Schlißlich fand ich am dunkelroten Veltliner einen Halt. Er schmeckte mir beim ersten Glas herb und erregend, dann verschleierte er mir die Gedanken bis zu einer stillen, stetigen Träumerei, und dann begann er zu zaubern, zu schaffen, selber zu dichten. Dann sah ich alle Landschaften, die mir je gefallen hatten, in köstlichen Beleuchtungen mich umgeben, und ich selbst wanderte darin, sang, träumte und fühlte ein erhöhtes, warmes Leben in mir kreisen. Und es endete mit einer überaus angenehmen Traurigkeit, als hörte ich Volkslieder geigen und als wüßte ich irgendwo ein großes Glück, dem ich vorbeigewandert wäre und das ich versäumt hätte.
(Hermann Hesse, Peter Camenzind, capitolo 4, 1904)
À la fin, je m’arrêtai au vin rouge sombre de la Valteline. Le premier verre avait un goût âpre et excitant, puis il noyait mes pensées dans une rêverie calme et prolongée, et puis commençait son action magique, créatrice, poétique. J’évoquais alors, dans un magnifique éclairage, tous les paysages qui m’avaient plu un jour ; je cheminais au milieu d’eux, chantant, rêvant, et je sentais vibrer en moi une vie supérieure et ardente. Et cela finissait par une tristesse extrêmement agréable, où j’entendais des violons jouer des chansons populaires, où je savais que m’attendait quelque part un grand bonheur devant lequel j’étais passé et que j’avais lassé échapper.
(Hermann Hesse, Peter Camenzind, traduit par Fernand Delmas, édition en français Calmann-Lévy, 2004)
La vitiviniculture de la Valteline : conditions environnementales et événements historiques
Le mot allemand « Veltliner » est l’adjectif qui dérive de Valteline. Les peuples germaniques établis à proximité ou dans les Alpes ont toujours entendu, avec ce terme de Valtellina, le vin de Valteline, boisson présente sur leurs tables depuis des siècles. Depuis le XVIe siècle, ce fait est témoigné par des documents officiels comme les tarifs d’octroi de la ville de Innsbruck en 1500 (« Von schwäbischen und Veltliner wine, von einer Urn 2 vierer »)1, mais aussi par des auteurs importants comme l’allemand Sebastian Münster (qui, dans la « Cosmographia universalis » de 1544, écrit sur le « vinum generosum, quod vulgo Veltlin vocant »)2 ou le suisse Johannes Strumpf (qui, plus prosaïquement, dans la Chronick de 1548, note que ce « güte und Edle weyn » est appelé par les allemands avec le nom de la terre qui le produit : « von den Teutschen dem land nach genennt Veltlyner »)3. Il semble que, dans cette région culturelle et économique, on considère le Valtellina comme le vin par excellence : au point que le vin blanc autrichien de Wachau, issus des raisins blanc du cépage Grüner Veltliner (ou Grünmuskateller, connu en Autriche et Allemagne depuis le XVIe siècle : quoiqu’une dérivation du cépage de la Valteline ne soit pas en cause, un rappel à la viticulture de la vallée est indéniable, peut-être aussi par opposition – grün et pas rot, comme les raisins de Valteline) utilise parfois pour sa publicité une ode de Conrad Ferdinand Meyer (1879) intitulée « Die Veltlinertraube » (La grappe de Valteline) dans laquelle il célèbre le « Purpurne Veltlinertraube / Kochend in der Sonne Schein » (la grappe pourprée de Valteline qui brûle sous la splendeur du soleil). Cette grappe oscille, appuyée sur la pergola « dunkelpurpurprangend », en montrant son couleur pourpre foncé incompatible avec le Grünmuskateller4.
L’association du nom « Valtellina » au vin est constante au fil du temps, même en absence d’une volonté de propagande, puisque elle est devenue un topos géographique et littéraire pluriséculaire.
Par exemple, au début du XVIe siècle, le chroniqueur milanais Camillo Ghilini écrivait dans la « particularis Descriptio » de la Valteline que « in Italia hactenus præter vini famam nihil habuit » (en Italie la vallée était connue seulement pas ses vins). Elle aurait donc pu en profiter pour se faire connaître au moment du passage de l’empereur romain germanique Maximilien Ier d’Habsbourg durant le conflit entre Ludovic Sforza et les Français5.
Ces considérations possèdent une réalité concrète. En témoigne l’importance croissante de la vitiviniculture dans l’économie et dans l’organisation territoriale et paysagère de la vallée depuis le Haut Moyen-âge jusqu’à nos jours.
Les conditions environnementales furent fondamentales pour l’émergence et le développement d’une viticulture de qualité en Valteline : la vallée de l’Adda (ou Vallis Tellina, de Telium, aujourd’hui Teglio, le centre local principal pendant le Haut Moyen-âge, situé sur une terrasse structurale à 860 mètres) s’étend avec une orientation longitudinale ; du Lac de Côme, il monte vers le massif de l’Ortles-Cevedale (culminant à 3904 mètres au Mont Scorluzzo), en direction sud, nous notons une légère augmentation de l’altitude sur environ 55 km (des 200 m d’altitude du lac jusqu’aux 298 m de Sondrio, en passant par les 255 m d’altitude de Morbegno) ; ensuite, la vallée tourne vers le SO-NE pour encore 26 km (ici on trouve les communes de Tirano, 450 m ; Grosio, 653 m et Sondalo, 882 m) ; enfin, elle prend une direction nette S-N pour encore 25 km (avec Bormio à 1217 m).
Le versant escarpé des Alpes Rhétiques est donc exposé plein Sud ou Sud-Est sur une longue portion, profitant d’un ensoleillement optimal tout au long de l’année et emmagasinant la chaleur solaire dans ses roches brunes. La chaîne rhétique, qui se maintient constamment au-dessus de 3000 m (avec les sommets des Piz Badile-Cengalo-Cima di Castello à 3378m ; du Disgrazia à 3678m ; du Bernina à 4050m, du Pizzo Scalino à 3323m ou encore du Cima de Piazzi s’élevant à 3439m), protège le versant des vents du Nord, favorisant un microclimat particulièrement propre à la viticulture, tempéré pendant les hivers et chaud et sec l’été. Le versant opposé (les Alpes Bergamasques), au contraire, est ombrageux, humide, neigeux : des conditions totalement défavorables aux vignes, sauf dans quelques endroits exposés Sud-Ouest.
La morphologie de la côte rhétique est cependant très accidentée avec de rares terrasses structurales (la plus grande est celle de Teglio), des dépôts morainiques très réduits et de vastes cônes de déjection ; ces derniers sont aussi les premiers terrains où la vigne fut historiquement emplantée.
La viticulture, donc, a dû faire face à un environnement favorable du point de vue climatique, mais morphologiquement hostile : au cours des siècles, on a ainsi remédié à l’aspérité de ce coteau en réalisant un système gigantesque de terrasses artificielles, terrasses devenues la véritable marque territoriale de la viticulture de la Valteline.
Ou, au moins, ce qui la caractérise à nos yeux d’observateurs du XXIe siècle.
L’aménagement en terrasses de la côte rhétique à des fins viticoles
L’aménagement en terrasses des versants en vue d’obtenir une extension de la surface agraire et des terrains plus faciles à labourer est une pratique courante dans toutes les zones de montagne densément peuplée. Naturellement, cela s’avère seulement vrai dans de contextes territoriaux restreints et exploités de façon intensive, tandis que le reste du territoire (bois, pâturages, les terres laissées en jachère) est utilisé de façon extensive. Par ailleurs, même dans un cadre de motivation et de pratiques plutôt courantes, les aménagements en terrasses à des fins viticoles revêtent des caractères tout à fait spécifiques.
La spécificité du paysage viticole en terrasses de la côte rhétique de la Valteline réside dans l’extension de l’aire cultivable, dans la continuité territoriale, dans l’extension altimétrique, dans l’intensité des constructions, dans leur ancienneté, voire dans la durée de leur utilisation. Ces caractéristiques tant au niveau de la quantité que de la qualité, font des artéfacts de la Valteline un cas unique dans l’Arc Alpin6. On n’insistera pas sur l’analyse de ces données, d’autres s’en occuperont ex professo dans ce numéro de la revue. Nous nous concentrerons en revanche, et en particulier, sur une vision d’ensemble de la viticulture en présentant des références géo-historiques et littéraires propres à appréhender l’évolution de cette région viticole.
La construction de terrains agraires à des fins viticoles apparaît donc comme un caractère fondateur, non seulement du paysage de la côte rhétique, mais de l’ensemble de l’économie et de la société locale. Il s’agit en effet d’un puissant facteur d’auto-construction de la société, conditionnant sa formation et ses caractéristiques et, donc, ses structures de base. La réalisation des terrasses viticoles a généré l’artificialisation totale des bas de pentes de la côte rhétique ; de surcroît, l’aménagement des sols a rendu très productif le territoire, en déterminant un écart entre la valeur naturelle des sols (qui était souvent nulle, puisque il n’y avait que des roches) et leur capacité productive.
Les pratiques agronomiques de réalisation et utilisation des terrasses viticoles furent effectivement essentielles pour la formation et l’existence de la société de Valteline. L’importance des terrasses dans le système productif et dans le cycle agricole annuel fut, depuis des temps immémoriaux, à la base de l’organisation économique et sociale locale, en connectant tous les acteurs : les paysans, engagés dans la réalisation matérielle des artéfacts en acceptant même des formes importantes d’ auto-exploitation dans le travail agricole ; les propriétaires, dont la richesse dépendait de la rente foncière et, donc, essentiellement de la surproduction obtenue sur des terrains pauvres et rares (mais, sans qu’ils participent directement à la valorisation des terres) et de la commercialisation du produit fini ; les rares professions libérales (médecins, avocats, notaires), les artisans, les artistes, qui, même s’ils n’étaient pas liés directement aux activités agricoles, bénéficiaient de la richesse provenant de la viticulture et de celle des propriétaires fonciers.
À partir du Moyen Âge, toutes les expressions de la société furent liées à la viticulture et au phénomène d’aménagement en terrasses du territoire. Evoquons les expressions à caractère sociale : l’octroi, par les propriétaires fonciers, de leurs terres aux paysans, en vertu d’un contrat de location emphytéotique nommé le « livello » (Ce contrat donnait aux locataires la sensation d’être propriétaires de la parcelle et les incitait à des formes extrêmes d’auto-exploitation, comme les travaux nécessaires à la mise en culture des pentes abruptes et rocheuses)7. Citons la face agronomique de ce contexte : techniques de culture, systèmes de production, cycles ergonomiques ; les manifestations de la « culture matérielle » d’origine paysanne (outils, habitations, mobilier, bâtiments utilitaires d’utilisation collective et individuelle tels les pressoirs communautaires), les infrastructures (réseau routier, contrôle des eaux) ; ou encore la construction des bâtiments civils et religieux et toutes les expressions culturelles et artistiques qu’y sont liées. Jusqu’à un passé récent, les difficiles conditions de vie des agriculteurs autant que le bien-être des propriétaires dépendaient seulement de la plus-value permise par la réalisation de terrasses artificielles consacrées à la production de vins de haute qualité sur ce territoire hostile.
La culture de la vigne, la production de vin et son commerce de longue distance furent les clefs de voûte de l’ensemble de la vie (sociale, économique, culturelle, territoriale) d’une large portion de la Valteline. Les effets de cette activité se manifesteront pendant un millénaire, du moment où la viticulture s’imposa dans la vallée, en passant par d’extraordinaire préiodes de développement de l’activité comme le XVe siècle, jusqu’à nos jours.
Charme et productivité de la Valteline, un topos littéraire de longue date
Tel est le résumé des événements historiques (économiques, sociaux, territoriales) de la viticulture en Valteline ; toutefois, nous sommes confrontés à bon nombre de problèmes dans la recherche de renseignements pour la période pré-statistique (à l’exception notable du cadastre de 1531 qui restera sans équivalent jusqu’au XIXe siècle). Aussi, sommes-nous dans l’obligation de faire appel à des sources descriptives, soit historico-scientifiques, soit artistico-littéraires, pour dresser un tableau satisfaisant, sinon exhaustif, de la viticulture dans la vallée.
La Valteline, fut donc vue et décrite comme une région agricole généreuse où fleurissent diverses activités agraires, notamment la viticulture et l’élevage ; déjà au XIIe siècle, l’Anonimo Cumano, écrit qui raconte le récit de la guerre décennale entre les villes de Milan et Côme (1118-1127), décrit ainsi la vallée :
Vallis erat formosa satis, nimis apta colonis, / moribus ornata, est vallis Tellina vocata. /
Arboris est illic vitum generosa propago, / fertilis est frugum, satis est ibi copia lactis, /
castaneaeque multaeque, nuces ibi sunt quoque plures. / Somnia sed faciunt ibi plura papavera nata8.
Plus tard, le commentaire de Léonard de Vinci, qui visite cette région à la fin du XVe siècle en tant qu’ingénieur militaire, sera plus concis, mais tout à fait cohérent avec l’Anonimo Cumano : « Valtolina come detto valle circumdata d’alti e terribili monti. Fa vini potentissimi e assai e fa tanto bestiame che da’ paesani è concluso nascervi più latte che vino. […] In questo paese ognuno può vendere pane e vino, e ‘l vino vale al più un soldo il bocale »9. Tandis que dans le petit poème “Rhetia” (1547), l’humaniste Francesco Negri, ex-frère réfugié à Chiavenna pour des raisons religieuses, écrit de l’Adda : « Celer ille tuos præterluit agros/ Volturena, simul Baccho Cererique dicatos »10.
Par ailleurs, à la fin du XVIe siècle encore, dans les « Relations universelles » de Giovanni Botero la Valteline est décrite comme « una delle migliori valli d’Europa, piena di grani, di bestiami, e di vini nobilissimi, di Castelli e Terre grosse »11.
Le vin, était donc déjà à la fin du XVe siècle, devenu le produit principal de l’agriculture de la vallée : le fonctionnaire milanais Tristano Calco, en décrivant le parcours du cortège nuptial de Blanche-Marie Sforza qui allait marier l’empereur Maximilien Ier (1494), mentionne la traversée de la Valteline où il trouve « uno degli angoli fra i più felici di tutta Italia per la generosità dei vini » (l’une des régions italiennes les plus heureuses pour la générosité de ses vins). Ensuite, le cortège fait étape à Sondrio, hébergé chez les frères Giovanni et Castellino Beccaria où « trovarono sia vini vecchi di cinquant’anni, che anche un aceto dolce: ne fu preso un carico, non solo per condire i cibi, ma anche per i profumi e per usi medici » (ils trouvent des vins âgés de cinquante ans et un vinaigre doux, dont ils prennent quelques pichets non seulement pour assaisonner les aliments, mais aussi pour l’utiliser comme parfum ou comme médicament). Enfin, il écrit que pour éviter les continuelles traversées de l’Adda, ils prennent des « nuove strade selciate attraverso vigneti e dolci pendii » (nouvelles routes qui traversent des pentes douces et des vignobles)12.
L’excellence du vin de Valteline est désormais une réalité au XVIe siècle, au moment où certains hommes de lettres la consacrent dans leurs œuvres. Citons par exemple Matteo M. Bandello qui, en se rappelant un séjour à Bagni di Masino en Valteline pendant les années 1520, parle ainsi de la viticulture de la vallée et de la commercialisation de ses produits : « E ben che tutta la valle faccia ottimi vini, nondimeno la costa di Tragona [Traona], che è sotto Caspano, gli genera di tutta eccellenza. Quivi tutto il dí si vedono grigioni e svizzeri, che vengono a comprare del vino »13.
Ortensio Lando, l’auteur farfelu du « Commentario delle più notabili, & mostruose cose d’Italia » (1553) réalise en revanche une présentation des vins de Valteline plus originale et plus plaisante que celle citée précédemment : son prétendu voyageur « araméen » (un précurseur original des Usbek et Rica des Lettres persanes de Montesquieu), lorsque il arrive en Valteline, en apprécie grandement les vins : « Or qui bevei vino dolcissimo e insieme piccante e il quale, non nuotando nel stomaco, secondo la proprietà de’ vini dolci, ma cercando tutti i meati del corpo, miracolosamente conforta chiunque ne beve. Quivi sono vini stomatici, odoriferi, claretti, tondi, raspanti e mordenti. Essendo in Tilio, al presente detto Teio, donde ne ebbe già il nome la valle, e trovandomi nelle case del cortesissimo e umanissimo signor Azzo di Besta, bevei di un vino detto vino delle sgonfiate. Credo fermamente ch’egli sia il miglior che al mondo si beva: s’è più fiate [volte] veduto tal isperienza, esser l’infermo abbandonato da’ medici e per morto da’ cari parenti pianto, e solo col vino delle sgonfiate essersi risanato e preso tal vigore, che pareva si fussero loro raddoppiate le forze. […]. Non si cambiano, non si corrompono nel nascere della nocevole canicola; non accade mitigare l’asprezza loro col gesso, come far si suole in Affrica; né accade eccitarli con l’argilla o col marmore o col sale come fa la Grecia. Né solamente vi sono i vini perfettissimi, ma le cànove [cantine] ancora dove li ripongono sono fatte con le debite condizioni, rimote da ogni cosa fetente e da luoghi dove siano piantati alberi de fichi, con le finestre volte verso Aquilone e con i vasi l’un dall’altro con debita proporzione distanti. Trovansi vini di quaranta, di sessanta e di ottant’anni »14
La noblesse du vin de la Valteline et les vins « rhétiques » dans l’Antiquité
L’émergence de la culture de la Renaissance en Europe pousse certains humanistes à identifier le vin de Valteline au « vin rhétique » dont parlent les auteurs de l’Antiquité (Caton, Tite-Live, Virgile, Pline, Columelle, Suétone, Strabon), en se prévalant d’une excellence et d’une réputation qui remonteraient à plus de 1500 ans (par exemple, l’historien de Côme Paolo Giovio en 1537/8 cite un ouvrage de 1498 de Annius de Viterbe, qui attribue à tel Caio Sempronio les renseignements sur la qualité du vin et l’amélioration avec le vieillissement, au point d’être considéré comme un médicament)15.
En particulier, cette vision est répandue parmi les humanistes allemands, qui redécouvrent la « Rhétie » de l’Antiquité, à laquelle ils attribuent – de façon un peu forcée, il faut dire – les origines des populations alpines : c’est le cas, par exemple, de Gild (Aegidius) Tschudi, politique et historien du canton de Glaris qui, dans l’œuvre « De prisca ac vera Alpina Rhætia » (1538), reconnaît dans le « vin rhétique » des auteurs de l’Antiquité les vins produits dans la « Rhétie » de son époque et, donc, les vins de la Valteline. Il y perçoit aussi ceux qui sont produit le long du Rhin dans le Voralberg, en Lichtenstein, dans les cantons Glaris et des Grisons16.
Au contraire, l’historien, théologien et topographe suisse Johannes Strumpf (1548), estime que les vins rhétiques, dont parlent les auteurs anciens, provenaient seulement de la Valteline. Le bohème Kaspar Brusch est encore plus précis dans la description du territoire. Dans son « Iter Rheticum » (1580) il rappelle qu’à Tirano commence une région favorable à la viticulture, laquelle excelle dans beaucoup de localités, mais notamment à Manescia, près de Traona : « omnium Volturiensium vinorum præstantissimo et loci nomine passim nobili longe lateque præ aliis celebrato »17. De son côté, Ulrich Campell (Durich Chiampell en romanche), un théologien protestant et historien des Grisons, cite les anciennes descriptions, mais rappelle aussi les caractéristiques modernes de la viticulture de la vallée : « Ma di vino, quasi rosso e in qualche luogo purpureo, è ricca a tal punto che la sua abbondanza quasi supera le aspettative di chi ascolta, poiché non passa giorno in cui non ne siano esportati molti carichi di cavalli da soma per la Rezia e fuori di essa, ovunque, nelle vicine province Elvetiche, Sveve, Vindeliche, del Norico etc., poiché si è scoperto che portato in giro riesce più forte e più corposo, quanto più è condotto lontano e quanto più è scosso nel trasporto. Sopporta mirabilmente anche l’invecchiamento, così che vi sono molti che hanno conservato il vino Retico o Valtellina dall’anno 1540 fino al 1572; esso da rosso di colore mutato in biondo, già un tempo fu considerato superiore al vino di Creta per sapore e profumo, come ricorda Strabone, libro IV. […] Il vino nasce quasi sulla sponda destra dell’Adda che, in quanto soleggiata, così è adatta ai vigneti e perciò ne è ricoperta »18. (Traduction non littérale: La Valteline a une telle abondance de vins rouges, quelquefois très foncés, presque pourpres, que qui écoute ne peut pas y croire. Tous les jours, beaucoup de ces vins partent pour la Rhétie ou pour les provinces voisines du Nord ; d’ailleurs, il est reconnu que le vin va s’améliorer avec les secousses du transport. Le vin soutien admirablement bien le vieillissement et plusieurs ont conservé le millésime de 1540 jusqu’en 1572 ; une fois ouvert, le vin de rouge est devenu blond. Comme le rappelle Strabon (livre IV) ce vin était considéré comme meilleur que ceux de Crète pour ce qui concerne le goût et les odeurs. Le vin croit sur la rive droite de l’Adda, bien ensoleillée et adaptée aux vignes qui la recouvrent.)
L’histoire de la vitiviniculture en Valteline, des références chronologiques
En réalité, malgré les nombreuses citations de l’Antiquité, les premiers documents qui témoignent de la présence des vignobles et la production de vin en Valteline remontent au IXe siècle et évoquent la basse Valteline. Rappellons en particulier la présence d’un domaine de Dubino qui appartenait au monastère de Saint-Ambroise de Milan, et dont la production de vin était destinée au paiement des redevances agricoles. Des vignobles figurent également dans un acte de vente de d’exploitations impériales situées à Cexino (actuel Cercino). Le contenu du document montre cependant clairement qu’il s’agit d’un contexte de polyculture, où la viticulture n’a pas encore pris les formes d’une spécialisation qui verra le jour plus tard19. La basse Valteline, où se concentraient les propriétés des grands monastères ou des seigneurs féodaux, représente probablement le premier pôle de développement de la culture de la vigne dans la vallée. Néanmoins, des moines actifs dans la promotion de la viticulture se signalent aussi dans la zone de Tirano, où le petit hospice de Saint Romedio (fondé en 1055 le long de la route du col de la Bernina dans le val Poschiavo) réalise des travaux de défrichage sur le versant rhétique et dans le fond de la vallée sur des terres appartenant aux communes de Tirano et Villa (cette opération est évoquée en 1140, mais elle se poursuit encore durant la moitié du XIIIe siècle).
Des évolutions similaires, quoique moins systématiques, s’observent aussi dans d’autres localités de la Valteline moyenne20.
La progressive spécialisation vitivinicole de la Valteline trouve sa confirmation dans d’autres documents de la même époque. Citons, par exemple, une rubrique des Statuts communaux de Côme (1209) qui met en garde tous ceux qui exportent du vin « a Clavenna seu burgo de Plurio supra in Ultramontanas partes, seu in partes Cruale » (à Chiavenna et dans le territoire de Coire). Il est explicitement indiqué que la commune n’interviendra pas en cas de vols ou de confiscations (des épisodes qui n’étaient pas rares à l’époque)21 ; en 1367, le tarife pour l’entrée de marchandise dans la ville de Zurich prévoie le « Klefner oder welsche wein » (le « vin de Chiavenna ou italien », qu’ils nommaient ainsi en vertu de la provenance commerciale et non de l’origine géographique du produit)22
Même si les lieux de production de ces vins n’ont pas été précisés, il est plus que probable que, au moins une partie d’eux, proviennent des vignobles de la Valteline. En outre, au XIIIe siècle, les comptes de la commune de Chiavenna enregistrent des recettes substantielles pour le droit sur le vin « étranger »23.
Les informations sur le commerce du vin de Valteline se multiplient durant le XVe siècle, lorsque les suisses et les grisons tentent de toutes les manières possibles d’obtenir l’exemption des droits sur les exportations. À cet effet, ils négocient longuement avec le Duché de Milan, qui possédait la souveraineté douanière, et parviennent ainsi à recevoir d’importants avantages24.
Encore, en 1477, on enregistre des importations d’importants volumes de vin de Valteline à Zurich, tandis que, l’année suivante, émergent des problèmes douaniers25.
En résumé, lorsque les auteurs de cette période parlent de viticulture, leur attention se concentre exclusivement sur la production du vin (le rappel d’Ortensio Lando sur la qualité des caves et des cuves est, à cet égard, très significatif). En revanche, la culture de la vigne et ses composantes socio-économique ou ses conditions technico-productives ne sont jamais abordées.
Transformations du système productif et orientation « septentrionale » de la vitiviniculture
Pendant la domination des Grisons en Valteline (1512-1797), se manifeste une nette transformation du système productif et commercial : la nouvelle situation politique favorise une orientation des activités vers le Nord. Ce phénomène était déjà en place au XVe siècle (l’abolition des droits sur les exportations de vin vers la Suisse et les Ligues Grisonnes génère une hausse de la demande dans ces pays) et se consolide progressivement dans les premières décennies du siècle suivant en provoquant des transformations structurelles. À cet égard, certaines mesures réglementaires et quelques faits concrets furent fondamentaux.
L’institution d’une foire à Tirano (1514) et la valorisation de l’itinéraire du col de la Bernina révolutionnent le système commercial de la Valteline. La foire devient le lieu et le moment où négocier les produits de l’ensemble d’une région économiquement très vaste : ici, les marchands lombards et vénitiens vendent leurs produits manufacturés, les souabes et les tyroliens les céréales et le sel, les suisses et les grisons le bétail et les produits laitiers, les habitants de la Valteline le vin. Il s’agissait d’un système dont le « Veltliner » représentait la clef de voûte d’un commerce multilatéral (il était quasiment le moyen d’échange), où chacune de ces zones économiques complémentaires pouvaient céder ses produits et accéder aux biens dont elles avaient besoin (en particulier, le vins et les produits artisanaux partant vers le Nord, le bétail et les céréales allant vers le Sud ; alors que la Valteline s’approvisionnait au Sud pour les produits manufacturés et au Nord pour les céréales et le sel, en payant avec les revenues de la vente du vin).
La libéralisation des échanges, le démarrage de la foire et la valorisation de l’itinéraire du col de la Bernina, ont d’ailleurs occasionné le déclin du commerce de Bormio, qui auparavant contrôlait directement le transport du vin de la Valteline vers le Tyrol, en bénéficiant du monopole sur les passages dans son territoire26.
Le cadastre recensant les biens immobiliers (1523-31), qui avait déjà débuté au début du XVIe siècle, mais dont la réalisation s’est accélérée après l’arrivée des Grisons, représente un autre enjeu important dans la nouvelle organisation économique de la vallée : le réagencement de la propriété foncière met aussi de l’ordre dans le système fiscal en permettant de rééquilibrer les charges parmi les composantes sociales (tout d’abord par l’élimination des exemptions pour les grandes familles locales : Quadrio, Venosta, Beccaria), entrainant des effets notables « di innovazione, di egalitarismo e di democrazia » (sur les plans de l’innovation, de l’égalitarisme et de la démocratie) dans la vie des communautés locales27.
La révision des statuts en vigueur dans les diverses entités politiques et administratives de la vallée s’inscrit dans cette logique qui vise à parvenir à un meilleur équilibre entre les composantes sociales : en 1531, en particulier, les nouveaux « Statuti » (Statuts) de la Valteline établissent clairement (notamment dans la version italienne de 1548) les règles concernant tous les domaines de la vie collective et individuelle28.
Face à une tendance à la libéralisation partielle du commerce (qui mène, par conséquent, à une croissance quantitative des échanges), on observe aussi des mesures qui semblent aller dans le sens opposé : lorsque les participants au « Consiglio di Valle » (le Conseil de la Vallée ; le principal organe politique et administratif de la Valteline) ne sont pas capables de trouver un accord sur la politique commerciale à adopter pour le vin afin de surmonter une phase de crise productive, un décret souverain de 1547 interdit alors les exportations du vin vers Sud. Cette disposition favorisait ainsi les marchands grisons (ainsi que suisses et tyroliens, mais aussi les locaux, tout en conservant les prix au bénéfice des acheteurs), mais désavantageait certains des grands propriétaires (comme la famille Quadrio) liés aux marchés lombards et vénitiens29. Cette situation n’était cependant pas nouvelle car déjà, en 1491, le podestat de Bormio (envoyé par le Duché de Milan) se plaignait du fait que les vénitiens s’accaparaient le vin et que « la mazore parte del vino de Valthelina he in le mani de XII de li più richi d’essa vale » (la plupart du vin de Valteline sont dans les mains des douze familles les plus riches de la vallée), craignant une hausse des prix au détriment du marché local30.
En effet, l’action du gouvernement des Ligues semble viser résolument à la rupture de l’équilibre oligopolistique dans le commerce du vin. Cela est évident, notamment pendant le XVIIe siècle (lorsque la documentation devient plus riche), comme l’évoque une mesure gouvernementale du 10.8.1614 qui réaffirme la liberté du commerce intérieur dans la vallée (à la demande du Conseil de la Vallée)31 ; alors que la « Grida generale per il Terziere di Mezzo » (Décret d’application pour la Valteline moyenne) du 12.6.1632 (énoncée pendant la courte période d’indépendance de la Valteline durant la Guerre de Valteline, et confirmant que la libéralisation des échanges ne se restreignait pas seulement aux Alpes) interdit la monopolisation des raisins au moment de la vendange. La loi établit en particulier que « niuno possi far il malosser [sensale] sotto pena de 100 scudi […] ne interponersi nei mercati di vino senza espressa licenza di SS.M. Ill.re [il magistrato] dal qual riceverà li ordini e maniera con che ha da portarsi per servitio e delli mercanti e delli particolari » (personne peut agir comme intermédiaire – sous la peine d’une amende de 100 scudi – ou travailler dans le commerce du vin sans une licence accordée par un Magistrat. Ce dernier décide aussi des règles à adopter avec les marchands et les particuliers)32. Le sens de ces mesures est clairement exprimé par la « Grida generale di Valtellina » du 6.8.1717, chapitre 26 : « Si prohibisce l’incaparatura, & imbottatura de Vini e far Canepa di Vino [spaccio privato] per rivenderlo nel paese, e non già per comprare Vini per condurlo fuori […] » (La monopolisation des productions est interdite, tout comme la mise en tonneau des vins, voire la vente privée en Valteline. Est cependant permis l’achat de vin pour l’exportation en dehors de la vallée)33 : en bref, la vente en gros est permise pour l’exportation, mais non pour le marché intérieur.
L’ensemble de ces processus juridiques et économiques favorisent le développement des espaces viticoles et l’augmentation de la production, en conduisant à une progressive spécialisation productive de la vallée, d’un point de vue territorial comme d’un point de vue sectoriel.
Un point de référence de l’agriculture de la Valteline : le cadastre de 1531
La réalisation du cadastre agricole de 1531 offre un tableau de synthèse précieux sur la viticulture de la Valteline au début du XVIe siècle. Le cadastre permet d’analyser le phénomène, soit du point de vue quantitatif, soit au niveau de la distribution des produits : les données ci-dessous illustrent clairement ces aspects.
La perche de Valteline correspond à environ 688 m2. Une perche était composée de 24 tables ou planches. Par souci de simplicité, dans les calculs nous avons seulement considéré le nombre des perches sans les sous-multiples. Dans la haute Valteline les communes de Bianzone, Villa et Tirano (dans le fond de la vallée, mais pour la plupart exposée Sud) appartiennent au versant rhétique; Vervio, Grosotto et Grosio (située à la limite de la zone de culture de la vigne) exposées S-E, appartiennent à la zone intermédiaire; les autres (territoire restante) sont exposées N-O (parfois, avec des parcelles en vignes dans le fond de la vallée ou sur la côte rhétique) ou au-dessus de la limite altimétrique de la viticulture.
Ces données montrent deux aspects en particulier : les surfaces plantées en vignes représentent une partie minoritaire du territoire de la vallée (soit pour ce qui concerne la surface agricole utile, soit sur l’ensemble du territoire, comme on peut l’observer dans l’avant-dernière colonne du tableau)35 ; néanmoins, cette spécialisation (qui, comme on le voit dans la dernière colonne, concerne en particulier la côté rhétique de la Valteline moyenne. Depuis le XVIe siècle cette zone devient le centre de la viticulture de la vallée, surmontant la basse Valteline lieu où eut lieu le premier développement de la culture) s’observe aussi sur le versant des Alpes bergamasques. Elle est présente sur les vastes cônes de déjection qui, en vertu de la qualité des sols et d’une exposition favorable, sont adaptés aux vignes (cependant, dans certaines zones, comme à Morbegno, il y a surtout des « vinae silvatae », c’est-à-dire des vignobles en culture mixte tournés vers la quantité plutôt que vers la qualité du vin)36.
La maturité du système vitivinicole de la Valteline
Les trois caractéristiques de la viticulture de la Valteline au XVIe siècle, dont nous avons jusqu’ici parlé (orientation économique vers le Nord, transformations structurelles du secteur, rappel aux auteurs classiques comme garantie de qualité), se combinent dans un processus complexe qui prend de la consistance au fil du temps. Même s’il ne s’agit pas d’une opération coordonnée de « marketing », le résultat de cette démarche est la réalisation d’un véritable produit commercial qui fonctionne parfaitement pendant plus de quatre siècles.
L’orientation durable et presque exclusive vers le Nord, ainsi que la fermeture virtuelle du marché méridional (les Ligues s’occuperont à plusieurs reprises des demandes d’exportation de vin provenant de Val Camonica dans la seconde moitié du XVIe siècle)37 entraîne la disparition des vins de Valteline du marché italien. En témoignent d’ailleurs les traités d’œnologie publiés au cours du XVIe siècle, tels que l’épître de Sante Lancerio (1553-9)38, le « bottigliere » (caviste) du pape Paul III Farnèse, ou encore l’œuvre du médecin des Marches Andrea Bacci (1596)39, travaux dans lesquels il n’y a aucune mention des vins de la vallée.
Les caractères structurels de la viticulture de la Valteline peuvent être partiellement attribués aux problèmes que posait le transport du produit (un autre des facteurs de formation du modèle). La première partie du parcours s’effectuait par voies terrestres, le reste était réalisé après par voies d’eau : le lac de Côme, si le vin s’exportait vers le sud ; le Rhin pour les marchés du nord ; l’Inn et le Danube en directions du nord-est. En effet, le transport représente un facteur fondamental du développement productif. Il influence les noms et les formes des récipients, ainsi que les unités de mesure (du vin, mais aussi des céréales) : au fil du temps les condi et brente sont remplacés par les some et plaustri (qui rappellent le transport de somme ou sur chariot) ; en outre, les tonneaux prennent une forme oblongue pour faciliter le transport à dos d’animaux, sur chariot ou sur bateau40.
Durant la seconde moitié du XVIe siècle et dans les premières décennies du XVIIe, le « modèle de la vitiviniculture de Valteline » prend sa forme finale, atteignant une « maturité structurelle » fondée sur une série d’éléments qui en garantissent la qualité et l’identité. Ces éléments sont perceptibles à travers la désormais grande réputation des vins, leur excellence qualitative, leur valeur économique, le rapport à la territorialité (à savoir dans le lien harmonique avec le territoire est ses caractéristiques climatiques et morphologiques). Toutefois, les facteurs humains du système productif et commercial de la vitiviniculture de Valteline sont exclus de ce processus. En particulier, c’est le cas des aspects sociaux (la viticulture a façonné en profondeur la société locale dans ses composantes de classe), économiques (notamment micro-économique : ces processus ont agit sur l’organisation productive, dans la répartition des revenus, dans la disponibilité de ressources au sien des diverses cellules de la société, les familles, les communautés de village, etc.) et techniques (agronomique, ergonomique, organisation de la filière).
Dans la filière viticole, la culture de la vigne et la vinification sont deux phases qui généralement fonctionnent ensemble. C’est le cas en particulier pour les grands producteurs qui, en plus, s’occupent aussi du vieillissement du vin. Néanmoins, dans certains cas, elles sont partiellement séparées l’une de l’autre, notamment lorsque il y a beaucoup de vignerons-locataires qui livrent les raisins aux propriétaires pour les vinifier. Le plus souvent, les observateurs s’occupent principalement (parfois exclusivement) des procédés de vinification et de la qualité du vin, tandis qu’ils ignorent l’activité agricole et productive, peut-être parce qu’ils la considèrent comme allant de soi.
Pourtant, au début du XVIIe siècle, certains observateurs ne s’arrêtent pas à la seule et traditionnelle appréciation de la qualité du vin, mais commencent à s’intéresser à l’aménagement de la surface agricole et à la culture, en découvrant, pour ainsi dire, la création de terrains agricoles là où il n’existait pas naturellement. Le premier auteur qui signale cette réalité est probablement le grison Johannes Guler von Weineck qui, dans le livre « Raetia » (1616), mentionne expressément la présence massive des vignes sur les deux côtes de la vallée, mais aussi les dures et ingénieuses modalités de culture des vignobles. Et d’affirmer que « Il lato a destra dell’Adda, in quanto più soleggiato, è molto più produttivo e ricco di viti del sinistro » (le versant à la droite de l’Adda, en plus ensoleillé, est beaucoup plus productif et bien plus remplis de vignobles que le gauche). Néanmoins, d’importantes obstacles entravent la culture, en particulier la morphologie des terrains à laquelle les vignerons remédient ainsi : « Si appoggiano i tralci su legno e sulla roccia; c’è qualche luogo, che di per sé non produrrebbe nulla, poiché non è che pietra e dirupi, e parecchi la considerano sterile per la piantagione di ogni cosa e inutile e non dissodabile. Ma si porta la terra fra le pietre così che i tralci, là dove si vogliono piantare, possano mettervi radice: ed essi sono coltivati bene sulle grosse pietre e sui dirupi, così che formano belli e piacevoli vigneti: non solo sono belli da vedere, ma risultano anche molto fruttuosi e utili »41. (Les vignes s’appuient sur le bois et sur la roche ; parfois, il y a des endroits qui ne peuvent rien produire naturellement, puisque il n’y a que des pierres et des ravins et plusieurs pensent qu’ils sont inutiles pour l’agriculture. Toutefois, on porte la terre parmi les pierres, de sorte que les ceps puissent s’enraciner : les vignes sont bien cultivées sur les roches et sur les ravins en formant de beaux vignobles très productifs).
L’auteur laisse beaucoup d’informations sur plusieurs aspects de la filière viticole : il affirme que le vin de Valteline s’améliore en vieillissant et avec les transports à longue distance ; il note que ce vin est tellement sain qu’on peut l’utiliser comme médicament ; il cite aussi les volumes des exportations, qui atteignent en moyenne 100 some par jours (1 soma égale 1,32 hl) ; enfin, il rappelle la bonté des vins produits à Grigioni : « presso Castione, al di sopra della valle, s’innalza una costiera a vigneto soleggiata e rocciosa, detta Grigioni: la quale produce il vino migliore e più squisito in tutta la valle, che si può conservare soave a lungo e che dai mercanti viene portato in terre lontane alle corti di imperatori, re, principi e signori »42, un lieu qu’on retrouve aussi lors de la mentions d’un transport de vin à Vienne (Autriche) au XVII siècle.
Dans les mêmes années, Fortunat Sprecher von Berneck (1617), lui aussi grison, souligne, à travers des descriptions détaillées, que l’évolution de la production, la qualité du vin et son prix dépendent dans une large mesure de la tendance météorologique de la saison végétative, ainsi que de facteurs proprement économiques43.
Toutefois, un pas en avant est fait vers la compréhension du système vitivinicole de la Valteline grâce à un simple géomètre-expert, Giovan Battista Apollonio, originaire de le Val Camonica Dans un rapport de 1621 (envoyé probablement au gouvernement vénitien, pour lequel il travaillait), il note que la viticulture favorise la richesse des propriétaires, mais, en même temps, la misère parmi les vignerons qui dépendent totalement des premiers. Les vignerons sont structurellement redevables envers les propriétaires qui « al tempo de mosti gli levano per quel che vogliono » (au moment de la vendange prennent les moûts aux paysans pour le montant qu’ils veulent), en les privant ainsi d’une partie de leurs revenus. Par conséquent, les habitants des versants ombragés situés sur le coteau des Alpes Bergamasques ont, paradoxalement, des conditions de vie meilleures que les vignerons de la côte rhétique, où s’étirent des vignobles de haute valeur commerciale44.
Crise et reprise de la vitiviniculture de la Valteline au XVIIe siècle
Le déclenchement de la Guerre de Valteline (1620-1639) provoque des conséquences catastrophiques pour la société locale. Le passage des troupes impériales dirigées vers la « Guerre de Succession de Mantoue » (opposant la France aux Habsbourg) provoque une épidémie de peste qui entraine à une diminution dramatique de la population45 et la dévastation du territoire (notamment des vignobles, car les soldats de passage utilisaient paisseaux comme bois de chauffage). Il en découle une grave crise économique qui touche en particulier la viticulture avec des conséquences prévisibles sur les conditions de vie de la population locale. Cependant, grâce à la volonté des vignerons nous assistons à un redémarrage rapide de l’économie (et de la démographie) de la Valteline, de sorte que l’abbé Giovanni Tuana, qui écrit avant 1636, ne semble pas se rendre compte de la crise46.
Une belle illustration de ces activités est fournie par le marchand Gaudenzio Molinari (de Bondo dans le Val Bregaglia) qui réalise un voyage à Vienne pendant l’automne 1637 et l’hiver 1638, pour y vendre 17 some (environ 22,5 hl) de « vini dulzi de Valtolina » (vins doux de la Valteline) qu’il avait acheté à Castione. Son récit est d’un grand intérêt puisque il note en détail les étapes de son parcours et les aspects financiers de l’opération47.
La crise est complètement surmontée dès la fin du XVIIe siècle. En 1717, le sujet qui focalise l’attention du Conseil de la Vallée dès lors plutôt est lié à une question courant de commerce viticole : faut-il privilégier la qualité du produit ou le volume de la production ? La reprise du marché vinicole avait produit une nouvelle augmentation des surfaces viticoles qui s’étalaient désormais même sur des terrains marginaux et non adaptés aux vignes (il s’agissait de vignobles situés trop en altitude ou dans les zones humides du fond de la vallée). Les risques d’une disqualification progressive du vin et, par conséquent, d’une dévalorisation commerciale et d’un déclin de l’image du produit étaient évidents. Ce contexte entraine ainsi une opposition entre des politiques productives et commerciales soutenues par les grands propriétaires (qui visent à privilégier la qualité) et une politique d’expansion des petits (qui visent à la quantité). Nous ne connaissons pas le résultat des discussions du Conseil, toutefois nous savons comment cela s’est terminé : les vignes ont continué à s’étendre même dans les zones inadaptées, entrainant des conséquences sur la viticulture locale qui ne tarderont pas à se manifester48.
Les récits fournis par les témoins de l’époque reprennent les tendances et les contenus des décennies précédentes. L’abbé local Pietro Angelo Lavizzari (1716), accorde par exemple une grande attention aux faits : d’abord, il remet sérieusement en question la correspondance du vin de Valteline avec les vins rhétiques des auteurs classiques (puisque, il croit qu’ils parlent des vins produit dans la région viticole de Vérone) et des auteurs modernes (« invece però della corte del romano Augusto, gloriarsi si può di quella di Vienna, che stima cotesti vini provvisione conveniente alla sua grandezza » - Au lieu de se targuer de l’appréciation de l’empereur romain Auguste, il ferait mieux de citer l’empereur de Vienne, qui estime ces vins conformes à sa grandeur). L’auteur décrit ensuite le paysage viticole en mentionnant, probablement pour la première fois, la présence des terrasses (la « collina, esposta ad oriente e il mezzogiorno per il corso continuato di quarantacinque miglia, coperta di viti maestrevolmente lavorate, e tutta sostenuta a corone murate, non può fare più vaga comparsa, dandosi a credere per un delizioso teatro di Bacco, in cui esso voglia far pompa, e mettere in ispalliera i suoi maggiori tesori; per cui angusta quasi la per altro vasta pendice, allargansi anche alla pianura, e sino per le costiere, vôlte a tramontana » la côte exposée à l’est et au sud est couverte de vignobles soutenus par des couronnes en maçonnerie pour environ 45 milles. C’est un paysage superbe, un théâtre de Bacchus, qui semble montrer ses trésors les plus précieux. Les vignobles s’étalent sur les pentes escarpées jusqu’à la plaine, parfois, même sur les côtes exposées au Nord). Enfin, il célèbre la qualité des vins (« vi provengono vini sì generosi, che guadagnando perfezione dagli anni, a’ secoli stessi la resistono; e quanto più incontrano di rigido clima ove sono condotti, tanto più ottengon di pregio e fragranza » la Valteline produit des vins si généreux, qui améliorent au fil du temps et ils peuvent se conserver longtemps, même pour un siècle. En outre, plus le vin rencontre un climat froid lorsque il est exporté ailleurs, plus augmente sa qualité)49.
Au contraire, dans d’autres écrits de l’époque, on trouve des descriptions de la viticulture de la Valteline plus traditionnelles. C’est le cas du fameux « État et délices de la Suisse » (1730) de Gottlieb Kypseler, en réalité un remaniement d’œuvres précédentes50 : en Valteline « Le vin est ce qu’il y a de plus considérable, & le plus grand revenu du Païs. Les seps y portent des grappes d’une grosseur prodigieuse : il y a de ces grappes qui ont jusqu’à 450. à 460. grains de raisins. Le vin en est très-exquis, & fort estimé dans tous les Païs d’alentour »51.
Des paroles qui s’accordent à celles de l’abbé de Valteline Francesco Saverio Quadrio, qui en 1755, écrit : « Che il Vino sia l’Entrata maggior del paese, è cosa sicura […] Infatti non sol le Colline esposte ad Oriente e Mezzogiorno, per lo continuato corso di più di sessanta miglia, si veggono tutte coperte a viti maestrevolmente lavorate, e tutte sostenute a corone murate a foggia di delizioso teatro; ma le pendici tutte e le pianure altresì e le costiere persino, a tramontana rivolte, si veggon tutte frondeggiare di viti. La qualità del vino n’è la sola cagione. Esso, che vince colla dolcezza e soavità tutti i vini del Mondo, come scrive il Cluverio, e che colla sua generosità guadagna vigore dagli anni, e resiste a ogni Clima, tal reputazione si fa guadagnata, che non pure le parti vicine d’Italia, e la Rezia contigua se ne provveggono; ma l’Elvezia, il Tirolo, la Svevia, la Baviera, l’Austria, la Boemia, la Polonia, l’Ollanda, e fin l’Inghilterra ne fanno ricerca »52.
D’ailleurs, les paroles et le ton descriptif du récit montrent aussi que, au cours du siècle, le monde de la culture avait développé d’importantes nouveautés, comme le mouvement littéraire de l’Académie d’Arcadie, à laquelle s’associeront plus tard la Physiocratie et les idées libérales liées à aux lumières.
La vitiviniculture de la Valteline au XVIIIe siècle : dérives dans le passé et projections dans le futur
La culture arcadique de la seconde moitié du XVIIIe siècle (comme le montrent certains auteurs de la Valteline qui traitent de viticulture et de vin) ignore complètement, dans la plupart des cas, les aspects agronomiques, ergonomiques et économiques de ce domaine productif. Parfois, on voit ces facteurs relégués en arrière plan, par rapport à d’autres thématiques plus superficiels ou même imaginaires, mais qui étaient plus conformes à une vision poétique des travaux agricoles. En témoiugne la vision de Francesco Saverio Quadrio dans certains de ses épigrammes où il célèbre Bacchus et l’œnologie : « Giù per l’arene / di questo fiume [Adda] / sento che viene / Bacco, il mio nume; / sento le grida / della sua guida … / ecco l’amata, / cara brigata. […] // Voglio Refosco, / ch’è l’idol mio, / ben lo conosco / se lo vegg’io; / qual ostro brilla / e sì sfavilla, / re d’ogni vino / per me l’inchino »53; ou, encore, l’abbé Costantino Reghenzani de Teglio, qui vivait à Pise et, en 1761, se rappelle avec nostalgie de sa terre d’origine dans un poème en hexamètres latins : « verdi col vertice frondoso, guarda anche i dossi, / leggiadri dossi, ed aprichi, pei dossi, i campi coltivi; / li ornan col frutto dei pampini vigne in grandissimo numero / per ogni dove, e dai tralci sporgono i grappoli ambrosii. // […] A chi parlare dei dolci doni di Bacco munifico, / doni che bastano al censo dei trepidanti coloni ? / Perché dai tini ricolmi spumeggia qui la vendemmia, / e grandi calcano i torchi gl’innumerevoli grappoli, / e si riempion di rosso vino le botti capaci. / A testimoni, o Tedeschi, che vi affrettate alle nostre / terre, a comprare, e spendete ingenti somme nel vino, / io chiamo voi, che diciate quanto vi aggradi, che nobile, / vino si vende e alle vostre mense abbellisca i conviti »54.
La pensée physiocratique et, plus tard celle libérale, assignent, au contraire, plus d’attention aux modes de culture et, donc, à l’aménagement en terrasses artificielles du terrain agricole, ainsi qu’aux conditions juridiques, économiques et sociales du système productif. De ce fait, tandis que les poètes de l’Arcadie composent des vers à la légère, d’autres auteurs s’occupent concrètement des conditions de la production et du commerce du vin.
Les considérations du peintre Pietro Ligari soulignent, par exemple, que pendant moitié du XVIIIe siècle, la vitiviniculture de Valteline était à la croisée des chemins : se moderniser ou déchoir. Ces paroles montrent aussi le faible intérêt collectif (notamment de la plupart des propriétaires qui semblent incapables de stimuler les vignerons à l’amélioration de la filière productive) à l’égard des problèmes de la rationalisation des travaux et de la commercialisation du produit et, par conséquent, ils peinent à identifier des solutions, comme tentent de la faire certains des propriétaires les plus avisés (parmi eux figure le même Ligari). La qualité des vins de Valteline est bien connue ; toutefois, selon l’expérience du producteur, on ne peut pas dire la même chose des modes de conduite : « per maggiormente giovare alla mia Patria ne darò qui tutte quelle poche notizie da me debolmente aquistate nel corso di molti anni e delle molte esperienze che ne ho fatte ed in effetto si possono da ciascheduno osservare nella mia vigna a Cantone detta la Baiacca, parte della quale ho fatta e fo lavorare secondo le regole qui descritte » (je mets au profit de mon pays toutes les connaissances et l’expérience que j’ai acquise pendant plusieurs années et dont on peut observer les effets dans mon vignoble à Cantone dit « la Baiacca », que je travaille selon les règles que je vais décrire ici), en rappelant les avantages de la construction du terrain agricole à travers l’aménagement en terrasses : en janvier « poco si può fare quando la neve abbia preso il suo solito posesso, ma se avete occasione di far roncare [dissodare] nelle costiere e di far spezzare grossi sassi con mine o con guccie [cunei], sarà questo bonissimo impiego per questo tempo; e nella luna crescente di detto mese potete anche far podare le viti di costiera soliva [solatia]. Ancora far muri, trasportare sassi, ganda [ghiaia e ciottoli] et altro simile materiale »55. (Lorsque la neige arrive on ne peut pas faire grand-chose dans les vignobles. Néanmoins, pendant cette période on peut défricher les terres sur le coteau et détruire les pierres les plus grandes avec des mines ; et pendant le croissant de lune de ce mois, on peut tailler la vigne sur le coteau ensoleillé. Et encore : réaliser des murs, transporter des pierres, des graviers et d’autres matériaux).
Toutefois ces initiatives rencontrent des réticences : d’une part, « Non posso però capacitarmi dell’invincibbile ignoranza de nostri contadini de’ quali in gran numero ne vanno a Napoli, a Roma, a Lodi, a Milano et in altre città dell’Italia e se ne ritornano ostinatissimi come prima nel loro costume di coltivare la vite » (je n’arrive pas à comprendre l’ignorance de nos vignerons : bien qu’ils partent nombreux pour Naples, Rome, Lodi, Milan et d’autres villes italiennes, lorsqu’ils rentrent en Valteline, ils sont têtus comme auparavant dans le choix les modes de conduite de la vigne) ; d’autre part, plusieurs d’entre eux se rendent compte que, selon certains paramètres, ils pratiquent une viticulture « assai migliore e di maggior rendita » (bien meilleure et qui donne des revenus supérieurs) ; Cependant, nos vignerons ne veulent pas faire l’expérience pour ne pas risquer de perdre quelques journées de travail ou des vignes, « mentre par loro di far torto a loro vecchij con lasciare le regole che da essi impararono, onde in pena dell’ostinazione marciscono nell’errore » (puisqu’ils craignent de trahir leurs anciens en laissant la tradition, ils pourrissent dans l’erreur). De l’autre côté, certains propriétaires quoique « dall’agricoltura ricevino nottabilissimi vantaggi e piacere, anzi il sostegno delle loro case, s’astengono tuttavia d’aplicarvi il loro talento suponendola arte vile, perché manualmente praticata da’ villani, li quali in verità non sono se non che fachini dell’agricoltura » (ils tirent des gros profits et du plaisir de la viticulture, ils ne s’engagent pas dans des travaux, car ils considèrent cette activité comme un emploi de bas niveau, adapté aux paysans, ne comprenant pas que ces derniers soient seulement des ouvriers de l’agriculture), comme les maçons dans la construction d’un bâtiment : c’est pourquoi « tanto è falso il suposto che il contadino possa essere vero e fondato agricoltore, quanto può darsi che il muratore sia perito architetto. Con questa parità [paragone] penso d’avervi abbastanza provato che l’agricoltura non sia in mano de’ villani senonchè rispettivamente alla corporale fatica » (un vigneron ne peut pas être considéré comme un véritable agriculteur, comme un maçon n’est pas un architecte. Je crois qu’avec cette comparaison je vous ai bien expliqué que les paysans contribuent au bien-être de l’agriculture seulement avec leur effort physique)56.
En effet, la plupart des propriétaires se contentaient des atouts traditionnels du modèle vitivinicole de la Valteline qui leur garantissaient encore une position privilégiée dans leurs marchés habituels. A contrario, les producteurs d’autres régions pouvaient se targuer d’adopter alors de systèmes productifs et commerciaux, mais aussi des conditions logistiques (notamment pour les transports à longue distance), bien plus appropriés pour faire face, au seuils du XIXe siècle, aux transformations du marché vinicole macro-régional et même continental.
Heinrich Ludwig Lehmann, un intellectuel allemand qui vécu longtemps dans les Trois Ligues, nous offre un exemple significatif de cette vision. Dans son livre « Die Landschaft Veltlin » (1797), il manifeste une grande attention au rôle de l’agriculture dans la société contemporaine et de ses effets économiques et sociaux sur les collectivités locales ; toutefois, il propose le modèle classique des observateurs étrangers en Italie, fondé sur des conventions et des clichés qui empêchent des interprétations et des descriptions correctes de la réalité effective. À cet égard, sa présentation du territoire de Valteline est véritablement emblématique : « Il paese di Valtellina è indubbiamente una delle più belle e senza contraddizione la più fruttifera valle della Svizzera. Io non esagero minimamente quando affermo che essa è un piccolo Paradiso, o perlomeno l’assaggio, l’ingresso della paradisiaca Italia »57. (La Valteline est certainement l’une des vallées les plus belles de la Suisse et, sans doute, la plus fertile. Je n’exagère guère lorsque je dis qu’elle est un petit paradis ou, au moins, l’avant-goût, la porte d’entrée de la paradisiaque Italie).
L’auteur poursuit en dressant une liste des modes de conduite des vignoble (il ne cite toutefois pas les terrasses), des cépages et des vins produits58. Malgré les extraordinaires capacités productives du territoire dont il parlait précédemment, il constate aussi un énorme fossé existant entre les conditions de vie des vignerons et celles des propriétaires fonciers qui, à son avis, vivent dans le luxe. Si ces considérations sont fondées, l’auteur, qui appartient au « partie nationaliste » grison de matrice républicaine et protestante, met évidemment l’accent sur ces aspects qui entrent dans la polémique contre la noblesse et le clergé catholique locaux. Il s’agit d’un véritable objectif politique59.
Ces points de vue gagnent du terrain pendant les années suivantes, lorsque la Valteline entre dans la République cisalpine (d’ailleurs juste en 1797). Ainsi, un intellectuel comme Melchiorre Gioia y accordera beaucoup d’attention dans ses « Statistiche » (1804, 1813). Il y enquête sans concessions et se passionne pour tous les aspects du système socio-économique local (et, donc, même pour la viticulture)60. Nous sommes désormais entrés dans le XIXe siècle, une période amplement étudié par Daniele Lorusso dans cette même revue.
En conclusion nous souhaitons présenter des estimations quantitatives concernant la production et le commerce du vin pendant l’époque moderne. Il s’agit fréquemment de données non officielles (sauf celles de 1531 et 1811), qui ont été récoltées par des privés à plusieurs fins (commerciales, culturels), d’une manière souvent non systématique et sans références chronologiques précises. Ces données ne sont donc pas complètement (ou également) fiables : pour ces raisons, la lecture diachronique est problématique, quoiqu’elle permette d’aborder la tendance générale de la production et du commerce du vin ; cette lecture synchronique permet d’évaluer le rapport variable dans le temps entre la production et le commerce étranger (qui atteint environ 60-70% du produit)61.
Il y a encore des considérations à faire sur l’importance économique, absolue et relative, de la viticulture en Valteline au début du XIXe siècle. En 1802, le commissaire du gouvernement cisalpin Francesco Bellati dresse (en utilisant toutefois des données précédentes) un rapport sur les territoires de Valteline, Chiavenna et Bormio, dans lequel il estime que les recettes monétaires du commerce du vin s’élèvent à 82,9% de la valeur globale des marchandises introduites dans la région et à 70,7% de l’ensemble des recettes monétaires (y compris les transferts de l’État, comme on le dirait aujourd’hui)62. L’ensemble du système social de la Valteline (mais non des contadi de Chiavenna et Bormio) dépendait donc presque totalement de la production et du commerce du vin, c’est-à-dire d’un produit très sensible à des facteurs comme l’évolution météorologique ou les fluctuations du marché, à leur tour sensibles à plusieurs variables à l’égard d’un bien qui est finalement un produit de luxe remplaçable par d’autres (par exemple avec des vins de moindre qualité, de la bière ou tout simplement avec de l’eau).
Les administrateurs, les économistes, les intellectuels locaux, n’avaient peut-être pas bien compris les risques d’une telle situation. D’ailleurs, ils restent éblouis par l’augmentation du marché vinicole de la deuxième décennie du XIXe siècle, développement qui entraîne une nouvelle expansion des surfaces plantées en vignes63. Néanmoins, les problèmes parviennent tout de même à attirer l’attention de certains. Citons par exemple, Luigi Torelli, un propriétaire foncier de la Valteline qui, dans une brochure de 1845, mettait en garde contre les risques d’instabilité structurelle liés aux caractéristiques d’un domaine productif telle que la viticulture. Pour lui, ce domaine était caractérisé par deux éléments qui en limitaient l’efficience et les perspectives futures : la monoculture et la surproduction. Des caractéristiques qui n’étaient certainement pas positives, mais que l’on pouvait tolérer pendant une période de stabilité environnementale et commerciale ; Ces aspects deviennent cependant handicapants pendant des phases d’instabilité, comme ce fut le cas à fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, lorsque les marchés s’ouvrir amplement à l’international et qu’émergèrent de nouveau modes de transport comme le train, modifiant en profondeur les conditions du marché.