L’économie viticole a été marquée au xviiie siècle par une promotion importante des vins fins et une explosion de leur prix dans les vignobles privilégiés de la Bourgogne, de la Champagne et du Bordelais (Musset 2013 ; Garcia et al. 2019). En Bourgogne, on observe la mise en place pendant tout le siècle d’une hiérarchisation progressive des crus, à l’intérieur de laquelle la différence de prix entre les vins de distinction et les vins ordinaires a été plus que multipliée par 20 en l’espace de cent ans (Labbé, Garcia 2010). Ce mouvement économique s’accompagne de la promotion de la notion de « climat » dans les discours savants et commerciaux pour identifier la qualité des vins. Ces nouveaux vins fins sont dorénavant valorisés pour la clientèle fortunée à travers les noms des lieux d’où ils proviennent – villages ou lieux-dits – d’autant plus précisément délimités que le vin est connu. C’est l’époque où la littérature viticole commence à rendre célèbre les noms de Romanée, Chambertin, Montrachet, Corton, La Tâche et Richebourg, ou bien de Vosne, de Santenay et de Meursault, autant de noms qui par la suite ont été définis par décret comme appellations d’origine contrôlée.
La « naissance des grands crus », pour reprendre l’expression forgée il y a déjà plusieurs décennies par Henri Enjalbert (Enjalbert 1953), a donné lieu à de nombreux travaux de la part des historiens pour comprendre ce processus. Le phénomène est intéressant en effet car il s’agit d’une rupture par rapport au discours et à l’économie viticole des siècles précédents, qui s’accompagne, comme toujours, de nouvelles pratiques, dans le cadre de la libéralisation de l’économie au xviiie siècle. Dans les grands domaines, le perfectionnement des vins fait partie de ces évolutions (Garrier 1998, 145-161 ; Figeac 2007, 543 ; Musset 2011 ; Poussou 2011). Il a été rendu possible d’une part grâce aux progrès de la science agronomique, et d’autre part grâce à l’investissement des surplus générés par un commerce désormais lucratif de vins onéreux. Le vin devient un produit de luxe, consommé, mais aussi élaboré et promu comme tel. Candidats à satisfaire cet engouement, des vignobles sont en conséquence créés de toutes pièces pour trouver profit dans cette activité.
En Bourgogne, le chevalier de Croonembourg transforme par exemple à compter de 1730 une vigne ancienne, originellement encaissée dans un creux, en une parcelle de grande qualité grâce à des investissements massifs pour en aménager le sol. Il promeut ensuite à la cour de Versailles son nouveau vin, et en quelques années la parcelle du « creux des clos » de la paroisse de Vosne devient la « Romanée », dont le vin atteint des tarifs jamais vus, puis la « Romanée-Conti » après son achat à prix d’or par le prince de Conti en 1760. Cette anecdote racontée en 1782 par Pierre Jean-Baptiste Legrand d’Aussy dans son Histoire de la vie privée des Français (Legrand d’Aussy 1782, p. 6-7) témoigne de l’importance, pour expliquer la création des vins fins, des éléments exogènes à la qualité du produit. Il en va de la réputation des vins comme de celle des hommes, poursuit Legrand d’Aussy : « Pour sortir de la foule où l’on reste ignoré, il ne suffit pas d’avoir un mérite réel ; quelquefois encore il faut des circonstances favorables, ou un heureux hasard, qui ne se rencontrent pas toujours » (ibid.).
Phénomène multifactoriel, l’émergence des grands vins au xviiie siècle, a été abordée sous bien des facettes. On note toutefois que les historiens ont en général été plus intéressés à chercher les facteurs de transformation du côté de la demande que du côté de l’offre. C’est-à-dire que parmi les différentes « circonstances favorables » dont fait mention Legrand d’Aussy, ce sont surtout les prismes du marché, de l’évolution et de la définition du goût par les consommateurs qui ont été précisément analysés. Si du côté de l’offre, le perfectionnement des techniques viticoles n’a pas été mis de côté, comme on l’a vu, en revanche la question des processus d’innovation qui, au niveau des techniques de communication accompagnent le développement des vins fins, constitue certainement l’un des aspects les moins bien connus de cette histoire. Or, le succès des vins fins peut difficilement se comprendre en faisant l’économie de la dimension construite du « capital social » (Musset 2016, p. 69) que revêtent ces produits de luxe. Il faut ainsi considérer la création et la diffusion des éléments discursifs qui permettent de faire connaître et de promouvoir ces produits, en un mot tout ce qui a rapport avec la création d’information sur les « grands vins » au xviiie siècle, comme une forme d’investissement tout aussi fondamentale que l’amélioration des techniques de vinification.
Cet aspect des choses renvoie en partie à l’analyse du développement, que l’on observe à partir du milieu du xviiie siècle, des écrits de toute sorte, relatifs aux produits viticoles, dans la littérature commerciale, scientifique et médiatique (presse). Ce type d’analyse, récemment abordée dans une approche globale de la construction historique de la renommée des produits de terroirs par Philippe Meyzie du xviie au xixe siècle (Meyzie 2015 ; Meyzie 2021) a fait l’objet de quelques études dans sa composante purement viticole pour le xviiie siècle (Merrett 1997 ; Giaufret Colombani, Mascarello 1997). Ces travaux évoquent parfois le rôle des marchands et des producteurs dans la construction des classements (Musset 2014 ; Lachaud-Martin 2022). Il est cependant notable que l’on saisit en général avec grandes difficultés l’action précise de ces acteurs dans la production du discours, ainsi que leur insertion dans une économie de l’information efficiente. Ces mécanismes sont pourtant observables à travers les sources.
Une controverse qui opposa les vignerons de la commune de Vosne-Romanée, située au cœur de la zone des grands vins de Bourgogne, à un certain Jacquinot de Chasan au sujet de la renommée des vins de ce dernier, publiée en 1782 dans le Journal encyclopédique, permet, en resserrant la perspective à un niveau très localisé, de porter quelques lumières sur cette difficile question. Ce dossier documentaire, dont on propose ici une analyse, offre en quelques pages une perspective très complète sur les enjeux de communication qui entourent la promotion des vins fins au xviiie siècle. Il illustre parfaitement bien ces phénomènes marchands de construction de la qualité étudiés par Olivier Assouly comme des leviers de consommation dans l’économie moderne (Assouly 2008). Deux tribunes, l’une rédigée par un groupe de vignerons anonyme de Vosne, et l’autre par Jacquinot de Chasan, respectivement en mars1 et en juin2 de cette année-là, montrent clairement comment ce dernier, en ayant su utiliser à bon escient la puissance de l’imprimé et le goût de la lecture des classes aisées, a créé de toutes pièces dans les années 1770-1780 un grand vin et le climat pour le valoriser. Il s’agit en l’occurrence du « clos des Varoilles », à l’heure actuelle classé sous l’appellation Vosne-Romanée Grand Cru « Les Richebourgs », à l’extrémité de la zone des grands crus de la commune de Vosne-Romanée (Fig. 1). On y rencontre tous les mécanismes d’une telle promotion, depuis le travail de la vigne jusqu’aux techniques pour le faire savoir.
Le Journal encyclopédique, fondé en 1757 par Pierre Rousseau, constitue un espace privilégié pour la diffusion des nouveautés. Acquis aux idées des Lumières et relais de la diffusion des actualités scientifiques, il s’adresse à un lectorat progressiste (Wagner 1991). Il diffuse notamment de nombreux comptes rendus d’ouvrages scientifiques dans toutes les disciplines. Cette controverse est née justement à l’occasion de la parution du nouvel ouvrage du célèbre agronome Maupin, La richesse des vignobles, dont le Journal encyclopédique propose une analyse dans le numéro de septembre 1781. Le compte rendu en question choisit de publier in extenso une lettre signée de Jacquinot de Chasan, dans laquelle il se présente comme conseiller-correcteur honoraire à la Chambre de Comptes de Bourgogne, lettre qui accompagne dans l’ouvrage de Maupin la douzième expérience pratique présentée par ses soins (Maupin 1781, 22-24). Jacquinot y témoigne de l’efficacité de la nouvelle « manipulation » des vins qui a fait la célébrité de l’agronome dès les années 1760. Ses propres expériences, menées dans son propre clos de Varoilles depuis sept ans (donc 1774), démontrent jour après jour, assure-t-il, que ses vins traités selon les indications de l’auteur, se conservent mieux que ceux qui proviennent des domaines voisins à Vosne, où les propriétaires n’appliquent pas la même méthode. Il affirme que ses vins sont devenus les meilleurs de la paroisse et ceux qui ont le plus de stabilité.
Dans le plan de l’ouvrage de Maupin, cette lettre est publiée avec d’autres témoignages similaires. Le but pour Maupin, infatigable promoteur de sa propre « manipulation », est évidemment de convaincre ses lecteurs. Elle est aussi un coup de communication évident pour Jacquinot de Chasan. Même s’il s’en défend3, on peut supposer qu’il s’est entendu avec Maupin pour insérer cette lettre dans l’ouvrage, où il peut donc faire l’apologie de son clos en direction d’un public intéressé par la question viticole. On peut sans difficulté percevoir ici un accord gagnant-gagnant entre les deux protagonistes, chacun bénéficiant de la position avantageuse de l’autre. De son côté, Maupin voit en effet sa méthode avalisée par un propriétaire viticole du prestigieux village de Vosne, « premier, & plus fin climat de Bourgogne », tel que ne manque pas de le préciser Jacquinot (Maupin 1781, 23), ce qui montre que sa méthode s’applique aussi aux produits haut-de-gamme, parmi les plus illustres de la production viticole française. Pour sa part, Jacquinot de Chasan trouve dans l’ouvrage de Maupin une caisse de résonnance importante : son clos est mis en lumière dans l’ouvrage du plus célèbre agronome de son temps, et par ricochet dans tous les journaux savants qui avertissent de la parution de l’ouvrage, dans lesquels l’extrait de sa lettre fait souvent partie des passages dûment médiatisés du livre4. De sorte que son clos de Varoilles bénéficie dans le courant de l’année 1781 de ce que l’on pourrait appeler une couverture médiatique nationale.
Le compte rendu de septembre 1781 provoque la controverse. Un groupe de vignerons de Vosne s’insurge à cette occasion des informations que Jacquinot de Chasan a osé faire publier dans La richesse des vignobles. Son clos, disent-ils, n’a en effet été formé que « depuis 6 à 7 ans seulement »5, soit vers 1775, et ne saurait donc rivaliser, quoiqu’il en dise, avec les meilleurs climats du vignoble de la paroisse, connus depuis longtemps par les amateurs de vins de Bourgogne. Ces derniers font donc publier une tribune dans le numéro de mars 1782 dans laquelle ils exposent une série de corrections à porter aux affirmations de Jacquinot de Chasan, et qu’ils signent anonymement, « Plusieurs Bourguignons ».
Sur le territoire de la paroisse de Vosne, se côtoient en fait un réseau très serré d’individus célèbres dans le monde viticole bourguignon, qui ont eux aussi su faire connaître leurs produits quelque temps auparavant. Plusieurs climats ont déjà su capter les éloges de la littérature œnologique et commerciale depuis le milieu du siècle, faisant de Vosne le centre des grands vins fins de la Bourgogne, et certainement l’endroit d’une émulation forte pour tirer parti de cette renommée.
La notice consacrée à cette paroisse dans la célèbre Description de la Bourgogne publiée en 1777 par Claude Courtépée évoque bien la sociologie très particulière de la propriété dans cette localité, au moment même où la controverse éclate autour du clos des Véroilles. L’ouvrage dresse en effet une liste impressionnante de propriétaires, dont la concentration constitue clairement, à la lecture de l’œuvre, un aspect spécifique à Vosne. La description évoque avec emphase, « La Romanée de quatre journaux au prince de Conti ; la Romanée de St-Vivant à ce prieuré et à différents particuliers ; le Richebourg, très-étendu, à plusieurs propriétaires ; le clos des Varoilles de quatre journaux, à M. Jacquinot de Chazan ; d’un autre côté, la Grande Rue, dont trois journaux en une pièce, à M. Lami de Samerey ; La Tâche dont quatre journaux et demi en une pièce, à M. le président de Bévy, et le reste à d’autres » (Courtépée, Béguillet 1847, p. 409). La coexistence, dans le territoire limité d’un seul village, d’autant de climats et de propriétaires prestigieux, ne trouve d’équivalent nulle part dans le reste de la côte viticole. Jacquinot de Chasan apparaît dans cette notice comme faisant partie d’un club fermé qui compte dans ses rangs un prince de sang et des membres de la haute noblesse parlementaire. D’autres encore, suffisamment célèbres pour ne pas rester dans l’anonymat, émergent de ce who’s who viticole dans la tribune de mars 1782 (MM. Thomassin, Marey, Soufflier, etc.), comme propriétaires dans les climats de La Tâche, Richebourg, Echezeaux, Beaumont, La Grande Rue, Malconsorts, etc. Or, ils refusent tous que le clos de Varoilles puisse être reconnu comme « un canton de distinction à Vosne »6. Il ne fait nul doute que les détracteurs de Jacquinot de Chasan viennent donc de ce cercle étroit de propriétaires de grands climats, soucieux de conserver leurs renommées, et peu enclins à accueillir un nouveau membre parmi eux.
En 1781, Jacquinot de Chasan est justement connu dans cette sociabilité pour essayer depuis quelques années seulement de faire entrer ses vins dans l’élite. Il investit fortement dans le travail de la vigne et dans la communication pour y parvenir. Ses détracteurs expliquent comment il parvint à faire inscrire son nom et son clos dans la liste restreinte des grands vins de Vosne évoquée, et de fait, diffusée dans toute la France, par la susdite Description de la Bourgogne publiée par Claude Courtépée en 1777. Privilège conséquent, qui a fait entrer son vin dans le panthéon des vins de Bourgogne, ce qu’il ne manque évidemment pas de souligner dans la lettre qu’il fait publier dans l’ouvrage de Maupin (Maupin 1781, p. 23). Or ce serait en fait lui-même qui aurait transmis toutes les informations concernant la paroisse et les vins de Vosne7 à Claude Courtépée, qui travaillait avec des correspondants locaux. Il est ainsi parvenu, dans une démarche top-down, à imposer son clos dans la fabrique du discours sur les grands vins de Vosne, en comprenant la puissance de la diffusion de l’information et de la reproduction de l’écrit.
Il convainc d’ailleurs Claude Courtépée d’inscrire son clos dans la liste des grands climats de Vosne alors qu’il vient à peine d’en constituer matériellement l’espace. Tout cela démontre une volonté d’assurer une promotion rapide afin d’amortir ses investissements. C’est justement cela, l’entreprise de création ex nihilo d’un clos, tendant à profiter de la renommée du vignoble de Vosne, qui gêne les propriétaires voisins. C’est d’ailleurs le principal angle d’attaque de ses détracteurs. Jacquinot de Chasan n’aurait en effet élevé des murs autour de sa propriété que vers 1775 : « avant que ces journaux fussent devenus clos de Varoilles par les murs dont on l’a entouré depuis 6 ans, ils n’étoient pas plus connus que le clos Gibourg de M. de Chasan ne mérite de l’être »8. Comment dès lors pourrait-il se permettre, avec si peu d’antériorité, d’assimiler la qualité de son vin à celle de climats plus anciennement reconnus ? Ils font jouer en leur faveur le privilège de la tradition pour démentir la prétention du nouvel investisseur à détenir le vin le plus précieux du vignoble. Sa parcelle d’ailleurs est totalement artificielle. Il aurait en effet usé de moyens peu recommandables pour bonifier le sol de sa vigne, jusque-là inconnue et mal placée sur le finage de la paroisse, et pour en augmenter le produit. Il y a apporté « une quantité prodigieuse de terre portée du bas pays » et il y a planté « plus d’un tiers de plantes en plus »9. Ainsi, assènent ses détracteurs, « de ces ressources employées pour se procurer un bien apparent, il est résulté un mal véritable : la terre a acquis une valeur étrangère ; le raisin a perdu celle qui lui étoit propre, & l’abondance du produit a fait tort à la bonté de la production »10. Leur complaisance avec M. de Chasan se limite à admettre qu’il y fait de bons vins, mais certainement pas à l’accepter parmi les grands climats de la commune11.
En bon communicant qui sait occuper la scène, Jacquinot de Chasan profite de cette controverse pour tourner la critique à son avantage. Dans le numéro de juin 1782 du même Journal encyclopédique, il fait donc publier un droit de réponse qui donne, sous prétexte de rétablir la vérité, encore plus de visibilité à son nouveau clos. Tout l’intérêt de cette réponse réside dans le fait qu’il explicite sa démarche et dévoile les stratégies qu’il a su développer autour de la promotion du clos de Varoilles.
Tout au long de la réponse de Jacquinot de Chasan à ses détracteurs, il est question d’investissement et de stratégie. Il a injecté beaucoup d’argent et d’énergie pour transformer un terrain à fort potentiel dans le lieu-dit Les Varoilles, jusqu’ici peu connu, en une vigne soigneusement exploitée, et dénommée le Clos des Varoilles. Jacquinot a arc-bouté toute sa stratégie sur l’avantage apporté par le voisinage de sa vigne avec les crus déjà renommés de la paroisse de Vosne. Le climat des Varoilles se situe en effet sur la même veine de terre de « roches brisées » et partage le même « doux penchant des coteaux », indique-t-il12. Sa vision a été de profiter par capillarité de la renommée des propriétés de ses illustres voisins (le prince de Conti qui possède la Romanée et le président du parlement de Bourgogne, Joly de Bevy, qui détient le climat de La Tâche) pour accéder à la réussite. Jusqu’à lui, le produit de cette partie du côteau n’était simplement connu de personne, écrit-il, car le fractionnement de la propriété faisait qu’aucun viticulteur n’était en mesure d’en produire une cuvée spécifique, qui nécessite de pouvoir produire au moins sept à huit pièces de vin. Or en vingt ans, il a su réunir cinq journaux d’un seul tenant dans les Varoilles, ce qui constitue une surface à peu près égale à celles de la Romanée et de La Tâche. Une fois le foncier acquis, il a alors créé de toutes pièces un nouveau climat, et cela est peut-être l’aspect le plus intéressant de son action. Il écrit :
« Étant parvenu à grands frais en l’espace de 20 années, à réunir près de cinq journaux dans cet intéressant climat des Varoilles, je fis clorre cette pièce des quatre faces, & j’en formai une cuvée seule sous la dénomination de Varoilles, ancienne dans ce climat. J’y ajoutai le terme de clos, qui lui est particulier13. »
Voilà donc un grand vin créé de toutes pièces par la volonté d’un investisseur qui en a d’abord ciselé l’écrin. Il restait à en extraire un produit à la hauteur de ses ambitions, et pour cela Jacquinot de Chasan a choisi la voie de l’innovation. Il continue en expliquant avoir « fait une étude particulière de tous les auteurs qui ont écrit sur la partie des vins », et avoir sur cette base « oser tenter leurs expériences sur mes cuvées de Vosne »14. Il cite l’abbé Rozier à propos de la pédologie de ses sols, mais surtout Maupin du point de vue de la vinification. À l’encontre de nombre de ses voisins, « astreints à suivre les anciennes méthodes »15, il s’est évertué à appliquer les méthodes de la « manipulation » qui a fait le succès de « l’ingénieux oenologiste »16 de Poissy.
Cela signifie qu’il pratique sur sa vendange le chauffage des moûts, selon les instructions édictées par Maupin dans sa Manipulation des vins. Cette technique consiste à plonger dans les cuves de fermentation une quantité de jus bouillant afin de hâter le processus fermentaire, et à le stopper sans tarder, par un décuvage, une fois celui-ci totalement accompli. À la fin du xviiie siècle, il s’agit d’une pratique avancée, qui tranche avec les fermentations plus naturelles et souvent moins bien maîtrisées, notamment au niveau du choix de la période de décuvage, que Maupin qualifie « d’ancienne méthode » et que l’on observe dans la plupart des domaines. Pour autant, Jacquinot de Chasan est loin d’être le seul parmi les propriétaires de vins fins à faire usage de cette méthode. En 1777, M. Maret, également propriétaire d’un domaine dans le vignoble de la Côte de Nuits, et secrétaire de l’Académie des sciences de Dijon, fait publier un article dans les Affiches de Bourgogne dans laquelle il indique avoir suivi avec succès les préceptes de la manipulation de Maupin depuis 1771, ce qui lui a permis d’obtenir des vins de plus grande garde. Plusieurs autres viticulteurs du territoire, ajoute-t-il, l’ont d’ailleurs suivi dans cette voie « et s’en félicitent »17. À l’évidence, Jacquinot de Chasan travaille donc de manière moderne ces vins, mais il n’est en aucun cas l’introducteur de ces techniques en Bourgogne. C’est au point de vue de la communication du faire-savoir qu’il est plus innovant.
Il s’inscrit en fait dans le mouvement de modernisation des techniques viticoles qui se développe dans les années 1760 et surtout 1770, autour d’agronomes comme Maupin, Edmé Béguillet, l’abbé Rozier, Bertholon ou Macquer qui sont en train d’inventer la science œnologique (Lachiver 1988, p. 342-347). Les préceptes de la manipulation de Maupin furent publiés en 1763, obtenant immédiatement l’aval de l’Académie des sciences de Paris. En 1772, la faculté de médecine certifie à son tour les bienfaits de sa méthode. Dès lors c’est le gouvernement lui-même qui décide, dans un souci de perfectionnement du secteur viticole, considéré comme le fleuron du commerce extérieur du royaume, de promouvoir cette manipulation à travers toute la France. Des centaines de circulaires sont envoyées dans toutes les provinces en 1773 pour faire connaître sa doctrine. Dans la mesure où Jacquinot de Chasan écrit, en juin 1782, avoir commencé à expérimenter cette méthode sept ans auparavant, cela situe donc en 1774 les origines de son orientation vers la production d’un vin haut de gamme dans le climat du Clos des Varoilles. Dans un tel contexte, on peut donc bien supposer qu’il a fait partie de ces propriétaires atteints par la circulaire de 1773.
Au final, cette controverse par voie de presse est un bon exemple du processus de création discursive qui se fait jour au xviiie siècle autour des vins fins. Voilà un propriétaire entreprenant qui a compris la force de l’écrit et qui produit du savoir sur son propre vin, en donnant aux prescripteurs ce qu’ils veulent entendre, à savoir la création d’un vin raffiné, moderne et clairement identifié par son nom. Cela montre tout l’investissement de capital nécessaire qui se cache, du côté de l’offre, derrière l’émergence des grands vins au xviiie siècle : investissement dans l’offre matérielle d’abord, consistant en l’acquisition de foncier dans les meilleurs endroits, pour y améliorer les sols et y pratiquer une vinification moderne, mais aussi investissement, moins bien connu, dans l’offre culturelle, qui vise à fabriquer et à diffuser du discours pour isoler un produit dans la galaxie de la gamme mise à disposition de la demande.