Non, les moines n’ont pas goûté la terre pour délimiter les terroirs viticoles de Bourgogne

DOI : 10.58335/crescentis.1128

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Article soumis le 12 juillet 2020, accepté le 20 juillet 2020, mis en ligne le 28 juillet 2020.

Le mythe

Le jeune moine se baisse vers ce sol encore couvert d’arbres, prend une pincée de terre, la dépose sur sa langue, et après un court instant inspiré, prononce son verdict « c’est ici qu’il faut planter ». Mise en image, cette belle scène mystique paraît empreinte de plus de réalité pour expliquer le choix de l’emplacement du vignoble du si célèbre Clos-de-Vougeot (Corbeyran et Goepfert 2018, p. 24). Dans cet album, les auteurs viennent mettre en scène visuellement pour la première fois un mythe parlant, largement véhiculé dans toute communication sur les vins de Bourgogne depuis une quinzaine d’années, recopié comme une vérité par les critiques et la presse, et repris finalement dans les séances de dégustations avisées. Je n’en fournirai que quelques exemples. En 2013, on trouve dans l’article « Sereins climats » du numéro spécial de L’Express, La Grande histoire du vin, p. 19 : « Ce sont les moines cisterciens (encore eux) qui, en goûtant littéralement la terre, ont identifié une multitude de micro-terroirs selon divers critères naturels, et par conséquent l’influence de ces derniers sur les vins ». Et encore dans l’article de Wikipédia1 consulté lors de la rédaction du présent texte :

« Ils ont cerné différentes parcelles par des chemins, puis des murs donnant les “clos”, et en ajoutant une hiérarchie qualitative de ces terrains avec à sa tête les “grands crus”. On raconte même que les moines goûtaient la terre pour savoir si telle ou telle parcelle devait être rattachée à tel ou tel terroir ou s’il fallait en créer un nouveau. Ce patient travail a été arrêté brutalement à la Révolution française, quand les domaines ont été saisis et démembrés ; cependant, il a formé la base du système d’appellation d’origine contrôlée au début du vingtième siècle. »

Il est dommage que l’article ne cite pas ses sources car il y aurait déjà beaucoup à dire, en dehors du mythe qui nous préoccupe ici, sur ce simple paragraphe à propos de la fondation des clos, sur les anachronismes sur les appellations (« grands crus »), sur la Révolution française cause de bien des maux, qui aurait stoppé ce processus savant et séculaire de différenciation des terroirs. Nous nous attacherons ici à confronter le mythe aux connaissances de la recherche historique à partir de sources concrètes. Mais comme chaque mythe parle, il est important de connaître ou tenter de connaître son origine, et pourquoi il a pris aussi largement dans un moment lui aussi historique, bien que tout récent.

Figure 1. « Les moines bourguignons cultivant la vigne, au moyen âge (sic) ». Illustration extraite des merveilles de l’industrie par Louis Figuier, 1877, Fondo Antiguo de la Biblioteca de la Universidad de Sevilla, Espagne

Figure 1. « Les moines bourguignons cultivant la vigne, au moyen âge (sic) ». Illustration extraite des merveilles de l’industrie par Louis Figuier, 1877, Fondo Antiguo de la Biblioteca de la Universidad de Sevilla, Espagne

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Goûter la terre : la (non) réalité

« Goûter la terre » ? Nous n’en trouvons aucune trace dans les archives des communautés monastiques en Bourgogne. Aucune mention dans les chartes de donations, documents les plus à même de transcrire le moment de la fondation d’un nouveau clos de vignes ou d’un nouveau cellier (Marilier 1961 ; Bourély 1998 ; Foucher 2010). Au contraire, beaucoup de celles-ci font mention de dons de vignes existantes, déjà plantées donc, ou de dons de terres déjà cultivées ou délaissées et en friche, cédées aux Cisterciens pour y planter de la vigne, et ce, sans faire apparaître une quelconque sélection de terrains ; c’est le cas du clos Vougeot (Foucher 2010, 2018 ; Chauvin 2011). Les quelques documents de la pratique rescapés des incendies multiples de l’abbaye de Cîteaux et les comptabilités (Labbé 2013), plus tardifs, n’en font pas plus état. Même absence dans les archives viticoles des domaines cisterciens allemands bien connus (Volk s.d.). Les rares années de comptes conservées aux Archives départementales de la Côte-d’Or laissent voir, au contraire, des moines cisterciens, certes gestionnaires de leurs celliers et clos de vignes, mais peu attentifs aux lieux, aux sols, aux « micro-terroirs » au profit au contraire d’une production plutôt massive destinée à la vente (Labbé 2013). Il en est de même chez les moines clunisiens de Saint-Vivant de Vergy qui ne font au xve s. qu’un seul vin (« le vin des clos ») avec les raisins de toutes leurs vignes de Vosne mêlés ensemble (actuellement les grands crus La Romanée, La Romanée-Conti, la Romanée Saint-Vivant ; voir Garcia et Labbé 2012). Ce sont surtout les comptes des chanoines de Beaune (Labbé 2012) qui témoigneraient d’une attention particulière aux cuvées séparées par lieux dans le courant du xve siècle, mais sans doute plus pour des raisons pratiques et logistiques en temps de pénurie que pour une réelle attention aux terroirs de chacune de leurs vignes distinguées (Labbé et Garcia 2014). On sait d’ailleurs que la distinction des climats en Côte de Nuits, la préoccupation de ce que l’on nomme aujourd’hui « terroirs » sera le fait d’autres acteurs que les moines de Bourgogne : des investisseurs urbains, bourgeois et officiers royaux essentiellement actifs à Dijon (Garcia 2014, Garcia et al. 2019, 2020). Aucun des classiques auteurs classificateurs des vignobles et des vins de Côte-d’Or (Morelot 1831 ; Lavalle 1855), dans leurs descriptions des vignobles, ne fait jouer un rôle si important aux Cisterciens. Ces moines ne seront mis en avant que dans les années 1920-1930 avec le folklore vineux (Laferté 2006 ; Jacquet 2013) puis l’installation après 1945 de la confrérie des Chevaliers du Tastevin au château – réellement cistercien – du Clos de Vougeot.

À regarder de près, d’ailleurs, bien peu de clos viticoles peuvent revendiquer une homogénéité de sols. Leur substrat géologique et leur couverture pédologique sont au contraire sous le sceau de la variété et de la diversité (Garcia et Labbé 2012 ; Garcia 2011 ; Chevigny 2014), encore plus le clos de Vougeot, le plus étendu et de loin des clos bourguignons (presque 51 ha). Une observation qui contredit d’emblée l’idée d’avoir goûté « la terre pour savoir si telle ou telle parcelle devait être rattachée à tel ou tel terroir ou s’il fallait en créer un nouveau » (Wikipédia, cité plus haut).

Le lien entre le goût de la terre et le goût du vin est pourtant bien présent mais ce, surtout après le Moyen Âge, à l’époque moderne et plutôt dans les cercles savants et non monastiques. Claude Tainturier expose dans son mémoire à propos des vins de Bourgogne : « je connais un climat éloigné de huit lieues de Beaune où il se trouve ces cailloux semblables à la pierre à fusil. Le vin de ce vignoble sent très bien la pierre à fusil » (Tainturier 1763, p. 127). Le mémoire de Dom Denise de 1779 republié en 2005 et qui passe pour la somme des savoirs cisterciens et des pratiques en matière de vins, s’il est véridique, est bien dans cette même veine du xviiie s. : « c’est la composition même du sous-sol qui caractérise la qualité des vins » (p. 43). Il ne fait d’ailleurs nulle part mention de « goûter la terre », là où on s’attendrait à trouver cette préconisation précisément dans ce recueil des traditions transmises par les moines oralement de génération en génération.

Origines

Dans l’historiographie de la période récente, celle où est remise en avant la notion de terroir portée par la Bourgogne depuis les années 1980 (Garcia et Jacquet 2020 ; Garcia et al. 2021), l’image des moines goûtant la terre apparaît pour la première fois sous la plume de Hugh Johnson dans son Histoire mondiale du vin (1989, p. 179-180) :

« Un professeur de géologie de l’université de Dijon a décrit les Cisterciens comme de véritables géologues se servant de leur odorat et de leur goût pour déterminer la structure des sols et des sous-sols de la région. Quant à une vigneronne bourguignonne que j’ai rencontrée, elle s’en tient à la légende selon laquelle ils goûtaient littéralement la terre pour connaître la composition des sols ».

Nous sommes donc plutôt dans l’analogie métaphorique et la croyance personnelle que dans l’histoire attestée par des spécialistes du monde cistercien et leurs solides archives, l’auteur ne citant d’ailleurs aucune source pour étayer cette pratique.

Il semble que l’image en soit restée à cette simple mention de quelques lignes jusqu’à sa reprise dans les nombreux écrits successifs de Jacky Rigaux, écrivain et chantre des terroirs bourguignons révélés par son approche de la dégustation « géo-sensorielle » à partir des années 2000. Dès 2004, on trouve à propos de la naissance des climats bourguignons « nos bons moines bénédictins vont appliquer avec la patience qu’on leur prête, leur science classificatoire, “goûtant la terre”, comme la légende le rapporte, partout où ils jugeaient la vigne capable d’en tirer la quintessence ». De là, l’image sera répétée ensuite dans nombre d’écrits (Rigaux e.g. 2008, p. 22 ; 2015, p. 101), les blogs et autres commentaires de dégustation de vins : « les moines bénédictins, […] s’appliquèrent à observer et à classer selon la conviction, chère à leur maître, qu’il existe des lignes de partage naturelles et donc des classifications naturelles. Cette rationalité avisée déboucha sur les fameux “climats” bourguignons, lieux soigneusement délimités, dont la géologie, la pédologie, la topologie, la climatologie modernes, ont confirmé la spécificité… La légende rapporte que pour reconnaître ces terroirs où s’intriquent heureusement le climat, le microclimat, la nature du sol et celle du sous-sol, ils allaient jusqu’à goûter la terre… »2. Souvent donné au conditionnel, il est vrai, (sous la forme « une légende dit que » ou « on dit que… », « on raconte que »), le mythe, à force de diffusion, s’échappe, par l’affirmative cette fois, dans les articles de critiques de vins et la presse écrite. Outre l’Express cité plus haut, on trouve ainsi : « Au xie siècle en Bourgogne, les moines goûtaient la terre pour décider de la conduite à tenir [à propos du travail de la terre et du terroir] » (Neiman 2013, p. 97) ; et il figure comme on l’a vu en bonne place dans l’article de référence « terroir viticole » de Wikipédia.

À défaut de moines dégustant la terre, on trouve pourtant bien relatée dans les temps plus anciens, au xvie s., l’expérience de goûter l’eau extraite de la terre pour en connaître à l’avance le goût du vin que le sol produira. Il s’agit par exemple de celle de Jean Liébault qui publie cette préconisation prospective préalable à la plantation d’une vigne dans L’agriculture et maison rustique en 1589 (Garcia et Labbé 2012, p. 148) :

« et de la terre que vous aurez tirée de la fosse [où vous la voulez planter], prenez en une motte, et la mettez dedans un verre plein d’eau de pluye bien nette, meslez et battez ceste, puis la laisser reposer iusques à ce que la terre face résidence au fond du verre, ce que l’on pourra facilement cognoistre à la clarté du verre ; et après que la terre sera bien reposée, vous gousterez l’eau, vous aurez vin de telle saveur que l’eau. Si vous trouvez un goust amer, salé ou aluineux, ou autre mal plaisant en l’eau, gardez vous de planter vigne en telle terre ».

Si Jean Liébault relate l’expérience à la Renaissance, c’est alors comme souvent aux traditions de l’Antiquité remises en avant au xvie s. que l’on doit s’adresser pour en retrouver la trace. À la même époque en effet, Olivier de Serres (1600) assume ce qu’il doit aux auteurs antiques : « Virgile, Columelle, Palladius et autres Anciens nous ont enseigné des preuves pour cognoistre la portée des terroirs » (Conley 2016, p. 85) ; et plus loin : « celle [la terre] qui tient aux mains comme glu, estant mouillée et trempée dans l’eau, pour juger par la douceur de l’eau qui en découlera à travers d’un linge, de la douceur de la terre : rejettant comme inutile, celle dont l’eau sortira, ou puante, ou salée ou d’autre mauvaise odeur ou saveur ». Et en effet, Virgile dans les Géorgiques (II, v. 238-247 [p. 61 pour la traduction citée]) explique par la même expérience dans son poème didactique le lien entre les différents sols et le goût des raisins et des vins qu’ils produisent (Parker 2011, p. 36) :

« Des fonds amers, salés où tout germe périt,
Nul travail n’a changé le suc qui les flétrit.
Pour en mieux éprouver le vice et la nature,
Détrempez de leur terre avec une onde pure,
Dans un tissu de jonc, ou bien dans ce couloir,
Attendant les raisins inutiles au pressoir.
L’eau qui s’échappera, plus dense et moins limpide,
Vous apprendra le goût de ce terroir perfide. »

La même préoccupation figure aussi chez son contemporain, Vitruve (v. 90 - v. 15 av. J.-C.) qui associe le goût et les propriétés différentes des eaux minérales à celles de la terre et des gisements miniers que celles-ci ont traversés dans leur parcours souterrain. De même, le goût des vins relié directement aux propriétés des sols : « Cependant, on sait que le vin nommé protyron croît dans l’île de Lesbos […] le Falerne dans la terre de Labour, le Cécube à Terracine et à Fundi, et que tous les vins que l’on recueille en différents lieux sont d’une nature différente. Or on peut l’expliquer ainsi : l’humeur qui est dans la terre communique sa propriété aux racines des arbres, où elle donne aux fruits un goût différent, suivant la qualité particulière de la terre. » (De architectura, VIII, 3, 12 [p. 113 pour la présente traduction])3.

Pourquoi cet ancrage récent ?

Avec ce rapide rappel rétrospectif de sources, on voit que le moine goûtant la terre pour délimiter les terroirs est un mythe nouveau conjuguant par un curieux syncrétisme de croyances, d’une part, les préceptes de l’Antiquité, relayés au xvie s., identifiant par l’intermédiaire des eaux souterraines, le goût des fruits à celui de la terre où ils ont crû et, d’autre part, le supposé savoir-faire vigneron propre aux moines cisterciens de Bourgogne.

On sait depuis Claude Lévy-Strauss que le propre du mythe est de construire par le récit un modèle simple d’explication du monde sur plusieurs registres à la fois. En effet quoi de plus simple pour expliquer la complexité de l’histoire et de la constitution des terroirs viticoles sur le temps long, la diversité des vins produits et les liens cachés qui relient leur goût à leur lieu d’origine, qu’un mythe où des moines auraient simplement goûté la terre ? Le mythe selon Roland Barthes (Barthes 1957), « est un langage » (p. 9) qui, s’il ne nie pas les choses, « les fonde en nature et en éternité » (p. 253). Et en effet, ce nouveau mythe a donc au moins trois choses à nous dire en ses registres multiples de la nature sensible et de l’histoire.

Le savoir secret

Si on connaît l’importance des moines bénédictins dans le folklore vineux régionaliste des années 1920-1930 (Laferté 2006 ; Jacquet 2013), garants de l’ancienneté des pratiques et de la tradition que réclamaient les appellations d’origine contre les fraudes, s’ajoutent ici avec ce mythe les attributs d’une connaissance d’initiés, à l’image de ces moines copistes minutieux, gardiens d’un savoir secret (figure 1) transmis oralement dans ces lieux fermés que sont les abbayes, les clos et les caves. C’est en continuité la tradition des recettes d’abbayes jalousement gardées, celle de la liqueur verte des moines chartreux déjà en vogue à la fin du xixe s., ou encore l’élixir si précieux et enrichissant à tous les sens du terme, du Révérend Père Gaucher conté de façon ironique par Alphonse Daudet dans les Lettres de mon Moulin (1869). Il semble forger le tout aussi mythique « vieillard expert » au Clos Vougeot « qui décidait du moment du décuvage, ne transmettant qu’à son successeur son savoir-faire » (Rigaux, In : Dom Denise 2005, p. 8).

Le terroir sans la science

Pourquoi le mythe apparaît à partir des années 1980, et sous cette forme ? La première réponse à avancer est, qu’à partir de ces années, la Bourgogne est devenue la « terre des terroirs », la région qui aurait inventé le concept de terroir alors mis en valeur dans différents endroits du monde (Garcia et Jacquet 2020 ; Garcia et al. 2021), ce que le processus d’inscription des climats du vignoble de Bourgogne au patrimoine mondial de l’UNESCO entamé en 2008 viendra parachever en 2015. Devant la difficulté à comprendre un paysage fait d’une multitude de climats diversifiés, perçu comme harmonieux, et à le voir autrement que comme une mosaïque faite de la main d’un seul maître, le mythe simplificateur peut surgir, gommant les couches successives et multiples de l’histoire, faites de situations déterminées par le jeu, sur le temps long, des acteurs économiques, politiques et sociaux, toujours en positions de domination, de luttes et de rapports de force. Ainsi se diffuse la croyance dans l’ancienneté et l’éternité des terroirs viticoles qui, pré-existants, n’auraient été que révélés par la bouche des moines. Il existe alors néanmoins une tension du fait de la contradiction entre cette ancienneté et la fondation contemporaine des appellations d’origine contrôlées. C’est en effet depuis les années 1980, sur des études scientifiques (géologiques, agronomiques et œnologiques) et objectives portées par les experts de l’INAO mais en même temps sur la dégustation (Jacquet 2018) que sont délimitées les appellations assimilées alors de plus en plus à la notion de terroir (Garcia et Jacquet 2020). Le moine qui goûte la terre pour définir un clos est alors identifié à l’expert délimitateur qui définit un terroir avant et sans la science, sans mesures ni instrument analytique autre que son expérience sensible dans la dégustation analogiste de la terre et du vin, comme une contre-analyse chimique et physique des sols et des vins qu’a apportée la science moderne. Il est significatif qu’une des premières mentions du mythe vienne de la bouche d’un professeur de géologie de l’université expert en délimitations viticoles (Johnson 1989) ou des d’experts des sols que sont C. et L. Bourguignon qui mentionnent en 2008 : « c’est sur la structure des argiles que se sont basés les moines pour l’implantation de la vigne, certes ils goûtaient la terre mais ce sont les argiles qui ont révélé les terroirs » reconnaissant toutefois avec justesse que « les arômes ne contiennent pas d’éléments contenus dans le sol et le sous-sol »4.

La terre, le vin et la pureté

Enfin, le dernier ressort du mythe est sans doute la recherche de la pureté. Quel breuvage plus pur en effet que le vin qui aurait le goût du sol dans lequel pousse sa mère la vigne, sans intermédiaire, sans élaboration savante ni intervention humaine falsifiante ? De fait, la naissance du mythe s’inscrit bien dans une préoccupation réelle et une attention renouvelée pour les sols à partir de la fin des années 1990 (e.g. Bourguignon et Bourguignon 2008), pour les pratiques douces et « bio », sans intrants chimiques ni perturbations mécaniques. C’est ce qui a fait le succès de la célèbre « minéralité » des vins blancs de Chablis et d’ailleurs, et par la suite, celui de leur « salinité » révélée quand le discours commun a intégré la présence dans ses sols des innombrables coquilles d’huîtres fossiles (Exogyra virgula) du Kimméridgien, certains critiques des vins de Chablis allant même jusqu’à ressentir le « goût de coquille d’huître »5 (!). Mais cette analogie vient de loin puisque déjà au xviiie s., la correspondance sol-vin est une garantie d’authenticité. Comme l’abbé Tainturier cité plus haut, Jaucourt, dans l’article « vin » de l’Encyclopédie (1765) affirme : « Un bon vin de Moselle doit avoir le goût de l’ardoise, parce qu’on engraisse les vignes qui donnent ces vins avec des ardoises, qu’on a laissées exposées à l’air jusqu’à ce qu’elles fussent réduites à une espèce d’argile ou de terre grasse » (Parker 2017, p. 176). Depuis la fondation au xviiie s. de cette norme de qualité des vins par le lieu, par le climat (Garcia et al. 2019) en effet, si le vin du terroir n’a pas le goût de son sol, c’est qu’il est impur, frelaté, frauduleux et qu’il ment. Ainsi, reconnaître par le goût, depuis des temps lointains d’avant la science, les qualités organoleptiques des vins par leur identité à celles des lieux est un exercice qui garantit la pureté du produit porté aux lèvres. « De la salive de la terre naît l’esprit des cailloux » titrait joliment un livre témoignage sur le renouveau d’un vignoble de Blagny (Martelet 2016). Mais quand le célèbre climat de Dijon, le Mardor (littéralement le « merdier » pour le lieu boueux, marécageux (Dumas 2012, p. 46) a commencé à être orthographié « Marcs-d’Or » à partir des années 1700, nul doute qu’il n’était plus possible que le nom de ce climat pût donner un goût si particulier aux vins qui sortaient de cette terre…

Bibliographie

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Rigaux J., 2015, Biodiversité et valorisation des « goûts de lieu », In : 4e Rencontres Pontus de Tyard La biodiversité, auxiliaire de la vigne, Bissy-sur-Flée, p. 100-112.

Tainturier C. 1763, Remarques sur la culture des vignes de Beaune et lieux circonvoisins, Ed. de l’Armançon, 2000,

Volk O, s.d., Weinbau und Weinabsatz im späten Mittelalter. Forschungsstand und Forschungsprobleme - Quellen und Forschungen zur spätmittelalterlichen Weinbaugeschichte, Regionalgeschichte.net., [En ligne : https://www.regionalgeschichte.net/bibliothek/aufsaetze/volk-weinbau-weinabsatz-spaetmittelalter.html]

Sources anciennes

Virgile, Les Géorgiques, traduction de Jean-Jacques Lefranc de Pompignan, v. 1779, edit. Paris, 1799.

Vitruve, De architectura [Les Dix livres d’architecture], traduction de Claude Perrault (1613-1688), 1673, revue par M. Nisard, 1857, Paris, Ed. Errance 2005.

Notes

1 https://fr.wikipedia.org/wiki/Terroir_viticole, (dernière consultation le 10 juillet 2020). Retour au texte

2 https://www.cavesa.ch/blog/biodiversite-et-valorisation-des-gouts-de-lieu-dans-le-vin/, 14/7/2015 ; (dernière consultation le 10 juillet 2020). Retour au texte

3 Les traductions reproduites ici ont été réalisées au xviie pour celle de Vitruve et au xviiie s. pour celle de Virgile. Avec d’autres traductions de sources anciennes faites à partir de la Renaissance, elles attestent du renouveau et de la transformation d’expériences antiques au profit de l’idée de terroir donnant le goût du vin. Cl. Perrault, traducteur de Vitruve et frère du fabuliste du xviie s., est aussi médecin comme J. Liébault et adepte de l’influence de la terre sur le corps et la santé. Retour au texte

4 https://www.dahu.bio/base-de-connaissance/agriculture/claude-et-lydia-bourguignon, (dernière consultation le 10 juillet 2020). Retour au texte

5 http://www.lamblin.com/vignoble.htm, (dernière consultation le 3 mars 2012) Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Jean-Pierre Garcia, « Non, les moines n’ont pas goûté la terre pour délimiter les terroirs viticoles de Bourgogne », Crescentis [En ligne], 3 | 2020, publié le 15 juillet 2020 et consulté le 24 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. DOI : 10.58335/crescentis.1128. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/crescentis/index.php?id=1128

Auteur

Jean-Pierre Garcia

UMR6298 ARTEHIS (Archéologie, Terre, Histoire, Sociétés)

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