vidimus donné par l’official de Reims en 1347. Dans ces actes13, les choix des dénominations des vins peuvent être questionnés puisqu’il n’y est ni question d’une qualité de vin, ni d’une couleur, ni d’un goût, ni d’un cépage. L’accent est mis sur un espace auquel est attaché le vin. Les critères portent sur la provenance exclusive. L’espace désigné dans ces documents semble d’une tout autre échelle : l’acte de Novy de 1206 mentionne un vin « de Montagne, de l’abbaye14 ou du Laonnois », celui du chapitre cathédral de 1217 ne fait état que d’un vin de Montagne, tandis que l’acte donné aux habitants de Sevricourt et de Bertincourt de 123715 diversifie les provenances en évoquant un vin de la rivière de Marne ou de la Montagne, ou du Launois, « selon la volonté du seigneur ».
Les provenances citées tissent un maillage de représentations assez touffues : l’acte de 1200 sépare l’abbaye de Saint-Thierry de la Montagne16. Dans ce document, l’appellation Montagne se voit même précisée par la locution « de Reims ». Les actes postérieurs font disparaître cette spécification pour privilégier une mention plus générale : le vin ne provient donc plus que de la montana. La scission de la Montagne de Reims en deux sous-ensembles, la Montagne de Reims proprement dite et le massif de Saint-Thierry, n’apparaît que très tardivement dans la littérature vineuse17. Il faut attendre la plume du chanoine Godinot qui définit en 1718 le vignoble champenois dans la Manière de cultiver la vigne et de faire le vin en Champagne18. Ces modes de dénomination par région (Montagne, Rivière, Laonnois) interrogent tant par leur précocité que par le fait que, jamais, le rédacteur du document n’utilise le nom d’une localité pour définir le vin, alors même que ce mode de désignation semble répandu dans la littérature vineuse qui se développe au début du xiiie siècle, bien représenté par la Bataille des vins19.
Toutes ces occurrences interrogent sur la nature de l’espace ainsi désigné pour qualifier la provenance du vin : est-on en présence d’une terminologie fondée sur la région de production, à la manière des actuelles AOC, ou l’émergence de cette terminologie procède-t-elle d’un processus juridique ?
Structuration juridique et fragmentation de l’espace au début du xiiie siècle
L’espace viticole est multiple : il comprend des aires de production, des lieux de consommation et une multitude d’autres pôles où se déploient les ambitions et les investissements de divers acteurs. Biens et hommes, charriots et tonneaux, capitaux et droits circulent sur cet espace qui ne peut donc pas se concevoir comme un tout homogène et continu, à la manière d’une représentation euclidienne20. La présence précoce de ces appellations dans le pays rémois livre un exemple de cette cospatialité21 qui s’exprime aux xiie et xiiie siècles22. Le vin « de Montagne » provient du doyenné éponyme, situé au sud-ouest de la ville23, et était charrié jusqu’à la seigneurie de l’Échelle. Il était également juridiquement associé au chevalier Pierre puisqu’il est précisé à deux reprises dans le document qu’il s’agit de « son » vin24. En outre, ce charroi se fait en dehors des espaces commerciaux traditionnels qui existent dans la région, qu’il s’agisse de lieux de ventes anciens, comme la foire du bourg Saint-Remi attestée dès 104925, où d’autres beaucoup plus récents, comme la foire de la Couture, instaurée par l’archevêque Guillaume aux Blanches Mains en 118326.
En interdisant le charroi des vins de la Montagne vers la seigneurie de L’Échelle, les chanoines ont sans doute œuvré pour que les circuits viticoles de cette seigneurie rejoignent le réseau de droits qu’ils s’appliquaient à tisser dès le deuxième tiers du xiie siècle. En 1196 par exemple, le chapitre achète un pressoir à Herbert Quicoz situé au Mont-Saint-Pierre27. Cette transaction montre qu’il existait des circuits de vinification divers, et qui ne dépendaient pas exclusivement du système féodal et de la banalité du pressoir28. Le chapitre cathédral s’est construit un réseau de droits au Mont-Saint-Pierre afin d’y contrôler les circuits de vinification puisqu’un autre pressoir est mentionné dans le nécrologe du Chapitre du xiie siècle29. Témoin de ce souci d’un contrôle des droits sur le vin, l’achat de 1196 s’accompagne d’une interdiction faite aux habitants d’y construire un autre pressoir ou d’aller faire vendanger ailleurs leur raisin30.
La volonté de maîtriser les circuits viticoles se retrouve également dans l’acquisition des droits de vinage31 qui parsèment la documentation canoniale dès la fin du xiie siècle. Le chapitre déclare ainsi posséder vinages et dîmes de vin sur l’axe routier reliant Reims à la seigneurie de l’Échelle32 : le nécrologe montre les dons de vinages de Warmeriville et « entre la Suippe et la Retourne » au Chapitre33. Ce réseau juridique devient donc particulièrement touffu au début du xiiie siècle et installe le chapitre cathédral comme l’un des acteurs majeurs des circuits commerciaux du pays rémois (Nouvion 2021, p. 227-232, 241-250 et 396-411).
Avant la rédaction de cet acte, le chevalier Pierre possédait donc un droit sur du vin produit dans le doyenné de la Montagne de Reims, qu’il pouvait faire charrier par les habitants de l’Échelle jusqu’à sa seigneurie. Le droit de charroi permettait au seigneur de s’affranchir d’une partie du coût du transport, qui pouvait vite s’avérer prohibitif, pouvant représenter jusqu’à 80 % du prix final du vin (Devroey 1989, p. 46). Les mesures protectionnistes n’étaient d’ailleurs pas rares34. La production et la circulation de ce vin devaient donc échapper au maillage mis en place par les chanoines : produit dans le doyenné, le vin n’était donc pas nécessairement vinifié au moyen d’un pressoir banal canonial.
L’acte de 1217 annule ce droit ancien de charroi pour la seigneurie de l’Échelle, bien excentrée par rapport aux autres corvées de charroi attestées dans les documents du début du xiiie siècle. La décision semble recentrer l’espace viticole pour le polariser autour du chapitre cathédral rémois. L’itinéraire présumé du vin transporté vers la seigneurie de l’Échelle montre une partie de l’enjeu que pouvait recouvrir ce droit de charroi pour le chapitre cathédral. Le passage par cette voie de terre s’effectue au prix de dîmes et vinages, qui sont autant de jalons des différents territoires traversés35.
L’acte s’inscrit également dans les luttes juridiques qui parsèment le pays rémois. Par les vicissitudes politiques, l’octroi de charte-lois, et la multiplication des actes normatifs, l’espace rémois se fragmente en une myriade d’ensembles, parfois emboités, dont l’évolution n’est pas sans heurt. Les mouvements communaux ont par exemple marqué le pays rémois dès le second tiers du xiie siècle36. Les communautés tentent notamment de s’affranchir, au moins en partie, de l’arbitraire féodal, en revendiquant des paiements de droits fixes, notamment sur les redevances qui touchent l’approvisionnement en vin. La polarisation d’une partie de la circulation du vin par les chanoines s’inscrit dans ces rapports de force, avec une volonté d’assurer la prééminence du chapitre sur les autres acteurs. L’autorité émettrice de l’acte de 1217 n’est autre qu’Hugues de Bourgogne, grand archidiacre de Reims, attaché au chapitre cathédral, dont « la juridiction et l’officialité peuvent soutenir la comparaison avec celles des évêques voisins » (Grandmottet 1958, p. 78). L’acte est en faveur exclusive des chanoines et exclut les autres autorités rémoises, notamment l’archevêque Albéric de Humbert (1207-1218) et le conseil des échevins. Celui-ci, « restitué à la cité » par la Wilhelmine de 118237, se montre toutefois encore impuissant face aux velléités canoniales, malgré le soutien et l’appui de la population. Au début du xiiie siècle, l’archevêque et le chapitre réaffirment ainsi leur autorité sur la ville et nient encore aux Rémois la possibilité de se constituer en une réelle commune (Desportes 1979, p. 88)38. Les autorités ecclésiastiques sont d’ailleurs promptes à rappeler vertement cet état de fait à des Rémois parfois trop entreprenants (Demouy 2009, p. 230)39.
La privation des droits de Pierre s’inscrit dans un enjeu domanial, qui est la gestion de l’immense domaine des Pothées40 : en plus de priver le chevalier Pierre de son droit de charroi, le chapitre se voit adjuger le ban, le duel judiciaire, un quart du village de la seigneurie de l’Échelle, ainsi que le cens de la terre du lépreux et de la maison de Pierre, qui s’y trouvent.
« Montagne » et villes, au cœur des enjeux de l’appellation
Dans ce contexte hautement conflictuel, l’utilisation d’une appellation plus large que celle des villes habituellement usitées peut témoigner d’un souci nouveau de structuration de l’espace.
Lorsqu’il est fait mention de l’origine d’un vin au début du xiiie siècle, c’est en effet traditionnellement l’échelle de la ville qui est mobilisée, comme c’est le cas dans la Bataille des vins d’Henri d’Andeli. Presque contemporain de l’acte canonial, ce texte de 1223 met en œuvre une joute disputée à la table du roi de France Philippe Auguste. Divers vins s’y opposent et leurs noms sont associés à des villes et non à des régions :
vin de Soissons, vin d’Autviler,
vin d’Esparnai le bacheler41,
vin de Sesane et de Samois
Cascuns des vins se fist plus digne,
Par sa bonté, par sa poissance,
D’abruver bien le roi de France.42
Quelques relations qualitatives semblent lier vins et villes, fondées essentiellement sur des présupposés médicaux. Le vin « dant Petart de Chaalons43 / qui le ventre enfle et les talons »44 semble promettre un avenir digestif incertain. Les « vins françois » s’annoncent au contraire comme « sade, savoros / si ne faisons nule tempeste / n’a cuer, n’a cors, n’a uel, n’a teste »45. Le poème se distingue par sa richesse linguistique et notamment par le fait que des expressions y sont attestées pour la première fois, parmi lesquelles « franc (vin) »46. La présence de cette antériorité montre à quel point le discours organoleptique est encore en construction au début du xiiie siècle et ne se laisse que rarement apprécier à la lecture des documents47. La Bataille des vins elle-même ne donne que des qualifications partielles et imparfaites aux vins, et esquisse une hiérarchie très peu liée au mérite viticole, et qui ne se retrouve pas directement comme telle dans ces actes du début du xiiie siècle : les distinctions qualitatives, organoleptiques ou médicales, sont absentes des actes du premier tiers du xiiie siècle.
La lettre de 1227 de Pierre le Boiteux, abbé de Saint-Remi, qui prévoit de réorganiser l’approvisionnement en vin de l’abbaye en prévoyant de prendre 200 muids de vin, vient étayer cette analyse :
Deux cents muids de vin à percevoir chaque année de notre clos de Murigny […] à défaut, [le vin est à prendre] de nos vignes de Sacy, de Villers-Allerand, de Chenay ou d’Hermonville.48
La ville y est le cadre principal du mode de désignation du vin. L’énumération suit un ordre hiérarchique des vignes de l’abbé : le vin est d’abord à percevoir d’un espace privilégié, le clos49, avant que l’approvisionnement ne se reporte sur d’autres localités, en cas de défaillance. La hiérarchie décroissante est confirmée par les documents de la fin du xiiie siècle où les deux cents muids de pitance sont à percevoir des vignes de Sacy50. Deux autres documents, tirés du fonds documentaire de l’abbaye de Saint-Nicaise de Reims, permettent de révéler une autre signification de cette échelle géographique :
Un tonneau de 6 muids de vin à la mesure de Sermiers, à donner chaque année à Robin Bercelain.51
Onze muids de vinage, vin à la mesure et au muid de Jumigny.52
Nommer le vin par les villes permet de créer un lien essentiel entre le vin, le lieu de la vigne d’où il est tiré et la mesure à laquelle il doit être jaugé. L’ensemble de ces éléments garantit ainsi la bonne validité de la transaction et du droit revendiqué par les différentes parties. La production de ces actes de vente et d’échanges se fait avec un souci de cadrer ces accords passés, par un ensemble de clauses, et un cadre de garanties, largement en construction. La métonymie vin/ville permet d’y comprendre les bons usages en cours et les coutumes qui s’y déploient : des localités aux alentours de Reims développant une activité viticole, nombreuses sont celles à posséder leur propre mesure de contenant53. Chaque vin peut donc ainsi être caractérisé, à différents niveaux, par la ville à laquelle il est lié.
Il n’est ainsi pas surprenant que les vins nommés dans les transactions des chartes-lois ardennaises du début du XIIIe siècle, et de l’acte de 1217 du chapitre cathédral rémois, ne soient jamais désignés par une ville mais par un espace plus large. Un sondage dans ces chartes permet ainsi de mettre en rapport les divers modes de désignation du vin :
deux charriots de vin à aller quérir à l’abbaye de Saint-Thierry ou à la Montagne de Reims à mener jusqu’au Châtelet-sur-Retourne.54
six charriots de vin à mener de la Montagne, ou de l’abbaye, ou du Laonnois, ou de quelconque endroit que nos successeurs souhaiteront.55
cinq tonneaux de vin de rivière de Marne, ou de Montagne, ou du Launois, selon la volonté du seigneur.56
Et si doit faire le charois li hommes de Tanion qui ont chevaus asocié de charue un seul charoi du vin de la montagne ou de l’abbaye de Saint-Thierry, ou aussi loin chacun an ; et si le vin perissoit par le defaute, ils rendroient la vaillance.57
Tous ces documents traitent d’un même droit, dont il est également question dans le document de 1217 : celui de faire charrier le vin depuis un lieu jusqu’à celui de la seigneurie. Ils mettent par ailleurs sur le même plan d’approvisionnement deux espaces géographiques d’échelles totalement différentes : l’abbaye de Saint-Thierry et la Montagne de Reims. Ce décalage est intéressant et laisse supposer que l’usage habituel était d’aller faire quérir le vin depuis l’abbaye de Saint-Thierry, dont un des pôles domaniaux s’étendait vers les Ardennes, rendant sans doute plus aisé le charroi. En cas de défaillance du vin, ou pour tenter de s’affranchir des conflits et vicissitudes politiques58, le seigneur pouvait ensuite faire valoir son droit sur d’autres espaces : la Montagne de Reims, la Rivière de Marne et le Laonnois. Ces espaces semblaient privilégiés par rapport aux villes où s’effectuait alors le commerce du vin, comme Reims ou Laon (Doehaerd 1950, p. 156 et 160). L’utilisation de la terminologie liée à la « Montagne » permettait sans doute de créer un nouvel espace de droits, en décalage avec ceux de la ville et des autres droits féodaux. La volonté était bien sûr de maintenir un approvisionnement à moindres frais, et de s’affranchir si possible des coutumes locales59. L’absence de vin « de Reims » ou de toute autre localité alentour n’étonne plus : le vin de Montagne, de Rivière ou du Laonnois ainsi désigné englobait toute localité où le seigneur réussissait à faire valoir son droit de charroi, en dehors des mouvements communaux et du contrôle opéré par l’archevêque et ses officiers sur le ban. Les transactions de ces vins nommés dans les corvées de charroi ne se déroulaient vraisemblablement pas au sein des foires de Saint-Remi et de la Couture mais plutôt dans les localités aux alentours de Reims, au sein de ces multiples circuits dont le contrôle revêtait alors tant d’enjeu. Le choix de la Montagne sur les villes montre la stratégie de construction d’un dominium60 par le chapitre cathédral. La Montagne ne se conçoit donc pas comme un terroir proprement viticole61 mais comme un espace d’intenses enjeux. Plutôt que de s’inscrire complètement contre les coutumes alors en place, le chapitre montre une volonté de s’installer en position hégémonique au sein de ce système féodal62. De fait, au xive siècle, le chapitre a acquis les droits de péage aux différents points de franchissement sur la Suippe des voies menant à Reims à Vervins (Pontgivard), Château-Porcien (Boult-sur-Suippe, Sault, Houdilcourt), Rethel et Mézières (Bazancourt, Isle-sur-Suippe), Attigny et Mouzon (Vaudétrée)63. La multiplication de ces documents juridiques observée dès le xiiie siècle montre à la fois une segmentation de l’espace et des droits, ainsi qu’une convergence de certains usages de dénomination64. En creux, l’absence d’une dénomination fondée sur la ville, un vin de Reims, témoigne de la contraction d’un marché viticole, principalement local et régional, au mieux portant sur la province ecclésiastique rémoise : l’absence d’une commune et les récurrents conflits d’intérêt n’ont pas permis au vin rémois d’émerger sur une scène plus vaste et de poser des structures permettant un essor important du négoce viticole à une échelle autre que régionale65. Pour autant, la vitalité des échanges et des conflits témoigne de l’intérêt du commerce pour les habitants de la ville et du pays rémois66.
L’acte de 1217 s’inscrit pleinement dans une période d’intense bouillonnement : les différents acteurs mettent en place des stratégies pour contrôler, au moins en partie, l’approvisionnement en bon vin. Les corvées de charroi seigneuriales anciennes se retrouvent en tension avec les droits communaux revendiqués par les populations, ou avec les prétentions d’acteurs en plein développement, comme le chapitre cathédral rémois. La remise en question de ce droit que détenait le chevalier Pierre permet de mettre en lumière les circuits d’approvisionnement, mais aussi dévoile en creux quelques stratégies de dénomination du vin. Celles-ci sont à rechercher sur l’ensemble du réseau de droits où se porte la transaction légitime. En cela, l’absence de « vin des villes » et l’utilisation des appellations plus vastes permet aux différentes parties de s’inscrire contre les instabilités politiques urbaines, mais aussi contre les usages qui se définissent au sein de chaque ville. Cela rappelle « l’usage de fonder les lieux d’expression des vins sur l’aire d’influence juridique d’une communauté » en Bourgogne. Dès le xiiie siècle, les appellations distinctives du vin de Beaune, de Dijon, d’Auxerre, et Mâcon étaient utilisées dans le territoire de leur juridiction normative et commerciale (Garcia, Labbé et Grillon 2022, p. 114-115). Ce constat se retrouve également dans le Bordelais (Lavaud 2009)67. En Champagne, le vin de Montagne apparaît comme un vin prélevé « selon la volonté du seigneur », surtout représentatif de l’espace sur lequel s’étend la projection du droit féodal, et non un produit caractérisé par sa typicité68. Le décentrement du regard vers les espaces de consommation, où se jouait le contrôle du droit de charroi du vin, permet de montrer une nouvelle stratégie de dénomination des vins. Montagne, Rivière et Laonnois, ces différentes régions des vins coexistaient même au sein de ces actes du début du xiiie siècle, non pas mises en « Bataille », mais bien réunies en un espace juridique où le droit seigneurial pouvait s’appliquer. Dans ces documents, l’identité de la région viticole et sa géographie n’émanaient donc pas des producteurs, mais des parties juridiques qui déployaient sur cet espace l’arsenal de droits qu’elles convoitaient.