Joseph Bohling, The Sober Revolution. Appellation Wine and the Transformation of France

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Joseph Bohling, The Sober Revolution. Appellation Wine and the Transformation of France, Ithaca and London, Cornell University Press, 2018, 278 p.

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The Sober Revolution (la révolution sobre) est le titre de l’ouvrage de Joseph Bohling, ostensiblement paradoxal mais profondément représentatif de la thèse développée par l’auteur. C’est le mythe du vin critiqué par Roland Barthes dans « le vin et le lait » en 1957 qui constitue le fil conducteur de l’enquête de Bohling sur la transformation d’un mythe français, celui des vins d’appellations après la Seconde Guerre mondiale, et ce, dans la continuité de l’affirmation du philosophe sur ces « mythes fort aimables qui ne sont tout de même pas innocents ».

L’historien issu de l’université de l’Iowa explique la révolution sobre comme la transformation d’un mythe quantitatif, protectionniste et oppresseur des vins en un mythe qualitatif, concurrentiel et émancipateur construit par des groupes aux intérêts différents voire antagonistes mais qui convergent dans la systématisation des vins d’appellations après 1945 en France. L’histoire des vins d’appellations n’est donc pas réduite à celle des institutions du contrôle de la production tel que l’Institut national des appellations d’origine (INAO) ou de la diminution de la consommation comme le Haut comité d’étude et d’information sur l’alcoolisme (HCEIA) ; elle est indissociable des préoccupations de santé publique, des intérêts économiques et des rivalités politiques pour la défense de l’intérêt national et du rôle de différents acteurs de la reconstruction de la France. La révolution sobre constitue une des nombreuses « faces » de la modernisation de l’hexagone dans un contexte de décolonisation, d’européanisation et de mondialisation du marché. L’identité viticole, par les appellations, participe au renouveau de l’identité de la France.

Rares sont les révolutions simples et pacifiques, celle de la sobriété ne fait pas exception. Joseph Bohling raconte ce que l’historiographie française a longtemps occulté : le rôle des négociants dans le maintien de la production des vins industriels, la résistance des lobbies viticoles et agricoles, les protestations des colons en Algérie Française, le ralliement tardif aux appellations des producteurs en Languedoc. C’est également la marginalisation socio-économique de producteurs trop petits ou récalcitrants, de régions viticoles modestes et surtout les violences coloniales qui se perpétuent avec la mise en place des appellations.

La Révolution sobre est donc autant une histoire de continuités que de ruptures. L’auteur démontre que ses racines sont autant à chercher dans le poids politique du vin dans la France de la Troisième République parlementaire, paysanne et coloniale, les actes manqués de l’Entre-deux-Guerres que dans le tournant autoritaire de Vichy. La défense de l’origine dans le système des appellations entre en résonance avec les réformes sur l’identité de la France à travers la mise en valeur de la ruralité, de la tradition ou de la patrie et la condamnation des abus et faiblesses du régime parlementaire.

Mais la Révolution sobre a pleinement débuté dans le contexte de la reconstruction et de la modernisation de la France. L’auteur démontre que la première bataille à gagner fut celle de l’opinion publique. Une alliance composée de technocrates et d’activistes alerte sur la malnutrition, l’alcoolisme, les retards économiques et les crises démocratiques que la haute production et consommation des vins entraînent. La prise de conscience est incarnée au sommet de l’État par Pierre Mendès-France et sa politique du lait à partir de 1954. Les intérêts socio-économiques pour moderniser le pays convergent alors avec les intérêts d’activistes de la santé publique ou d’hommes politiques face à la remise en cause internationale de la civilisation française et aux dangers de l’américanisation.

Les secteurs de la nouvelle économie s’allient à l’INAO et au HCEIA pour refonder « l’économie du vin » et le pays. L’industrie de l’automobile (constructeurs, assurances, guides, etc.) et du tourisme voient dans la Révolution sobre, dans sa lutte contre l’alcoolisme, la sécurité routière et la promotion de la production locale d’origine et de qualité, la solution pour assurer leurs propres intérêts. De même que les valeurs de liberté individuelle, de mobilité et de modernité de la nouvelle économie appuient le système des appellations et la transformation de la France. Mais les lobbies du vin mobilisent aussi leurs alliés (Conseil national des industries des vins et spiritueux, Fédération nationale des syndicats des exploitants agricoles, médecins) et retournent le raisonnement des « sober revolutionnaries » pour redéfinir la consommation des vins en France : une consommation raisonnée est bonne pour la santé face aux alcools industriels ; un savoir conduire et un savoir boire sont deux qualités de l’homme moderne ; la consommation des vins de qualité est un art représentatif d’un way of life à la française. Ces différents groupes vont converger lors de la construction européenne en 1957 et la naissance de la Ve République en 1958 pour défendre les vins et les distillés de qualité, en reportant la stigmatisation sur des acteurs viticoles qui nuisent à la France : les bouilleurs de crus et les colons d’Algérie française.

Enfin, Joseph Bohling insiste sur les liens de réciprocité entre construction de la communauté économique européenne (C.E.E), consolidation du système des vins d’appellations et modernisation de la France. La création d’un marché commun des vins a fait l’objet d’une lutte de pouvoir entre la France, ses alliés nordiques favorables au modèle qualitatif sobre des appellations face à l’Italie et les pays gros producteurs du pourtour méditerranéen favorables à un modèle quantitatif. L’Europe a été l’occasion de consolider les vins d’appellations en France, dont la perte de l’Algérie française a constitué le Rubicon, dans la construction d’une identité régionale viticole et hypocritement vendue comme hexagonale, ce qui a rendu possible le consentement au niveau européen des appellations et l’accès des producteurs de vins de qualité au marché mondial.

Joseph Bohling offre une lecture globale sur la mise en place des « vins d’appellations et la transformation de la France » au XXe siècle à travers un récit intelligible, contextualisé et basé sur l’exploitation pertinente de sources et de lectures. Cependant, il est regrettable que l’auteur n’ait su lier sa démonstration sur l’oppression (indigènes, ouvriers, paysans) à celle, plus discrète, sur l’instrumentalisation des femmes pour intégrer une analyse de genre dans son raisonnement. En effet, le caractère masculin des acteurs et des groupes d’intérêts, les actes ou les représentations genrées autour du statut du vin en France ont un poids considérable, que ce soient en résistance ou en collaboration à la Révolution sobre, dans la construction d’un modèle hégémonique de la qualité dans la production comme dans la consommation des vins. Comprendre l’étude de genre, particulièrement sous l’angle des masculinités, dans l’histoire de la Révolution sobre est, selon nous, essentiel pour interroger plus profondément encore le mythe des vins en France qui « n’est tout de même pas innocent » comme le disait Roland Barthes.

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Référence électronique

Valentin Taveau, « Joseph Bohling, The Sober Revolution. Appellation Wine and the Transformation of France », Crescentis [En ligne], 2 | 2019, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/crescentis/index.php?id=1001

Auteur

Valentin Taveau

Laboratoire TEMOS, CNRS FRE 2015, Université d’Angers

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