Les Bourguignons ont bien de la chance, aucune autre région viticole en France ne bénéficie d’un capital historiographique aussi nourri, aussi dynamique et réflexif dans ses renouvellements. L’ouvrage consacré aux Bourgogne(s) viticole(s), dirigé par Serge Wolikow et Olivier Jacquet et édité aux Éditions universitaires de Dijon en 2018, en est un récent témoignage, déconstruisant ici représentations et paradigmes bien établis, ouvrant là un « angle neuf » sur l’histoire du vignoble bourguignon durant les trois derniers siècles. Il est le fruit d’un travail collectif mis en œuvre par la Maison des Sciences de l’Homme de Dijon et par la Chaire de l’UESCO « Cultures et Traditions du vin » (Jocelyne Pérard, sa responsable, en signe la préface), et aboutissant à un colloque international réunissant chercheurs et professionnels de la vigne et du vin.
Ainsi que l’indiquent le titre et son possible pluriel, l’angle d’approche, qui entend bousculer la doxa et innover, vise la question de l’unité du vignoble bourguignon ; Serge Wolikow le rappelle dans son introduction, à la représentation commune de l’unicité de la Bourgogne et du bourgogne, s’oppose la diversité des vignobles, de leur histoire et de leurs productions, entre vins fins pour l’essentiel de Haute-Bourgogne et vins de consommation courante de la Basse-Bourgogne et de la Bourgogne méridionale ; au point que l’unité ne serait, elle-même, qu’une construction idéelle produite par les savants de tous ordres et que la mention bourgogne, par trop indéfinie et générique, cacherait souvent un vin de petite renommée. Cet imaginaire s’est alimenté d’un folklore vineux moyenâgeux, fondé sur la filiation ancestrale et la permanence, pour beaucoup élaboré durant l’Entre-deux-guerres mais encore largement mis en scène par le marketing et l’œnotourisme actuel ; il fait fi d’une évolution qui n’a rien de linéaire, pas plus que la singularité affichée du vignoble ne peut le soustraire à une analyse scalaire qui le mette « au défi de l’histoire globale », selon l’expression de Serge Wolikow. Le vignoble actuel ne peut qu’y trouver réflexions et réponses aux défis posés par la mondialisation, particulièrement ceux de son intégration économique et sociale, à l’échelle tant internationale que locale. C’est là l’ambition vertueuse de l’ouvrage que de vouloir y contribuer par ce regard croisé des scientifiques et des acteurs de la filière.
Le panel de 20 communications (en plus des deux propos introductifs de S. Wolikow) qu’il propose est articulé en quatre chapitres, les trois premiers transversaux, selon une perspective historique et chrono-thématique, le dernier interrogeant le développement récent et les défis du vignoble bourguignon. C’est tout d’abord le thème des mutations territoriales et économiques qui fait l’objet du chapitre I ; les deux premières contributions en dressent un panorama pour la fin de l’Ancien Régime et les lendemains de la Révolution. Le moment y apparaît décisif dans la mise en œuvre d’une politique vinicole visant à promouvoir la qualité et la renommée du bourgogne, alors que le processus de distinction des vins se parachève, tant par l’affirmation des « climats » que par la promotion des vins de garde. Étudiés par Jérôme Loiseau, les États de Bourgogne en seraient les premiers lobbyistes, en développant une politique de la plainte vinicole contre « tout ce qui altère la qualité, la réputation et le débit des vins de Bourgogne » (p. 29). Si la démonstration en est perspicace et circonstanciée, elle oublie les modèles antérieurs sur lesquels les États ont pu s’appuyer, notamment ceux des corps de ville qui, convaincus que la défense du vin relevait du bien commun, ont initié des stratégies et des rhétoriques similaires depuis le Moyen Âge. En matière de mutations territoriales, l’apparente sécheresse de la contribution de Charlotte Fromont, au plus près de l’archive, oblitère quelque peu une entreprise de déconstruction massive : celle du mythe de la hache révolutionnaire sur le parcellaire viticole dont la vente des biens nationaux aurait suscité le morcellement. À l’aune des récentes recherches comme des inventaires révolutionnaires, non seulement le morcellement s’avère endémique depuis le Moyen Âge mais encore les grands domaines ecclésiastiques ont déjà amorcé au XVIIIe siècle leur rétraction au profit des petits vignerons. En replaçant la situation bourguignonne dans un cadre plus global, à partir d’un travail de recherche sur l’impact du climat sur la production vinicole, la contribution de Daniele Lorusso met elle aussi à mal un poncif ambiant, celui des effets nécessairement dévastateurs du réchauffement climatique, ici revalorisés en matière de qualité des vins, au regard de la fragilité du régime ancien de production, marqué par une grande régularité (tous les deux ans) des mauvais millésimes.
Le second chapitre revient sur la question des territoires mais sous l’angle de la construction identitaire ; avec ses huit communications, il pourrait passer pour le cœur de l’ouvrage, n’était l’exclusivité de sa focale sur la Bourgogne, qui rompt le vœu comparatiste mais que vient compenser la mise à distance proposée par le chapitre III avec qui il fait corps. Le panel des réflexions donne à voir l’évolution du système productif, à travers ses acteurs et selon une perspective diachronique du XIXe siècle à nos jours. La montée en puissance du négoce, mise en exergue par Christophe Lucand, en est un trait majeur ; promoteurs de vins fins mais identifiés par une marque « hors-sol », les négociants ont cherché à exercer une position monopolistique sur la filière, avant d’être bousculés, à l’aube du XXe siècle, par la montée des vins de lieux et de leurs petits propriétaires. Parallèlement, d’autres acteurs entraient en scène : syndicats, observés sous l’angle de la Confédération des associations viticoles, étudiée par Olivier Jacquet ; coopératives, fruit de la lutte des petits vignerons contre la toute-puissance du négoce et dont Sébastien Ressencourt montre combien elle participe du caractère pluriel du vignoble bourguignon ; parlementaires de la IIIe République, portraiturés par Olivier Serra, qui déploient une intense activité législative sur les questions sensibles de la répression des fraudes et du sucrage des vins, avant que ne s’imposent celles des délimitations et des appellations contrôlées ; Claudine Wolikow montre combien ces dernières ont tourné à la « bataille des vins » et à l’Odyssée judiciaire. Ces acteurs, ces normes ont alimenté des représentations et une mythographie, objet des trois dernières contributions du chapitre ; Jean-Pierre Garcia propose une « archéologie des notions », fondatrices du récit traditionnel et à forte connotation patrimoniale, autour des rapports du vin au lieu : clos, climats, caves y trouvent historicité et détail des strates sémantiques, au risque de déstabiliser leur « remotivation » actuelle. C’est à l’archétype social du vigneron que s’attelle Vincent Chambarlhac à partir de la figure du Père Toine, telle qu’instaurée par le regard ethnographique d’André Lagrange, dans sa dimension unificatrice et militante d’une Bourgogne viticole représentée par la seule figure du vigneron petit propriétaire. On peut regretter que le bilan des protections du patrimoine viticole, dressé par Sophie Loppinet-Méo et Michaël Vottero, ne fasse plus grand usage de ce regard réflexif pour y puiser les jalons d’une patrimonialisation raisonnée.
Le chapitre III s’inscrit dans la continuité de cette interrogation des représentations mais plutôt que de les inspecter du point de vue des producteurs régionaux, la perspective est placée hors des frontières, pour mesurer dans la sphère d’influences et de marchés de la Bourgogne les images qu’elle suscite. À l’échelle de l’espace français, la réputation du bourgogne, articulée quasi exclusivement sur les grands crus, a eu un effet dévastateur sur celle, mal assurée, de vignobles plus en retrait du tournant qualitatif, tels celui du Languedoc, étudié par Stéphane le Bras ou encore de l’Alsace, présenté par Claude Muller, d’autant dépréciés. Les rapports entre la Bourgogne et les vignobles étrangers, qu’ils se trouvent dans un ailleurs proche, tels les vignobles italiens exposés par Giorgio Masellis, ou dans le nouveau monde, avec le cas du Brésil éclairé par deux communications (celle de Ivanira Falcade et Shana Sabbado Flores et celle de Rosa Medeiros et Vander Valduga), apparaissent plus constructifs ; si la Bourgogne y demeure en position dominante, son influence, en tant que modèle référent, est de l’ordre des transferts culturels et valorise les émules qui s’en inspirent.
Les défis que le vignoble bourguignon doit aujourd’hui relever l’ont amené à adopter de nouvelles stratégies de développement que le quatrième et dernier chapitre explore pour deux d’entre elles ; d’une part, l’essor spectaculaire du crémant, vin effervescent de fabrication ancienne et ravivée depuis deux décennies par une conjoncture internationale favorable, objet de deux communications (Jean-François Bazin et Pierre du Couëdic pour un bilan et prospectives ; Mariele Mancebo-Humbert, Yves le Fur et Laurent Gautier pour une analyse du discours de dégustation) ; l’œnotourisme, d’autre part, secteur encore en phase d’émergence mais qui s’avère prometteur au regard des potentialités patrimoniales. Bien que fortement dominé par la sphère du négoce, il promeut l’image d’un vignoble « authentique », attaché aux traditions dont la figure éternelle du vigneron est le gardien. L’inscription du site au patrimoine mondial de l’UNESCO a eu valeur de consécration mais aussi de levier pour cette entreprise de patrimonialisation du vignoble, qui s’est accompagnée d’une protection renforcée d’un point de vue juridique, ainsi que le montre Laure Abramovich.
In fine, si au fil de la lecture, on pourra regretter une qualité inégale des contributions, un foisonnement des regards qui ne parvient pas réellement à gagner le double pari de l’interdisciplinarité et du comparatisme, on ne peut cependant que saluer l’initiative et abonder dans le sens d’une plus grande synergie entre chercheurs et professionnels de la vigne et du vin, une voie difficile et semée d’embûches mais aussi stimulante et à coup sûr constructive pour l’identité du vignoble bourguignon.