Œnogastronomie et résilience des territoiresL’imaginaire post-Covid

Résumés

Le tourisme en général, l’œnotourisme en particulier, a vécu une situation et une crise sans précédent avec la pandémie du Covid 19 et un confinement de plusieurs mois, puis des mesures sanitaires restrictives de 2020 à 2022, en France comme à travers le monde. Un arrêt brutal des activités avant de retrouver une respiration incertaine selon les destinations touristiques. Au printemps 2022, alors que la situation sanitaire s’améliore, le spectre du COVID rôde encore et celui de la guerre d’Ukraine ajoute au trouble sur la scène internationale. Dans un tel contexte d’insécurité, on pourrait juger incongrue une réflexion sur le tourisme si ce domaine d’activité ne mettait en lumière notre capacité de rebond à travers deux phénomènes : la résilience et la projection imaginaire. Aux chiffres et statistiques de l’activité économique se substitue alors, sous l’œil et l’attention des sciences humaines, la richesse et la complexité des ressources touristiques comme monde de significations. On ne s’étonnera pas de l’angle d’attaque privilégié ici, avec une visée sémiotique pour éclairer les directions du sens. Dans ce contexte, il est désormais question de repenser, en lien avec le développement des territoires, l’écosystème du tourisme œnogastronomique

Tourism in general, and wine tourism in particular, have experienced an unprecedented situation and crisis with the Covid 19 pandemic and a confinement of several months, followed by restrictive sanitary measures from 2020 to 2022, in France as well as worldwide. A sudden halt in activities before returning to uncertain breathing depending on the tourist destination. In the spring of 2022, while the health situation was improving, the spectre of COVID was still lurking and that of the war in Ukraine added to the turmoil on the international scene. In such a context of insecurity, one might consider it incongruous to reflect on tourism if this field of activity did not highlight our capacity to bounce back through two phenomena: resilience and imaginary projection. The figures and statistics of economic activity are then replaced, under the eye and attention of the human sciences, by the richness and complexity of tourist resources as a world of meanings. It is not surprising that the angle of attack favoured here is semiotic in order to shed light on the directions of meaning. In this context, it is now a question of rethinking the ecosystem of wine and food tourism, in connection with the development of the territories.

Plan

Texte

Le tourisme en général, l’œnotourisme en particulier, a vécu une situation et une crise sans précédent avec la pandémie du Covid 19 et un confinement de plusieurs mois, puis des mesures sanitaires restrictives de 2020 à 2022, en France comme à travers le monde. Un arrêt brutal des activités avant de retrouver une respiration incertaine selon les destinations touristiques.

Au printemps 2022, alors que la situation sanitaire s’améliore, le spectre du COVID rôde encore et celui de la guerre d’Ukraine ajoute au trouble sur la scène internationale. Dans un tel contexte d’insécurité, on pourrait juger incongrue une réflexion sur le tourisme si ce domaine d’activité ne mettait en lumière notre capacité de rebond à travers deux phénomènes : la résilience et la projection imaginaire. Aux chiffres et statistiques de l’activité économique se substitue alors, sous l’œil et l’attention des sciences humaines, la richesse et la complexité des ressources touristiques comme monde de significations. On ne s’étonnera pas de l’angle d’attaque privilégié ici, avec une visée sémiotique pour éclairer les directions du sens.

Dans ce contexte de résilience, à ne pas considérer à force d’usage comme une métaphore convenue, il est désormais question de repenser, en lien avec le développement des territoires, l’écosystème du tourisme œnogastronomique. Dans son communiqué du 5 juin 2020 (Madrid), l’Organisation Mondiale du Tourisme1 n’hésitait pas à voir dans la crise du COVID-19, « un tournant pour la durabilité » et l’espoir d’une « croissance meilleure, plus durable et résiliente ». Si la résilience et l’imaginaire sont reconnus comme ressorts fondamentaux pour rebondir, comment appréhender ces phénomènes et leur manifestation dans le secteur du tourisme, sous les variations à définir mais parfois ténues entre l’œnotourisme et l’œnogastronomie ?

Au centre du discours et de la communication sur le tourisme se situe déjà la notion d’expérience, avec une présupposition de complétude entre tous les plans de sa réalisation. Une fois rappelé ce cadre expérientiel, on mesure combien il ouvre de perspectives pour la résilience, notamment dans la restauration d’un rapport de proximité avec ce qui fait véritablement sens ou agit comme révélation. Nous suivrons ces voies de l’imaginaire œnogastronomique, de la vision holistique de l’expérience à un imaginaire figural (images), plus encore figuratif (formes expressives), construit et unifié malgré la profusion des images, des représentations et des sensations. La résilience s’appuie, en l’occurrence, sur trois leviers post-covid : un levier temporel (l’avant-après) ; un levier sociétal (les tendances) ; un levier axiologique (les valeurs émergentes). On l’a compris, cela constitue nos lignes directrices et notre progression.

Une topique du discours post-covid : la résilience

On sait combien le terme de résilience a infusé dans le discours social, sous des latitudes très différentes. Boris Cyrulnik représente sans doute la voix scientifique la plus amplifiée sur un plan médiatique, en matière de résilience. Sans revendiquer la paternité du terme2, il l’a incontestablement popularisé, de la psychanalyse à une conception psychologique de base pour définir la capacité d’un sujet à reprendre le cours de sa vie, de son développement après un épisode traumatique.

Utilisé à l’origine en physique pour désigner la résistance d’un matériau aux pressions, aux chocs, pour reprendre sa structure initiale, le concept de résilience a trouvé une première extension en psychologie pour définir la potentialité ou la propension à rebondir, vivre et se développer en dépit de l’adversité. Un phénomène qui puise des ressources dans les expériences positives de la jeunesse et dans les interactions constructives avec un environnement direct ou porteur (sport, communautés d’expression, expériences partagées). Le concept s’est progressivement évasé pour une conception encore plus étendue, de l’individu à l’organisme, aux institutions, aux territoires, mais aussi du psychologique au sociologique, au politique, à l’écologique, sans discontinuité du sujet à son environnement global. Dans l’extension du terme, se déclinent alors des occurrences autour de la résilience physique, psychologique, morale, sociale, culturelle, politique et bien sûr économique3.

Pour entrer plus directement dans le champ d’analyse qui réunit les contributions de cet ouvrage, à savoir le tourisme œnogastronomique comme levier du développement des territoires, il apparaît qu’au niveau national ou régional, les collectivités n’hésitent pas à communiquer en termes de résilience de territoires. À titre d’exemple, un centre de ressources comme le Cerema4, sous la tutelle du Ministère de la Transition écologique, présente dans l’un de ses Cahiers une « boussole de la résilience » pour « aider les acteurs de la collectivité et, plus largement, du territoire (entreprises, acteurs locaux, habitants, etc.), à renforcer leur résilience pour mieux anticiper, agir, rebondir, se transformer dans le temps et in fine, réduire leurs vulnérabilités »5. Sont valorisés des principes d’action aisément transposables, au moins dans l’esprit, pour l’activité touristique : la gouvernance partagée, la cohésion sociale, la veille, l’adaptation, la limitation aux besoins essentiels, la robustesse des systèmes et services mis en place, en acceptant avec le temps un niveau de dégradation acceptable. Nous restons ici à un niveau de généralité pour situer simplement le cadre territorial de la résilience applicable au tourisme, avec des qualités à retenir pour les principes d’action post-covid : être un territoire ouvert et apprenant, intégré, robuste, flexible, autonome, diversifié, inclusif, redondant et insistant. Il faut croire que ces qualités et qualificatifs parlent d’eux-mêmes car « la boussole de la résilience » se fixe sur ces repères sans se répandre en commentaires. Mais la tonalité est donnée pour avancer de la résilience territoriale à la manifestation plus précise de la résilience dans le champ touristique.

En cette même période, sur l’année 2020, la revue de recherche en Tourisme, Téoros, donne pour titre à l’un de ses volumes : « Le tourisme pendant et après la Covid-19 »6. En correspondance directe avec notre propos, plusieurs articles disponibles en ligne7 font référence explicitement à la résilience. Les analyses rejoignent en tout point les repères notionnels déjà donnés à la résilience territoriale où s’inscrit la réflexion post-Covid sur le tourisme : « Il y a des caractéristiques multiniveaux de résilience ancrées à la fois chez les individus, à titre d’entrepreneurs dirigeants de micro et de petites entreprises, et dans les associations ou collectifs organisationnels… La capacité dynamique de résilience est le moyen par lequel les organisations préparent des réponses opérationnelles de manière active pour ensuite produire les apprentissages organisationnels utiles pour redonner du sens aux actions et ainsi pallier les insuffisances, permettant de naviguer ou d’assurer une sortie de crise dans un contexte où souvent le macroenvironnement aura changé »8. On ne peut trouver meilleure illustration des caractéristiques de la résilience énoncées en termes de partage, cohésion, anticipation, flexibilité avec deux principes essentiels rappelés ici : redonner du souffle à l’action et lui redonner du sens.

Le caractère systémique de la résilience s’articule en l’occurrence avec la dimension holistique de l’expérience touristique, surtout dans sa conception œnogastronomique liée à un complexe d’activités ouvertes à l’improvisation mais liées, organisées à la base. Gardons toujours à l’esprit que l’œnogastronomie entend définir, au-delà ou à l’intérieur de l’œnotourisme, « un système qui ne s’organise pas seulement autour du vin mais autour du potentiel d’activité d’un territoire »9 pour favoriser une expérience globale et unique, avec des attentes de culture, de bien-être, de sensations. Expériences combinées, vivantes, incarnées dont l’œnogastronomie constitue le principe organisateur entre vin, table, balades, visites, immersion dans le terroir, avec sa respiration en propre, sa culture.

Tout ce système, écosystème10 pour mieux dire, a souffert du Covid, de confinement sévère en tourisme sous surveillance sanitaire (2020-2021)11, d’arrêt total des activités en bulles incertaines de retour à la normale12. En processus de résilience cela ne signifie pas sortir au mieux d’une phase critique et tenter de repartir de plus belle mais repenser l’écosystème lui-même de l’activité touristique, en reconnaissant à l’œnogastronomie un potentiel d’innovation et de développement pour le territoire13. On pourrait à cet égard concevoir en préalable un cahier des charges économique mais cela se joue déjà sur un autre territoire : l’imaginaire de l’expérience touristique, œnogastronomique, voie par excellence d’une résilience à la recherche de sens et d’un nouveau souffle sans même attendre la disparition du Covid.

Une voie résiliente : l’imaginaire figural et figuratif de l’œnogastronomie

La couverture médiatique du Covid s’est caractérisée par une inflation de chiffres, statistisques et données, sous forme de grilles, tableaux, courbes. Des relevés et décomptes macabres au quotidien pour alerter sur une situation critique, pour ne pas dire dévastatrice à l’échelle du pays et de la planète. De quoi nourrir en permanence les commentaires de toutes natures et l’affrontement des discours donnés pour experts en plateaux d’information continue. Dans le quotidien encore, toutes les mesures de prévention et de protection ont constamment ramené à la conscience d’une réalité anxiogène, angoissante, confrontée à la maladie, la mort, la crise.

Entre toutes les activités économiques, le tourisme se verra durement frappé. Un dommage planétaire14, avec des effets variables d’une destination ou d’un domaine d’activité à l’autre. À l’échelle réduite de la Bourgogne, entre les vagues épidémiques qui se succèdent en 2020 puis 2021, l’œnotourisme arrive cependant à surnager d’abord avec une clientèle française en quête de respiration, de sensations agréables et apaisées, puis avec des touristes étrangers en mal de terroirs, de vins et de couleurs locales. Si le tourisme constitue un territoire de résilience, il le doit déjà à son capital imaginaire. Mais le propre de l’œnogastronomie est de penser cet imaginaire sans rupture avec les considérations économiques, sociales, culturelles formant l’écosystème de l’expérience touristique. Là où l’œnotourisme entend privilégier la fréquentation des domaines et caveaux, pour une clientèle souvent avertie ou éclairée15, le pari de l’œnogastronomie est d’ouvrir à un espace plus large de pratiques et de perceptions d’un territoire, d’un terroir dans son unité et son unicité, sa pluralité harmonieuse et son originalité : « Qu’il soit lié au patrimoine, à la marchandisation ou au type de déplacement, qu’il soit exprimé par des supports et des contextes énonciatifs et génériques aussi différents que la littérature (romans, récits de voyage), les guides et brochures touristiques, les interactions sur site, ou encore la radio, qu’il soit articulé avant, pendant ou après le voyage, l’imaginaire touristique est omniprésent. Il est bien le thème principal de l’expérience touristique »16.

L’imaginaire ne représente donc pas un monde éthéré et indicible, dans le vague et les vapeurs d’un rêve éveillé au milieu du terroir. Il donne au contraire, dans un contexte secoué par le Covid, un plan de profondeur au réel, avec tout ce qui prend valeur d’image, de symbole, d’incarnations pouvant conduire à des sensations et des révélations d’un autre degré. Or le tourisme en général, l’œnogastronomie en particulier, fascinent par leur imaginaire à la fois figural et figuratif. Figural par la force des images et des figurations associées à ce type d’expériences. Et plus largement figuratif, à travers tous les plans d’expression, de représentation, déployés par ce type de tourisme. Regardons de plus près, avec quelques exemples pour appréhender cet imaginaire à la fois figural et figuratif.

Dans sa dimension figurale, le tourisme procède d’un imaginaire entretenu par la communication, avec un fonds puisé dans la tradition culturelle et les codes de la culture médiatique. Le figural renvoie d’abord à cet univers de figurations, ces images sorties des légendes et des mythes, des écrits et des écrans de toutes natures, « la terre bénie des dieux » par exemple, ou la beauté envoûtante des lieux dont on cherche à figurer le caractère, l’âme : images archétypales ou stéréotypes, clichés des « incontournables » ou curiosités dénichées ici ou là. Ballotté et angoissé par le Covid, le sujet se projette dans la scène touristique, avec toutes les images préfigurant la résilience par le réenchantement d’une expérience au contact du beau, du bon, du vrai, promesse liée tout particulièrement à l’écosystème de l’œnogastronomie. À charge pour les guides touristiques, les sites promotionnels, les communications institutionnelles de produire les figures les plus emblématiques ou incarnées de cette expérience (lieux, personnes, activités, moments) sans oublier blogs et réseaux sociaux qui reprennent et répandent bien souvent ces images en misant sur leur pouvoir esthétique mais aussi… viral.

Au-delà du figural et des figurations, au sens où Descola traite « Les Formes du visible »17, le figuratif de l’expérience œnogastronomique nous renvoie à toutes les échelles d’expression qui se déploient du plus intime ou infime de la sensation au plus infini de l’accord avec la nature, la vie, la planète, l’univers et l’universel. D’échelle en échelle, le figuratif de l’œnogatronomie mobilise :

  • la valorisation du sensoriel et du polysensoriel à travers les dégustations et sur toute l’amplitude des temps d’expérience touristique au contact des paysages, des gens, des modes de vie locaux (auto-centré) ;
  • la sociabilité de proximité, souvent traduite en termes de convivialité, d’échanges à la fois naturels et inédits (micro) ;
  • la pluralité des modes d’appropriation du territoire, à la faveur des activités synthétisées au cours du séjour et des dispositifs éprouvés (méso) ;
  • la mise en pratique d’un ethos touristique, autour de valeurs privilégiées, souvent réévaluées pendant le Covid, avec une plus grande acuité, nous le verrons, pour le durable, le responsable (macro) ;
  • de pas en pas ou sous forme de révélation soudaine, inattendue, le décollement symbolique de l’expérience vers des formes de transcendance. Sans abuser des jeux de mots, c’est la conversion du regard entre physique et métaphysique, vécu de l’expérience et voies ascendantes du sens (méta)

Ainsi s’accordent, dans l’idéal de l’expérience œnotouristique, idéal visé mais pas toujours atteint bien sûr, deux figures de la totalité et de l’unité : celle de l’écosystème œnogastronomique conjuguant des ressources et des moyens pour configurer une expérience non pas totalisante (multiplier les activités) mais cohérente, congruente : tout se tient et c’est pour cela qu’on y tient ; unité aussi du plan figuratif déployé avec l’expérience, des sensations d’ordre sensoriel à l’avènement du sens porté vers les fondamentaux, vers l’essentiel, vers l’infini aussi des ascendances du sens18. On comprend dès lors combien il a été nécessaire, et bien souvent vital, après le confinement puis à la sortie du Covid, de renouer avec cet imaginaire œnogastronomique, avec le pressentiment de pouvoir vivre une expérience dans sa complétude, figure d’une totalité harmonieuse.

Œnogastronomie et résilience post-covid : quels leviers imaginaires ?

Restons sur notre ligne en communication et sciences humaines, celle de l’imaginaire. Pas un espace vaporeux, soumis aux seuls caprices de notre idiosyncrasie ou subjectivité mais un fonds à la fois individuel et collectif dans sa pleine dimension figurale (le visible des images et figurations) et figurative (le sensible des formes expressives matérielles et immatérielles). Le processus de résilience, marqué par le trauma du réel, en l’occurrence le Covid-19, présuppose une capacité à se projeter pour se réinventer : « Quand l’épidémie sera terminée, on constatera que l’on aura dépoussiéré d’anciennes valeurs qui nous serviront à mettre au point une nouvelle manière de vivre ensemble. À chaque épidémie, ou catastrophe naturelle, il y a eu changement culturel. Après le trauma, on est obligé de découvrir de nouvelles règles, de nouvelles manières de vivre ensemble » (B. Cyrulnik, France Inter, 16 mars 2021). Cet imaginaire de la résilience mobilise en première instance les dimensions ontologiques, au principe même du sens du vivant : le temps, l’espace, les relations. Le fait même de concevoir l’imaginaire dans une projection post-covid fait ressortir évidemment la dimension temporelle de l’avant-après. Elle traverse d’ailleurs d’autres imaginaires, non plus dans la vision tranchée ou contrastée de l’avant-après mais dans l’évolution en séquences, transitions et tendances (levier sociétal) et la réévaluation des priorités, la réappropriation de valeurs négligées ou sous-estimées jusque-là (levier axiologique).

Levier temporel : l’avant-après

Se relever et repartir au sortir du Covid c’est bien sûr agir dans l’instant mais penser et concevoir le temps d’après, le devenir. Pas seulement à l’identique mais un devenir autre, en raison même du trauma vécu et des prises de conscience qu’il entraîne. Certains capitalisent sur le temps d’après, d’autres moins19.

Sans forcer le trait heideggerien, dans notre rapport au temps se mêlent des temporalités internes, individuelles, existentielles et le temps social, événementiel20. Si le temps figure bien « le nombre du mouvement selon l’avant et l’après » (Aristote), il ne relève pas d’une vue objective, comme extérieure à ce mouvement mais fait bien intervenir notre jugement et notre sensibilité. C’est pourquoi le « temps d’après » permet de séquencer le temps et de le narrativiser comme fatalement autre, différent et dans le cadre de la résilience, meilleur. L’après, c’est penser le temps, le prédire aussi avec foi et confiance, le revivre avec un brin d’utopie21. Dans ce contexte, la crise secoue, devient opportunité pour ne pas reproduire les mêmes schémas ou modèles.

Pour illustration, en clôture du 103e Congrès des maires de France (17 novembre 2021), le secrétaire d’État chargé du tourisme, Jean-Baptiste Lemoyne, se veut résolument optimiste à l’annonce d’un « Plan de reconquête et de réinvention du modèle touristique », programmé sur cinq ans. Parmi les priorités, dynamiser le tourisme national et revoir l’offre à l’international à partir des leçons du Covid : le temps retrouvé, la proximité, le durable, avec les atouts intrinsèques du local : naturels, culturels, patrimoniaux. Une ligne de force pour le devenir de l’œnogastronomie comme univers syncrétique entre ces différents registres sensibles trouvant leur synthèse, leur unité, leur alchimie, s’il faut aller jusqu’aux ascendances déjà entrevues à travers l’extension figurative de l’expérience touristique.

Levier social : les tendances vertueuses de l’œnotourisme

Un autre imaginaire de la résilience post-Covid concerne le repérage des tendances. On touche cette fois au réel, à travers des phénomènes observés et reconnus comme significatifs. Mais l’imaginaire ne reste pas moins à l’œuvre pour travailler ce réel, l’interpréter selon certaines grilles de lecture et d’interprétation orientées par des idéaux, des représentations, des croyances, sous le régime précisément de la résilience.

Les tendances ainsi observées traduisent en fait un travail interprétatif sur des réalités données comme signifiantes (par le sens), significatives (par leur exemplarité). De la vision « avant-après » aux orientations perçues à travers les tendances, on passe du prédictif et prophétique au prospectif et préfiguré. Changement aspectuel donc, entre le virtualisé d’un éco-système oenotouristique ou oenogastronomique promis à un changement dans « le temps d’après » et l’actualisé des pratiques déjà observées dans le temps même du Covid, prenant valeur de tendances.

La dimension sociologique des reconfigurations en cours se double d’un imaginaire social des expériences à vivre autrement. C’est pourquoi le repérage des tendances s’appuie d’abord sur les pratiques et les thématiques valorisées, en faisant ressortir notamment la recherche d’un écosystème équilibré dont l’expérience œnogastronomique représente l’un des modèles. Après une année 2020 particulièrement touchée par le Covid et une année 2021 toujours mal engagée, une note de conjoncture de la Région Bourgogne Franche-Comté note néanmoins qu’au final « les professionnels sont satisfaits avec 73,4 % d’opinions positives sur leur activité de cet été… Les activités recherchées par les touristes restent concentrées sur la promenade et la randonnée pédestre, la découverte du patrimoine naturel, des sites et monuments emblématiques, de la gastronomie locale et des produits du terroir »22.

Rien de bien original si l’expérience œnogastronomique ne venait apporter cette complétude recherchée, bien loin de l’agitation ou de la confusion d’activités en cumul et précipitation. À travers les activités, des tendances plus profondes se dessinent. Les agences de communication, en mal d’anglicismes et de néologismes, parlent dès lors de « nearcation » (tourisme d’ultra-proximité) et de « glolocalisation » (agir local et penser global) mais la leçon de sagesse retirée du Covid peut se définir plus simplement : moins de décorum et plus de nature et de naturel ; moins de programmation et plus de fluidité, de temporalités assouplies voire ralenties (slow-tourisme) ; privilégier le sens et l’authenticité ; faire lien avec le territoire et les acteurs rencontrés dans le cours d’une expérience élargie. Des tendances elles-mêmes révélatrices d’un nouvel arbitrage, d’un nouvel ordre de priorités entre les valeurs.

Levier axiologique : des valeurs réincarnées par l’œnogastronomie

L’axiologie réfère aux valeurs comme système, avec des relations logiques, des positions interdéfinies, au-delà d’une énumération plate ou d’une liste ouverte sur la réévaluation des priorités dans le contexte du Covid. Cette notion de système, appliquée aux valeurs, prend d’autant plus d’importance que l’expérience œnogastronomique nous est apparue jusqu’ici sous deux modes fondamentaux d’organisation : un écosystème territorial où les acteurs locaux et les actions coordonnées se conçoivent dans leur cohérence et leur congruence ; un écosystème imaginaire, avant tout figural (figurations touristiques) et figuratif (formes matérielles et immatérielles de l’œnogastronomie). Les tendances repérées, informent ou alertent sur les priorités ainsi exprimées en faveur du local, de l’authentique, du lien, avec des attentes globales de sens qui densifient une expérience non réductible au divertissement, aux occupations.

En allant plus loin, il faut considérer sous d’autres éclairages l’éthique (sens des pratiques) et l’ethos (formes de vie associées) du tourisme éprouvé par le Covid, avec la valeur d’exemplarité prise par l’œnogastronomie et son écosystème vertueux. L’économie de proximité, avec sa dimension transactionnelle et interactionniste, y rejoint l’imaginaire proximal, en termes de lien et de convivialité. L’écosystème ainsi formé, avec son caractère multidimensionnel (économique, social, environnemental) et multimodal (toutes les facettes de l’expérience), ne prédispose pas au primat événementiel mais se situe dans un registre plus existentiel : le responsable, le durable, l’incarné, l’humain.

Des valeurs bien sûr inscrites dans les pratiques mais portées par une vision globale où l’individu se reconnecte à un environnement, un territoire, la nature, la vie dans sa potentialité de sens et sa puissance de révélation. Sur fond de Covid, cette prise de conscience s’est accordée à une expérience touristique en quête de vérité, dans son cadre naturel et non dans un décor voué à théâtraliser le phénoménal et l’événementialité. Un idéal assumé où se conjuguent œnotourisme et écotourisme.

À proclamer cet idéal ou le reconnaître tout simplement dans son incarnation sensible à travers l’œnogastronomie, on ne trouvera pas meilleure conclusion à notre propos. Ou peut-être pas de meilleure ouverture, si l’on veut bien suivre la voie qui a été la nôtre : la résilience (1), l’imaginaire en mouvement, en déploiement (2), la quête d’expérience qui fait sens et révélation (3). L’œnogastronomie en représente assurément le terroir, le territoire d’expression.

Bibliographie

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L. Martin CLOUTIER et Laurent RENARD, « Offre d’expérience agro-touristique, Covid-19 et capacité de résilience », in « Le tourisme pendant et après la Covid-19 », introduit par Pascale MARCOTTE, Mohamed Reda KHOMSI, Isabelle FALARDEAU, Romain ROULT et Dominic LAPOINTE, revue Téoros (UQAM), volume 39, n° 3, 2020, en ligne : https://journals.openedition.org/teoros/4966.

Boris CYRULNIK et Gérard JORLAND, Résilience. Connaissances de base, Paris, Odile Jacob, 2012, 300 p.

Philippe DESCOLA, Les Formes du visible. Une anthropologie de la figuration, Paris, Éditions du Seuil, 2021, 761 p.

Tobias LUTHE et Wyss ROMANO, « Assessing and Planning Resilience in Tourism », Tourism Management, vol. 44, 2014, p. 161-163

Florian MARCELIN et Valeria BUGNI, « Le tourisme œno-gastronomique », revue Téoros [Online], 35, 2 | 2016.

Armelle SOLELHAC, Le tourisme post-crise du Covid-19. État des lieux, grandes tendances et plans d’action pour préparer l’avenir, 66 p., en ligne : https://www.slideshare.net/Armellou/le-tourisme-post-crise-du-covid19-tat-des-lieux-grandes-tendances-et-plan-dactions-pour-prparer-lavenir-232324085.

UNWTO-OIV, « Innover dans le tourisme dans le contexte de la Covid-19 », webinaire 22 septembre 2020, https://www.oiv.int/fr/vie-de-loiv/reconstruire-des-liens-est-essentiel-pour-linnovation-dans-loenotourisme.

Galia YANOSHEVSKY, « Introduction : les discours du tourisme, un objet privilégié pour l’analyse du discours », dossier Les discours du tourisme, revue en ligne Argumentation et Analyse du Discours, 27, 2021.

Notes

1 « L’Organisation Mondiale du Tourisme (OMT-UNWTO) est l’institution des Nations Unies chargée de promouvoir un tourisme responsable, durable et universellement accessible » (https://www.unwto.org/fr). Retour au texte

2 Voir Boris CYRULNIK et Gérard JORLAND, Résilience. Connaissances de base, Paris, Odile Jacob, 2012, 300 p. Retour au texte

3 Pour illustration, le plan France Relance, lancé en 2020, est prolongé en 2021 par le PNRR, autrement dit le Plan National de Relance et de Résilience. Retour au texte

4 Cerema : Centre d’Études et d’expertise sur les Risques, l’Environnement, la Mobilité et l’Aménagement. Centre interdisciplinaire d’expertises et ressources scientifiques, techniques, pour accompagner les collectivités : https://www.cerema.fr/fr Retour au texte

5 « La boussole de la résilience. Repères pour la résilience territoriale », Les cahiers du Cerema, 2020, 52 p., en ligne : https://www.cerema.fr/system/files/documents/2020/10/boussoleresilience-cerema-web-finalpdf.pdf Retour au texte

6 « Le tourisme pendant et après la Covid-19 », introduit par Pascale MARCOTTE, Mohamed Reda KHOMSI, Isabelle FALARDEAU, Romain ROULT et Dominic LAPOINTE,  revue Téoros (UQAM), volume 39, n°3, 2020, en ligne : https://journals.openedition.org/teoros/4966. Retour au texte

7 Voir notamment : L. Martin CLOUTIER et Laurent RENARD, « Offre d’expérience agro-touristique, Covid-19 et capacité de résilience » ; François MASCLANIS, « Résilience et tourisme : d’une crise conjoncturelle à une mutation structurelle ? » ; revue Téoros, op. cit. Retour au texte

8 L. Martin CLOUTIER et Laurent RENARD, « Offre d’expérience agro-touristique, Covid-19 et capacité de résilience », Ibid., https://journals.openedition.org/teoros/7977. Retour au texte

9 Jean-Jacques BOUTAUD et Joëlle BROUARD, « From wine tourism to Wine and Food Tourism », Challenges of Tourism Development in Asia & Europe, communication 4th International Conference EATSA 2018, Dijon. Retour au texte

10 Dans les termes d’une collectivité territoriale comme la Région Bourgogne Franche-Comté voici comment se définit l’écosystème : « Un œnotourisme à impacts positifs où l’excellence sera le maître mot, que ce soit dans les offres à proposer, la qualité de services, mais aussi dans la manière de travailler au quotidien entre institutions et professionnels, ou dans la manière de faire du design et de la promotion des offres » https://pros.bourgognefranchecomte.com/crt-mode-demploi/politique-touristique-regionale/schema-regional-du-developpement-de-loenotourisme/. Retour au texte

11 Rappelons que la gestion complexe du Covid-19 est passée en France comme ailleurs par plusieurs phases de confinement et de restrictions (2020-2022) non sans créer, de mesures contraintes en mesures corrigées, des réactions parfois désorientées, déboussolées dans la population en général et le monde touristique en particulier. La notion de résilience s’y détache avec d’autant plus de relief. Retour au texte

12 Voir « L’œnotourisme international à l’heure du Covid-19 », Atout France, Benchmark mai 2020 : https://www.atoutfrance.fr, consulté le 25 mars 2022. Retour au texte

13 Ainsi, en plein Covid (22 septembre 2020), Sandra Carvao (OMT) rappelle « l'importance de connaître les clients, en particulier maintenant que le tourisme local est si prisé, pour construire un partenariat solide et des modèles de gouvernance forts où les secteurs public et privé coopèrent au développement du tourisme avec les communautés locales ». Elle souligne le besoin d'améliorer la gestion des destinations, de faire participer les visiteurs à la "nouvelle réalité" et de s'appuyer sur la communication digitale à toutes les étapes de ce processus » (“Tourism, a Tool for Rural Development”, https://www.greatwinecapitals.com/industry-resources/innovating-in-wine-tourism-in-the-context-of-covid-19). Retour au texte

14 En juillet 2020, avec la reprise temporaire du tourisme et l’assouplissement des restrictions pour 40% des destinations, l’Organisation mondiale du Tourisme (UNWTO) estimait déjà à 300 millions de touristes et 320 milliards de dollars les pertes entraînées par le Covid (https://www.unwto.org/fr/news/limpact-de-la-covid-19-sur-le-tourisme-mondial-apparait-dans-toute-son-ampleur-alors-que-lomt-chiffre-le-cout-du-blocage). Retour au texte

15 C’est le sentiment entretenu notamment par le Routard dans son premier guide Œnotourisme en Bourgogne et Jura (septembre 2020) avec cet incipit : « C’est l’une des régions viticoles les plus célèbres de la planète, attirant les connaisseurs, les gastronomes et les épicuriens du monde entier », https://www.routard.com/evenements-en-voyage/cid139056-l-oenotourisme-en-bourgogne-et-jura-avec-le-routard.html. Retour au texte

16 Galia YANOSHEVSKY, « Introduction : les discours du tourisme, un objet privilégié pour l’analyse du discours », dossier Les discours du tourisme, revue en ligne Argumentation et Analyse du Discours, 27 | 2021, http://journals.openedition.org/aad/5425, 14 p. Retour au texte

17 Philippe DESCOLA, Les Formes du visible. Une anthropologie de la figuration, Paris, Éditions du Seuil, 2021, 761 p. Retour au texte

18 Toutes choses égales par ailleurs, en valorisant ici la dimension figurative de la communication, notre geste sémiotique rejoint le geste philosophique de Pascal dans les Pensées, notamment dans la liasse « Que la Loi était figurative » et tous les fragments dédiés aux Figures, aux Figuratifs, aux Figuratives. Le figuratif permet en l’occurrence de se figurer, des ordres inférieurs aux ordres supérieurs, la structure des trois ordres : les corps, les esprits, la charité (Amour) ; l’ordre matériel ou charnel, l’ordre intellectuel et l’ordre spirituel. Voir Jean MESNARD, “La théorie des figuratifs dans les Pensées de Pascal”, dans La culture du XVIIe siècle. Enquêtes et synthèses, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 426-453 ; Antoine COMPAGNON, Un été avec Pascal, Paris, Éditions des Équateurs, 2020, 240 p. Le plan d’extension de l’expérience oenogastronomique déplie aussi le figuratif, du sensoriel au spirituel, des sensations aux ascendances du sens (voir Boutaud, 2021). Retour au texte

19 « On nous martèle partout qu’il y aura « un avant et un après Covid-19 ». C’est un leurre. Non, la grande révolution de notre économie n’aura pas lieu » (Armelle Solelhac, 2020). Retour au texte

20 Claude  DUBAR, « Temporalité, temporalités : philosophie et sciences sociales », Les temporalités dans les sciences sociales, revue Temporalités [En ligne], 8 | 2008. Retour au texte

21 Emmanuel BRIANT, Marc BRECHET, Charly MACHEMEHL et André SUCHET , « Utopies d’un tourisme en renouvellement. À propos des adaptations en cours dans les destinations touristiques confrontées à la crise sanitaire prolongée de la Covid-19 en France », Le tourisme pendant et après la Covid-19, Teoros, 2020, op. cit. Retour au texte

22 https://pros.bourgognefranchecomte.com/uploads/2021/09/note-de-conjoncture-7-septembre-2021.pdf. Retour au texte

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Référence électronique

Jean-Jacques Boutaud, « Œnogastronomie et résilience des territoiresL’imaginaire post-Covid », Territoires du vin [En ligne], 14 | 2022, publié le 15 décembre 2022 et consulté le 18 avril 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/territoiresduvin/index.php?id=2477

Auteur

Jean-Jacques Boutaud

Université de Bourgogne (Cimeos, EA4177)

Droits d'auteur

Licence CC BY 4.0