Chenin(s) en Anjou

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Depuis plus d’une vingtaine d’années, je lis et réfléchis sur le chenin, essayant de lier pratique professionnelle et compréhension historique. Mais vigneron avant tout, mon travail sur le chenin est d’abord d’en faire du vin ! Cette communication ne prétend donc pas à l’exhaustivité. Je souhaite que ce travail ouvre des pistes, donne envie à des vignerons, des chercheurs de le poursuivre par des travaux plus complets sur l’histoire - et l’avenir - du cépage chenin, en particulier en Anjou.

En Anjou : Chenin, Pineau, Plant d’Anjou, Blanc, Doux

Comme nous l’avons vu, Rabelais parle « chenin » dès 1534. « Plant d’Anjou », « pineau de la Loire »…Benoit Musset nous a expliqué les incertitudes d’une identification ancienne de ce cépage…Mais dans son article La consommation des vins d’Anjou, des années 1600 aux années 1820, il nous fournit deux indications : au XVIIIème siècle, les vins d’Anjou étaient blancs à une écrasante majorité, et « doux », et ce dès 1550-1600. Et en 1765 Drapeau cite le chenin comme plant dominant en Anjou. Dans le Nouveau cours complet d’agriculture théorique et pratique en 1809 Bosc indique : « Les vins d'Anjou croissent dans les schistes. Ce sont des vins blancs, que leur caractère sucré et pétillant approche beaucoup de ceux de Côte-Rôtie, de St-Perray et autres voisins. On ne cultive en général dans le département de Maine-et-Loire que le pineau blanc». On peut penser que cette domination apparente du pineau blanc, qui semble bien être du chenin, ne s’est pas établie en un clin d’œil : la vigne est dans les temps longs. L’ancienneté de ces deux caractéristiques : blanc, et « doux », liée aux termes plant d’Anjou, pineau de la Loire, et chenin me semble une piste sérieuse.

D’autant plus que lorsque Thomas Bohier, seigneur de Chenonceaux, plante de multiples cépages au début du XVIème siècle, « neufs arpents de vignes, (..) qu’il fit venir à grands frais d’Orléans, d’Arbois (?) de Beaune et d’Anjou » (Guillory)…Seul le plant d’Anjou avait survécu un siècle après. Or son beau-frère, l’abbé de Cormery, au même moment, se lance dans la même expérimentation, depuis son petit manoir de…Montchenin.

Piste chenin que nous pouvons suivre plus précisément à partir de la seconde moitié du XIXème siècle avec Bouchard en 1876 dans son Essai sur l'histoire de la culture de la vigne dans le département de Maine-et-Loire : « Les vins de Chenin blanc sont caractérisés par un goût fruité, très bouqueté, qui est un de leurs charmes…Le vin de chenin fait, à lui seul, des vins de longue garde, solides et droits en leur vieillesse…Dans les terres schisteuses, silico-argileuses ou pierreuses,... c’était là que, dans les régions du Layon, de la rive droite de la Loire et du groupe de Saint-Barthélémy, l’on récoltait les vins les vins les plus distingués et les mieux bouquetés ».

1925, Dr Maisonneuve, l’Anjou ses vignes et ses vins : « le vin d’Anjou » c’est le vin blanc fait avec le chenin ou pineau de la Loire. Un usage séculaire a consacré ce terme, et quand on parle de « vin d’Anjou », on n’entend pas autre chose ».« Avant le phylloxéra, si le chenin s’adaptait à la plupart des terrains, c’est dans les terres schisteuses et silico-argileuses que son vin prend le plus de qualité ». « Le sol, le climat de l’Anjou lui conviennent très spécialement. Transporté dans des régions plus chaudes, il ne donne pas de produits d’une aussi parfaite qualité. »

Constat 1976-2014

Et puis nous arrivons en 1976, et un journaliste impertinent, Pierre Marie Doutrelant se permit d’écrire, dans son livre Les bons vins et les autres, un chapitre sur l’Anjou, intitulé : « Mais où sont les Anjous d’antan ! » : « Aujourd’hui on dit avec une grimace : l’Anjou, ce rosé sucré, qui donne mal à la tête ! Hier on s’exclamait : « Quel grand vin blanc et qui vieillit si bien ! ».

Les statistiques de dernières vendanges d’Anjou-Saumur, 2014, donnent effectivement : au moins 70% de vins issus de cabernet, les rosés représentant 50% de la production totale angevine, et 73% de cabernet. Les vins issus de chenin représentent sans doute moins de 30%, dont 5% de secs, 6% de moelleux liquoreux, 19% de bulles. L’incertitude tenant au fait que les bulles ne sont pas à 100% chenin, loin s’en faut… Et si nous regardons les surfaces, le chenin en Maine-et-Loire couvrait 9000 ha, 5000 en 2011, environ 4500 en 2014. Le cabernet franc est passé pendant la même période de 880 à 8700 ha, de 3 à 43%.

Alors que tous ces auteurs citent les vins de chenin comme des vins de qualité, identitaires de l’Anjou, comment comprendre ces chiffres, cette évolution ?

D’abord, en complexifiant notre lecture de ces textes, de ces éléments.

Le rouge et le blanc en Anjou

Comme le fait remarquer Benoit Musset dans l’article déjà cité, il y a les vins du grand commerce et le vin des campagnes. Les vins « communs », bus dans la région, «constituent l’écrasante majorité de la production, ont généralement laissé très peu de traces ». Bosc indique certes que dans le Maine-et-Loire, « la vigne blanche est toujours dans les proportions de cinq à six avec la rouge ordinaire connue dans le pays ». Dans son livre Les vignes rouges et les vins rouges en Maine-et-Loire, Guillory ainé nous livre une recherche historique passionnante, qui à plusieurs reprises indique la présence de raisins noirs : « plants de Bordeaux » en 1060, raisin noir lors de la venue de François 1er à Angers en 1518 ; mais quand il décrit les vins il s’agit plutôt de vin blanc et de vin « clairet ». Il fait remarquer dans son introduction que « les documents que nous avons compulsés ne donnent que rarement la désignation de la couleur du raisin et du vin, et faute de pouvoir les distinguer, on est réduit à les appliquer indistinctement à la vigne… », tout en précisant que « cette culture [vigne rouge] est en quelque sorte nouvelle pour beaucoup d’entre nous ».

Il y a eu donc sans doute une majorité de vins blancs, mais pas une exclusivité, avec le même rapport relatif du chenin au sein des cépages blancs. Et avec une expression « clairet » des vignes rouges. Mais par contre les vins du « grand commerce » semblent bien avoir été très tôt, avant les négociants hollandais, les vins blancs « doux », avec une forte présomption sur le chenin comme principal cépage ?

Le tournant de 1850 : « Le rouge est mis » comme aurait dit Audiard…

Avant ce tournant, la viticulture angevine a connu des crises sévères qui l’ont déjà modifiée.

Crises

Le grand commerce des « bons vins » au XVIIème siècle est le fait en grande partie des Hollandais. Joël le Theule, qui fut ensuite ministre, rédigea en 1951 un travail très fouillé sur le vignoble du Layon : « Aussi au temps de Colbert, est-il vendu en moyenne chaque année 10000 pièces de vins blancs à 40 livres, prix fort estimable pour l’époque, provenant des coteaux du Layon et de la rive droite de la Loire. » C’est pourquoi la révocation de l’Edit de Nantes par Louis XIV en 1685 porte un coup à l’économie du chenin en Anjou. Celle-ci repart mais arrive le XVIIIème siècle : conséquence des guerres, diminution du commerce avec les étrangers, crises de surproduction, puis terrible gel fin 1788 - début 1789 : « les vignes de la vallée de la Loire sont entièrement arrachées. Celle du Layon résistent mieux ». (Le Theule).

Puis arrive 1793. « Les vignobles sont dévastés et il faudra attendre plusieurs dizaines d’années pour que leur superficie atteigne celle de 1789 ». «Surtout q’une des conséquences de la guerre de Vendée se fait durement sentir le manque de main d’œuvre » (Le Theule). Puis « les guerres de l’Empire ferment complètement les débouchés du Nord de l’Europe ». (Le Theule) Et c’est au cours de cette première reconstitution du vignoble que se dessine un tournant important, en particulier dans le Layon.

C’est un manifeste pour les vignes rouges que Guillory aîné écrit en 1861. Depuis quinze ans il expérimente sur trois hectares, à la Roche aux Moines, une foultitude de cépages rouges. Dans ce livre, il décrit l’envoi par Richelieu à son intendant en Touraine, l’abbé Breton, entre 1631 et 1635, de milliers de plants de la vigne la plus estimée dans le Bordelais. Cette origine est contestée, la présence du « breton » en Touraine semble antérieure, attestée déjà par Rabelais. Mais ce livre de Guillory est bien le symptôme d’un bouleversement en cours de l’encépagement dans cette partie de la Loire. Non sans réticences. Lui-même indique d’entrée de jeu que « les vins blancs d’Anjou ont été depuis les temps les plus anciens l’une des gloires de notre pays ». Le rapporteur de la Société Impériale de France qui introduit l’ouvrage écrit « mais, répétons-le ici, qu’on se garde bien de rien changer à la culture des coteaux qui donnent les vins distingués du Maine-et-Loire ». Mais il indique aussi que « le goût du vin rouge paraît s’étendre de plus en plus ». Guillory donne comme raison impérieuse de planter des vignes rouges : « les besoins toujours croissants, la consommation du vin rouge tendant à se généraliser ». Et une raison de santé ; il cite un vigneron de Bordeaux : « les vins blancs portent sur les nerfs », « l’usage de plus en plus répandu du vin rouge (..) est bien le résultat d’un régime commandé par la médecine et les préceptes de l’hygiène ». Ce que confirme Jules Guyot : « l’action des vins blancs, stimulants diffusibles du système nerveux, est de courte durée, au contraire (..) les vins rouges sont des stimulants toniques et persistants des nerfs, des muscles, des fonctions digestives, etc… ».

Mais écrit Guillory, «la production de vins rouges n’était entrée que pour un cinquième environ dans les récoltes de l’Anjou » ; et « la vigne rouge était cultivée en Anjou (..) surtout dans le Saumurois ». Il dépensa une fortune en essais de multiples cépages rouges, mais lui-même finit par conclure : « nos efforts doivent se diriger principalement vers la propagation des cépages qui donnent des vins de qualité supérieure, tels que les Breton et les Carmenet Sauvignon (..) si bien naturalisés chez nous, et dont les produits remarquables ont beaucoup d’analogie avec les vins de Bordeaux ».

Les vignes rouges prennent donc leur essor à cette époque : « Ces nouvelles plantations se sont naturellement opérées dans les communes où déjà la culture de la vigne blanche existait, et même dans nos vignobles les plus renommés, tels que Martigné, Rablay, Faveraye, la Roche aux Moines [chez Guillory lui-même..], Beaulieu, Saint-Barthélemy, Rochefort (…) ». Le Theule remarque que « dès 1850 apparaît pour les vins blancs une concurrence terrible avec l’introduction dans la vallée du Layon de cépages rouges. » Cependant, si on examine l’implantation de ces vignes rouges, on remarque que c’est surtout sur la rive gauche du Layon. Et plantés pour répondre à une demande de vin rouge, ils produisent…des rosés : « ces cépages (breton et sauvignon) s’installent particulièrement dans la région de Tigné, Aubigné, ou ils donnent rapidement des rosés excellents ».

Une autre cause, très profonde, de l’avancée des rouges, sur laquelle nous allons revenir, et qui avait donné lieu à un autre article de Guillory en 1862 dans le Bulletin de la société industrielle du Maine-et-Loire, « les vins blancs de Maine-et-Loire dans les mauvaises années », c’est précisément la sensibilité des cépages blancs à ces « mauvaises années ». « Si nos vins blancs dans les bonnes années sont excessivement recherchés pour la bouteille, ils sont un peu moins faciles à placer dans les années médiocres, et leur vente devient très difficile dans les mauvaises années ». Il faut aussi connaître la réalité des rendements de l’époque. Au XVIIIème siècle, rive droite du Layon : environ 5hl/ha. Rive gauche : autour de 18 hl. Dans la première moitié du XIXème siècle, les rendements passent en année moyenne à 15 hl/ha pour les blancs, 20 pour les rouges. Sauf qu’il y a les mauvaises années, très nombreuses. En 1853 ; 3hl/ha à Beaulieu, 2 à Faye …(Le Theule).

Cependant, malgré de nombreuses difficultés, la viticulture angevine replantait, cherchait des solutions. Cet élan fut brisé par des conditions climatiques terribles, conjuguées à trois maladies qui s’enchainèrent, dont une, la dernière détruisit le vignoble.

Trois (ou quatre) fléaux de fin de siècle

En 1855, l’oïdium fait son apparition sur la rive gauche du Layon, et cause en 1863 des dégâts sérieux. Juillet 1878, l’oïdium, « c’est la catastrophe » (le Theule). En 1879, les gelées (-21) : de 40 à 60% des souches sont détruites. Les vendanges ne font que 10% des années précédentes. Puis en 1886, le mildiou, nouvelle maladie elle aussi importée d’Amérique, détruit une grande partie de la vendange. Entre temps, le phylloxéra, en juin 1883, est signalé d’abord à Martigné-Briand. Il va se propager progressivement, jusqu’à atteindre tout le vignoble angevin en 1890, année qui « marque l’effondrement général du vignoble » du Layon.

La reconstitution post-phylloxérique : les choix

Rive droite de la Loire, il y avait avant le phylloxéra, selon Guillory, publié en 1860, « les vins blancs d’Anjou et de Maine-et-Loire-les vignobles de la rive droite de la Loire ». 1334 ha, s’étendant de Bouchemaine à Ingrandes. « Principalement plantées en chenin », et produisant deux sortes de vins blancs, avec un rendement moyen de 9,3 hl/ha. Des vins au « goût de fruit, douceur et mousse », « mise en bouteille prématurée en février ou mars »; et « vins secs et légers,(..) ne pas tirer en bouteilles avant le mois de septembre ». En 1925, le Docteur Maisonneuve, dans son ouvrage de référence, l’Anjou ses vignes ses vins donne le chiffre de 1032 ha plantés rive droite de la Loire, pour un rendement de 11 hl/ha en 1921, millésime mythique, où Savennières produisit un très beau liquoreux, 10,7% et 173 g/l de sucres résiduels (Maisonneuve). Mais aujourd’hui seule reste, regroupant l’essentiel de ces vignes, l’appellation Savennières, sur 136 ha…

Le Layon : C’est là que le bouleversement amorcé avant le phylloxéra reprit avec force, et remodela complètement le vignoble, la place et les vins de chenin. Pour les mêmes raisons décrites précédemment : pour répondre au lancinant problème des mauvaises années, des rendements, essor des vignes rouges, ouverture d’un marché - non de rouge en réalité mais de rosés- grâce aux vignes de cabernet, dans les conditions d’un vignoble nord et sur schistes.

Mais d’où vient la douceur angevine ?

Là, nous devons aborder une donnée fondamentale de la Loire viticole angevine, une clé essentielle pour la compréhension de sa longue histoire avec le chenin : il s’agit de son terroir, sols et climats. Nous avons constaté précédemment que l’Anjou a depui très longtemps la réputation de produire des vins « doux ». Benoit Musset cite un auteur qui en 1583 écrit que les vins d’Anjou « tiennent le premier rang en bonté ». Ils sont « quasi tous blancs, et doux de la plus grand’part ». B Musset : « Nous avons là une mention très intéressante, laissant penser que les vins d’Anjou étaient plutôt sucrés. S’il ne faut pas imaginer des vins liquoreux, on peut tout de même noter cet élément distinctif dans un univers viticole français où régnaient les vins légers et acides. (..). Ce ne sont donc sans doute pas les Hollandais qui ont introduit les vins doux dans la région. Les vins d’Anjou des années 1550-1600 l’étaient déjà, sans qu’on puisse en estimer le degré ». Effectivement, j’ai toujours pensé, sans vouloir offenser les Hollandais, qu’ils n’avaient pas inventé le botrytis, et que la présence dans cette partie de la Loire angevine de ce petit champignon, capable d’être la pire ou la meilleure des choses avec le chenin, ne devait pas dater d’hier, ni même du XVIème siècle. La présence à 100 km de l’océan atlantique, la vallée de la Loire, les schistes de la fin du massif armoricain (550m2 d’’années), la faille du Layon, les expositions, souvent sud-ouest, le relief des Mauges, tout ce qui fait notre microclimat, à la fois très sec (moyenne sous 600 mm/an) mais parfois humide, en particulier à l’automne, sont des données géo-climatiques très anciennes…Qui peuvent aussi être un facteur décisif d’acclimatation du chenin, autant pour ces raisons géo-climatiques que pour cause de débouchés commerciaux.

Mais c’est aussi son talon d’Achille. Certes les anciens savaient depuis longtemps trier les raisins, attendre qu’ils pourrissent pour « dépourrir », c'est-à-dire vendanger ce qui commençait à être confit par le botrytis, pour obtenir cette « douceur »... Mais on retrouve la question des mauvaises années, bien plus dangereuses pour qui recherche la botrytisation, la source de cette « douceur ». Tant que le marché était là, qu’une partie du vignoble tenait sur la polyculture, le risque pouvait être gérable. Mais il s’amplifie avec l’évolution de la structure du vignoble, pendant la reconstitution : augmentation de la surface des domaines, investissements (plantation, mais aussi débuts de mécanisation), spécialisation viticole, tous facteurs pouvant fragiliser encore plus l’entreprise en cas d’année défavorable. Facteur commercial aggravant, abordé par B. Musset, « une sorte de second âge des vins liquoreux se développait, dans lequel les vins de Sauternes servaient de nouvelle référence dans une véritable course à la douceur ».

En pleine reconstitution, face à ces enjeux économiques complexes, la viticulture angevine va faire deux choix, complémentaires en fin de compte, mais qui vont aboutir progressivement à la marginalisation des grands chenins angevins de coteaux et de terroir dans le monde du « grand commerce du vin », tout en donnant aux vins d’Anjou une base économique relativement stable jusqu’à aujourd’hui.

La bataille de la Chaptalisation : le blanc est mis !

Quand la poudre blanche devient bon marché…

Le Dr Maisonneuve, dans Le Vigneron angevin en 1928, consacre un paragraphe à la chaptalisation dans les vins. Il explique que cette technique, quoique souvent « secrète », est connue depuis longtemps. Mais le prix élevé du sucre amenait « une augmentation de prix inacceptable ». Tout a changé à la fin du XIXème siècle : l’extraction industrielle du sucre de betterave parvient à la fin du XIXème siècle à produire du sucre à bas prix1.

Résistance

Cette possibilité nouvelle déchaîne des batailles dans le vignoble angevin. La Revue de viticulture, tome XXIII, n°580 du 16 mars 1905, en donne tous les protagonistes et tous les arguments. « On n’est d’accord en Anjou sur le rôle du sucre, ni au point de vue technique, ni au point de vue économique. M. Bacon, professeur d’agriculture à Saumur : « seuls les vins des plaines peuvent avoir à gagner à la chaptalisation. Sauf en terrain défavorable, les vins blancs de chenin sont toujours assez riches en alcool dans la proportion de 8 à 10% en moyenne. L’usage libre du sucre…serait d’encourager à l’allongement de la taille, aux vendanges prématurées… (porterait) un terrible coup à la viticulture locale ». Mais…M. Moreau, directeur de la station œnologique de Maine-et-Loire fait ressortir l’utilité du sucrage : « Est-il préférable de livrer à nos concitoyens, sous prétexte qu’elle est naturelle, une boisson plus acide qu’alcoolique ? » Autre polémique, très éclairante : un certain Monsieur Convert publia un article « magistral », dans lequel on pouvait lire : « le sucrage est une nécessité à laquelle on ne pourrait se soustraire qu’en sacrifiant en partie ses récoltes. (..) Presque partout, le sucre s’impose même en bonnes années ». A quoi un vigneron, M. Colaisseau, répond que la rive gauche et la rive droite n’ont pas du tout les mêmes rendements. « Donc à la rive gauche, il faut du sucre. La rive droite au contraire (..) soufre du sucre, et elle voit avec peine les prix du vin s’avilir par le fait du sucrage, qui ne peut lui profiter avec le faible rendement. (..) j’ai pensé qu’il était nécessaire de dire très haut que l’Anjou pouvait encore faire du vin sans sucre. »

L’Assemblée des viticulteurs de France, tenue le 19 février 1905 à la mairie d’Angers, vota l’autorisation de la chaptalisation. Elle mit un clou de plus au cercueil de l’Association des antisucreurs, qui avait été créée en 1896 par des vignerons du Layon, à Rablay. Car le sucrage rencontrait de fortes résistances chez des vignerons et des consommateurs. « Les viticulteurs n’auraient jamais été, le dimanche matin, faire leur belote dans un café où le vin était sucré. » (Anjou, Ed Bonneton.1985). Janine Brouard, dans Les vignerons en Anjou, en 1989 précise que « les courtiers poussaient à la chaptalisation pour la vente, (mais) le commun des mortels, lui, restait méfiant, notamment vis-à-vis des vignerons qui avaient des rendements importants. Ainsi dans les années 1937-38, le vigneron connaissait quelquefois des problèmes d’écoulement, (..) parce que les clients supposaient que les récoltes abondantes étaient chaptalisées. Le vigneron [pouvait alors avoir] recours aux cafés pour écouler son surplus. »

Les lois du marché ….

Nous avons aussi un témoignage incontestable sur les enjeux du sucrage, dans la thèse que présenta en 1924 à l’Ecole Supérieure d’Agriculture d’Angers Jean Boivin, grand vigneron de Thouarcé, un des fondateurs de l’appellation Bonnezeaux. Dans sa thèse, intitulée Des facteurs qui influent sur la production des vins de pourriture noble à Sauternes et en Anjou (Layon), tous les enjeux du chenin sont très clairement abordés, et c’est d’une brûlante actualité. (cf Une petite saga du Layon, Patrick Baudouin, 1997).

Jean Boivin écrit que les conditions de concentration par la pourriture noble sont très différentes entre Sauternes et le Layon. « Alors que le Sauternes est obtenu à peu près régulièrement chaque année, avec l’aide de la pourriture noble, il n’en est pas de même pour l’Anjou, car le climat trop froid de cette région, le peu de précocité du chenin blanc ne permettent pas toujours l’établissement du botrytis cinérea ». « Dans le Layon, on n’obtient pas des moûts de densité aussi forte que dans le Sauternais. Il est en effet rare d’obtenir en Anjou des moûts de 20° et même 15° baumé. Le plus souvent, ils ne font que 13 à 14°». « Climat trop humide quelquefois, (...) qui aboutit à de terribles désastres (pourriture grise). »

Et dans ce même document, Jean Boivin fait un comparatif entre deux économies viticoles du Layon : production de sec, production de liquoreux. Ses conclusions : la production de vins liquoreux donne en Anjou des bénéfices plus élevés. « Il semblerait donc qu’on doit tendre en Anjou de plus en plus vers l’obtention de vins moelleux. » Mais ces conclusions reflètent les tourments de ce tournant de la viticulture angevine. D’une part J. Boivin insiste sur le fait qu’il ne faut pas essayer de copier Sauternes. « Ce serait aller vers un échec certain » Il revient sur « les mauvaises années » : « il ne faut se faire aucune illusion. (…). Il suffit qu’il vienne, en effet, une ou deux mauvaises années, où la production est nulle, ou à peu près, pour que soient englouties avec la plus effroyable rapidité les quelques économies que viticulteur a pu faire». Dans ses conclusions, pas un mot sur la chaptalisation. Il énumère la nécessité d’un travail qualitatif, dans les vignes et à la cave. Mais avec cet objectif : « tendre vers la production régulière d’un bon vin liquoreux. ». C’est la quadrature du cercle, avec les conditions qu’il a exposées au préalable…Comment briser ce cercle ? Il l’expose dans les chapitres précédents.

Il écrit : « Avant la reconstitution de 1876, la vigne semblait donner sans beaucoup de soins, d’elle-même, un vin réputé, mais suivant les années ce vin était sec, pétillant ou doux. On ne cherchait pas à cette époque, à faire un type de vin bien déterminé. Mais, à partir de ce moment, (…) peu à peu, l’idée a germé, d’essayer de produire tous les ans un vin bien liquoreux, idée travaillée et poussée par les négociants eux-mêmes, entraînés par le goût du consommateur pour les vins liquoreux. »

Aidées par la science

Le chapitre sur la chaptalisation donne la solution à ce dilemme climato-économique. J. Boivin : « le sucrage des vins (..) est donc logique et scientifique ». « Il paraît être l’unique moyen de remédier à la pénurie de nos moûts en sucre dans les années où les conditions climatiques sont défavorables ». Et de conclure ce chapitre : « la chaptalisation a été longtemps repoussée par les vieux viticulteurs comme un procédé indigne et peu intéressant, « le vin nature » était le but auquel on devait tendre. Cependant, depuis la guerre, (…) l’usage de chaptaliser s’est généralisé et aujourd’hui ce procédé de correction des moûts est utilisé un peu partout (...) augmente considérablement la valeur et en rend la vente plus facile. » « Mais il convient de remarquer que son rôle est moins parfait que celui de la nature, qui dans les bonnes années revêt nos vins d’Anjou d’un charme tout particulier. »

Blanc dans le rouge = rosé

Les deux choix complémentaires de la viticulture angevine au début du XXème siècle sont d’accentuer et de régulariser le potentiel « doux » du chenin, et de développer le cépage rouge, du cabernet franc principalement, mais pour produire des rosés, doux essentiellement. Ces choix reposent sur la possibilité économique, technique, puis réglementaire, de la chaptalisation. Ils amènent bien sûr à modifier l’équilibre rive gauche rive droite du Layon, au profit de la rive gauche. Je cite de nouveau Jean-Marie Doutrelant.: « sur l’impulsion du négoce, rapidement, de blanc l’Anjou devint rosé. Depuis 1950 les surfaces plantées en vignes de cette couleur ont plus que doublé en Maine-et-Loire, tandis que celles de vins blancs régressaient de moitié. Nécessité économique faisait loi, dira-t-on. Cependant pourquoi avoir choisi la production de rosés moelleux alors que la mode volait déjà au secours des vins secs ? ». Et il poursuit avec la réponse d’un acteur majeur, Monsieur Rémy, négociant près de Saumur. « Raisons œnologiques. Le terroir donne des vins un peu trop acides dont il faut atténuer la verdeur par un peu de douceur ». Doutrelant, malicieux, ajoute : « Un peu comme on met du sucre pour agrémenter un jus de citron ».

Blancs sans faux semblant…liquoreux : les années « Grains nobles »

Il faut rendre justice à la Fédération viticole de l’Anjou, qui à partir des années 1970, mena un combat courageux, pas toujours facile, contre ce qu’on appelle la « surchaptalisation », qui atteignit certaines fois des sommets…mémorables.

Mais c’est dans les années 1980 que ce modèle économique, fonctionnant à peu près, a commencé à être questionné. A la marge, un quarteron de vignerons rebelles du Layon se sont mis en tête d’obtenir des liquoreux plus concentrés, en faisant moins appel, voire en supprimant, la chaptalisation. De Concourson-sur-Layon à St-Aubin-de-Luigné en passant par Beaulieu-sur-Layon, dans le Layon, la recherche d’authenticité s’est d’abord appliquée aux liquoreux, moelleux. Retour aux tries de vendanges, cahier des charges, contrôles, dégustations. Après de nombreux épisodes, en travaillant avec l’INAO d’Angers, aidés par les très beaux millésimes 1989, 1990, puis par la trilogie 1995-96-97, la mention « sélection de grains nobles » fut intégrée aux décrets des appellations Coteaux du Layon et Coteaux de l’Aubance en 2001. Mention officielle très peu utilisée aujourd’hui, mais pratiquée, et on peut dire qu’on retrouve cette exigence de niveau de concentration naturelle par le botrytis à Quarts de Chaume, qui a obtenu par décret sur cette base de devenir le premier « grand cru » des vins de Val de Loire.

Mais la question de la régularité d’obtention de ce niveau, donc des mauvaises années, se pose toujours, et l’élévation de ce niveau d’exigence n’a pas pour autant réglé d’un coup de baguette magique la question de la rentabilité et de la commercialisation de ces vins liquoreux de chenin. Nous y reviendrons.

Blancs secs : les pionniers de Savennières et « Loire Renaissance »

Dès les années 1970, pionniers dans une démarche de recherche qualitative, les vignerons de Savennières, las de tricher avec les millésimes pour obtenir des vins « doux » de piètre qualité, optèrent pour l’élaboration de chenins secs de terroir. Ce qui a établi depuis leur notoriété de chefs de file des chenins secs angevins de terroir.

Dans le Layon quelques autres pionniers se lancèrent, un peu plus tard, dans un travail de la même exigence pour élaborer de beaux chenins secs. D’abord démarche isolée, elle devint collective sous la marque « Loire Renaissance », qui à partir de 2000, regroupa des vignerons du Layon, en partie les mêmes que ceux qui avaient lancé les « grains nobles ». Un cahier des charges imposant une sélection parcellaire, vendanges manuelles, grande maturité, rendement réduit, fermentation, élevage sous bois, mise un an après la récolte, un prix minimum et un canal de commercialisation commun, permit de commencer à explorer le potentiel chenin sec de terroir. La marque capota, mais les vignerons qui l’avaient lancée ont poursuivi la démarche, qui a fait des émules depuis et est reprise dans ses fondamentaux par l’appellation Anjou blanc.

Ces démarches vigneronnes purent s’appuyer sur un travail tout aussi pionnier engagé par l’Unité de Recherche sur la Vigne et le Vin de l’INRA d’Angers, travail, à partir du terrain, de caractérisation minutieuse des terroirs de 29 communes viticoles, aboutissant au concept de l’Unité Terroir de Base, liant sol, sous-sol, hydrogéologie, climat, matériel végétal, choix du vigneron, recherche de l’expression du terroir dans les vins… Sans oublier les formidables rendez-vous du chenin à Fontevraud en 2003 et 2004.

2014 : la Chenin angevin au tournant

Le chenin pèse donc 1% de l’encépagement français. En Anjou-Saumur, son terroir encore principal en France, après une forte chute entre 1950 et 2011, ses surfaces semblent s’être à peu près stabilisées, sous réserve de l’analyse de la répartition chenin/autres cépages dans les fines bulles. Car effectivement, il y a transfert des volumes de blancs secs, et à sucres résiduels, vers les fines bulles. Mais à nouveau les conditions globales de la viticulture angevine changent profondément, et le chenin va faire face à de nouveaux enjeux vitaux.

L’Europe impose une limitation importante (pas d’enrichissement d’un moût à partir de 15% potentiel) de la chaptalisation des vins tranquilles à partir des vendanges 2015, et ce malgré de nombreuses tentatives de plusieurs appellations françaises de vins à sucres résiduels de remettre en question cette décision. Le recours à d’autres techniques, soustractives, ne changera pas fondamentalement cette nouvelle donne, qui remet en cause en partie un modèle économique établi depuis pratiquement un siècle.

Le marché des liquoreux est difficile. Entre évolution sociologique du rapport global au sucre dans l’alimentation, éloignement des consommateurs de vins jugés « trop sucrés », recherche d’authenticité d’une partie croissante de ces consommateurs… les causes sont complexes, mais le fait est là : le marché n’est plus ce qu’il était ! Le marché mondial est pourtant en progression sensible sur les blancs : non seulement sur les bulles, mais aussi sur les blancs secs.

Le marché des bulles est certes en progression, mais en Anjou il tient sur de faibles marges, et est très concurrentiel. La demande du marché pour les rosés est aussi en progression importante. Mais elle aussi très concurrentielle.

Dans la partie Anjou, ouest de l’Anjou-Saumur, le marché des rouges de cabernet est assez faible, et ne donne pas des signes de progression significatifs.

Il y a une autre donnée importante du marché : une partie non négligeable des consommateurs est à la recherche de vins plus authentiques, traçables, « sains ». La dimension « santé », qui a toujours été présente sur le marché du vin, revient en force.

Au niveau des conditions de production, tout bouge aussi : changement climatique, droits de plantation, maladies du bois, pression environnementale de la société civile et de l’Etat.

L’Anjou, en particulier l’ouest du Maine-et-Loire, repose sur une économie viticole pour l’instant assez stable, sur des marchés de volumes, en augmentation mais très concurrentiels. Le chenin y a trouvé une place principalement sur le segment des bulles. Mais la rive droite du Layon peine à trouver sa voie, entre liquoreux en mutation et secs en mal de mal de reconnaissance sur un segment haut de gamme, qui sont, pour tout dire, à peine rentables, sinon pire. Les chenins secs de Savennières, pourtant positionnés plus tôt sur ce segment, manquent également de visibilité ; alors que leurs coûts de production ont explosé, conséquence d’un effort qualitatif certain. Les cœurs historiques, identitaires, du chenin angevin, sont en peine…

Le défi à venir pour la viticulture angevine est sans doute là. Une mutation est en cours, un modèle économique à faire évoluer, sinon à réinventer. Sans point de vue d’ensemble, pas de solution viable à long terme. Que les chenins de terroirs soient minoritaires n’est pas un problème, l’ont-ils jamais été ? Mais s’ils disparaissent, c’est l’économie, et l’identité, des vins d’Anjou qui sera menacée.

Une des voies explorées actuellement, à la suite de Quarts de Chaume et de la tentative « Loire Renaissance », est la création de crus en Anjou blanc. Une autre est l’évolution des Coteaux du Layon également dans cette voie, et vers une plus grande authenticité. Rappelons d’ailleurs que le premier décret de 1950 de l’appellation Coteaux du Layon n’imposait aucune obligation de niveaux de sucres résiduels, c’était avant tout une délimitation géographique, du chenin, un niveau de maturité et des tries. C’est bien sûr un grand sujet de débat, un chantier ouvert, mais la voie de la renaissance des chenins en Anjou, répondant à la demande d’authenticité du marché, devrait passer par la valorisation de sa versatilité sur chacun de ses terroirs, qui doit être vue non comme un handicap, mais comme un atout : sa nature exceptionnelle lui permet de faire d’aussi grands secs que de grands liquoreux, en passant par les bulles, à condition de ne plus vouloir forcer ni les terroirs, ni les millésimes (nous avons encore eu récemment des « mauvaises années » pour les liquoreux). N’est-ce pas ce que demandent de plus en plus les consommateurs ?

Je me permettrais de conclure en citant une dernière fois Benoît Musset « Jules Guyot constatait que c’est un fait bien établi qu’il ne suffit pas de produire un vin exquis pour acquérir et mériter un nom commercial : il faut en produire beaucoup de bon, de façon à constituer une base de marché ». « S’interrogeant sur ce qu’il considérait comme un potentiel sous exploité, (..) il pointait ce facteur plus social que « naturel » et technique. : la rencontre d’un vin et de ses consommateurs, faisant naître ou pas ce que l’on appellerait aujourd’hui un imaginaire. Dès la fin du XVIIIème, le vignoble d’Anjou, confronté au déclassement et à la concurrence, était manifestement entré dans la quête d’une nouvelle identité ».

Bibliography

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Revue de viticulture, tome XXIII, n°580, 16 mars 1905, p 295-298.

« Le sucre de betterave et l'essor de son industrie : Des premiers travaux jusqu'à la fin de la guerre de 1914-1918 » In Revue d'histoire de la pharmacie, 87ème année, n° 322, 1999. pp. 235-246.

Notes

1 « Le sucre de betterave et l'essor de son industrie : des premiers travaux jusqu'à la fin de la guerre de 1914-1918 » In Revue d'histoire de la pharmacie, 87e année, n° 322, 1999. pp. 235-246. Return to text

References

Electronic reference

Patrick Baudouin, « Chenin(s) en Anjou », Territoires du vin [Online], 7 | 2016, 01 January 2016 and connection on 08 October 2024. Copyright : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/territoiresduvin/index.php?id=851

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Patrick Baudouin

Président du syndicat Anjou blanc

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