Chaque touriste, à l’occasion d’un week-end ou séjour en province, est à la recherche d’un paradigmatique restaurant « traditionnel ». Les citadins déracinés cherchent le charme de la nature, du rural, du retour aux sources, et des saveurs locales, balzaciennes comme proustiennes, et recherchons des recettes et souvenirs gustatifs du temps jadis. Cette quête de cuisine « patrimoniale » assure la continuité entre passé, identité et culture. C’est par des réussites successives de restaurateurs, de mise en valeur de cuisines régionales et d’intégration progressive des évolutions techniques culinaires que s’est constituée la représentation de la gastronomie française au fil des époques. Aujourd’hui, se généralise l’habitude de goûter les produits locaux comme la cuisine cosmopolite : la cuisine ethnique s’harmonise à la « locavorité ». Il est désormais courant d’avoir chez soi toutes sortes de produits, venant du producteur voisin et se mêlant dans une même casserole à des produits de territoires plus lointains, qui ne sont plus perçus comme « étrangers » – « exotiques » disions-nous – tant ils ont été intégrés à notre patrimoine alimentaire. Tous les produits sont à portée de caddie. Il est facile de trouver en linéaire un Epoisses bourguignon, du bœuf bourguignon, des escargots de Bourgogne, une volaille de Bresse, des quenelles de Brochet, la rigotte de Condrieu, et les fruits confits d’Apt., alors qu’il y a encore quelques décennies ? une dégustation se méritait par un long voyage.
La richesse d’une culture tient aussi à sa capacité à assimiler, sans se renier, ce qui lui vient de l’extérieur du territoire défini. Les régions de France n’ont jamais cessé d’intégrer de nouveaux ingrédients, accommodés à leur manière pour surprendre, affiner et renouveler les paradigmes des traditions culinaires. Les recettes régionales comme les restaurants qui les valorisent sont toujours mondialement réputés et les régions recèlent encore des trésors de goûts et des lieux de savoir-faire à découvrir. Il reste toutefois à s’interroger sur la raison pour laquelle certains territoires ont gagné, aux yeux de l’opinion publique, une légitimité gastronomique.
Un bagage historique
Alors qu’au XIXe siècle, la France agricole est signifiée par des représentations cartographiques diversifiées et foisonnantes2, l’Hexagone est représenté à l’époque, sans aucune voie ou panthéon gastronomique identifié comme prépondérant.
Pourtant, à notre époque, les éléments de lecture du champ gastronomique de l’axe Paris-Provence sont nombreux et variés, et leurs hypothétiques origines le sont tout autant.
L’articulation spatiale de cet axe est soulignée par une lecture vineuse (des différentes sous-régions viticoles : Chablisien, Côte de Nuits, Côte de Beaune, Côte mâconnaise, Côte chalonnaise, Beaujolais, Lyonnais, Vallée rhodanienne septentrionale, Vallée rhodanienne méridionale, Provence). L’origine de ces vignobles a profité de fortes activités monastiques et leur prolifération a succédé au développement des axes de dessertes nécessaires au commerce et à l’approvisionnement. Nous pourrions imaginer que la dimension gastronomique de la RN7 tirerait ses vertus de ce paysage viticole.
L’origine de ce tracé gastronomique pourrait également tirer ses origines de nombreux apports historiques et culturels. On pourrait ainsi imaginer le voyage de Catherine de Médicis. Ainsi, sur la RN7-RN6, on retrouve les villes suivantes, présentes sur le trajet de mai 1564 : Chalon sur Saône, Macon, Lyon, Roussillon, Valence, Orange, Avignon, Salon, Aix en Provence, Brignoles ; puis La Charité sur le retour en janvier 15663. Cette section du voyage de Catherine de Médicis rappelle quelque peu l’axiologie de la gastronomie française et la corrélation avec certains de ses produits marquants : artichauts (les violets de Provence, à la barigoule), technique des quenelles de volaille (spécialité lyonnaise, sauce Nantua), crépines de foie de veau (atriaux et fricandeaux en Bourgogne), pains d’épice (Bourgogne), nougat (Montélimar), des marrons glacés (Privas), de la frangipane (calissons d’Aix en Provence), pâte à chou (gougère bourguignonne), faïence (Nivernais), sorbet (Côte d’Azur).
S’appuyant sur l’analyse de l’apport monastique, les travaux d’Anthony Rôlet de 1997 montrent également que nombreuses sont les implantations de restaurants « trois étoiles Michelin » à correspondre géographiquement avec la présence d’un monastère. Ceci n’est encore qu’un élément de lecture parmi d’autres.
En termes de restauration gastronomique, le mode de lecture des différents territoires bordant la RN7 peut être observé via l’aspect touristique, mesurable par la valeur économique résultante. Mais sur ce point, le modèle de lecture de la qualité gastronomique en France dépend souvent, surtout, au cours du XXe siècle, de l’utilisation du Guide Michelin4.
De même, on voit via le tracé du PLM, au début du XXe siècle, une forte promotion des villes de Saulieu, Vienne ou Valence, préfigurations d’étapes gastronomiques de renom.
En 1997, Rowley dessine une cartographie des restaurants les plus fréquentés par les hommes politiques. Cette carte présente la RN7 comme un des trois principaux axes à forte densité. Toutefois aucune source des éléments de mesure n’est donnée par cet historien qui permettrait d’analyser cette étude.
Dès les années 1950, le développement touristique de la route du soleil met en exergue certaines villes-étapes, telles que Montélimar par la signification de produits marqueurs. Ces sites à importance promotionnelle autour de produits gastronomiques se retrouvent, dès 1991, sur une cartographie beaucoup plus diversifiée grâce à l’inventaire de « Sites remarquables du goût »5.
Suivez le guide !
La RN6-RN7 est identifiée, depuis le milieu du XXe siècle, comme un axe gastronomique, grâce aux guides touristiques, idéalisant, illustrant et incarnant les lieux, quelquefois à travers certains chefs tels que Dumaine ou Saulieu. Les guides touristiques constituent les outils de communication matérialisant ce paradigme. Bien sûr, le Guide Michelin est un guide « Made in France » : un pays dont la population a été éduquée pendant des siècles pour apprécier avec raffinement ce qu'elle porte à sa bouche. Les Français sont véhiculés par ce plaisir, où qu’ils se trouvent, et c'est de ce constat que Michelin tire ses origines.
À sa naissance, en 1900, bien avant la géolocalisation et les GPS, le Guide Michelin avait pour objectif d’informer les conducteurs, des garages présents sur la route et des bonnes auberges où se sustenter. On peut observer que les premières étoiles distribuées à cette époque, pour signifier une forme de sélection-classification, sont situées essentiellement à la frontière espagnole sur toute la longueur des Pyrénées, au bord de la Manche et sur le Massif alpin. Ces implantations se justifient par la nécessité frontalière et le développement du thermalisme.
À la création du modèle « trois étoiles Michelin » entre 1935 et 1939, on peut observer une dispersion frontalière et l’origine de la création de l’axe routier Nationale 7 avec une densité de 22 restaurants 3 étoiles sur la RN7 (10 à Paris, 12 en Province) et 12 autres restaurants 3 étoiles éparpillés dans le reste de l’hexagone. Parmi ces 22 établissements présents sur la RN7, on peut trouver les enseignes suivantes : George V, Plaza Athénée, Fouquet’s, Dumaine (Saulieu), la Mère Bourgeois (Priay), Pic (Valence), Point (Vienne), Miramar (Marseille), La Réserve (Beaulieu)6.
De 1951 à 1964, le nombre de restaurants 3 étoiles est proportionnellement très imposant : 13 établissements sur le vecteur RN7 (6 à Paris et 7 en Province) pour 1 seul hors RN7. Cette distribution géographique confirme la légitimité gastronomique de la Nationale 7. On y trouve ainsi à cette époque les étapes suivantes : Paris (Café de Paris, Tour d’argent-Terrail, Lapérouse, Grand Véfour - Oliver, Maxim’s, Lasserre), Avallon (La Poste), Saulieu (Côte d’or-Dumaine), Lyon (Mère Brazier), Vienne (Pyramide-Point), Baux (Baumanière-Thullier), Noves (Petite Auberge-Lalleman), Antibes (Bonne auberge – Baudoin).
À cette époque, les relais et hostelleries ont pignon sur rue, et sont les principaux acteurs et lieux de valorisation du patrimoine gastronomique. Des clubs de dégustateurs routiers, ou prêts à faire beaucoup de kilomètres pour uniquement aller « se taper un bon gueuleton », naissent à Paris et en Province : Touring club, Club des Cents ; quelquefois des clubs avec une aire géographique restreinte comme La Gigouillette7 dans les Vaux d’Yonne. Dans ces clubs, des personnes de classes sociales variées se réunissent lors d’un banquet chez un restaurateur et lui offrent un diplôme d’honneur (une distinction très recherchée par les restaurateurs jusqu’à la fin du XXe siècle).
Le paradigme de la route gastronomique s’intensifie. Les relais deviennent des étapes. Les « établissements étapes » font naitre les « villes étapes » avec un fort enjeu touristique.
La signalétique routière inclut alors les restaurants dans sa logistique, et le nom de « Paul Bocuse » est présenté aux abords de Collonges-au-Mont-d'Or avec les mêmes panneaux d’affichage que ceux destinés à la circulation routière8.
Les restaurants n’hésitent pas à cette époque à utiliser la RN7 comme un argument de vente, afin de correspondre aux attentes des estivants. Pour exemple, la publicité de l’Hôtel Pic à Valence, dessinée entre Paris et la Côte d’Azur, affiche pour slogan « Hôtel Pic-Valence- le relais gastronomique de la RN7 ».
La RN7 fut également utilisée par les intellectuels à l’imagination débordante. Raymond Dumay, professeur et écrivain, imaginait en 1969, la carte des hôtels et restaurants étoilés des futures années 19809. Entre les anticipations et la réalité, les prévisions des experts sont souvent démenties. Car Dumay avait bien imaginé la pérennité de la colonne vertébrale RN7, mais avait surestimé les éventuels étoilés Michelin entre Paris et la Bourgogne (Seine et Marne essentiellement). Cette zone de développement des étoilées Michelin, imaginée par Dumay, ne gagna finalement pas ses étoiles. Cela se justifie par le fait que l’automobiliste n’a nullement besoin de faire une pause durant les premières heures de route en direction du Grand Sud.
De 1965 à 1987, la distribution géographique confirme encore la légitimité gastronomique de la RN7. On trouve ainsi à cette époque : 10 restaurants 3 étoiles à Paris, 16 restaurants 3 étoiles sur la continuité de la RN7 dont 7 en région lyonnaise, et 5 restaurants 3 étoiles hors RN7.
Ce renforcement lyonnais qui donnera naissance à la représentation de « Lyon capitale gastronomique » largement utilisée par la suite à des fins promotionnelles du territoire, provient de la forte présence à l’époque de « mères cuisinières10 » essentiellement « mères lyonnaises » (4 mères à Lyon et 6 autres en vallée du Rhône, pour 16 autres disséminées dans le reste de la France11).
De 1988 à 1998, la Bourgogne concurrence largement le Lyonnais quant à la représentativité gastronomique sur l’axe RN7. On trouve ainsi 7 restaurants 3 étoiles à Paris, 7 restaurants 3 étoiles en Bourgogne, 3 restaurants 3 étoiles sur la Côte d’Azur, et 7 restaurants 3 étoiles hors RN7.
En termes d’actions communicationnelles et promotionnelles, l’union faisant la force, six chefs trois étoiles de Bourgogne (Jean-Pierre Billoux, Georges Blanc ; Jacques Lameloise, Michel Lorain, Bernard Loiseau, Marc Meneau) se réunissaient dans un ouvrage collectif en 198212 pour faire valoir le concept de cuisine gastronomique de leur territoire bourguignon. Grâce à cette mise en communauté de la communication promotion de leur production culinaire, les modalités sensibles, plurielles et protéiformes, offre une nouvelle représentation figurative de la cuisine bourguignonne. Celle-ci sort de sa représentation terroitée pour entrer dans un schéma d’excellence gastronomique. Y figurent, l’objet culinaire, le discours culinaire, l’action de transmissions, et la relation entre les individus qui partagent cette construction du figuratif gastronomique. C’est une culture collective qui est ainsi partagée et non pas la perception individuelle d’une chef. On voit ainsi sur la carte deux groupes de trois étoiles : les parisiens et les bourguignons.
Michelin n’est pas le seul guide à faire de la RN7 un axe gastronomique. La Route bleue fut valorisée à destination des vacanciers par le Guide Bleu, le guide Touring club, le guide Joanne, ou encore le guide MAIF. Autant de guides touristiques qui dans les années 1970-1990 furent des outils de persuasion pour aiguiller les vacanciers et des objets d’inspiration pour conduire les chefs cuisiniers vers la réussite. Pour les besoins des transporteurs routiers, il existe le Guide des Routiers. Et pour les nécessités du conducteur amateur averti de bonne chère, le Guide Michelin est concurrencé par le Guide Relais & Châteaux (créé dans les années 1950), et le guide Gault et Millau (création 1972).
En 1988, les « restaurants de cuisine inventive », cités par le Guide Gault et Millau (classés 3 ou 4 toques, notés 17.5 à 19.5/20), sont éparpillés dans toute la France ; mais la « région parisienne » et une formation territoriale en L suivant la Loire et la RN7, ressortent nettement de la cartographie13.
Le guide « Relais & Châteaux » s’est développé à partir de la naissance d’une association en 1954 de huit hôtels de la Route Nationale 7 fondent les « Relais de Campagne » avec pour slogan « la Route du Bonheur » : l'Auberge des Templiers, l’Hôtellerie du Moulin des Ruats (Avallon), l’Hostellerie du Chapeau Rouge (Dijon), l’Hôtellerie La Roseraie, l'Hôtel de Baix - Hôtellerie La Cardinale (Près de Privas), la Petite Auberge, le Château de Meyrargues (Aix en Provence), l’Hostellerie du Monastère royal de l’Abbaye de La Celle. Le nom « Relais & Châteaux » fait son apparition en 1975 avec l’arrivée au sein de l’association des Frères Troisgros (Roanne 42), de Jo Olivereau (La Tortinière) en Touraine et des palaces parisiens, qui concurrenceront peu à peu dans ces guides les établissements provinciaux.
RN7, un support publicitaire
Sur la RN7, les établissements de restauration sont utiles pour renseigner sur la route et la route communique sur les établissements de restauration : Un « B to B » commun à l’apogée de la RN7. Les restaurants portant des noms attachés à la route (exemple « Les 200 bornes », à Pouilly-sur-Loire) sont des indicateurs informationnels.
Le paradigme de la RN7 gastronomique a également trouvé son envol à l’international. La National 7 s’utilise comme un atout marketing, devient une valeur d’excellence et s’exporte. Ainsi on peut trouver à Athènes, par exemple, un restaurant utilisant le terme de « Route nationale 7 / cuisine + winebar », créant une forme de spécificité, de typicité et d’authenticité. « L’authenticité est signalée par l’économie des transactions entre le lieu qui produit les aliments et la table où ils sont consommés » nous dit Michel Onfray14. En passant sous silence ses détracteurs qui observent des points de vue économique, touristique ou paysager, l’argument de l’authenticité de ces territoires traversés, passe pour une vérité absolue. Si le consommateur a autant besoin d'une explication concrète, pratique et culinaire, du potentiel d’authenticité et d’identité territoriales de ce qu’il mange, c’est que l’information affichée au bord des routes est source d’interprétation. L’authenticité gastronomique d’un territoire est le reflet d’une époque. Sur la RN7, la représentation de l’authenticité territoriale culinaire ressemble à une forme de résistance voulant défendre le produit originel et patrimonial.
Pour anecdote, on trouve ainsi de nombreuses publicités peintes sur les pignons des maisons bordant la RN7, soulignant tantôt des lieux de restauration ou d’hébergement, tantôt des marques de produits alimentaires, gastronomiques ou de spiritueux. Ces publicités valent également pour les appellations de vins qui ont donné lieu à la création de « routes viticoles » (même si la valorisation du vin au bord de la route est un contre-sens avec la sécurité routière).
Aujourd’hui la gastronomie fait sa promotion via des labels de qualité ou des labels territoriaux, tels que le label Unesco. Ainsi parmi les quatre villes classées « Cité de la gastronomie » dans le cadre de l’inscription du « Repas Gastronomique des Français » sur la liste représentative du patrimoine culturel de l’humanité, trois villes (Paris, Dijon et Lyon) sont présentes sur l’axe RN7, Beaune va devenir une « Cité touristique du vin », et un projet de « Vallée rhodanienne de la gastronomie »15 est en cours de réflexion du côté de Valence. Alors, pourquoi ne pas imaginer un jour une inscription de la RN7 à l’Unesco, tant son paradigme culinaire est déjà souligné dans différentes démarches et différents ouvrages16.
Conclusion
S’il existe un pays au monde où manger et culture sont authentiquement liés, c’est bien, entre autres, la France, « un pays où l’art, social par excellence, du bien-manger a atteint la perfection », nous dit Jacques Kother dans La mémoire du ventre. L’authenticité du « bien-manger à la française », bien qu’elle n’existe pas concrètement car ayant une représentation différente pour chaque individu, est avant tout envisagée comme charnelle et symbolique. Perico Légasse, chroniqueur gastronomique au journal Marianne, et défenseur depuis bien longtemps de l’authenticité de la gastronomie française, fut parmi ceux, avec Jean-Pierre Coffe, à s’insurger contre le « diktat d’un snobisme culinaire » de la gastronomie parisienne en versus des traditions provinciales. Un diktat, qui a fortiori laisserait transparaître dans les plats préparés un goût traditionnel et authentique. L’authenticité de la « cuisine régionale », synonyme de « monument gastronomique » mêle l’histoire, la géographie et la culture populaire. Mais doit-on exclusivement se tenir au bon traditionnel, authentique, originel, au risque d’empêcher la créativité culinaire et régionale ?
La grande pluralité des représentations gastronomiques sur la RN7 est in fine soumise, selon l'expression fameuse de Daniel Halévy, « à l'accélération de l'histoire » qui, en dernière analyse, est celle du progrès technique qui les affecte à des degrés divers. Le côté authentique de la RN7 gastronomique deviendra peut-être, une terre de mémoire, une histoire et une représentation unique. On demeure encore actuellement, confronté à une opposition de deux paradigmes gastronomiques : Paris avec ses palaces et ses chefs médiatiques proches des productions de télévision, et la Province avec ses traditions, le terroir et les auberges. La RN7 était le lien qui réunissait Paris et certaines provinces. Est-elle réellement arrivée à les unir ou au contraire a-t-elle accentué la concurrence et les divergences ?