Un événement dont la portée est d’envergure mondiale n’a pas nécessairement la même signification dans tous les pays. Ainsi la capitulation sans conditions du III. Reich le 8 mai 1945 est célébrée chaque année en France. Elle marque la fin de l’occupation allemande et la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le sens de cette commémoration fait désormais consensus et plus personne ne songe à le remettre en cause1. La situation est bien différente en Allemagne. Naturellement parce que ce pays est dans le camp des vaincus. Mais le sens même à donner à la date du 8 mai 1945 a longtemps été l’objet de débats.
Le 8 mai marque non seulement la fin des combats, mais c’est aussi pour la population allemande la fin de la dictature nazie, installée au pouvoir depuis le 30 janvier 1933. Ce jour marque donc pour les Allemands aussi une sorte de libération2. Ce sont douze années d’injustice, de manipulation, de totalitarisme, de persécutions et de crimes qui prennent fin. Pourtant la capitulation ne signifie pas pour autant que la page de la Seconde Guerre mondiale est tournée. Les conséquences directes de la guerre restent à venir. Pour le pays d’abord, pour sa population ensuite.
L’Allemagne ne sort pas territorialement indemne de la guerre. Soucieux de limiter sa puissance, de l’affaiblir même, mais aussi de dédommager deux de ses ennemis qui ont particulièrement eu à souffrir du conflit, les Alliés décident d’amputer l’Allemagne d’un quart de son territoire, en opérant entre autres un déplacement des frontières polonaises vers l’Ouest3. La Pologne étant l’une des principales victimes du nazisme, le redécoupage des frontières lui est très favorable en mesure de dédommagement, mais aussi pour tempérer les peurs séculaires face au Drang nach Osten allemand qui nourrit l’imaginaire collectif polonais depuis l’arrivée des chevaliers teutoniques au Moyen-âge4. Les territoires de Dantzig, Prusse Orientale, Brandebourg oriental, Silésie, Poméranie Orientale ne sont donc plus allemands et se retrouvent placés sous administration polonaise jusqu’à la signature d’un traité de paix5. Ils deviennent donc de fait polonais mais sont en partie peuplés d’Allemands6. Certaines régions ou certains villages sont même habités très majoritairement par des Allemands7. Afin d’asseoir l’autorité polonaise sur ces territoires et parce que la cohabitation entre Allemands et Polonais serait nécessairement très difficile après un conflit aussi sanglant, les Alliés donnent leur accord pour que les Allemands qui vivent dans ces territoires soient déplacés vers ce qui reste du territoire allemand, à condition que ces transferts de population se fassent dans de bonnes conditions8. En réalité, les déplacements de population ont commencé bien avant le début du sommet de Potsdam (17 juin - 2 août 1945) et les Polonais et l’Armée rouge ont pris en main ce déplacement de population9 qui va avoir lieu dans des conditions humaines épouvantables10. Dans les mois qui suivent la fin de la guerre, ce sont plus de 14 millions de personnes qui vont être expulsées de chez elles ou fuir avant d’être envoyées dans les quatre zones d’occupation. Les estimations sont naturellement difficiles à établir compte-tenu des circonstances, mais la plupart des historiens s’accordent à dire que près de 2 millions d’entre elles ont trouvé la mort lors de l’expulsion11. Si aujourd’hui il existe un consensus pour admettre ces chiffres, il fut long à se dessiner car les enjeux étaient importants. La propagande communiste (que ce soit en Pologne, en RDA ou en URSS) n’a eu de cesse de nier la réalité de l’expulsion. Etablir le nombre de personnes déplacées (réfugiées ou expulsées) et de morts durant cette période a été difficile tant les idéologies ont pesé sur cette question durant la guerre froide. La chute du communisme à partir de 1989 a permis de lever les tabous et d’ouvrir les archives des pays communistes pour mieux voir la réalité historique.
Un phénomène d’une telle ampleur ne s’est évidemment pas déroulé en quelques heures. L’expulsion des Allemands a commencé dès juillet 1944 pour durer jusqu’en 195012. Dans certaines régions, la fin de la guerre correspond au vrai commencement des souffrances. A titre d’exemple, le Comté de Glatz (Basse-Silésie) est une région qui est restée relativement à l’abri des bombardements durant la guerre et si nombre d’hommes sont partis se battre sur le front, cette région a moins souffert que des villes comme Dresde, Cologne ou Hambourg. Il s’agit d’une région où les Allemands sont arrivés 700 ans auparavant et où leur implantation est forte. La majeure partie de la population est allemande. Ce n’est qu’au début de 1946 que l’ordre d’expulsion est donné à Glatz. Depuis quelques mois, les Allemands s’étaient habitués à vivre avec les nouveaux habitants, les Polonais venus des régions attribuées à l’URSS par les Alliés. L’Est polonais ayant été attribué à l’URSS, la population polonaise qui vivait là-bas a été poussée à la fuite ou expulsée vers l’Ouest13 en direction des « territoires recouvrés »14. Cette expression est celle de la propagande soviétique, selon laquelle il est historiquement juste que les territoires autrefois allemands redeviennent polonais car leur caractère originel slave le justifie15. Les nouveaux habitants polonais sont contraints de vivre avec les Allemands jusqu’au moment où ils sont assez nombreux pour prendre leur place. Les Allemands n’ont alors que quelques heures pour rassembler quelques effets personnels et quitter leurs fermes et leurs maisons. L’expulsion va durer plusieurs mois et des vagues successives d’expulsés vont arriver dans les zones d’occupation où malgré les conditions de vie rendues déjà extrêmement difficiles par les conséquences de la guerre, il va falloir accueillir ces Allemands et leur trouver une place dans la société en construction.
Les expulsés face à la ligne Oder-Neisse, limite géographique
Durant la période d’occupation par les Alliés, les expulsés n’occupent le devant de la scène qu’en raison de leurs difficultés matérielles. Les considérations politiques ne sont pas encore à l’ordre du jour. Les nécessités vitales (logement, nourriture) sont naturellement prioritaires16. Le 23 mai 1949, la Loi fondamentale de la République fédérale d’Allemagne17 est promulguée et le nouvel Etat allemand qui se crée, sans être encore totalement souverain, se voit confier son destin et celui de sa population. A ce moment-là, la classe politique naissante est unanime pour dire que les territoires placés sous administration polonaise redeviendront allemands18. Les Accords de Potsdam ont fixé la ligne constituée par les fleuves Oder et Neisse comme frontière entre la Pologne et l’Allemagne (zone d’occupation soviétique d’abord, République Démocratique Allemande à partir de 1949). Le choix du mot « ligne » n’est pas neutre. En effet, il faut bien désigner d’une façon ou d’autre la limite entre deux Etats. Mais le mot « frontière » serait ici délicat à utiliser, car il laisserait entendre que les territoires situés à l’Est ne sont pas seulement placés sous administration polonaise mais bel et bien polonais. Le mot « ligne » a ce mérite de ne pas avoir de sens politique et de laisser la porte ouverte à toute évolution ultérieure. Une grande partie des discussions entre Polonais et Allemands portera sur le statut de cette ligne que les Polonais qualifieront de « frontière » pour faire valoir le statu quo et que les Allemands considéreront comme une simple ligne géographique servant de limite provisoire à l’Etat polonais.
Les expulsés s’organisent lentement19 et se retrouvent au sein d’associations et de groupements régionaux. L’objectif n’est pas seulement politique, mais les expulsés souhaitent surtout se retrouver entre eux, recréer l’atmosphère de leur Heimat20 perdue et revoir leurs parents et amis. Entre les aléas de la guerre (déportations, emprisonnement) et les conditions inhumaines de l’expulsion, beaucoup d’expulsés restent des années sans avoir de nouvelles de leurs proches qu’ils ne retrouvent qu’après de longues recherches. Les Eglises offrent le cadre idéal pour constituer les premiers groupes. De grandes organisations apparaissent ensuite pour représenter les expulsés en fonction de leur origine, les Landsmannschaften. En dépit de difficultés à se rassembler et de différences de structures et d’organisation21, tous ces groupes ont en commun de porter des revendications politiques que l’on pourrait résumer en un seul concept : le droit à la Heimat. Les expulsés ne cessent de rappeler que l’expulsion et la privation de la Heimat sont des injustices qu’aucun cadre légal ne justifie. Pour eux, la ligne Oder-Neisse n’est qu’une limite provisoire entre les Etats polonais et allemand. Dès lors qu’un traité de paix aura été signé, les expulsés espèrent que le droit à l’autodétermination22 prévaudra, que ces territoires seront à nouveau allemands et qu’ils pourront rentrer chez eux. C’est le déplacement de la limite entre les Etats allemand et polonais qui est à l’origine de l’expulsion et qui va créer des tensions politiques. La République populaire de Pologne ne va avoir de cesse de proclamer que cette limite est une frontière définitive et de se battre pour que la communauté internationale l’accepte23.
Le droit au retour, définir les limites juridiques du combat
Le combat des expulsés pour retrouver leur Heimat est situé dans un contexte qui les dépasse largement car, placé au cœur de la question allemande, il touche à la division de l’Europe et à la guerre froide. Dans ce cadre géopolitique sensible, où la RFA ne devient un Etat souverain qu’en 1955, les questions de politique étrangère de la RFA s’inscrivent nécessairement dans un cadre beaucoup plus large. Les marges de manœuvre sont en réalité bien moins grandes qu’en théorie pour un Etat dont la politique étrangère suit le chemin long et difficile de la normalisation24. La RFA se doit de prendre en compte le poids de l’histoire, la réalité géopolitique et les enjeux diplomatiques. Ces limites à son indépendance diplomatique font que la question allemande va longtemps rester à l’arrière-plan de l’agenda politique. Ce n’est qu’avec l’arrivée au pouvoir en 1969 d’une coalition libérale-socialiste dirigée par Willy Brandt que les choses vont changer avec le début de l’Ostpolitik, une politique de la main tendue vers l’Est. Considérant qu’une politique de mise à distance de la Pologne n’a pas permis d’obtenir le moindre succès dans les relations germano-polonaises, Brandt décide de rompre avec l’attitude de fermeté qui prévaut jusqu’alors et d’engager le dialogue avec Varsovie. Cette phase de dégel des relations entre les deux pays culmine avec la signature des traité de l’Est, Traité de Moscou (12 août 1970), puis Traité de Varsovie (7 décembre 1970). La question de la ligne Oder-Neisse étant la pierre d’achoppement entre la Pologne et la RFA, elle occupe une place déterminante dans le traité25. La signature du Traité de Varsovie est vécue comme une véritable trahison par les expulsés. Après des mois de bataille pour empêcher sa signature, puis sa ratification26, ils ne retiennent des traités que la résolution adoptée par le Bundestag qui en limite la portée en rappelant que seul un traité de paix est fondé à fixer définitivement la frontière germano-polonaise et que le cœur du Traité de Varsovie concerne le rejet de la violence27. C’est ensuite la Cour constitutionnelle qui va être amenée à se prononcer sur la constitutionnalité des traités. Dans un jugement, elle affirme que le Reich continue d’exister dans ses frontières de 1937 dans l’attente d’un traité de paix et que la ligne Oder-Neisse est une frontière provisoire jusqu’à ce qu’une vraie frontière soit déterminée28. Les expulsés vont se raccrocher presque désespérément à ces textes juridiques sur lesquels reposent leurs derniers espoirs. S’ils savent que les sociaux-démocrates (SPD) et les libéraux (FDP) ne leur sont plus favorables, les conservateurs (CDU et CSU) sont leurs derniers défenseurs jusqu’à ce qu’Helmut Kohl (CDU) engage lui aussi une politique d’ouverture vers la Pologne avec un ministère des Affaires étrangères resté aux mains d’Hans-Dietrich Genscher (FDP), devenu l’ennemi juré des expulsés depuis qu’il est ministre des affaires étrangères et qu’il poursuit l’Ostpolitik. Régulièrement, les textes juridiques et les décisions judiciaires sur lesquels reposent les fondements de la politique allemande sont rappelés par les Landsmannschaften29. La mention de ces textes revient tel un leitmotiv inusable, qui s’enrichit avec le temps de nouvelles décisions judiciaires.
Le tournant de 1989 et les limites du combat pour la Heimat
Pour les expulsés et le devenir des territoires de l’Est, les deux dates-clé sont 1970 (Traité de Varsovie) et 1990 (réunification). En 1970, l’Ostpolitik atteint son sommet en permettant à la Pologne et à la RFA de signer des accords, notamment concernant la limite géographique polonaise à l’Ouest. En 1989/1990, alors que le système communiste s’est effondré en RDA et que les deux Etats allemands souhaitent s’unifier, il apparaît rapidement que la représentation d’une Allemagne unie au cœur de l’Europe est effrayante pour bien des pays30. La puissance allemande continue de faire peur et certains craignent que l’Allemagne n’ait de nouveau des prétentions territoriales. C’est pour cette raison que la question des territoires de l’Est redevient d’actualité et que la reconnaissance de la frontière germano-polonaise est posée comme un préalable à l’unité allemande. Les Alliés ne donneront leur aval à l’unification que lorsque la question de la frontière germano-polonaise aura été définitivement réglée.
Les mois précédant la réalisation de l’unité allemande, le 3 octobre 1990, sont donc décisifs pour le sort des expulsés, et on constate qu’hormis plusieurs textes engagés d’intellectuels ou de représentants des expulsés, dans leur immense majorité, ils assistent sans réagir à l’abandon de leur Heimat31. Malgré leur grand nombre, les expulsés ne se mobilisent pas en masse pour manifester dans les rues par exemple32.
On ne peut que s’interroger sur les raisons du décalage entre la vigueur des revendications dans la presse des expulsés33 et le calme relatif dans lequel se négocie l’abandon définitif des territoires de l’Est. Une première explication est d’ordre physique : plus de quarante ans après les événements, ceux qui ont vécu l’expulsion ne sont naturellement plus de jeunes gens dynamiques. Beaucoup sont désormais à la retraite et les forces leur manquent pour s’engager avec virulence34. Beaucoup d’entre eux aussi se sont résignés avec le temps. Durant quarante ans, ils ont certes cultivé le souvenir de leur Heimat et entretenu l’héritage culturel, mais le temps a fait son œuvre et l’idée d’un retour est devenue plus incertaine. La volonté de retour est aussi en cause. Les expulsés qui ont construit une nouvelle vie en RFA ou RDA ont eu des enfants, puis des petits-enfants qui ne connaissent de la Heimat de leurs parents que les récits et les photos qu’ils ont lus et vus. Rentrer dans la Heimat signifierait pour beaucoup d’expulsés se séparer de leur famille et de leur nouvelle Heimat35. Pour des gens qui ont déjà connu un déracinement, ce serait un choix cornélien que d’avoir à choisir entre la Heimat perdue puis retrouvée, celle des ancêtres, et la Heimat nouvelle, celle de la descendance. Entre fidélité36 au passé et désir d’avenir, choisir est un déchirement. Ne pas avoir à choisir est peut-être une situation plus facile. La lutte pour le droit au retour touche ici à ses limites quand le but du combat n’est plus si ardemment désiré. La presse des expulsés glorifie la lutte pour le droit au retour et en fait un devoir moral pour chacun des expulsés37. Les injonctions à se mobiliser et en faire un combat de chaque instant ne manquent pas38. Le décalage entre la mobilisation des représentants des expulsés et l’indifférence des expulsés (qui ne sont guère visibles en dehors des rassemblements annuels) s’accentue dans les années 1980. La virulence de Czaja et Hupka (tout deux députés CDU et leaders des associations d’expulsés) contraste de plus en plus avec la masse de ceux qu’ils représentent39. Car avec le temps, certains expulsés ont perdu de vue le sens du combat et ne se battent plus que par habitude, en sachant que le combat est perdu d’avance, ce qui en fait peut-être aussi la beauté. Cette propension à se battre coûte que coûte et quelle que soit l’incertitude qui plane sur l’issue de ce combat explique aussi que les expulsés cherchent moins à obtenir des victoires allant dans le sens de leurs revendications qu’à ne pas subir de défaites les rapprochant du point de non-retour.
Se battre sans cesse et repousser les limites du combat
La thèse du combat poursuivi plus par habitude que par réel désir d’obtenir satisfaction se trouve accréditée par le fait que tout au long des quarante-cinq ans qui séparent l’expulsion de l’unité allemande, les expulsés n’ont de cesse de repousser les limites de leur combat. S’appuyant tout d’abord sur ce qui leur apparaît comme l’évidence d’un droit au retour, les expulsés se tournent rapidement vers le terrain juridique et s’appuient sur les textes officiels tels les accords de Potsdam. Le Traité de Varsovie occupe une place à part dans l’histoire des expulsés. Au cours des mois qui précèdent sa signature, la presse des expulsés est prise d’une frénésie compréhensible : l’enjeu est de taille et il est à craindre que la frontière Ouest de la Pologne ne soit officiellement reconnue par la RFA. La mobilisation des Landsmannschaften et des associations est énorme et une sorte d’ultimatum est posé aux expulsés : le traité en préparation risque d’enterrer tous les espoirs de retour et il faut empêcher à tout prix qu’un accord soit signé40. Après la signature du traité, l’enjeu se déplace et c’est à présent sa ratification par le Bundestag qui devient centrale et qu’il convient d’empêcher. Le lobbying auprès des députés s’avère inefficace et le Traité de Varsovie est ratifié. L’adoption d’une résolution à la suite de la ratification du traité souligne que le traité ne préjuge en rien de l’avenir des territoires de l’Est. La résolution du Bundestag rappelle que seul un traité de paix pourra fixer la frontière Ouest de la Pologne. Après l’adoption de cette résolution, c’est une sorte de volte-face qu’opère la presse des expulsés : le traité qui devait sceller définitivement le sort des territoires de l’Est n’a soudain plus que le statut de texte sans grande valeur41. L’émotion et l’enjeu précédant la signature du traité ont été largement exagérés et la tension retombe brutalement à la fin de l’année 1972. D’une part parce que le Traité représente un pas en avant sur la voie de la réconciliation avec la Pologne sans engagement irréversible, mais d’autre part parce que cela permet d’entretenir l’espoir chez les expulsés en insistant sur la nécessité de maintenir les revendications inchangées puisque le cadre juridique est resté le même (même si le contexte et les relations avec la Pologne sont profondément différents désormais).
Le tournant de 1989 est plus radical encore. L’unité allemande étant subordonnée à la reconnaissance de la frontière germano-polonaise, un Traité portant sur la reconnaissance de la frontière (14 novembre 1990) est signé de même qu’un Traité de bon voisinage entre la Pologne et l’Allemagne (17 juin 1991). Dans ce cas, la portée ne saurait être réduite puisque la reconnaissance de la frontière (il n’est plus question de ligne désormais) doit être définitive. Après la signature de ces traités et du Traité 2+4 (12 septembre 1990) qui scelle l’unité allemande, l’amertume est grande chez les expulsés. Pourtant le combat n’est pas fini. La presse trouve rapidement un nouveau cheval de bataille : puisque les deux Etats dialoguent désormais dans de bonnes conditions, les expulsés vont exiger que leur gouvernement négocie avec le gouvernement polonais des mesures de dédommagement pour les pertes matérielles subies à cause de l’expulsion. Les expulsés ayant perdu leurs fermes, maisons et terres au cours de l’expulsion, ils exigent désormais que ces pertes soient réparées et que la Pologne les dédommage42. Le combat des expulsés pour le droit au retour prend donc un nouveau tour. L’objectif majeur qui fondait tout ce combat ayant échoué définitivement, ce sont de nouveaux objectifs qui sont posés. Ainsi le combat continue, poursuivant la voie tracée depuis plus de quarante ans. En creusant le sillon du combat juridique, les expulsés restent fidèles à la tradition de leurs revendications qui s’appuient principalement sur les textes juridiques. Il apparaît clairement que c’est moins la satisfaction des objectifs qui sous-tend le combat que le combat lui-même qui ne connaît pas de limites.
Les limites du droit
Presque dès le début de leurs revendications, les expulsés se sont appuyés sur le droit. A mesure que le temps passait, ils n’ont fait que renforcer cette tendance à ne jurer que par les textes juridiques. Alors qu’ils auraient pu arguer de la longue histoire du peuplement allemand43 ou de la prédominance des populations allemandes dans certaines régions, ces arguments sont laissés de côté au profit d’une approche strictement juridique de leur cause. C’est à la fois la meilleure des bases mais peut-être aussi l’une des causes de leur échec : en s’appuyant exclusivement sur le droit, les expulsés savent que leur combat est juste, mais en s’enfermant dans cette stratégie juridique, ils négligent d’autres approches du problème et ne luttent pas à armes égales avec leurs adversaires. Le droit a ses limites et les expulsés feignent de l’ignorer. Il ne leur suffit pas d’avoir raison face au droit pour obtenir satisfaction. L’expulsion trouve ses causes dans la Seconde Guerre mondiale et les crimes des nazis commis en Pologne. Les expulsés ont beau rappeler que les crimes des nazis n’excusent ni ne justifient les crimes des Polonais, la dislocation du Reich est pourtant le prix que l’Allemagne doit payer pour le nazisme. C’est sur le domaine de la morale que l’on se situe ici, et non sur celui du droit. Au moment où les Alliés ont choisi de retirer des territoires à l’Allemagne, ils ne se sont pas appuyés sur le droit international mais sur la force que la victoire confère aux vainqueurs. La division de l’Allemagne relève bien plus de la morale que du droit. Et avec le temps, elle prend une dimension historique. La division apparaît comme la conséquence de la politique d’expansion nazie et de la Seconde Guerre mondiale. En passant sous silence cette dimension historique, les expulsés ne saisissent qu’une partie du problème et sont condamnés à être en décalage avec leur époque. Les expulsés sont souvent taxés de passéisme. Mais en ignorant les dimensions historiques du problème, ils s’enferment dans une vision qui les coupe de la marche du temps44. Les expulsés se réfèrent à des textes des plus hautes institutions de la RFA (Bundestag, Cour constitutionnelle) ou internationales (ONU), et leurs positions sont juridiquement inattaquables. Mais c’est ce qui fait dans le même temps leur faiblesse : leurs arguments juridiques étant parfaits, les adversaires d’un retour des territoires de l’Est se situent sur un tout autre terrain et finissent par damer le pion aux expulsés, trop arc-boutés sur leurs principes juridiques. Les expulsés peuvent repousser les limites de leur combat aussi loin et aussi longtemps qu’ils veulent, en choisissant le terrain juridique, ils passent à côté d’une donnée fondamentale de la question allemande qui ne se réduit pas à un problème de droit, mais repose bien plus sur des données historiques et morales.
Conclusion : L’issue, l’effacement de la limite ?
Malgré la tentation du jusqu’au-boutisme et les velléités de surenchère dans les revendications des expulsés, une solution pour surmonter la crise née du déplacement de la limite entre les Etats allemand et polonais est envisageable. Elle est même à l’œuvre depuis une cinquantaine d’années et se concrétise à un rythme certes lent mais qui offre des résultats concrets. La construction des institutions européennes et l’intégration des Etats européens au sein de structures communes permettent une meilleure coopération entre les peuples. La libre circulation des personnes qui est au cœur du projet européen depuis les origines permet aux habitants de l’Union européenne de se rencontrer et rend les frontières caduques. Les premiers voyages d’Allemands en Pologne ont été autorisés suite au Traité de Varsovie et ils se sont multipliés à la fin des années 198045. Depuis l’adhésion de la Pologne à l’Union européenne, il est devenu aussi naturel pour les Allemands de voyager en Pologne qu’en France. Ainsi, le traumatisme de la perte des territoires de l’Est peut être partiellement surmonté non par la disparition mais par le dépassement des limites que sont les frontières. En rendant les frontières perméables, les Etats européens s’ouvrent les uns aux autres et les populations partent à la rencontre les unes des autres.
Lors des négociations d’entrée dans l’Union européenne, le droit pour chaque citoyen de l’UE de s’établir librement dans tout pays membre a suscité bien des craintes en Pologne. Nombre de Polonais craignaient de voir des Allemands revenir sur les terres de leurs parents ou grands-parents, voire de revendiquer un droit de propriété. Dans le même temps, des expulsés ou descendants d’expulsés ont envisagé cette possibilité. Si ces voix sont de celles que l’on entend le plus parce qu’elle suscite un écho médiatique important et que leur ton semble menaçant, la réalité des chiffres est toute autre. Les mesures transitoires pour « protéger » le territoire polonais d’un retour ont été inutiles. Hormis quelques cas isolés, il n’y a pas eu de retour massif dans les territoires de l’Est qui sont devenus un paradis perdu fantasmé pour les expulsés qui n’ont connu cette terre que durant leur enfance et y rattachent les bons souvenirs typiques de cet âge46.
Si la limite est à l’origine du drame des expulsés, ce drame peut trouver une solution dans une révision de la position de la limite (avec un retour aux frontières du Reich de 1937) mais aussi dans un changement de statut de la limite. Très tôt, la presse des expulsés envisage cette hypothèse47. Alors que la construction européenne n’en est encore qu’à ses balbutiements, les expulsés ont très tôt rêvé d’un vaste territoire européen dans lequel les frontières n’auraient plus pour fonction de séparer les Etats et les peuples mais simplement de marquer une limite entre deux divisions administratives. Avec la diminution de la charge symbolique dont les frontières sont porteuses, c’est un horizon de réconciliation qui s’ouvre entre la Pologne et l’Allemagne.