Le Clos de Vougeot ou la notion de limite dans le patrimoine viticole monastique

DOI : 10.58335/shc.180

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Texte

À la différence du vignoble bordelais où ce sont les châteaux qui symbolisent les domaines et cristallisent les appellations, dans le vignoble bourguignon et particulièrement celui des Côtes de Beaune et de Nuits, les appellations sont régies par la référence au lieu d'origine. Parmi celles-ci, se retrouvent les clos, petits ensembles de parcelles ceinturées de murs. Ils jouent un rôle fondamental dans la construction des terroirs viticoles de la Côte et sont indissociables des plus grandes appellations. Le dénombrement des toponymes le souligne bien puisque plus de 17% des appellations classées en grands ou premiers crus sont des clos, alors qu'aucun autre toponyme n'observe une telle récurrence. L'ancienneté du toponyme peut d'ailleurs en expliquer l'importance puisque on retrouve cette forme spécifique d'exploitation dans la Loi Burgonde, par exemple, datée des Ve et VIes. (Dubreucq, 2001). À cette époque, le clos sert d'une part à protéger les vignes du bétail qui n'est pas parqué, mais plus encore il semble jouer un rôle important pour la définition du droit foncier des anciennes (gallo-romaines) et nouvelles (germaniques) populations et dans la répartition et l'exploitation des territoires qui en découlent. Les divers articles de la loi trahissent nettement la volonté de développement du vignoble qui, par le biais des clos, s'implante durablement dans les territoires. Ici, la limite qu'est le clos joue un rôle fondamental, entre limite de propriété et organe de protection, concrétisant un ensemble de droits et avantages spécifiques aux propriétaires des clos viticoles.

Au cours du Moyen Age, le clos reste une formule d'exploitation très usitée particulièrement chez les riches propriétaires comme le Duc de Bourgogne (Clos du duc, devenu Clos du Roi) ou les congrégations religieuses (Clos de Vougeot, Clos de Bèze, Clos de Tart…). La vocation de rempart protecteur contre les vendangeurs clandestins ou le bétail persiste vraisemblablement, toutefois le recours au clos n'est alors pas systématique puisque beaucoup de vignes ne sont pas matériellement limitées. Déjà, donc, la limite prend une valeur différente, ne signifiant systématiquement ni la propriété, ni l'exploitation viticole. Aujourd'hui, les clos sont encore très présents dans le paysage bourguignon mais ne répondent sans aucun doute plus aux mêmes nécessités (protectrice ou foncière).

Alors qu'ils ont marqué durablement le paysage, par le biais des murs concrétisant leurs limites, qu'ils jouent toujours un rôle non négligeable dans la viticulture de la Côte et qu'ils sont visiblement liés à l'image de marque des vignobles, la persistance de ces limites (tant physique que théorique) paraît paradoxale. En effet, leurs raisons d'être semblent avoir beaucoup évolué avec le temps, voire perdu leur sens primitif. Et pourtant, elles ont persisté dans le paysage a minima dans leur expression physique.

Pour aborder plus finement cette question, nous avons choisi de nous intéresser spécifiquement au Clos de Vougeot, vaste clos d'une cinquantaine d'hectares situé sur la Côte de Nuits. Mis en place par les moines de Cîteaux dès le XIIes. , son histoire s'étale sur plus de huit cents ans, marquée par de nombreux événements dont la Vente des Biens Nationaux qui en 1791 sonne ici le glas de l'hégémonie cistercienne et de la propriété unique. Dès l'origine, le Clos de Vougeot appartient à un ensemble beaucoup plus vaste, le domaine de Vougeot, où beaucoup de vignes sont exclues de la clôture, quoique contiguës à ses murs. Mais dans ce cas, quelle est l'utilité des limites du clos si elles ne sont pas de simples limites de propriété ? Pourquoi individualiser une cellule au sein d'un tout qui ne s'en différencie pas ? Quelle réalité la limite met-elle ainsi en exergue ?

L'histoire de cette exploitation est assez bien documentée, donnant quelques indices pour aborder la construction, le rôle et l'évolution de cette limite. Parallèlement, une étude a été menée sur une partie des bâtiments situés à l'intérieur du Clos, dans le cadre d'un doctorat d'archéologie à l'Université de Bourgogne (sous la direction de J.P. Garcia, UMR 5594-ARTeHIS). Grâce à toutes ces d'informations, nous allons tenter de mieux comprendre l'origine de ce clos et les raisons de l'exceptionnelle préservation de ses limites. Mais avant de nous intéresser au clos monastique, puis aux éventuelles structures antérieures qui pourraient en expliquer les incohérences, il semble d'abord nécessaire de revenir sur le statut et la valeur actuels de ces limites.

1. Le Clos de Vougeot et ses murs, le paradoxe d'une limite incompréhensible

1.1. Des vignes, des châteaux… et surtout, un mur

Dès la première observation, le Clos de Vougeot se révèle une entité composée et multiple, complexe et paradoxale. Avant tout, à travers le nom " Clos de Vougeot ", ce sont aux vignes que l'on fait le plus souvent référence. Une mer de vignes qui s'étend sur une cinquantaine d'hectares, depuis la route nationale et jusqu'à flanc de coteau, faisant de ce clos le plus vaste de toute la côte viticole bourguignonne et surtout l'un des plus renommés. Le " Clos de Vougeot ", ce sont aussi des bâtiments : deux constructions récentes, à mi-pente, imitant les grandes demeures viticoles de la Côte et dans la partie haute du terrain, l'historique complexe viticole et castral, aujourd'hui siège de la Confrérie des Chevaliers du Tastevin et ouvert aux visites. Mais enfin et surtout, ce qui fait de cet ensemble un véritable clos, ce sont les murs qui enserrent l'ensemble, courant sur plusieurs kilomètres sur la totalité du pourtour. On aurait ainsi pu voir en ce mur la simple limite d'une propriété, isolant ce vignoble des parcelles viticoles alentour. Mais et c'est son premier paradoxe, elle regroupe en son sein les parcelles appartenant à plus de quatre-vingts propriétaires différents. Elle ne sert pas non plus à les protéger puisque, d'une part on voit mal quels critères auraient pu conduire à isoler ces vignes au détriment de celles qui se trouvent tout autour. D'autre part, la valeur protectrice de ce mur s'effondre d'elle-même lorsque l'on compte le nombre de portes qui le percent : il en existe actuellement trente-neuf qui font de ce lieu un domaine littéralement ouvert aux quatre vents.

1.2. La limite au service de la viticulture : l'appellation viticole "Clos de Vougeot"

Si le mur ne signifie donc pas la limite de propriété ni n'offre de protection, il délimite cependant strictement l'appellation viticole " Clos de Vougeot " et cerne jalousement des vins AOC classés grands crus. Sans remettre en cause la corrélation entre murs et appellation, on ne peut que remarquer la diversité des vignes concernées, diversité qui entraîne une variabilité étonnante pour des vins identifiés sous la même appellation AOC. Que ce soit à cause du substrat géologique, de la pente ou de l'orientation, le bas et le haut du clos subissent des contraintes à ce point différentes que les vins qui en sont issus ne forment pas un ensemble cohérent. A l'intérieur du Clos, cette diversité se traduit par le nombre de lieux-dits qui sous divisent cette appellation et sont d'importants indicateurs de la qualité du vin.

Or, pour la viticulture de Bourgogne, l'identité du vin est l'un des principaux critères qui détermine non seulement un lieu-dit, mais plus encore l'attribution d'une appellation. De ce fait, les appellations de Bourgogne recouvrent seulement de petites aires et les vins qui y sont élevés ont un caractère qui leur est propre, particulièrement identifiable. L'appellation " Clos de Vougeot " est donc une nouvelle invraisemblance : cette limite ne correspond donc pas non plus aux critères de la viticulture bourguignonne et de ses Grands Crus ...

1.3. Une valeur emblématique de la limite ?

Mais malgré toutes ces discordances et le manque de raison intrinsèque à la présence de cette limite, jamais il n'a été envisagé de simplement supprimer ces murs. Et mieux que cela, ils ont fait et font toujours l'objet d'un soin particulier, lisible à la fois dans les innombrables restaurations qui jalonnent son tracé et le caractère soigné voire ostentatoire des portes qui le percent. Beaucoup, d'ailleurs, sont surmontées d'un fronton indiquant l'appellation et le nom de l'exploitant. De cette manière, les murs portent la marque de l'appellation viticole, rehaussent le statut des vignerons et jusqu'à devenir, finalement, l'emblème même du Clos de Vougeot, l'écrin d'un vignoble d'exception.

Toutefois, le rôle que joue cette limite ne correspond qu'à des réalités modernes et la raison d'être des murs a dû obéir à des contraintes disparues ou répondre à des besoins spécifiques qui sont à rechercher dans l'histoire du domaine de Vougeot, notamment pendant la période qui a vu l'érection des murs du clos.

2. Le clos cistercien

2.1.Genèse du clos : l'acquisition des terrains

Clos viticole et monastique, le domaine de Vougeot prend sa naissance à l'orée du XIIes., lorsque l'Abbaye de Cîteaux, pour répondre à son désir d'autarcie et de travail, jette les bases de grands centres agricoles assurant la subsistance de la communauté monastique. Alors même qu'ils cèdent terrains et droits à l'origine de diverses granges, Elizabeth de Vergy, Aymon de Marigny et leurs maisons respectives dotent l'abbaye de terres et droits sur Gilly dès la première décennie du XIIes. (Marilier 1961. 33, 34, 36, 39, 41). Donations bientôt suivies par d'autres, plus ou moins conséquentes, comme celle des moines de Saint Germain des Prés, concernant des terrains contigus (Marilier 1961. 40). Peu à peu, les possessions de Cîteaux sur le territoire de Vougeot s'étoffent et se constituent comme un domaine spécifiquement viticole.

Ce n'est pourtant qu'au terme d'une entreprise économique raisonnée, étalée sur plusieurs siècles, que les moines sont parvenus à assembler un patrimoine foncier cohérent, dont le clos de Vougeot forme l'épicentre. Si, dans les premiers temps, ils se contentent des donations faites, les cisterciens ne tardent pas à prendre en main leur politique d'expansion domaniale, en provoquant d'abord des donations, puis en pratiquant l'achat et l'échange, comme le montre le graphique ci-dessous (Fig. 1). Réalisé à partir des textes relatifs à ces différents domaines1, il met en valeur le rythme d'usage de chacun des types d'actes : s'il est net que les donations et confirmations de donation sont majoritaires au XIIes., les acquisitions qui apparaissent seulement au milieu du XIIIes. (Chauvin 2008) composent déjà plus de 45% du corpus d'acte pour ce siècle. A ce moment, apparaissent aussi les échanges. Au XIVes., le nombre d'acte concernés diminue nettement trahissant la fin de l'expansion des cisterciens. Quant à la nature des accords passés, elle souligne un changement majeur intervenant dans la gestion des domaines agricoles: l'importance croissante des baux et amodiations qui constituent jusqu'à 55% des actes au XVes., souligne l'adoption du faire-valoir indirect, alors que l'abbaye, moins capable d'exploiter le domaine entier grâce aux frères convers, loue et baille à des laïcs de nombreux terrains2.

2.2. De la genèse des limites à leur pétrification

La question de la délimitation des terrains formant le Clos de Vougeot et de la matérialisation de ses limites est très difficile à appréhender puisque aucun acte fondateur n'en est strictement à l'origine ni n'explique sa raison d'être.

La première mention d'un terrain clos apparaît dès 1112 (Marilier 1961, 44.V). Il est toutefois exclu qu'il s'agisse du clos dans son extension actuelle puisque la clôture ne concerne alors qu'une seule parcelle et qu'il en faudra de très nombreuses autres aux moines de Cîteaux pour constituer leur domaine de Vougeot (cf. supra).

Selon bien des auteurs, un texte émanant des moines de Saint-Vivant de Vergy pourrait s'approcher d'une forme d'acte fondateur (ADCO 21H701). Il s'agit d'une donation que ces moines font en 1165-1168 à l'abbaye de Cîteaux, reconnaissant d'une part les possessions déjà acquises et lui accordant le droit de s'étendre selon des modalités fiscales précises et ce dans une aire précisément exprimée. Sont ainsi concernés les terrains compris entre à l'est, la route de Beaune à Dijon, au sud, la rue de Morlem, à l'ouest, la montagne de Beaumont et au nord, la rivière de la Vouge. Il s'agit peu ou prou du tracé actuel du Clos de Vougeot. Est-ce à dire que le clos en tant que clôture construite existe déjà lors de la rédaction de ce texte ? Reprenant les mots exacts du texte latin, il n'est fait mention que de zone délimitée, d'intérieur ou d'extérieur mais jamais d'une clôture quelle que soit sa nature (mur, fossé, haie…).

Sans étude plus précise des maçonneries, ce sont encore les archives qui nous permettent de renseigner les débuts du clos : dans les actes de donations concernant les vignes, la mention de clos n'apparaît pas avant 1212. Si cette dénomination devient ensuite beaucoup plus courante, pourtant avant cette date il n'est strictement jamais fait mention d'un clos associé au domaine de Vougeot. L'érection des murs du clos se ferait donc dans un laps de temps compris entre l'accord passé avec les moines de Saint Vivant (1165-1168) et ce premier texte mentionnant un clos existant en 1212.

2.3. Le rôle de la limite

L'érection d'un mur, englobant un certain nombre de parcelles, marque une volonté forte de différencier ou d'isoler des terrains. Mais, concernant le Clos de Vougeot, il est difficile de déterminer les critères sous-jacents à cette entreprise. Il est d'abord étonnant de constater que l'ensemble des terrains enclos n'appartient pas, même à l'origine, à un seul et même propriétaire : paradoxalement, les moines achètent ou reçoivent des terrains situés à l'intérieur du clos déjà nommé clos de Cîteaux à Vougeot ou clos des cisterciens. Ils possèdent d'ailleurs, avant même la pétrification des limites, des vignes situées à l'extérieur et contiguës. À l'origine, le mur ne marque donc pas la volonté d'individualiser une propriété ni un domaine.

Il ne s'agit pas non plus de protéger des terrains particulièrement propices à la viticulture au détriment de parcelles plus grossières, puisque ne sont pas comprises des vignes comme les Echezeaux (classés depuis comme grand cru).

Ces murs pourraient-ils marquer une autre forme de distinction ? Rappelons que les moines de Saint Vivant de Vergy passent, en 1165-1168, un accord avec les moines concernant des modalités d'impôt spécifiques circonscrites dans un territoire déterminé. En confrontant le texte au terrain, on remarque que les limites évoquées ne correspondent pas strictement au tracé du clos tel qu'il est conservé : si les murs sont appliqués sur les limites méridionale et orientale, le clos s'étend pourtant en deçà des limites septentrionale et occidentale. Entre le mur nord et la Vouge, existe une bande de terre divisée en plusieurs lieux-dits. Une des raisons qui pourrait expliquer son retrait du clos résiderait, non dans un propriétaire différent —puisque elle appartient aux cisterciens— mais dans l'exploitation particulière du terrain : dans cette zone, une carrière est percée dès la première moitié du XIIes. (Foucher, Garcia, 2008) et sera exploitée par les cisterciens pour la construction de nombreux bâtiments, notamment de l'abbaye elle-même. L'exploitation du sous-sol d'une part, mais aussi la nécessité d'emporter ces matériaux vers l'est en direction des voies de communication et de l'abbaye, ont sans doute fixé de fait la limite nord au sud de la route joignant la carrière. A l'ouest, aucune explication évidente n'existe. Peut-être la limite du clos a-t-elle, à cet endroit, un double rôle : marquant non seulement une limite parcellaire ou un réseau viaire mais aussi constituant une sorte de digue déviant les eaux issues de la combe d'Orvaux3, protégeant vignes et cellier de crues dévastatrices. Il est aussi probable que le défrichement de la colline était alors moindre : c'est avant tout le développement de la viticulture à l'époque moderne qui a fait reculer le défrichement en haut des coteaux. Il est donc très possible qu'au XIIes., la limite ouest du clos corresponde à la limite du défrichement.

Si l'on résume, la limite du clos n'a pas eu dessein à l'origine, de délimiter une propriété foncière et il est peu probable qu'elle ait eu ce rôle protecteur que l'on attribue aux clos burgondes. A l'intérieur du Clos, l'existence de lieux-dits anciens, la sectorisation des vins destinés au Roi, au Pape ou à l'abbaye démontrent nettement que cette limite n'a pas non plus vocation à délimiter un ensemble viticole homogène et unique. Que la limite spatialise et matérialise l'application d'une taxe particulière reste donc l'explication la plus logique. Quant aux modifications du tracé des limites, le terrain a peut-être eu suffisamment d'impact pour imposer un tracé quelque peu différent de celui décrit dans le texte.

Il est en outre possible que cette limite ait eu vocation à spatialiser une zone de droits particuliers puisque au détour de plusieurs textes, on devine que les moines exercent des droits de justice spécifiques sur leur domaine de Vougeot. Pourtant aucune preuve n'a été trouvée, pour l'instant, attestant que ces droits sont strictement inféodés aux parcelles closes, ni que cette limite en est la matérialisation et délimitation.

2.4. Réalité matérielle : unité ou cloisonnement

Contrairement aux murs, desquels il est difficile de dégager une logique d'ensemble et une époque donnée de remaniement, tant la nature des matériaux de construction, le type de mortier ou encore la mise en œuvre sont variés, les archives éclairent un peu plus la réalité matérielle du clos lui-même. Dans une déclaration de biens, datée de 1636, sont énumérés et décrits les biens du clos (ADCO 11H133). Il semble se dégager de la description plusieurs unités spatiales différentes : outre les bâtiments, le texte décrit une garenne, un lieu planté en muscat et le grand clos " formé de murailles ". Cette division spatiale se retrouve sur le plan et la vue datés de 1717, issus de l'Atlas de Cîteaux réalisé par B. Gambu (ADCO D3-52) et sur un plan du siècle précédent (ADCO 21H701). Les bâtiments agricoles et castraux, situés au nord-ouest de l'ensemble, sont compris dans une large parcelle divisée en deux zones, la Muscadière ou Musigny, au nord et la Garenne ou Verger au sud. Ce premier ensemble est cerné d'un mur comprenant des tours circulaires flanquantes et les divisions internes sont également marquées par un mur (Fig. 2 et 3).

Ces deux éléments laissent entrevoir un véritable cloisonnement de chacune des activités : le grand clos est consacré à la vigne et semble communiquer avec les bâtiments viticoles par une seule porte, ouverte à l'ouest du clos de vigne et ouvrant sur la large voie d'accès au nord du château. La seconde cellule comprend en réalité trois éléments distincts : les bâtiments, formant un bloc fermé, organisé autour de cours et avec pour seule ouverture la grande porte nord ; la Muscadière spécialisée dans la culture de muscat (XVIIIes.) et la Garenne ou Verger où aucune vigne n'était alors plantée.

B. Chauvin (à paraître), qui a travaillé sur les archives médiévales du site, semble retrouver ce cloisonnement des lieux. Parmi les premiers textes de donation de vigne, il a distingué la dénomination de grand clos et en a déduit l'existence d'un petit clos. Selon lui, cette dualité serait due à l'extension du domaine primitif (le petit clos au nord-ouest) vers le sud et l'est (le grand clos). Il est cependant difficile de déterminer si ce qu'il pressent dans les textes médiévaux correspond aux éléments vus dans les archives modernes, qui conserveraient ainsi les traces de cette première unité d'exploitation. Dans tous les cas, un tel cloisonnement reste étonnant. Les moines auraient-ils pu choisir de ne pas intégrer leurs bâtiments d'exploitation à un clos où toutes les vignes ne leur appartiennent pas dès l'origine ? Auraient-ils préféré maintenir une cellule close de taille réduite pour augmenter leur capacité à protéger leur cellier (et le vin qu'il contient) ? Pour preuve de l'importance de la valeur protectrice des murs, rappelons que ce cellier sera jugé trop mal défendu dès le XIVes., puisque les moines préfèreront conserver leur vin au cellier de Gilly, protégé par des douves et un rempart.

Cette organisation n'apparaît plus sur le cadastre de 1827. Entre le début du XVIIIes. et le début du XIXes., le grand clos a englobé les parcelles de la Garenne et de la Muscadière. Par ailleurs, les tours ont toutes disparu, faisant perdre au clos son caractère défensif.

3. Structures antérieures, proto-limites et pré-clos

3.1.Une occupation antique ?

Devant tant d'incertitude quant à la fonction et le tracé de ces murs et le statut des parcelles encloses, on peut se demander si les murs ne seraient pas la survivance d'une réalité plus ancienne. Par exemple, la régularité du tracé, fossilisé, au sud et à l'est, par deux voies de circulation anciennes (route Dijon-Beaune et chemin de Morlem), leur dessin orthonormé, calqué sur les poins cardinaux et correspondant à la logique du versant n'est pas sans évoquer les logiques de cadastration romaine. D'après le plan de Prinstet (Fig. 2), le clos forme un quasi quadrilatère, alors que la zone château/Garenne/Muscadière semble obéir à une logique parcellaire différente. Pour l'heure, aucune exploitation antique associée à cette cadastration n'a été retrouvée d'après les photographies satellitaires (Geoportail, GoogleEarth…). Seule une pierre de remploi, retrouvée dans le mur sud du clos, atteste la présence de vestiges antiques à proximité plus ou moins immédiate. Il s'agit d'une petite stèle funéraire formée d'une vague niche recevant un petit personnage très fruste. Ce remploi est particulièrement intéressant, puisqu'il se situe à proximité de la grande voie Dijon-Beaune et que les nécropoles gallo-romaines sont généralement localisées à proximité d'axes de communication importants. L'indice est particulièrement mince mais ouvre de nouvelles perspectives qui nécessiteraient de plus amples recherches, notamment à partir des clichés aériens.

3.2. Nature et propriété des terrains avant l'hégémonie cistercienne

Jusqu'à preuve du contraire, avant l'arrivée des cisterciens, le territoire est morcelé en de nombreuses petites parcelles, appartenant à autant de propriétaires différents. La monoculture n'est d'ailleurs pas encore de mise dans ce secteur puisque les divers textes de donation évoquent non seulement des vignes mais aussi des terres sans culture précise, voire des terres incultes (ADCO 11H64). Un tournant est cependant marqué à ce moment précis, puisque de nombreuses donations de parcelles non cultivées se font à la condition de les planter en vignes. Ce dirigisme prédestine la monoculture viticole qui caractérisera ensuite le domaine de Vougeot et participe à l'entière colonisation viticole des versants de la Côte.

3.3. Une cellule viticole primitive ?

Devant tant de biens disparates, il est difficile d'appréhender la réalité des diverses exploitations pré-existantes au clos monastique. Le domaine de Vougeot hérite-t-il de structures antérieures ?

Les premières mentions du cellier sont précoces mais toujours lapidaires, puisque elles servent essentiellement, à cette époque, à la localisation de diverses donations. De cette manière, on retrouve le cellier mentionné dans un document daté de la seconde décennie du XIIes. où un certain Gales Giles donne une terre " in qua cellarium constructum est " (Marilier 1961, 44.V). À nouveau, dans un texte juridique daté du 26 Août 1155, le cellier sert de point de repère pour localiser la carrière du domaine : " Pro petraria coram cellario " (Marilier 1961. 166.1.).

Confrontés aux vestiges encore présents sur le site de Vougeot, il est visible que les textes ne renvoient pas nécessairement tous à la même réalité. L'étude du bâti du Clos de Vougeot (Foucher, Garcia 2008) a permis de mettre en valeur les diverses phases de construction et reprises qui ont forgé l'ensemble castral et viticole. Si l'étude révèle de multiples remaniements, elle ne permet cependant pas de certifier l'existence d'une phase de construction qui soit antérieure à la fin du XIIes. Seuls, d'ailleurs, le cellier et le bâtiment de l'escalier qui lui est accolé au nord sont partiellement concernés par cette phase de construction romane. Les ouvertures qui correspondent aux unités de construction primitives sont d'un style attribuable, sans équivoque, à l'architecture de cette fin de XIIes. A cela, viennent s'ajouter les résultats d'une étude dendrochronologique sur divers bois du plancher et de la charpente du cellier. Selon B. Chauvin et C. Perrault (2007), d'après les datations obtenues pour des bois issus du plancher (entre 1157 et 1194) et de la charpente (entre 1167 et 1189) existerait une première phase de construction située entre 1160 et 1190. Parallèlement, nous avons tenté de dater par radiocarbone un charbon de bois issu du mortier du bâtiment de l'escalier, dans une unité de construction indubitablement primitive. Ces résultats ont donné une nouvelle fourchette chronologique comprise, à 95% de probabilité, entre 1020 et 1190 et, à 68% de probabilité, entre 1040 et 1160. La relation entre les deux bâtiments implique cependant, sans équivoque possible, que le cellier est antérieur au bâtiment de l'escalier, puisque ce dernier ne lui est pas chaîné et vient s'appuyer contre la maçonnerie du premier. Les deux fourchettes chronologiques semblent pourtant indiquer le contraire. Dans l'état actuel de nos recherches, il semble probable que le charbon de bois appartienne à la partie récente de la fourchette chronologique entre 1160 et 1190, sur la vingtaine d'années où les deux fourchettes se superposent.

Ainsi, les différentes analyses mises en œuvre sur le terrain plaident conjointement pour une construction à la fin du XIIes. Par conséquent, les diverses mentions d'un cellier, antérieures à cette fourchette de datation proposée par les analyses en laboratoire et l'archéologie du bâti, concerneraient un bâtiment plus ancien aujourd'hui disparu.

Le retour aux archives est une fois encore nécessaire pour retrouver quelque trace tangible de ce cellier antérieur. Le premier texte à mentionner un cellier, des environs de 1112, est des plus intéressants, mais aussi et surtout des plus problématiques. En substance, il relate diverses donations en terres et vignes faites par plusieurs personnages, aux environs des premières terres que les moines de Cîteaux avaient précédemment reçues sur le territoire de Gilly. Parmi ces donations, l'une concerne un cellier et une terre enclose (c.f. supra). Dans le commentaire précédant la transcription qu'il fait du texte, J. Marilier (1961) souligne qu'il s'agit de terres closes où sera construit le cellier. On comprend bien que les questions de traduction d'une part mais aussi celles relatives à la datation et la fiabilité du texte lui-même sont primordiales pour appréhender l'ancienneté du clos et son éventuelle existence et emprise avant l'impact cistercien. Apparaîtrait en filigrane un domaine primitif, déjà équipé d'un cellier, qui aurait pu être donné tel quel aux cisterciens ?

En premier lieu, revenons sur la traduction du texte latin. Le passage qui nous concerne commence par les termes " Terram quoque in qua cellarium constructum est sicuti clausura continetur (…) ". Le temps employé pour conjuguer le verbe semble indiquer que le cellier a déjà été construit au moment de la rédaction du texte et par conséquent, qu'une clôture existe aussi, ceinturant une petite parcelle.

Le texte n'étant pas daté, J Marilier s'appuie sur la liste des témoins de l'acte pour proposer une datation aux alentours de 1112, ce qui ferait de cette mention du cellier et de la parcelle close, la plus ancienne qui soit pour le Clos de Vougeot. Toutefois, le texte lui-même ne date pas du début du XIIes., l'original ayant disparu. La transcription que propose l'auteur est issue d'un document beaucoup plus tardif qui n'hérite cependant pas en ligne directe du document primitif, puisqu'il s'agit d'une copie dans un cartulaire d'une notice de la première moitié du XIIes. Elle-même rédigée à partir de l'original, elle a, elle aussi, disparu. En conséquence, seule reste la version comprise dans ce cartulaire. Il s'agit du cartulaire 166 (ADCO 11H64) dont la rédaction est comprise entre 1210 et 1240 environ et plus sporadiquement jusque vers 1275 (Marilier 1961). La perte du texte original et le nombre d'intermédiaires le séparant de la version du XIIIes. rendent sceptique quant à la fiabilité de l'information. En effet, le cartulariste n'aurait-il pas pu modifier quelque peu le texte en l'actualisant, modifiant par exemple le temps de ses verbes. De cette manière, le cellier et la parcelle close ne dateraient pas des alentours de 1112 mais bien de l'époque de la copie, soit du XIIIes. Dans sa communication à la table ronde de l'école des chartes de décembre 1991, L. Morelle (1993) démantèle le processus de copie pour permettre de jauger l'exactitude des cartulaires. Selon lui, ce sont essentiellement les formules diplomatiques, la graphie, les abréviations… qui sont sujettes à réduction, modifications ou réactualisation. Et si le corps de texte n'est pas exempt d'oublis ou d'erreurs, il semblerait que sa teneur même ne fasse pas l'objet de remaniements fréquents. Concernant spécifiquement le cartulaire 166 des archives de Cîteaux, J. Marilier le juge particulièrement fidèle et l'utilise préférentiellement comme source en l'absence des originaux. Pour preuve, en comparant ce texte dans sa version du cartulaire 166 avec une seconde version à peine plus tardive4 issue du cartulaire 168 (ADCO 11H66), on remarque que seuls la graphie, les systèmes d'abréviation ou encore l'orthographe des noms propres changent. Le reste est strictement identique. Reste à savoir si la constitution des notices se fait selon le même processus et avec le même désir de rigueur apparent : le cas échéant, les biens dont il est question seraient pré-cisterciens. Dans le cas contraire, d'après l'époque de rédaction de la notice, ils seraient seulement attribuables à la première moitié du XIIes. sans que l'on puisse différencier un cellier primitif d'une première construction de facture cistercienne.

Conclusion

De cette histoire complexe, l'on retiendra surtout l'exceptionnelle longévité de cette limite mais aussi les nombreuses incertitudes qui entourent sa vocation primitive. Alors que sa simple présence a fossilisé pour des siècles le système parcellaire et le réseau viaire, le Clos de Vougeot a aussi participé de la cristallisation de la viticulture sur le coteau bourguignon, en ancrant durablement la vigne sur ces terrains. Parallèlement à ce phénomène, le clos de Vougeot a été le théâtre d'un glissement symptomatique de la constitution des terroirs et l'émergence des climats, où le lieu s'est substitué au propriétaire dans la renommé d'un vin. Ce n'est plus parce que le vin est produit par Cîteaux qu'il est bon, mais parce qu'il vient du Clos de Vougeot.5

Paradoxalement, alors que la traduction physique de la limite a traversé les âges et a fait régulièrement l'objet de soins particuliers, le souvenir précis de son rôle s'est depuis estompé, si tant est qu'il n'ait pas maintes fois changé. La limite a ici perdu de sa substance effective (on ne sait pas vraiment ce qu'elle délimite et pourquoi), mais sa matérialité a transcendé sa fonction. Mieux encore, depuis les derniers changements importants survenus dans le domaine de Vougeot (morcellement du domaine, changement de propriétaires…), il semblerait que l'on ait assisté à un renversement entre limite théorique et limite matérielle : dans le schéma primitif, c'est la limite théorique qui a généré la construction de murs, traduisant physiquement son emprise au sol, le processus s'est inversé lorsque le mur préexistant a induit de nouvelles natures de limitation.

Aujourd'hui, parce qu'ils marquent l'empreinte d'un vignoble ancien, de belle origine, ces murs ont valeur d'emblème voire de patrimoine et, sans doute pour cette raison, ont subsisté jusqu'à aujourd'hui. Ils sont à la fois la preuve et la conséquence de la renommée mondiale de ce vignoble. Pourtant, l'intégrité même des murs n'est pas respectée : c'est avant tout le tracé et surtout l'idée même d'un mur qui sont préservés, alors que les maçonneries sont restaurées, percées, modifiées selon les besoins. Cette construction n'intéresse que peu, contrairement aux bâtiments du clos qui sont classés au titre des Monuments Historiques. N'est-il pas paradoxal, une fois encore, que ce qui participe sûrement à la symbolique d'un site de renommée mondiale ne soit pas protégé ?

Bibliographie

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Annexe

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Notes

1 Le choix a été fait de ne pas prendre seulement les données relatives au Clos de Vougeot, puisque le nombre faible d'actes conservés aurait rendu les résultats moins probants et qu'il ne semble pas exister une politique spécifique à ce domaine. Ces sources sont toutefois à prendre avec précaution, d'une part à cause de la perte de très nombreux documents faussant la vision que l'on peut avoir de ces tractations, mais aussi, du fait de la difficulté de collecte. Retour au texte

2 Nous nous sommes cependant demandé si la dimension des terrains acquis augmentait, compensant ainsi la diminution du nombre de transactions. Toutefois, le nombre de vignes, dont la contenance n'est pas exprimée, est trop important (plus de 61%). En ne considérant que les parcelles quantifiées, on remarque que l'essentiel concerne des pièces de 1 à 10 ouvrées, avec un maximum pour les parcelles entre 2 et 4 ouvrées. Cette répartition se vérifie sur le XIIIe, le XIVe et le XVes. Retour au texte

3 Actuellement, la route longeant le clos, à l'ouest, se situe au sommet d'une digue jouant ce rôle protecteur. Il est cependant impossible de déterminer à cet endroit l'ancienneté de l'aménagement. Retour au texte

4 Entre 1256 et 1262 environ. (Marilier, 1961, p. 12) Retour au texte

5 Sur ces questions, voir Garcia, 2009. Retour au texte

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Citer cet article

Référence électronique

Marion Foucher, « Le Clos de Vougeot ou la notion de limite dans le patrimoine viticole monastique », Sciences humaines combinées [En ligne], 5 | 2010, publié le 01 mars 2010 et consulté le 03 décembre 2024. DOI : 10.58335/shc.180. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=180

Auteur

Marion Foucher

Doctorante en Archéologie, ARTeHIS - UMR 5594 - UB