En Chine, comme en France, la gastronomie est une pratique culturelle essentielle qui fonde l’identité du pays. Augustin Berque a naguère montré1 que les civilisations paysagères sont celles qui portent un regard distancié sur les paysages, possèdent une peinture paysagère, une poésie paysagère, un art des jardins et publient des traités de paysage. On pourrait dire à peu près la même chose des civilisations gastronomiques que la France et la Chine cultivent avec délices : art de choisir les aliments selon les terroirs et les saisons, mise en œuvre aussi juste que possible grâce à des recettes transmises par oral et par écrit, art de les présenter de la manière la plus appétissante qui soit, art de parler de ce que l’on mange et de le sublimer par une littérature poétique qui exalte les émotions. Les Chinois partagent avec les Français cet amour exacerbé de la bonne chère. Il suffit pour s’en convaincre de se plonger dans le délicieux roman de Lu Wenfu écrit en 1982, intitulé Vie et passion d’un gastronome chinois2, qui montre les souffrances d’un gourmet privé de ses joies quotidiennes par la révolution culturelle et qui les retrouve à l’issue de celle-ci avec ravissement. Son titre français le rapproche d’un célèbre roman de Marcel Rouff, publié en 1924 et intitulé La vie et la passion de Dodin Bouffant, gourmet3. Hélas, dans les deux pays, la vie moderne éloigne un peu trop les actifs de leur marché et de leur cuisine, reléguant la gastronomie aux week-ends, aux jours de fête et aux vacances. Les savoir-faire sont en grand péril au sein de la population et sont de plus en plus l’apanage des cuisiniers professionnels, tout au moins de certains d’entre eux, car dans toute forme d’expression artisanale ou artistique de haut niveau, la créativité a besoin du terreau fertile d’une pratique courante au sein de la société. L’inscription par l’UNESCO du « Repas gastronomique des Français » sur la liste représentative du patrimoine immatériel de l’humanité en 2010 a eu pour principale motivation le souci d’attirer l’attention des Français sur cet élément essentiel de leur identité qu’ils négligent4, comme un certain nombre de Chinois le font aussi. Cela justifierait de la part du gouvernement une réflexion sur l’utilité d’inscrire « le repas gastronomique des Chinois » sur la même liste, comme les Japonais l’on fait en 2013 avec le washoku, car il y a péril en la demeure ! L’excès de sucre dans beaucoup de plats servis dans les restaurants de toutes les régions de Chine est un signe inquiétant de décadence du goût, mais il est encore temps de redonner un élan à cet art de vivre.
En France, comme en Chine, la gastronomie a bénéficié d’un appui décisif du pouvoir politique, bien avant notre ère en Chine, dès le Moyen Âge en France. À partir du règne de Louis XIV, la haute cuisine accède en France au rang des beaux-arts en même temps que se développe l’art de gouverner à table5. Au même titre que la peinture, le théâtre, la danse, l’architecture ou l’art des jardins, la cuisine bénéficie de toutes les attentions du souverain, de sa cour, puis rapidement de toute l’élite du pays. Les livres de cuisine publiés avec privilège du roi pendant la première partie de son règne entre 1651 et 1691 représentent 12 titres, 75 éditions au moins, soit environ 100 000 volumes . Jamais encore ce sujet n’avait attiré un tel foisonnement de talents. La haute cuisine française se distingue désormais clairement de celle du Moyen Âge qui perdure en Europe du nord et orientale. Le beurre, la crème, les réductions, fonds et fumets liés, les viandes blanches, les herbes et légumes frais, les champignons dont les truffes ont remplacé les sauces claires et acides, le salé-sucré, l’aigre-doux, la surabondance des épices. Les arts de la table, d’abord inspirés de l’Italie (faïence, puis porcelaine, argenterie, cristallerie, nappage) acquièrent leur propre personnalité et sont florissants. Bientôt, à la fin du XVIIIe siècle, apparaîtront les salles à manger dans les belles demeures, une pièce dotée d’un mobilier adapté et d’une décoration que Louis XV affectionnait. Celle-ci se généralise au XIXe siècle dans toutes les maisons bourgeoises, puis au XXe siècle dans les milieux populaires, avant de laisser place il y a quelques décennies au « séjour » où fauteuils, canapés, table basse et télévision occupent le centre du décor. La mode des cuisines « à l’américaine », ouvertes sur le séjour, interdit de réaliser chez soi une cuisine trop salissante et odorante. D’ailleurs, le micro-onde a bien souvent remplacé le four.
Le raffinement chinois de la table a les mêmes origines qu’en France. Il est né dans un contexte culturel de recherche du plaisir des sens comme signe d’amour de la vie et d’optimisme fondamental et ce, même dans les milieux les plus humbles et dans les périodes les plus difficiles. Si le bouddhisme recommande volontiers l’austérité qui favorise la méditation –le thé qui maintient éveillé lui doit d’ailleurs beaucoup-, la religion animiste qu’est le taoïsme prône la joie de vivre en société, en pleine harmonie avec son environnement. Cuisiner c’est manifester son humanité et manger pour vivre n’est pas contradictoire avec l’art de vivre pour manger6. La gastronomie chinoise doit aussi son essor à l’existence d’une élite cultivée et, au sommet de la pyramide sociale, d’une cour impériale qui ont fait de tous les arts des signes extérieurs de prestige, voire des moyens de gouvernement : la haute cuisine et les arts de la table, ceux de la porcelaine en particulier, sont ainsi devenus des expressions très nobles de la civilisation qui ont ensuite irrigué toute la société.
Le service accumulatif, une pratique universelle très prisée en Chine
Depuis l’Antiquité, dans toutes les civilisations de la planète, les repas festifs ont toujours été constitués de plats multiples servis sur la table ou sur des dessertes, en même temps ou en plusieurs services successifs. Une série d’entrées froides est parfois disposée avant l’arrivée des convives ou apportée en tout début de repas. C’est le cas des grandes cuisines du monde, en particulier l’ottomane, la marocaine, la juive ashkénaze ou séfarade, la russe, la grecque et les diverses cuisines balkaniques, l’indienne, la mexicaine et, plus près de la Chine, la coréenne, la japonaise, la vietnamienne ou la thaïlandaise. C’était le cas dans toute l’Europe occidentale, surtout dans la haute société, en particulier à la table des rois et des princes, la France ayant poussé cet art à son paroxysme, surtout sous les derniers Bourbons et dans la première moitié du XIXe siècle avec le grand service « à la française » au cours duquel des dizaines de plats pouvaient être servis à la table d’un roi ou d’un prince. Même si l’ordre correspondait à des règles qui ont d’ailleurs varié dans le temps au cours de l’Epoque Moderne7, la profusion interdisait en pratique de marier les saveurs des mets et celles des vins. On sert généralement un seul vin au cours du repas. Il est disposé sur une desserte où les serviteurs le versent dans des verres en le coupant d’eau et, parfois, de glace, avant de le présenter aux convives à leur demande. C’est ainsi que Louis XIV boit plutôt du champagne tranquille au début de son règne avant de passer au bourgogne, en particulier au vin de Vosne. Tous les deux sont blancs ou d’un rouge très léger, dit vermeil ou œil-de-perdrix, car c’est à Bordeaux que l’on commence vers cette époque à élaborer des vins plus sombres, issus de cuvaisons longues et que sont introduits d’Angleterre pour la première fois en France la mise en bouteille et le vieillissement qui permet l’assouplissement des tannins.
Il existe cependant des prémisses flamboyantes de cet art du mariage des mets et vins qui se développera surtout à partir du XIXe siècle, ce sont quelques banquets médiévaux italiens de la fin du XVe siècle8. Parmi ceux-ci, on possède le menu de l’extraordinaire repas offert en janvier 1473 à Rome par le fastueux cardinal Pietro Riario, neveu du pape Sixte IV, au cours duquel 13 vins sont servis pour accompagner des dizaines de plats, chaque service de plats mentionnant le vin qui convient le mieux, l’hippocrate (hypocras9) et le moscatello (muscat) accompagnant en finale les « desserts » sucrés. Notons qu’une telle profusion impliquait de mettre en perce au moins autant de pièces que de vins servis, ce qui posait le problème de leur conservation lorsque le tonneau n’avait pas été vidé, puisque l’on ne mettait pas en bouteilles à cette époque. Gageons que la suite et les nombreux serviteurs du cardinal en profitaient largement dans les jours suivants, d’autant qu’en janvier le froid empêchait la fermentation acétique de se développer trop vite… On a également trace d’un banquet offert en 1476 à Florence à 17 convives, parmi lesquels le fils du roi d’Aragon, par le riche marchand Benedetto Salutari. Pour accompagner les 24 plats, 13 vins sont proposés, mais afin de permettre à chacun de composer ses accords préférés, une « carte des vins » inscrite sur une feuille de papier est disposée à côté de chaque invité10.
L’habitude s’est maintenue en France avec les hors-d’œuvre qui couvraient naguère tout le centre de la table. La pratique existe encore dans les bouchons de Lyon avec « les saladiers » qui sont apportés en nombre sur table ou sur un chariot en prélude aux plats de résistance : museau vinaigrette, harengs saurs pommes à l’huile, salades de cervelas, de pieds de mouton, de lentilles, de tétine de vache, de foies de volaille, de frisée aux lardons, saucisson chaud, rosette de Lyon, terrine de campagne, cornichons, etc.
Dans les années 1980 encore, le restaurant gastronomique Laurent à Paris proposait à sa clientèle comme entrée possible un très raffiné « chariot de hors-d’œuvre »11. Dans la plupart des restaurants français, les hors-d’œuvre sont aujourd’hui remplacés par trois « amuse-bouche » aussi savants et insipides que minuscules ou bien par un sempiternel velouté de potiron qui gâche le début du repas par une note trop douceâtre. Sauf dans les abscons menus-dégustation, souvent décevants de par la profusion et la confusion de leurs saveurs, le repas se compose d’une entrée, d’un plat et d’un dessert, ce qui est bien assez pour goûter un champagne, un vin blanc sec, un vin rouge et un liquoreux.
En Chine, un repas quotidien ordinaire est constitué de céréales, dites fan (riz, pâtes, pains cuits à la vapeur) et d’accompagnements dits cai, divers plats aux saveurs variées, et d’une soupe. Au contraire, dans les repas festifs, le cai est plus abondant que le fan. C’est l’occasion de pratiquer, comme depuis des millénaires, le service accumulatif mêlant viandes fraîches cuites de diverses manières, viandes séchées ou en gelée, poissons, coquillages et crustacés, légumes, fruits, épices, sauces mêlées aux plats ou présentées séparément, soupes claires ou épaisses, etc. On dépose sur la table avant le début ou au tout début du repas quelques entrées froides. Elles sont suivies de nombreux plats chauds de saveurs, consistances et couleurs variées, de même que le sont les modes de cuisson. Tous les plats demeurent sur la table, sauf s’ils ont été vidés, et chacun se sert selon ses préférences et son appétit. Un banquet ordinaire comprend souvent en moyenne quatre plats différents par convive, ce qui aboutit à quarante plats pour une table de dix12. Le riz ou les nouilles achèvent la partie principale du repas, avant quelques fruits.
Comme dans toutes les gastronomies du monde, la rareté des mets procure un supplément d’émotion, mais elle se mêle en Chine de principes diététiques qui expliquent le nombre de denrées végétales et animales de toutes sortes disponibles sur les marchés13. Toutes les saveurs (salé, sucré, amer, acide, piquant, umami14, plus la très noble fadeur15, celle du doufou, par exemple), les couleurs (celles des aliments, celles des porcelaines) et les consistances doivent être combinées avec soin16. Chacun plonge ses baguettes dans les plats communs et se sert selon son appétit, même si se répand de plus en plus l’usage occidental d’utiliser des couverts de service, tant pour ne pas choquer les hôtes étrangers que pour des raisons d’hygiène. Il est d’usage de servir plus qu’il n’est possible aux convives d’absorber. Il existe un grand nombre de cuisines en Chine qui reflètent la géographie des milieux et des cultures de cet immense pays qui a poussé si loin le raffinement gastronomique.
Voici, par exemple, un menu de banquet simple servi lors de la première réunion officielle du gouvernement communiste chinois, le 1er octobre 194917 :
- Quatre assiettes froides :
- canard à l’osmanthe,
- poulet à l’huile,
- champignons d’hiver aux cerneaux de noix,
- terrine de viande de Zhenjiang.
- Huit plats chauds :
- canard aux pousses de bambou d’hiver,
- nids d’hirondelle au bol d’argent,
- quatre trésors cuits à l’étouffée,
- gambas frites à sec,
- poulets aux champignons cuits à la vapeur,
- cœurs de choux chinois aux champignons,
- carpe à la sauce de soja, tête de lion (boulettes de porc).
- Une soupe :
- soupe claire aux nids d’hirondelle.
- Quatre collations :
- rouleaux de printemps frits,
- brioche à la purée de haricots rouges,
- mille-feuilles,
- fruits.
La sobriété d’un tel menu est significative de la volonté d’austérité du nouveau pouvoir. Elle s’accentuera encore pendant la Révolution culturelle, avant de laisser de nouveau place à la libre expression de la gourmandise du peuple chinois18, avec une légère restriction sur les mets et les boissons de grand luxe après l’arrivée au pouvoir du président Xi Jinping en 2013, dans le cadre de la lutte qu’il a entreprise contre la corruption19. Le contraste est en tout cas immense avec les banquets impériaux de jadis qui pouvaient durer des heures, voire des jours, et comporter des centaines de plats, servis dans la vaisselle la plus luxueuse qui soit en métal précieux ou en porcelaine20. Sous la dynastie Shang, au IVe siècle, 2271 personnes travaillaient en cuisine au Palais impérial21, plusieurs centaines sous les Qing22.
On boit peu d’alcool en Chine pendant les repas quotidiens : de l’eau chaude ou fraîche23, ou de la bière légère au début du repas, une soupe et du thé à la fin suffisent en général à étancher sa soif. On boit beaucoup, en revanche, lors des banquets24 au cours desquels on enchaîne les toasts et les incitations à boire, y compris par des jeux. « Mille verres sont trop peu pour les bons amis à table, une demi-phrase est déjà trop pour ceux qui ne s’entendent pas » dit un proverbe chinois25. Confucius proclamait à propos du gentilhomme sage, que26 « Même lorsque la viande est abondante, il ne doit pas manger plus de viande que de riz. Pour le vin, par contre, il n’y a pas de limite, du moment qu’il garde sa tête. » La capacité de Confucius, géant de plus de deux mètres, était semble-t-il remarquable, tout comme celle de Socrate, son quasi-contemporain, qui était pourtant de petite taille. Le chatoiement de saveurs, couleurs et consistances, les allers et retours constants d’un plat à un autre par les convives qui composent leur repas selon leur bon plaisir rendent très difficile, sinon impossible, la recherche d’une « harmonie gustative » entre les mets et les boissons d’accompagnement telle que l’ont imaginée et la cultivent les Français depuis deux siècles.
Depuis 4000 ou 5000 ans avant Jésus-Christ, on sait élaborer en Chine des boissons alcoolisées à base de céréales, sans doute par fermentations successives permettant d’atteindre de 12° à 17° degrés d’alcool27: « vin » jaune chinois (huangjiu dont le plus célèbre est le shaoxingjiu, produit à Shaoxing dans la région de Shanghai, souvent servi chaud)28, alcool blanc de sorgho très fort (maotai titrant 53°), bière et, depuis peu de temps, de nouveau, du vin de raisin (putaojiu), surtout rouge. À l’époque des Tang29, (VIIe-IXe siècles), on sert chez l’empereur ou chez les nobles les boissons locales à base de riz ou de millet, mais aussi du vin de palme venu du sud de la Chine et du vin de raisin en abondance, venu d’Asie centrale, de Tachkent, en particulier30. Le thé arrive en Chine au début de notre ère, sous les Han de l’Est, en même temps que le bouddhisme avec lequel il entretient un lien étroit, en ce qu’il permet les veilles et les méditations nocturnes des moines. Il se diffuse et devient très populaire à l’époque des Tang. Sous la dynastie mandchoue des Qing, on boit du thé au lait, breuvage préféré de l’empereur Qianlong, mais aussi d’innombrables boissons alcoolisées issues des céréales, vins fermentés et eaux-de-vie distillées, parfumées aux fleurs de lotus, aux chrysanthèmes, à diverses plantes médicinales dont le ginseng, voire du sang de cerf coupé d’alcool, très fortifiant et probablement aphrodisiaque31. Aucun ordre ne semble présider à leur consommation au cours du repas.
Il en est de même aujourd’hui, mais on commence souvent par de la bière frappée afin d’étancher sa soif, puis suivent toutes les boissons fermentées ou distillées possibles que l’on boit en désordre en fonction du goût de la personne qui souhaite porter un toast à un convive. Aujourd’hui, la mode est au vin rouge qui s’impose, en particulier dans les villes.
Le service successif, une invention française au service des accords mets-vins
L’idée de marier un mets et un vin apparaît surtout en France à l’occasion de collations telles celles que les peintres Jean-François de Troy et Nicolas Lancret ont représentées dans les deux tableaux commandés par Louis XV en 1735 à la gloire du champagne pour ses petits appartements de Versailles. Dans Le déjeuner d’huîtres de Jean-François de Troy, plusieurs convives tiennent un verre à la main et se servent ou se font servir du champagne mousseux qui, bien entendu, n’est jamais mouillé d’eau afin de conserver son pétillement si délicat à obtenir. Sur la table elle-même n’apparaît qu’un seul verre placé à l’envers dans un rafraîchissoir en porcelaine. Les bouteilles encore pleines sont dans un meuble-rafraîchissoir rempli d’eau et sans doute de glace, placé sur le côté de la table. Les bouteilles vides sont par terre. Dans Le déjeuner de jambon de Nicolas Lancret, destiné à être le pendant du premier32, des verres sont sur la table ainsi que deux bouteilles de champagne mises à rafraîchir dans des seaux à glace en argent. D’innombrables bouteilles gisent au sol (plus d’une vingtaine pour huit convives), signe que l’on ne s’est pas ennuyé au cours de ce repas de campagne en plein air. Dans les deux cas, le désordre qui règne sur les tables est évidemment lié au fait que la fête bat son plein et que l’atmosphère amicale qui préside à la réunion n’exige nullement un dressage de table à la française, lequel ne prévoit pas de place pour les verres à boire.
Napoléon, encouragé en cela par ses ministres gourmets éclairés que sont Talleyrand et Cambacérès et par le cuisinier d’extraordinaires Antonin Carême, maintient le service à la française au cours des banquets qu’il est contraint d’offrir, sans appétence particulière pour ces rituels. Louis XVIII qui l’a connu, pratiqué et sans doute apprécié à la fin de l’Ancien Régime fera de même au début de la Restauration, mais déjà se développe une pratique concurrente, celle du service dit « à la russe ». En réalité, il ne doit rien aux habitudes slaves qui demeurent accumulatives, mais au cas particulier du Prince Alexandre Kourakine, ambassadeur de Russie en France de 1808 à 1812. Blessé et brûlé durant un incendie à l’ambassade d’Autriche en 1810, sa convalescence est longue, mais il ne cesse de recevoir avec munificence. Ne pouvant se mouvoir facilement, il instaure un nouveau service au cours duquel les différents plats sont présentés à chaque convive afin qu’il se serve. Les grosses pièces sont présentées entières et découpées sur une desserte par un maître d’hôtel. Plusieurs vins peuvent ainsi éventuellement être servis. Plusieurs verres de différentes tailles et formes sont désormais placés à l’arrière ou sur le côté de l’assiette principale. Le service à la française et le service à la russe demeurent concurrents pendant toute la première moitié du XIXe siècle, parfois mêlés au cours du même repas, les plats froids salés du hors-d’œuvre et les pièces montées du dessert étant placées sur la table au début du repas et les plats chauds présentés aux convives l’un après l’autre, selon une pratique qui subsistera ici ou là jusqu’à la fin du XXe siècle. Le service à la russe s’impose dans les banquets officiels sous le règne de Napoléon III, de même qu’une succession de vins différents choisis en fonction de la composition du repas, le bordeaux se taillant progressivement une place, alors que le bourgogne dominait à Paris depuis des siècles. Dès la Régence, les caves aristocratiques comportent, outre des barriques de vins divers, des bouteilles bouchées : de champagne, d’abord, puis des meilleurs vins des autres régions33. Sous le Premier Empire, l’une des caves les plus éclectiques et raffinées et celle de Joséphine à La Malmaison. On est cependant loin de la diversité des caves particulières anglaises qui contiennent principalement des vins mis en bouteilles par les marchands de vin de Londres ou de Bristol.
Peut-être en lien ou en tout cas en concomitance avec l’apparition du service « à la russe », c’est pendant la Restauration que se développe la nouvelle forme de sensibilité gustative qui cherche à découvrir des alliances harmonieuses entre les mets et les vins. Grimod de La Reynière souhaite que lors des réunions de son jury dégustateur34, « on sert la table du jury plat à plat, ainsi que devraient l’être toutes les tables gourmandes ». Cette pratique permet de servir plusieurs vins successifs et d’imaginer des alliances destinées à surprendre et à augmenter le plaisir des papilles, tout comme celui de la conversation. Dans sa Physiologie du goût parue en 1825, à la veille de sa mort survenue au terme d’une longue vie de plaisirs gourmets en compagnie d’amis choisis, Brillat-Savarin chante de beaux mariages d’amour qu’une table soigneusement pensée rend possibles35: « L’ordre des comestibles est des plus substantiels aux plus légers36. L’ordre des boissons est des plus tempérées aux plus fumeuses et aux plus parfumées. Prétendre qu’il ne faut pas changer de vins est une hérésie : la langue se sature ; et, après le troisième verre, le meilleur vin n’éveille plus qu’une sensation obtuse37. » Tout est dit dans ces trois préceptes fondateurs gravés dans le marbre de ses célèbres aphorismes. Il suggère, par ailleurs, un certain nombre d’alliances précises et, selon lui, réussies : le vin bourru du Bugey sur les marrons grillés de l’automne, le chambertin pour humecter la bécasse ou le faisan rôtis, le graves sur la poularde de Bresse, un vieux sauternes sur des huîtres38, un madère avec le consommé, un malaga avec le fromage, choix ô combien judicieux qu’il conviendrait de remettre à l’honneur. Les vins et les eaux-de-vie qui continuent à progresser en finesse et en personnalité commencent alors à faire l’objet de commentaires oraux ou écrits précis.
Les conditions d’un heureux mariage entre cuisines chinoises et vins de raisin39
La mondialisation invite les cultures à s’enrichir mutuellement sans perdre leur âme et sans tomber dans la fusion irréfléchie qui n’est qu’une confusion. Les Chinois connaissent et apprécient les vins de raisin arrivés par la route de la soie depuis des siècles. En outre, ils boivent du Shan putao, un vin élaboré à partir des vignes sauvages, vitis amurensis40, équivalent du yamabudo japonais, de la région de Tokachi dans l’île de Hokkaido41. Ils ont commencé à en boire de nouveau dans les années 1980, mais plutôt sucré, voire additionné de soda, un peu comme les Japonais qui buvaient un produit mélangé dit akadama.
Aujourd’hui le vin n’est plus exotique, pas plus que ne l’est la bière. Les Chinois l’apprécient de plus en plus42. Ce goût nouveau est venu d’abord par Hong Kong, colonie anglaise pendant un siècle et demi, puis par les autres grandes villes, surtout après l’ouverture internationale souhaitée par Deng Xiaoping (Beijing, Shanghai, Canton). La Chine, aujourd’hui premier consommateur de vin rouge au monde, est devenue le deuxième consommateur global de vin en 2021, alors qu’elle était en 5e position en 201743 ! On prévoit qu’elle se hissera à la première place devant les États-Unis et la France en 2027, mais cela pourrait se produire avant compte tenu de la rapidité de l’évolution culturelle du pays. En 2017, les importations de vins d’Australie et du Chili ont respectivement augmenté de 33 et 24%, il est vrai grâce à des droits de douane faibles44. Celles de vin français ont, quant à elles, augmenté de 9% et concernent aussi bien les vins bon marché que les bouteilles prestigieuses. Aujourd’hui, chaque Chinois consomme 1,3 litre de vin par an45, chiffre qui n’a guère de sens compte tenu du fait que beaucoup de Chinois n’en consomment jamais. Il faut ajouter que 60% du vin consommé en Chine est de provenance locale46. La qualité s’améliore d’année en année, en particulier grâce à l’aide d’œnologues étrangers, français, mais aussi venus d’Amérique ou d’Australie. Les premiers vins de luxe sont apparus récemment, comme le Ao Yun, produit dans le Yunnan, vers 2200-2600 m d’altitude par Moët-Hennessy Estates, et qui est vendu entre 230 et 300 € la bouteille47.
Il va de soi que les habitudes gustatives françaises actuelles sont une construction culturelle en évolution constante et que nul ne saurait jeter l’opprobre sur celles des Chinois et leur reprocher de ne pas boire le vin comme les Français. Il en va de même avec les Anglais, pourtant amateurs éclairés et sans qui nombre de vins d’Europe n’auraient jamais vu le jour48. Ils boivent souvent les grands vins rouges ou fortifiés à l’issue du repas, en compagnie de fromages. La mode du fromage commence d’ailleurs à gagner la Chine.
Les présents propos ont seulement pour but de suggérer quelques pistes de réflexion aux gastronomes chinois qui, comme tous les amateurs éclairés de bonne chère, aiment découvrir de nouvelles saveurs, être étonnés et participer à l’évolution d’un art qu’ils ont porté au fil des siècles à l’un des plus hauts niveaux du monde. Comme toute expression culturelle, celle-ci ne saurait être figée ; elle doit se renouveler, emprunter à bon escient à l’extérieur et assimiler ces apports sans tomber dans les effets de mode et les provocations gratuites.
Compte tenu de l’excellence de la gastronomie chinoise et, comme on l’a dit, de l’attention que les gourmets apportent au choix des ingrédients, à leur préparation, à la température de leur service, à la variété des couleurs et des saveurs de ce qu’ils mangent, il est dommage de ne boire tout au long du repas qu’un seul vin rouge, même si celui-ci est un grand cru de Bordeaux dans un millésime réputé, comme en servent parfois certains nouveaux riches, buveurs d’étiquettes, plus que chercheurs d’émotions rares et renouvelées tout au long d’un bon repas. Ceci établi, il n’existe aucune règle objective et toutes les alliances doivent être testées, chacun choisissant celle qu’il préfère, à la condition d’avoir éduqué son odorat et ses papilles à la curiosité et à l’étonnement. Les exportateurs étrangers doivent en tout cas être persuadés que les consommateurs chinois font et feront comme ils l’entendent et que seul compte pour eux le plaisir qu’ils recherchent et éprouvent49.
Les consommateurs chinois auraient sans doute tort de se priver plus longtemps des vins blancs secs, moelleux, liquoreux et oxydatifs ou effervescents, servis frais, voire frappés, à apprécier les vins rouges parfumés et pas seulement les rouges plus ou moins corsés qui représentent 80 à 90% du marché50. Pour cela, il faut sans doute éviter de parler de vin blanc, car le blanc est certes la couleur de la pureté (d’où le prestige de la peau blanche, qui était traditionnellement celle de l’aristocratie et des fonctionnaires qui ne repiquent pas le riz et n’ont donc pas la peau parcheminée par le soleil), mais aussi celle du deuil. On devrait plutôt parler de vin jaune, mot plus authentique, car il n’existe aucun vin « blanc », ce qui est la couleur du lait, ou incolore. C’est la couleur de la gloire, de l’harmonie et, jadis, de l’empereur. Le problème est qu’elle désigne les vins traditionnels de riz (de Shaoxing, par exemple) ou de millet et qu’elle est, de plus, aujourd’hui associée à la pornographie. Suggérons donc de les appeler « paille de riz » ou « jaunes », mais en précisant alors qu’il s’agit de vin de raisin (huangputaojiu, vin jaune de raisin) ou bien « dorés » en prenant la même précaution (jinseputaojiu). On observe depuis peu, chez les jeunes surtout, un frémissement en faveur des vins blancs secs51.
Le vin rouge est le plus spontanément apprécié, car la couleur signifie chance, bonheur, feu et est associée au Nouvel An. C’est aussi celle du drapeau chinois ! Jusqu’à maintenant, les importateurs et sommeliers français œuvrant en Chine cherchent plutôt à imaginer les plats qui s’accordent le mieux avec les bordeaux rouges, selon la mode en cours. C’est le cas le Laurent Moujon, par exemple, qui réfléchit et publie depuis des années sur les accords entre les vins de Bordeaux et les cuisines asiatiques, la chinoise en particulier52.
En revanche, le vin rosé que les Français apprécient dans les restaurants chinois populaires de leur pays n’est guère porteur de sens en Chine53 et, à l’exception des champagnes, la plupart des cuvées se comportent de manière trop neutre à la dégustation au regard d’une cuisine haute en saveur, même si certains le jugent polyvalent et transversal54. Ajoutons que la couleur rose est aujourd’hui considérée comme très féminine et que, pour certains, elle évoque la prostitution…
S’il est décidé d’accompagner un repas chinois de vin(s), il conviendrait de s’abstenir de boire en même temps des eaux-de-vie, dans la mesure où, surtout lorsqu’elles sont très parfumées, elles écrasent la saveur des mets, sauf peut-être avec des nourritures très particulières comme le doufu fermenté dit « puant ». Celui-ci s’harmoniserait sans doute avec bonheur au cognac. Sinon, la pratique du digestif, à siroter à l’issue du repas, est recommandable, à l’issue d’un repas copieux et un peu lourd. Pour l’heure, les alcools chinois blancs et forts que l’on boit à table connaissent une certaine défaveur55.
Une autre des pistes d’avenir qui mériterait d’être explorée est la recherche d’alliances nouvelles correspondant à la philosophie taoïste du yin et du yang. Le thé vert évoque la fraîcheur (yin), le thé noir, la chaleur (yang). Les vins blancs frais, secs tranquilles ou pétillants comme le champagne, et les vins rouges légers, issus de terroirs subissant le froid et l’humidité sont plus acides, évoquent la fraîcheur et son yin, considérés comme féminins dans la culture chinoise. Les vins rouges corsés et les vins blancs liquoreux, vins de soleil sont yang et considérés comme épaulés, masculins. Les aliments se répartissent également entre ces deux catégories56. Les légumes verts, les légumes racines et tubercules, les produits laitiers maigres, les œufs, les coquillages, les sauces salées comme la sauce de soja et la sauce d’huîtres sont yin et peuvent s’harmoniser avec les vins yin. Les aliments yang sont le bœuf, le porc, le gibier57, le poulet, le canard, les abats, les produits laitiers gras, les épices et le sucre. Ils s’harmonisent avec les vins yang. Toutefois, certaines exceptions peuvent être tentées : les vins oxydatifs secs ou très parfumés (cépage gewurztraminer, par exemple), voire liquoreux peuvent accompagner des plats sucrés et épicés, comme le canard laqué ou les currys. Les fritures qui sont yang peuvent être mises en valeur par des vins blancs secs. Ainsi, il peut être aussi intéressant de pratiquer le « ton sur ton » yin-yin ou yang-yang que l’opposition yin-yang ou yang-yin, plus délicate à mettre en œuvre. On trouve dans le Discours des royaumes écrit aux VIe-Ve siècles avant J.-C. la pensée suivante qui s’applique bien aux mariages contrastés58 : « L’harmonie engendrera la fécondité, l’identité provoquera la stérilité. […] Si l’on met deux choses identiques l’une à côté de l’autre, on n’obtiendra aucun résultat. La musique ne vient pas de sons identiques, la peinture n’est pas composée de couleurs identiques, la cuisine ne consiste pas en saveurs identiques […]». Le domaine Sauzet en Languedoc59 a imaginé une cuvée IGP Pays d’Oc originale dénommée Yin Yang résultant de l’assemblage de vins issus de cépages de l’Atlantique que le propriétaire considère comme yin et féminins (cabernet sauvignon, cabernet franc et merlot) et de la Méditerranée considérés comme yang et virils (syrah, grenache et mourvèdre).
Évoquons, enfin, l’innovation, voire de la révolution, que représente l’organisation des repas chinois en séquences mieux personnalisées sur le plan gustatif, seul moyen d’imaginer des alliances intéressantes, ce que certains importateurs tentent depuis les années 1980, comme la maison Krug en Champagne, par exemple60. Elle dispose aujourd’hui d’une Krug Room au sein de l’hôtel Mandarin oriental de Hong Kong au sein de laquelle sont servis des menus raffinés de cuisine-fusion asiatique dont chaque plat ou ensemble de deux ou trois plats est accompagné d’un verre de l’une des cuvées prestigieuses de la maison61.
La grande critique hongkongaise62 Jeannie Cho Lee, première femme asiatique Master of Wine, est experte dans l’organisation de repas chinois pensés en fonction des alliances possibles avec des vins du monde entier. Voici, par exemple, le repas qu’elle a imaginé le 7 juin 2019 dans le restaurant de cuisine cantonaise Lei Garden à Hong Kong (Wan Chai) : 9 convives, 9 vins et 14 plats.
Sussex Sparkling Rosé brut, Rathfinny
Champagne rosé 2009, Louis Roederer
Honey Barbecued Pork
Crispy Roasted Pork
Deep fried Tofu with Spiced Salt
*
Fumé Blanc 2007, Tokalon Vineyard, Robert Mondavi
Steamed Pork, Vegetables Dumplings
Sauvignon Blanc Trocken 2012, Nahe, Kruger-Rumpf
*
Steamed Razor Clam with Garlic and Vermicelli
*
Bâtard-Montrachet 2008, Leflaive
Sauteed Giant Garoupa Fillet with Honey Pea and Celery served
*
Clos des Lambrays 1966
Peking Duck
*
Clos de La Roche 2001, Dujac
Ao Yun, Shangri La (Yunnan), 2013
Pan Fried Texan Tenderloin
Braised Vermicelli with Duck
*
Château Rieussec 1998
Crispy Chinese Fritters with Syrup and Sweet Sesame Dumpling
Fruit Platter
Si le choix est fait de servir plusieurs vins au cours du repas, il convient de réorganiser les tables en préparant plusieurs verres par convive. La difficulté est leur emplacement, puisque chaque convive doit avoir accès au plateau tournant où sont disposés les mets. Le côté gauche semble la meilleure solution, tout au moins pour les droitiers qui peuvent cesser de manger et poser leurs baguettes afin de saisir leur verre de vin placé à leur gauche avec leur main droite. Il convient aussi de respecter l’ordre préconisé par Brillat-Savarin, au moins pour les vins, des plus légers aux plus corsés, car sa recommandation pour les mets – « des plus substantiels aux plus légers » - est difficile à pratiquer aujourd’hui, tant en Chine qu’en France.
Ces changements impliquent que les professeurs de sommellerie et les sommeliers en exercice réfléchissent, expérimentent et éduquent leurs élèves et leurs clients, en complicité avec les cuisiniers63. Ils pourraient proposer éventuellement deux ou trois vins différents à petite dose avec le même plat, par exemple avec les plats épicés : un liquoreux, un oxydatif, un vin doux naturel (français, espagnol portugais, italien ou grec). Il leur revient d’imaginer des alliances avec les plats très relevés, mais aussi avec les fades.
Conclusion
La très rapide évolution culturelle de la Chine entraîne de grandes transformations dans le domaine alimentaire. Les cuisines étrangères sont très à la mode et les repas chinois changent beaucoup. Le succès grandissant du vin de raisin ne menace en rien la haute gastronomie chinoise, bien au contraire. Le vin peut permettre aux gourmets de découvrir de nouveaux accords gustatifs qui peuvent les ravir. De leur côté, les Français auraient tort de revenir, par la mode actuelle des menus- dégustation, au modèle revisité du repas « à la française » abandonné voici bientôt deux siècles ou de singer le service « à l’asiatique ». La cuisine et les présentations déconstruites, aux saveurs multiples et juxtaposées très en vogue aujourd’hui sont influencées par l’esthétique des gastronomies orientales, celle du Japon en particulier, mais la plupart des chefs français n’en ont guère compris l’esprit. Plus grave, cette tendance fâcheuse détruit le champ merveilleux des accords mets-vins qui avait été si long à construire64. Dans ce domaine, le dialogue sino-français ne peut être que fécond.