Guillaume Grillon, Jean-Pierre Garcia et Thomas Labbé, Vignes et vins de Talant, 800 ans d’histoire en Bourgogne

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Guillaume Grillon, Jean-Pierre Garcia et Thomas Labbé, Vignes et vins de Talant, 800 ans d’histoire en Bourgogne, Dijon, Éditions Faton, 2021, 143 p.

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Disons-le d’emblée : la monographie historique sur le vignoble de Talant, que nous livrent Guillaume Grillon, Jean-Pierre Garcia et Thomas Labbé, est un modèle en matière de médiation et de vulgarisation scientifiques, dont on ne peut qu’appeler de ses vœux la généralisation à d’autres aires ou domaines viticoles. À revers du storytelling controuvé que privilégient la filière et l’œnotourisme, les auteurs ont trouvé le ton et la forme pour transmettre à un lectorat grand public les données issues de la recherche et produire, à partir d’archives inédites, une somme référente qui renouvelle la construction mémorielle et fait barrière au légendaire. La belle facture du livre est mise au service de cette ambition ; les éditions Faton ont choisi un format paysage, pour cet ouvrage délesté de l’appareil critique des productions universitaires et doté d’un riche corpus icono-cartographique, d’un lexique, ainsi que d’encarts donnant un éclairage sur des points particuliers (sources, personnalités, lieux et domaines…). Les trois spécialistes des vignobles bourguignons ont par là même répondu à la demande des acteurs locaux : maire et municipalité de Talant, professionnels qui, pour accompagner la renaissance du vignoble, ont souhaité en développer la dimension patrimoniale et, dans le sillage de l’obtention du label Patrimoine de l’Unesco pour les climats de Bourgogne, ont su se tourner vers des historiens de métier. Talant a ainsi cherché à renouer avec son passé viticole que l’urbanisation galopante des Trente Glorieuses (Talant est devenue la quatrième ville de Côte-d’Or) avait fait disparaître et les quelques hectares de vigne replantés (10 ha en crémant de Bourgogne depuis 2019), comme cette nouvelle histoire du vignoble se veulent les prémices du renouveau espéré de cette part de son identité.

L’histoire de Talant et de son vignoble disparu pourrait être banale – l’effacement est le lot de bien des vignobles suburbains – si elle ne comportait des singularités remarquables. Talant est d’abord une ville neuve, créée ex nihilo en 1208 par le duc de Bourgogne Eudes III. Après avoir acquis auprès de l’abbaye Saint-Bénigne le « Monz de Taland », il y établit son château et fait de l’agglomération naissante une forteresse dominant sa bonne ville de Dijon ; de sorte que, ville de fondation à but résidentiel, stratégique et économique, Talant et son vignoble ont destin lié avec le pouvoir ducal et en épousent les aléas, prospérant lorsque les vins des clos du duc abreuvent sa cour et sa clientèle, dépérissant quand, à la fin du XVe siècle, le roi de France victorieux du duc s’en désintéresse. Une telle corrélation entre dynamique de la ville et de son vignoble et évolution du pouvoir princier est plutôt rare et montre combien Talant n’a pas su échapper à sa vocation originelle de domaine ducal. Si en Bourgogne, Talant n’est pas le seul des vignobles du prince, à l’échelle de la France médiévale, ce modèle, chanté par l’historiographie, demeure pourtant très secondaire au regard de celui, dominant à la fin du Moyen Âge, des vignobles suburbains ecclésiastiques et bourgeois. C’est d’ailleurs ce profil commun que Talant adopte à l’Époque moderne, lorsque le roi se désengage, aliène les anciens clos ducaux et détruit la forteresse (1609) ; la ville devient alors une simple bourgade, dont le vignoble, passé aux mains de multiples particuliers, ne produit plus, à la fin du XVIIIe siècle, que des vins communs, qui ne rentrent pas dans la hiérarchie des climats en train de se dessiner. Ce vignoble de petits propriétaires atteint son apogée au XIXe siècle, jusqu’à la crise phylloxérique qui amorce son déclin au siècle suivant.

D’un vignoble d’élite à un vignoble populaire – à rebours de l’évolution générale, tel est le destin contrarié de Talant et l’une de ses grandes originalités. Une autre tient aux effets de site ; Talant a été édifiée sur une butte isolée, au nord-ouest de Dijon qu’elle domine, ainsi que les grands axes de circulation qui courent à ses pieds : au nord, la route de Paris qui relie le bassin Saône-Rhône à l’Europe du Nord et aux foires de Champagne ; au sud, la route d’Autun et de Montbard par la vallée de l’Ouche. Outre son intérêt stratégique, le site a aussi servi le volet économique du projet ducal. La totalité du finage talantais se trouve sur des plateaux de calcaire jurassique, marqués par la rareté des ressources en eau et la pauvreté des sols. Sur ce terroir ingrat, pas plus de bois (à l’exception de la garenne ducale défrichée par les Talantais dès le XVIe siècle) et d’espaces de pacage que de terres à blé, seule la vigne y trouve à y prospérer. Le site favorise ainsi le projet du duc et ses visées domaniales, en lui permettant de faire coup double dans sa fondation : celle de la ville, mais aussi, associée et complémentaire, celle de son vignoble, que, pour les besoins du prince, les habitants sont condamnés à exploiter comme seule ressource, hormis les carrières de pierre. Pour les attirer et les amener à devenir vignerons, Eudes III a concédé à ses hôtes des privilèges vinaires, les dispensant du ban des vendanges et de la garde des remparts. Portraiturée par la Petite Tibériade en 1550, cette spécialisation viticole initiale et quasi exclusive du finage de Talant – seuls des jardins et vergers sont signalés sur la Côte aux Ailles – fait figure d’exception dans la gestion par les sociétés médiévales de leur espace vivrier, les communautés y favorisant généralement une polyculture apte à pourvoir à leur approvisionnement. En cette fin du Moyen Âge – le modèle commence à s’épanouir à l’Époque moderne – c’est plutôt le seul fait des agglomérations économiquement très connectées, notamment les villes-ports comme Bordeaux, que de pouvoir se permettre le choix d’une monoculture commerciale, dont les revenus compensent les importations de denrées de première nécessité (notamment les blés) que le plat-pays ne fournit plus. Petite ville, Talant en est d’autant plus singulière, mais sans doute aussi très fragile dans son économie par trop dépendante de l’extérieur pour son approvisionnement ; c’est là un point qui aurait mérité d’être mieux exploré par l’enquête. La proximité de Dijon et de son marché aurait pu être un facteur déterminant, n’étaient les relations très conflictuelles entre les deux voisines ; exclue de la banlieue de Dijon et, à ce titre, disqualifiée pour ses vins déclarés forains, Talant a joué la carte de l’irrédentisme en voulant conserver ses propres mesures et marques. L’accès au marché dijonnais pour l’écoulement de ses vins apparaît néanmoins essentiel et a notamment déterminé la croissance du vignoble talantais à partir de la fin du XVIIIe siècle.

Cette histoire remarquable est déclinée en dix chapitres selon une perspective géohistorique et un plan chrono-thématique qui permettent sur la longue durée, des origines à nos jours, de l’embrasser, dans un balancement entre ville et vignoble. Mobilisant d’abord la fibre patrimoniale, l’ouvrage débute par les traces actuelles du passé viticole. Il n’aborde que les témoins paysagers (pieds de vigne, murs, meurgers, cabottes, cellier ducal de Talant, onomastique viaire) et matériels (serpe), et on peut regretter que les autres sources historiques, utilisées pour l’enquête, ne soient présentées, hormis par quelques encarts dédiés au fil de l’ouvrage. Le deuxième chapitre pose le décor en exposant la position stratégique et les ressources qui ont prévalu à la fondation de la ville nouvelle, peuplée de pierriers et de vignerons. Ces derniers effectuent des travaux à façon dans les clos ducaux ou ceux d’autres grands seigneurs, mais exploitent aussi pour eux-mêmes des vignes en tenure, particulièrement dans les faubourgs. Le troisième chapitre met la focale sur la ville et son château, en s’appuyant sur la monographie que leur avait consacrée l’érudit Joseph Garnier au XIXe siècle. Implantée sur la partie haute du plateau, la résidence du duc occupe, avec le prieuré de Saint-Bénigne, tout le quart méridional de l’espace urbain. La cour ducale y séjournant régulièrement, elle contribue au développement du bourg, organisé en plan régulier par un réseau de quatre grandes voies. La destruction en 1609 de la citadelle, sur ordre d’Henri IV après sa victoire à la bataille de Fontaine-Française, dépossède Talant de sa fonction stratégique et la fait régresser au rang de bourg rural. Hormis le chapitre VI qui évoque la « vie communale d’un bourg vigneron à l’Époque moderne », tous les autres chapitres sont consacrés au vignoble et à ses vins.

À partir de cartes historiques successives (bas Moyen Âge, mi XVIe siècle, 1804, 1959, 2019), le chapitre IV dresse la géohistoire du vignoble. La phase médiévale est caractérisée par une localisation suburbaine pour les vignes des Talantais et une concentration dans des clos seigneuriaux (duc et institutions ecclésiastiques), principalement orientés à l’est et rejoignant au pied de la butte le vignoble dijonnais. L’étiolement du vignoble à l’Époque moderne ne le rend pas attractif aux investisseurs dijonnais et parlementaires qui, au mieux, s’implantent à ses marges et n’envisagent pas d’y créer des climats. Malgré un optimum enregistré par le plan cadastral de 1804 – en 1830, les vignes couvrent 40 % du territoire communal – le vignoble poursuit son irrépressible déclin à l’Époque contemporaine – 2 % de la superficie communale en 1950. Les chapitres VII, IX et X détaillent cette évolution par phases chronologiques (la croissance de la fin XVIIIe siècle ; de l’apogée au déclin 1800-1961 ; disparition et renouveau de 1970 à nos jours) en pointant les acteurs, les modes de faire-valoir et les pratiques culturales. De cette perspective géohistorique, se distinguent les chapitres V et VIII qui ouvrent des focales complémentaires ; le premier fait le point sur la viticulture ducale à Talant. L’exploitation des clos que les comptes des closiers permettent de restituer, fait appel à des techniques « haut de gamme », nécessitant une importante main-d’œuvre, pour une production de qualité satisfaisant aux besoins ducaux, tel le vin « galant » apprécié de la duchesse Marguerite de Flandre. Dans le prolongement, le chapitre VIII fait la lumière sur le vin de Talant et son évolution du Moyen Âge au début du XXe siècle. En l’absence de sources pour la période médiévale, excepté pour les clos ducaux, le produit reste mal identifié jusqu’à la seconde moitié du XVIe siècle où l’enregistrement des prix des vendus à l’étape de Dijon permet de retracer son basculement brutal d’un vin d’élite à un vin ordinaire.
In fine, on ne peut que recommander ce beau livre à tous les amateurs de l’histoire des vignobles et, pour que les chercheurs désireux d’en savoir davantage ne soient pas à la peine, inciter les auteurs à le prolonger par des productions scientifiques.

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Référence électronique

Sandrine Lavaud, « Guillaume Grillon, Jean-Pierre Garcia et Thomas Labbé, Vignes et vins de Talant, 800 ans d’histoire en Bourgogne », Crescentis [En ligne], 5 | 2022, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/crescentis/index.php?id=1229

Auteur

Sandrine Lavaud

UMR 5607 AUSONIUS, université Bordeaux-Montaigne 3

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