Alors que s’estompent les effets de la crise phylloxérique et que le vignoble languedocien se reconstitue au tournant du XXe siècle, les plaines méridionales se couvrent de nouveaux cépages qui font entrer de plain pied la région dans une viticulture industrieuse et hyper-productive. Carignan et Aramon – les deux cépages phares de la reconstitution – ou cépages hybrides engagent les producteurs locaux dans une course à la productivité sans fin, faisant progresser les rendements à près de 100 voire 150 hl par hectare1. Le Languedoc devient alors le territoire du « Vignoble de masse »2 et il se couvre de près de 425.000 hectares de ceps robustes et vigoureux qui alimentent le territoire national « d’un vin de consommation courante, vendu à bas prix et en grande quantité »3. Selon G. Gavignaud-Fontaine, ces choix répondent à « une même finalité : robustesse et prodigalité »4 tandis que cette nouvelle orientation engage la région dans l’ère du « gros rouge » dont elle met près d’un siècle à sortir.
Autour de ce nouvel eldorado que devient la monoculture viticole régionale – et que certains condamnent dès le début du siècle5 –, s’organise un écosystème économique entièrement tourné vers l’écoulement de la production régionale. Depuis l’artisan tonnelier jusqu’aux premières sociétés d’expédition, en passant par les constructeurs de wagons-foudres, l’économie régionale dépend directement ou indirectement de cet « or rouge » qui jaillit de son sol. Ces vins faiblement titrés (entre 8 et 10 degrés), acides, au gout souvent râpeux, inondent alors les troquets des centres de consommation, régions industrielles où se concentre une clientèle de plus en plus étoffée. La région, qui « conquiert alors le monopole des vins de table »6 a clairement fait un choix : privilégier la quantité à la qualité. Ainsi, dans la première décennie du XXe siècle, les records de production sont battus année après année, atteignant trente millions d’hectolitres en 1907 (dont quinze millions pour le seul département de l’Hérault soit la totalité de la production régionale avant 1870).
Le marché se gonfle donc de millions d’hectolitres de vin « naturel » qu’il faut alors écouler, auxquels s’ajoutent les vins mouillés, sucrés, médicinaux ou importés qui ont tous fait leur apparition lors de la crise phylloxérique afin de compenser le déficit d’offre face à une demande, elle, toujours constante. Or ces pratiques, déloyales, ont toujours cours au début du siècle en dépit des lois visant à protéger les consommateurs de ces vins artificiels7 et de la « délinquance en col rouge »8. C’est donc au cœur d’un marché totalement désorienté, perturbé et déséquilibré que les négociants languedociens œuvrent pour écouler au mieux les vins produits par leurs fournisseurs.
Figure majeure et centrale de la filière viti-vinicole, le négociant est l’intermédiaire entre les milieux de la production et du commerce au détail. Rouage nécessaire et essentiel à l’écoulement des stocks, il assume par sa position pivotale un rôle crucial sur les marchés. En cette période de déstabilisation économique, son effort de domination du marché des vins en Languedoc est encore plus conséquent car il cherche à tirer les leçons des crises précédentes, à s’affirmer face à des producteurs de mieux en mieux organisés9 et à assurer à la fois la structuration mais également la fluidité d’un marché chaotique et imprévisible.
Si le rôle de certains négociants dans la perturbation du secteur ne peut être négligé10, le Commerce – comme on l’appelle dans la région – opte dès le début du siècle, timidement dans un premier temps puis avec force et conviction après-guerre, pour une tactique offensive de défense de la qualité des vins. Dans un contexte de plus en plus délicat pour le négoce traditionnel (accroissement de la concurrence extérieure, complexification de la législation, augmentation considérable des frais et des taxes, crises cycliques et dévastatrices) mais également dans un contexte de structuration du mouvement syndical, les commerçants cherchent à assurer le bon écoulement de la production régionale en tentant de corriger la réputation des vins languedociens.
Au-delà de ce qui peut légitimement apparaître comme une tactique purement commerciale, il s’agira donc ici de s’interroger sur les réponses apportées par les négociants languedociens pour défendre la notoriété des vins méridionaux dans un contexte de profonde dépréciation de l’image des vins du Midi jusqu’à la fin des années 1930, à la fois à travers l’impact des instances institutionnelles mais également en étudiant l’action des groupements syndicaux dans cette démarche de défense collective.
Les Chambres de commerce et leur action
Les outils institutionnels
Le Commerce dispose, depuis la fin du XIXe siècle, d’un pouvoir d’action qui s’explique tout d’abord par le poids pris par les négociants dans les instances dirigeantes depuis les années 1870. C’est le cas notamment des chambres de commerce régionales et de leur prolongement, les commissions de cotation, qui permettent aux négociants de disposer d’outils institutionnels de premier ordre.
Comme le montre Ph. Lacombrade pour la période 1870-1939, près de 18 % des membres des chambres de commerce languedociennes sont des négociants en vin11. Le phénomène est accentué dans les deux villes commerçantes, à savoir Montpellier, capitale régionale, siège de la bourgeoisie héraultaise et Sète, le grand port d’exportation puis d’importation de la région. Dans ces deux villes, les chiffres dépassent les 25 %12. A Béziers, cœur viticole de la région, reconnue comme la « capitale du vin », la présidence de la Chambre de commerce est assurée par A. Gaillard, un industriel très proche des milieux du Commerce entre 1912 et 193413 puis par un négociant, P. Granaud, entre 1934 et 1939. A Sète, c’est Jean Prats, de la puissante maison « Cazalis & Prats », qui assure la fonction pendant plus de vingt-cinq ans, entre 1908 et 1933. A Montpellier enfin, Gustave Malet est élu président de la Chambre de 1931 à 1943 après avoir assuré toutes les fonctions éminentes du Syndicat des Vins de Montpellier puis du Syndicat régional.
Cette emprise consulaire permet aux négociants d’orienter la politique viticole locale dans la direction qu’ils souhaitent, à travers les « commissions des vins » dont dispose chaque chambre de commerce dans la région. C’est ainsi que dès le début du siècle, un des axes de promotion des marchés passe par une défense de la qualité vinicole.
Dans un premier temps, les efforts ne sont pas véritablement ordonnés et ils répondent plus à des impératifs conjoncturels généraux qu’à une stratégie réfléchie de défense systématique des vins régionaux. Ainsi, en janvier 1907 est menée une enquête parlementaire sur la crise du vin afin de régler les problèmes de mévente que connait la viticulture française14. La Chambre de commerce de Béziers, au même titre que tous les acteurs majeurs de la filière viticole française reçoit un questionnaire qu’elle doit remplir afin de statuer sur les « causes de la crise, ses conséquences et les remèdes proposés »15. Fin février - début mars 1907, peu de temps avant la venue de la commission d’enquête, les Chambres de commerce de Marseille, Toulon, Nîmes, Montpellier, Sète, Narbonne, Carcassonne, Perpignan se réunissent à l’initiative de la Chambre de commerce de Béziers (CCB) afin d’établir une réponse commune. Sont également conviés à ces réunions préparatoires le Préfet, le maire de Béziers, les présidents des Sociétés agricoles et groupements divers se rattachant à la production et à la vente du vin, des représentants des Contributions Indirectes16. Le rapport final est présenté par Achille Gaillard, Vice-président de la CCB, le 12 mars 190717. La cause principale mise en avant par le rapport est « la production artificielle » tandis que parmi les remèdes, deux concernent également la qualité : limiter la possibilité de sucrage et la fin de la tolérance des boissons dites de ménage, c'est-à-dire des boissons « fabriquées » chez les épiciers et les débitants.
Le discours est clair et le message clairement offensif. La défense de la qualité des vins s’opère autour de la question de la répression des fraudes. D’ailleurs, Gaillard insiste dans son rapport à de nombreuses reprises sur ce point. Il considère que dans les centres de consommation, « 50 % au moins des vins livrés par les épiciers et les débitants son fraudés ». Il est alors urgent d’ « organiser la répression des fraudes commerciales », d’autant plus que « dans les centres de consommation […], nombreux sont les vins avariés ». Gaillard stigmatise les « chimistes qui indiquent à tous, non seulement le moyen de faire revivre les vins altérés mais encore le moyen de faire, de toutes pièces, avec des produits divers, une boisson que les experts déclarent du “vin bien constitué” »18.
Ici, l’aspect qualitatif est défendu à travers le prisme législatif et la revendication d’une application beaucoup plus stricte de la loi de 190519, notamment en visant une limitation – voire une suppression – de la chaptalisation, une interdiction du mouillage et une surveillance des opérations de coupage et de soins apportés aux vins. Il s’agit avant tout de défendre la qualité « naturelle » du vin. Cet épisode est d’autant plus important qu’il s’agit ici d’une première prise de conscience de la nécessité d’une défense de la qualité du vin. D’ailleurs, un des constats effectués dans le rapport insiste sur la corrélation entre chute de la qualité due au sucrage et effondrement des prix20 alors que la fraude21, qui est la première cause de dénaturation de la qualité des vins dans ce rapport, a entrainé l’accroissement des « boissons dénommées “vins” » ou des « vins de synthèse »22, encombrant le marché et faisant ainsi chuter les cours.
Dans l’entre-deux-guerres, la stratégie des autorités consulaires se précise et s’oriente plus distinctement autour de la défense de la qualité des vins languedociens eux-mêmes. Ainsi, en 1925, les Chambres de commerce de Montpellier (CCM) et de Béziers font paraitre deux rapports sur la crise viticole23. Le débat porte essentiellement sur le contingentement des vins languedociens afin de réduire l’afflux de vins à certaines périodes de l’année et donc de stabiliser les marchés et de leur assurer une plus grande linéarité. Dans le rapport de la CCM, E. Leenhardt, qui se dit opposé à l’idée du contingentement, préconise comme solution l’interdiction des vins de moins de 6°5 afin de valoriser la qualité générale des vins de la région24. A. Gaillard, lui, au nom de la CCB est au contraire favorable au contingentement mais lui aussi insiste sur la nécessité d’une défense de la qualité des vins languedociens, notamment par le biais d’un contrôle des vins régionaux beaucoup plus efficace. Cette orientation est réaffirmée en 1929 dans un nouveau rapport de la CCB où P. Araou, alors Vice-président de la CCB, propose comme solution à la crise d’écarter les « vins anormaux en forte croissance » dans la région. Déjà en 1921, Araou s’était exprimé en faveur de la qualité lors d’une réunion de la Commission des vins de la CCB. Lors des débats sur les difficultés d’écoulement des marchandises, il avait mis en avant la nécessité de promouvoir la qualité des vins languedociens car selon lui les « vins achetés à vil prix, coupés avec des vins de bonne qualité […] impressionnent la clientèle qui ne voit que le bon marché de ces produits inférieurs ». Ainsi, les négociants régionaux honnêtes, sont « défavorisés » en raison des « prix légitimes demandés pour les bonnes qualités de leurs vins » 25.
Cette nouvelle orientation de défense des vins languedociens se note également à travers les commissions de cotation. Directement placées sous la coupe des chambres de commerce, ces commissions « constatent » les prix des transactions effectuées les jours de marché et se réunissent à la fin de celui-ci pour effectuer des relevés et établir les cours. A Béziers, par exemple, cette commission se réunit dans l’entresol du Café Glacier, au n°18 des Allées Paul-Riquet, tous les vendredis à partir de 11h30, c'est-à-dire quand le marché tend à se terminer. Dirigée par un président, elle est composée de plusieurs membres26, nommés à la demande de la Chambre de commerce par la Préfecture et sur proposition des syndicats patronaux. A partir de la fin des années 1920, suite à de nombreuses critiques et attaques, les commissions dans un souci de rationalisation de leur pratique sont réformées. De fait, les méthodes de cotation changent pour faire une plus grande place à la notion de qualité qui n’existait pas jusque-là. Aux simples indications de titrage (9°, 10°, 11°, etc.), on substitue dans certains commissions (Béziers, Sète ou Montpellier par exemple) un critère qualitatif complémentaire : « vins de plaines, de coteaux, de hauts coteaux » à Béziers, « vins supérieurs, vins ordinaires » à Sète. Il y a donc un pallier supplémentaire qui vient d’être franchi dans la conceptualisation d’une filière vini-viticole de qualité.
L’orientation est donc dorénavant claire : il faut défendre la qualité des vins languedociens afin de ne pas voir le marché s’encombrer de vins de moins bonne qualité qui nuiraient aux maisons de commerces (dont, rappelons-le, les plus grands patrons sont des membres éminents des chambres de commerce) et à l’économie locale dans son ensemble, qui est profondément tributaire de la situation économique viticole et de ses fluctuations27. Dans cette optique, les pouvoirs consulaires régionaux cherchent à élargir leur champ d’action à travers leur influence sur les foires régionales ou l’Office du vin dans le cadre d’un patronage actif.
Elargir l’aire d’influence institutionnelle
Le cas des foires est symptomatique de la volonté des autorités régionales dans la promotion de la qualité des vins du Midi. Deux exemples, somme toute différents, sont assez représentatifs de cette démarche.
Le premier est la Foire-exposition de Montpellier qui est créée en 1933 et qui est placée « sous le patronage de la ville et de la Chambre de commerce »28. Cette foire, qui se déroule sur les Promenades de l’esplanade lors de la troisième semaine d’avril, a pour but de valoriser Montpellier qui est présentée comme « Capitale du Languedoc et du Vignoble du Midi » et « Cité du Vin ». La foire est donc, au cœur des années 1930, un excellent moyen pour la CCM de faire connaitre les productions viticoles locales et de promouvoir la qualité des vins des alentours. Les négociants sont encouragés à y apporter des échantillons afin de faire procéder à des dégustations et à faire connaitre la diversité et la qualité des vins régionaux.
Le second exemple concerne les foires locales, à dimensions plus restreintes mais néanmoins tout aussi importantes dans le cadre du soutien qualitatif des vins méridionaux. C’est le cas à Pézenas, par exemple, où une foire annuelle, se tenant tous les seconds samedi de novembre, voit le jour à partir de 192629. Elle résulte de la demande officielle de création d’une foire aux vins blancs lors du conseil municipal du 3 avril 1926. Cette demande reçoit l’appui des Chambres de commerce de Montpellier et de Béziers ainsi que du conseil général en octobre, permettant la signature de l’arrêté exécutoire préfectoral le 23 octobre. Le but de la foire est clairement établi : « rassembler de nombreux négociants [et] faire connaitre la production régionale ». Surtout, et c’est là une étape supplémentaire dans la réalité d’une prise de conscience de la nécessité d’une production de qualité, cette foire « permettra de mieux se rendre compte des critiques, des besoins, des exigences même du commerce français »30. Il faut donc faire correspondre la production des vins languedociens aux besoins du commerce national, cela dans un cadre qualitatif qui est réaffirmé. La foire permettra ainsi de valoriser une production locale de qualité de vins blancs (Clairette, Picpouls) mais également de faire fructifier les relations avec le commerce qui apprécie la qualité des vins blancs de la région piscénoise, notamment dans la confection d’apéritifs de qualité, reconnus en France et à l’étranger (Apéritifs Noilly-Prat ou Violet). Le cas de Pézenas n’est pas un cas unique car le département héraultais compte d’autres marchés importants de promotion des crus locaux comme Clermont l’Hérault qui vient également d’organiser sa première foire-exposition (d’ailleurs spécialisée dans les vins blancs elle aussi et dont la municipalité s’oppose à la création du marché de Pézenas31) ou Saint-Chinian où se tiennent deux foires aux vins majeures en août et en novembre.
A ces exemples pour lesquels les chambres de commerce régionales assurent une bienveillante protection s’ajoute un organisme directement placé sous l’influence des autorités consulaires : l’Office du vin (OV).
Ce groupement procède de la volonté des chambres de commerce régionale de disposer d’un organe capable de renseigner, d’étudier et d’agir dans le but d’un meilleur écoulement et une meilleure consommation du vin32. Il est fondé en 1908 à la suite d’une réunion à la Chambre de commerce de Sète tenue le 1er juillet et à laquelle participent les représentants des chambres de commerce de Carcassonne, Montpellier, Nîmes, Perpignan, Narbonne, Sète et Béziers33. Se réunissant quatre fois par an à Béziers, siège de l’office, c’est un organisme indépendant, géré collégialement, chaque chambre de commerce disposant de deux membres représentants 34. Cet office, que Ph. Lacombrade décrit comme une « réponse directe des négociants à la création, le 22 septembre 1907, de la Confédération Générale des Vignerons »35, vise avant tout à la défense des intérêts du commerce méridional et l’une de ses prérogatives et de ses missions premières se définit à travers la défense des vins du Midi. Ainsi, un examen attentif des différents procès-verbaux des réunions entre 1908 et 1913 nous permet de saisir l’importance de la dimension qualitative dans cette entreprise de promotion des vins méridionaux36.
Dès les premières séances, il est question de la dépréciation de la qualité des vins en France, notamment en raison de « l’indulgence de l’administration des Contribution Indirectes qui permet à tout le Centre de la France de multiplier les vins à l’aide du sucrage »37. C’est un sujet constant qui revient de manière récurrente dans les rapports des réunions de l’OV, notamment autour de la question des vins de sucrage, des vins artificiels ou des vins algériens qui entretiennent la crise viticole. Au printemps 1911, l’OV défend la limitation des « admissions des vins exotiques » et insiste sur « l’absolu nécessité que les vins importés soient loyaux et marchands, hors de toute fraude, de façon à justifier la confiance du public et du commerce »38. L’action de l’OV en la matière est donc axée autour de la défense de la qualité naturelle des vins dans le respect des lois récentes qui visent à assainir le marché viticole français (lois de 1905 et 1907) alors que le marché est gonflé de « liquides qui en fait vont à la consommation en prenant la place du vin naturel »39.
Il s’agit d’une entreprise de défense générale des vins, sans connotation locale dans un premier temps, même si, timidement, l’OV se lance également dans la promotion des vins languedociens plus particulièrement. En 1910, il est ainsi question du « Comité du Midi », mis en place pour l’Exposition universelle et internationale qui doit se tenir à Bruxelles. L’OV se montre favorable à la tenue d’un stand de dégustation et d’un kiosque de vente qui permettrait de faire connaitre les « vins qui tiennent certainement la première place […] parmi les produits de notre région »40. L’OV se fait également le premier défenseur des vins languedociens lorsque ces derniers sont attaqués. En 1908, le professeur Daniel de l’Université de Rennes, chargé d’une mission d’étude sur les vins par le ministre de l’Agriculture, rend un rapport dans lequel il dénonce « les vins de vignes greffés qui ne valent rien et ne se conservent pas, malgré les drogues plus ou moins nuisibles à la santé publiques dont on est obligé de les saturer ». L’OV riposte immédiatement contre ce « dénigrement systématique » et demande dans une lettre au ministre du commerce et de l’industrie en Aout 1908 des sanctions contre Daniel, qui se voit retirer sa mission41.
Cet engagement en faveur d’une défense protéiforme de la qualité des vins est résumé par A. Gaillard lorsqu’il fait le bilan des cinq années d’exercice de l’OV dans un rapport qu’il présente en janvier 1913 devant l’Assemblée générale de l’Office42. Il récapitule les différents travaux de l’OV depuis 1908 et retrace cet effort en faveur de la défense de la qualité naturelle des vins, notamment à travers la limitation et la règlementation de la chaptalisation, l’interdiction de la décoloration des vins rouges pour les transformer en vins blancs, l’interdiction de la fabrication des vins de seconde cuvée, la surveillance et la distillation des piquettes et des vins de diffusion en provenance d’Algérie, l’admission de vins exotiques naturels. Il revient également sur l’initiative prise par l’Office de créer une commission d’étude chargée de propager la bonne renommée des vins du Midi, notamment à travers l’incitation faite aux restaurateurs et hôteliers régionaux de servir du « bon vin », premier stade, limité mais effectif, dès ces années 1910, de la prise de conscience d’une défense active des vins locaux de qualité. Ainsi, il ne s’agit plus de défendre uniquement la qualité des vins mais de défendre des vins de qualité, produits dans l’espace languedocien. Dans ces années 1910, ce message et sa portée sont encore restreints mais c’est un glissement discursif qui est fondamental alors que la réputation des vins méridionaux est de plus en plus attaquée en métropole mais également à l’étranger43.
C’est d’autant plus notable ici que ce glissement s’opère dans le cadre d’un épisode, l’Office du vin, qui même s’il est d’une assez courte durée (1908-1913), démontre que les autorités consulaires ont pris la mesure de l’impératif d’une action concertée en faveur des vins méridionaux. De fait, ce groupe de pression qu’est en définitive l’OV permet, dans les milieux dirigeants économiques de la région, la lente mais réelle prise de conscience de l’exigence d’une action volontaire et partisane de défense des vins de la région. Cette prise de conscience ne se fait pas sans tensions, notamment avec le syndicat régional, jaloux de ses prérogatives, ni sans dissensions internes, illustrant les rivalités entre les chambres de commerce. Mais elle est le signe, avant-coureur bien que limité, d’une réelle évolution des mentalités commerçantes durant cette période.
L’action des chambres de commerce est donc manifeste pour, dans un premier temps, défendre la qualité naturelle des vins dont la remise en question par des vins de qualité douteuse perturbe les marchés puis, dans un second temps, pour la défense distinctive des vins languedociens eux-mêmes. Cette démarche est renforcée par la propagande corporatiste mise en place par les groupements syndicaux régionaux qui se structurent profondément sur la période et s’engagent plus en avant dans la défense des vins méridionaux.
Les dynamiques de la propagande corporatiste
Entre le début des années 1900 et la fin des années 1930, les groupements patronaux du commerce en gros des vins languedociens connaissent une profonde restructuration qui passe essentiellement par une refonte des socles syndicaux et par le regroupement au sein du Syndicat régional du Commerce en gros des Vins et Spiritueux du Midi qui est constitué en octobre 1900 à Montpellier44. Ce syndicat qui prend le nom de Fédération Méridionale du Commerce en gros des Vins et Spiritueux en 192045 dispose de moyens considérables de propagande pour la défense du commerce et des vins méridionaux, notamment à travers le Bulletin mensuel du Syndicat régional puis à travers son organe de presse, le bimensuel l’Action Méridionale. Son implication dans la défense de la qualité des vins régionaux est bien évidemment majeure.
Le volontarisme syndical
A travers les procès-verbaux des syndicats locaux héraultais (Sète, Béziers ou Montpellier) et du Syndicat régional, il est possible de retrouver la trace, de plus en plus marquée, de la défense de la qualité des vins méridionaux dans le discours syndical.
Ainsi, lors de la formation du Syndicat régional en octobre 1900, Paul Bret, alors président du syndicat de Montpellier revient lors du repas d’accueil au luxueux Hôtel de la Métropole sur « les efforts que nous allons tenter pour grouper nos forces et leur donner une direction favorable à nos intérêts communs »46. Devant ce que la région compte comme plus éminents membres de la corporation commerçante (Vedel, Rojat, Reynes, Sauvy, Guy, Huc, Caffarel entre autres, tous dirigeants des syndicats locaux de la région), Bret réaffirme la nécessité de lutter pour « la destruction de la véritable fraude qui est notre ruine » et continuer l’action pour « faire aimer davantage le vrai vin de France »47. Parmi les principales revendications des syndicats, la question brulante du sucrage qui désorganise le marché national et désoriente les consommateurs. Le syndicat régional se pose d’autant plus en défenseur de la qualité du « vrai vin de France » que d’après Rojat, président du syndicat de Nîmes, le Syndicat National de Paris est « à la merci d’une majorité composée de distillateurs et de commerçants d’Alcools dont les intérêts sont diamétralement opposés à ceux du commerce des vins »48. Le négoce régional se pose donc dès le début des années 1900, simultanément à l’action des chambres de commerce, comme le véritable défenseur du vin naturel. C’est d’ailleurs une des revendications qu’il va défendre avec insistance auprès du Syndicat national dans lequel les négociants régionaux prennent de plus en plus de poids dans les années suivantes49.
A Sète, la question de la qualité est également évoquée dès le début du siècle dans les procès verbaux. Mais le syndicat sétois fait figure d’avant-gardiste dans ce combat pour la qualité en insistant très tôt sur l’importance de la qualité gustative des vins et sur l’originalité des vins locaux. Par exemple, en août 1904, le syndicat local répond au syndicat biterrois qui souhaiterait que l’ensemble des syndicats adhérant au syndicat régional adoptent le principe des achats au degré. Invité à formuler son avis, le syndicat sétois estime « qu’il est difficile d’établir comme règle fixe et uniforme l’achat des vins, en prenant pour unique critérium de leur valeur que le degré alcoolique », insistant sur l’aspect qualitatif de la vente, notamment « quand il s’agit de vins de coteaux ayant des qualités particulières de goût et de couleur »50. Ainsi, le commerce sétois semble être en avance sur son voisin biterrois dans l’appréciation du critère gustatif et de sa répercussion sur les transactions. C’est un argument fondamental car il conditionne une hiérarchisation des vins selon un autre critère que le seul degré mais également car il introduit un élément qualitatif (mais hautement subjectif, d’où les réticences à cette époque des Biterrois) dans les négociations commerciales. C’est là aussi une étape essentielle dans la construction mentale d’un vin de qualité et dans la défense de cette qualité.
Un autre exemple de cette défense passe par l’outil juridique. Lors de la même séance, il est donné lecture d’un article de l’Indépendant des Pyrénées-Orientales du 23 août, traitant de l’accaparement du vin de Banyuls. Au détour de cet article qui démontre des logiques concurrentielles en œuvre dans la région, le journal se livre à des attaques « on ne peut plus déplacées » contre les négociants de Sète, qu’il appelle des « empoisonneurs ». Face à cette agression, qualifiée d’« injure » et remettant en cause implicitement la qualité des vins de la place sétoise, le syndicat décide de consulter un avocat afin de porter l’affaire devant la justice51.
Le commerce sétois est également représenté à l’international où la maison « Cazalis et Prats » défend par le biais de sa participation à des expositions (exposition de Saint-Louis aux Etats-Unis en 1904 ; exposition de Liège en 1905) ou par des comptoirs dans les colonies, la présence des vins sétois sur les marchés internationaux. Ces vins sont reconnus pour leur qualité comme en 1900 à l’exposition de Paris où la maison « Cazalis et Prats » reçoit de « nombreuses récompenses »52. Il n’est donc pas étonnant que l’un des patrons de la maison, Jean Prats, devenu président du syndicat sétois en 1907 place cette question de la qualité au cœur des revendications du syndicat local, qui cherche avant tout à défendre la spécificité de ses vins fins et de ses apéritifs. C’est très vraisemblablement cet élément qui explique, à Sète, la précocité d’une stratégie de défense de la qualité des vins locaux et non pas juste le respect de l’origine naturelle des vins comme le font les autres syndicats à cette époque.
En effet, une étude sélective des bulletins mensuels du syndicat régional depuis son premier numéro en octobre 1907 jusqu’à son dernier numéro en septembre 192453 nous permet de retracer l’évolution de la prise de conscience, parfois tardive et parfois source de conflits et de tensions, de l’exigence de qualité.
Ainsi, jusqu’en 1914, la plupart des débats tournent autour de la qualité naturelle du vin et défendent l’engagement d’une qualité irréprochable correspondant à la loi. Les réunions du bureau visent à soulever les problèmes liés aux vins plâtrés54, aux vins piqués ou cassés55, les limites de la définition d’un « vin marchand et loyal »56 ou la nécessité de classer les vins selon leur campagne57. Les interventions dans les syndicats soulignent ainsi l’importance des caractères qualitatifs génériques du vin, sans qu’il y ait encore à cette époque de volonté de démarquer qualitativement les vins méridionaux des autres vins. C’est ainsi que, selon une idée répandue à l’époque dans les milieux commerçants, le vin a uniquement « besoin d’être soigné et élevé »58. Cette conception assez restrictive et impersonnelle du vin s’explique par la manière dont les négociants languedociens appréhendent leur métier en ce début du siècle et qui est parfaitement résumée dans une circulaire syndicale intitulée « La question des Vins » : « tous les vins sont des coupages, la seule chose à demander, c’est que le coupage soit bien fait »59. C’est donc bel et bien le technique qui prime sur le gustatif, alors que la viticulture régionale sort d’une période de troubles (les évènements du printemps 190760) et que les négociants cherchent avant tout à se positionner comme les garants qualitatifs de la filière viti-vinicole. D’ailleurs, cette suprématie de la technicité de l’assemblage des vins est confirmée par la présence récurrente d’articles ou de comptes-rendus de conférences pratiques d’œnologie qui renseignent sur les nombreuses techniques de vinification61.
Hors des interventions singulières du syndicat sétois visant à défendre non pas la qualité du vin mais un vin de qualité62, il faut attendre la veille de la guerre pour que le syndicat s’intéresse réellement à la promotion des vins du Midi. C’est le cas notamment à travers sa participation à l’Exposition de Gand qui se tient d’avril à octobre 1913. Encore faut-il noter que l’initiative ne vient pas du syndicat lui-même mais du Syndicat d’initiative de Montpellier63. Après guerre, sous l’influence de Prats à la tête du Syndicat régional en 1915 (il est président jusqu’en 1920 et reste influent par la suite, notamment en prenant une dimension nationale à travers le Syndicat national dont il devient président en 1928), s’opère un tournant dans le discours du syndicat. Dorénavant, il s’agit plus de singulariser les vins méridionaux sur un marché national de plus en plus incertain. Ainsi, si en 1913, la participation à l’exposition de Gand avait été poussée par les autorités municipales montpelliéraines et que le prix obtenu n’avait été que rapidement abordé dans le bulletin (une seule ligne en décembre 1913 !), le compte rendu de la participation du Syndicat régional à la Foire de Bruxelles occupe treize pages, louant l’attitude des négociants locaux qui ont su défendre, à l’initiative de la Fédération Méridionale, « toute la gamme ignorée des vins de la région méridionale » dont le « stand […] offrait aux yeux l’agréable spectacle de ses vins rouges et blancs, de ses muscats, de ses banyuls, de ses Frontignan et de ses vins de liqueurs »64. Un long résumé de la foire et des interventions des membres de la Fédération en faveur des vins du Midi est ensuite produit, revenant notamment sur les positions prises par la Fédération pour la défense de ses vins dans le cadre des accords internationaux. Lors du déjeuner franco-belge, « regroupant les 165 convives » et où « toutes les notabilités commerciales belges étaient représentées […], la Fédération a saisi avec empressement l’occasion qui lui était offerte de faire connaître les diverses variétés de notre production méridionale »65. Cette propagande active en faveur de la qualité des vins des Midi est renforcée en 1924 avec le lancement du bimensuel l’Action Méridionale, organe officiel de la Fédération Méridionale.
L’Action Méridionale, catalyseur du message
Avec l’Action Méridionale (AM) et dans la continuité d’un discours qualitatif régional distinctif initié par l’Office du vin ou le syndicat de Sète, la notion de qualité méridionale devient l’un des chevaux de bataille de la Fédération. Cette transformation conceptuelle s’établit dans le cadre d’une prise de conscience majeure de l’exigence d’une filière de qualité gustative singularisée, dans un contexte national concurrentiel où s’affirment de plus en plus les crus de qualité (Bordeaux, Bourgogne, Champagne) que la législation vise à encadrer (lois sur les appellations d’origine de 1919 et 1935).
L’étude des articles de l’AM sur la période 1924-193966 démontre que la défense des vins par la Fédération conserve sa double logique : défense de la qualité générale des vins et défense des vins méridionaux de qualité. Les négociants régionaux, à travers leur organe de presse, se présentent alors comme les champions d’une filière régionale de qualité, respectant la législation en vigueur et le goût des consommateurs.
Si le discours sur la nécessaire qualité d’un vin « loyal et marchand »67, porté par les chambres de commerce et les syndicats depuis le début du siècle est toujours vif, il s’appuie à partir des années 1920 sur deux fondements majeurs : la lutte contre la fraude et l’assainissement du marché.
La lutte contre la fraude, nous l’avons vu, est un message ancien, surement le premier, et il est constamment présent dans l’AM. Les articles traitant des fraudes et de leur répression sont nombreux comme l’attestent les tables analytiques du périodique68. Ces articles concernent à la fois des propositions de lois et d’amendements, des comptes-rendus de décisions de justice ou des articles d’opinion visant à condamner la fraude qui perturbe les marchés. En septembre 1929, l’AM se félicite de la condamnation devant le tribunal correctionnel d’un producteur pour mouillage69. On y apprend que, comme le faisait la Confédération Générale des Vignerons ou les organisations agricoles depuis le début du siècle, le Syndicat s’est porté partie civile lors du procès. C’est une affaire importante car, à l’origine, c’est le négociant qui avait été poursuivi en qualité de détenteur de vin mouillé. Or la procédure a prouvé que le vin avait été mouillé à la propriété et que la « bonne foi [du négociant] ne faisant aucun doute, il a été mis hors de cause ». Cet exemple démontre combien les négociants sont attachés à la question de la réputation, centrale dans ce métier où l’informel et l’intangible – réputation et rumeurs – font et défont les affaires. Il est également important car il tend à prouver que les négociants, trop souvent assimilés dans la presse vigneronne à des « trafiquants », ne sont pas responsables de la fraude généralisée et sont légitime à se présenter comme les défenseurs d’une lutte acharnée contre cette dernière. D’ailleurs, l’article insiste sur ce point en soulignant que « ce n’est pas en raison du préjudice causé à cet adhérent que l’Association syndicale est intervenue. C’est au point de vue général de la défense du commerce vis-à-vis des fraudeurs ». C’est une action d’autant plus légitime que ces manœuvres délictueuses sont de nature à porter préjudice et à jeter la suspicion sur un Commerce qui, in fine, subit le poids commercial de la fraude. L’article du reste se termine de manière résolue, assurant que « l’Association syndicale a d’ailleurs décidé de se porter partie civile dans toutes les affaires de ce genre », preuve de la volonté du Commerce d’épurer le marché.
Concomitamment à cette lutte contre la fraude, l’AM se trouve être l’écho de revendications visant à assainir le marché. C’est le cas dans les longs comptes-rendus qui sont faits des Congrès de la Fédération chaque année comme en 1938, par exemple70. C’est également le cas dans les articles intitulés la « Vie Fédérale » qui relatent les débats au sein des réunions mensuelles du Bureau. En juillet 1929 est abordée la question des vins anormaux71. Cet article se félicite des modifications apportées au décret du 19 août 1921, visant à empêcher la consommation des vins anormaux. Le journal revient ici sur les principales revendications du Commerce régional, notamment l’interdiction de la vente des vins de moins de 6°5. C’est une réclamation répétée du Commerce car ces vins de faible titrage entrent directement en concurrence avec les Vins de Consommation Courante dont l’écrasante majorité sont produits par les quatre départements du Midi. Il s’agit donc d’assainir le marché de vins de piètre qualité mais également de se débarrasser de vins concurrents dans un contexte de plus en plus difficile. Selon ces mêmes principes, la cible privilégiée de l’AM devient très rapidement le voisin algérien sur qui se concentrent à partir des années 1920 toutes les critiques. Dans un article en septembre 1933, l’AM demande ainsi un plus grand contrôle des vins algériens et notamment, dans l’optique de l’application des décrets du 15 juillet 1933 sur le degré minimum, « un contrôle rigoureux du coupage des vins en Algérie, afin que la réglementation ne soit pas rendue inopérante dans cette région »72. Ce discours, alors que se multiplient depuis l’Algérie les expéditions de vins dit « de coupage (…) qui inondent notre marché »73, est en cohérence avec la logique de la « politique du bon vin » que les Négociants cherchent à défendre, notamment lors de la venue de la commission d’enquête parlementaire dirigée par E. Barthe en 193174.
Cette question de la qualité apparait même pour l’AM comme une solution à la crise que connaît la filière viticole. Dans un article de mars 1933, le journal défend par exemple l’idée d’une amélioration de la qualité des vins (degré minimum, suppression des vins de lie et de surpressurage, interdiction des piquettes, contrôle des hybrides, etc.) comme réponse à la « crise actuelle qui est une crise de qualité »75.
La prise de conscience d’une défense de la qualité est donc réelle dans les milieux dirigeants du Commerce régional. Elle se traduit également – et cette fois-ci parallèlement – par la défense des vins locaux.
En 1925, un article illustre bien cette orientation du discours militant en faveur de vins méridionaux de qualité. Intitulé « Nos bons vins », il revient sur la visite des Sommeliers de Paris dans le Midi. Cette visite qui « a mis en relief la qualité de nos vins » a surtout permis de déconstruire la mauvaise réputation dont souffraient les vins du Midi. En effet, selon l’article – et en cela, ils sont représentatifs de l’opinion publique française – « beaucoup de membres de la délégation partageaient cette croyance trop répandue que le Midi ne produit que des vins très ordinaires ». Or, selon le journal « l’étonnement des Sommeliers doit être une leçon pour nous ». On assiste donc là à un basculement dans la prise de conscience de la nécessité d’une défense qualitative des vins méridionaux et le journal joue un rôle majeur dans la propagation de cette mutation mentale. L’article revient d’ailleurs sur le peu d’attention portées dans le passé à la promotion des vins méridionaux (ce que souligne le président des Sommeliers de Paris) et sur la nécessité d’ « établir et d’étendre leur renommée », de « l’effort à tenter (…) par le commerce des vins (…) dans une nouvelle orientation». L’article énumère alors les différents moyens pour promouvoir les vins du Midi : toucher directement la clientèle bourgeoise et les restaurants comme l’ont fait les maisons d’apéritifs de la région (c'est-à-dire les maisons sétoises encore une fois), lancer leurs propres marques avec leurs propres étiquettes, contrecarrer les logiques commerciales des commerçants de l’extérieur qui masquent les qualités des vins du Midi, mieux soigner les vins du Midi pour en faire des vins de qualité supérieure, préférer la qualité à la quantité. C’est une étape importante car elle propose un redimensionnement de la filière viti-vinicole régionale afin de l’inscrire dans une nouvelle dynamique, beaucoup plus porteuse et fructueuse, permettant de sauver le commerce et la viticulture régionale de leur « ruine » 76.
Dans la lignée de cet article, l’AM vise alors jusqu’à la fin de sa parution en 1939 à pousser les négociants régionaux à une commercialisation de produits de qualité et à la promotion de ces produits. En février 1926, le journal encourage ses lecteurs à participer à la 13e Foire de Lyon, forte de 500.000 visiteurs chaque année, parmi lesquels « les plus grands chefs d’achat de tous les grands magasins de France et de l’Etranger, des Sociétés d’Alimentation, des Coopératives de consommation, … ». Pour le journal, la participation à cet évènement s’impose dans le but de « faire connaître nos produits » et d’ « obtenir d’excellents résultats pour le commerce des vins du Midi »77. La promotion des vins régionaux passe également par des articles plus engagés comme fin 1929 où le journal revient sur le rôle du Commerce dans le Midi. Le commerce y est décrit comme un acteur « de premier plan » dont une des responsabilités est de faire connaître « la qualité des vins ordinaires dont il est souhaitable de faire redresser une erreur de jugement qui les a fait trop souvent mépriser à tort » tandis que « certains de nos vins commencent à se faire rendre justice, les Corbières, les Minervois, les Saint-Georges, les Pézenas ou les Pinet »78.
Le Commerce est, par conséquent, placé au cœur de la problématique qualitative par le journal. D’ailleurs, les grandes personnalités qui président aux destinées du Négoce régional l’ont bien compris et leur action en faveur d’une défense entreprenante de la qualité est sans cesse soulignée dans le journal, à travers la relation de leurs discours lors des Congrès annuels de la Fédération ou lors des remises de la légion d’honneur79, de manifestations syndicales en l’honneur d’un membre80 ou des décès81. Dorénavant cette question de la propagande en faveur des vins régionaux est telle qu’en 1932, l’AM se fait le relai de l’émoi suscité dans les milieux commerçants de l’absence d’un représentant de la Fédération Méridionale dans la Commission de propagande pour le vin qui vient d’être créée82. Un dernier domaine enfin concerne l’exportation des vins languedociens à l’étranger. Si l’AM traite surtout des questions liées à la jurisprudence douanière, aux transports ou aux accords internationaux, la question de la qualité n’est pas absente de cette thématique83, démontrant là aussi la prise de conscience d’une adaptation aux attentes de marchés nouveaux et en expansion.
Conclusion
Au terme de cette étude, il est primordial de garder à l’esprit deux éléments. Le premier concerne la motivation des instances représentatives – qu’elles soient institutionnelles ou syndicales – à défendre cette double notion de qualité. Il est évident que la finalité première des négociants derrière ce message est de mieux vendre le vin et de faire prospérer leur maison de commerce. Mais la sincérité de la démarche, s’inscrivant dans une dimension collective (à la fois favorable à la profession mais également à la filière et à l’économie régionale) n’est pas à sous-estimer, notamment chez des notables profondément impliqués dans la société locale. La seconde concerne les effets concrets d’un tel message. Si le discours se retrouve relayé par les négociants eux-mêmes dans les années 1920-30 alors qu’il était absent au début du siècle84, dans les faits, il est difficile de mesurer l’impact d’un tel discours et les sources tendent à prouver que le vin languedocien est toujours l’objet de dépréciation dont les origines seraient à éclaircir (fraudes, mauvais soins, productivisme à outrance, pression des commerces extérieurs – algérien ou métropolitain)85.
Pourtant la réalité du discours est manifeste. Il se caractérise par le glissement de la défense active de la qualité naturelle des vins, des vins loyaux et marchands mais impersonnels à la défense engagée de la qualité des vins méridionaux, basée sur des fondements gustatifs et identitaires.
S’il faut noter la différence de temporalité entre les acteurs, certains prenant plus rapidement conscience de la nécessité d’une telle démarche et jouant un rôle moteur, l’ensemble des organes représentatifs de la profession se groupent, au tournant des années 1930, derrière cette bannière de la qualité. Elle devient un des axes de la stratégie de domination du Négoce local pendant ces années où le Commerce, comme la filière dans son ensemble, font l’expérience, souvent douloureuse, d’une mutation en profondeur.