État des vins de la Cave du Roy, 15 novembre 1782

DOI : 10.58335/crescentis.284

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Dans le cadre de travaux de recherches sur le développement historique de la notion de « climat » dans l’ensemble de la Bourgogne viticole, il est apparu nécessaire d’investiguer les inventaires de caves des villes et provinces où sont commercialisés les vins de Bourgogne afin d’analyser comment sont nommés ces vins à leur arrivée chez les consommateurs (Garcia et alii 2017).

Les Archives Nationales (AN) conservent sous la cote O/1/793 l’un des rares exemplaires d’inventaire de cave royale connus1. Il est daté du 15 novembre 1782 mais il a été mis à jour en 1784 car le registre mentionne ce qu’il reste en cave à cette date. Le document prend la forme d’un grand registre où 76 pages sont annotées. Il ne référence le plus souvent qu’un seul vin par page. L’inventaire ne compile pas les vins cave après cave mais les classe en fonction de leur provenance (Figure 1).

Figure 1 : Table des matières de l’État des vins de la Cave du Roy de 1782 (AN O/1/793).

Figure 1 : Table des matières de l’État des vins de la Cave du Roy de 1782 (AN O/1/793).

Les vins de Bourgogne sont les premiers cités (Figure 2). Il s’agit exclusivement des crus et climats de la Côte de Nuits (Chambertin, Vosne-Romanée appelé par le scribe Beaune-Romanée, Romanée Saint-Vivant appelé par le scribe Romanée Saint-Vincent, vin de Tâche, vin de Richebourg, vin de Vougeot) essentiellement des millésimes 1774 et 1778. Dans le chapitre consacré aux bourgognes, l’auteur classe curieusement deux crus champenois, du Verzi rouge (Verzy) et du Bourzi rouge (Bouzy) de l’année 1779. À l’exception d’un lot de 300 bouteilles de Vougeot 1782, tout le Bourgogne a été bu en 1784, soit 2107 bouteilles2.

Figure 2 : Vins de Bourgogne ou assimilés dans l’État des vins de la Cave du Roy de 1782 (AN O/1/793).

Figure 2 : Vins de Bourgogne ou assimilés dans l’État des vins de la Cave du Roy de 1782 (AN O/1/793).

L’inventaire fait ensuite état des vins de Champagne (Figure 3). Ces derniers occupent une place plus importante. Mais là encore, les crus ne sont guère variés. Outre les Verzi et Bourzi rouge précédemment cités, il est seulement question de vin d’Ay, d’Epernay, de Pierry et de Sillery. Les millésimes sont sensiblement les mêmes que pour les bourgognes : 1774, 1778 et 1779. Les volumes encavés sont en revanche très différents. L’inventaire de 1782 fait état de 7887 bouteilles de vin de Champagne, dont 6202 à la disposition du roi en 1784 ! L’inventaire de 1782 ajoute à cette liste des vins de Champagne 371 bouteilles de Meregoute, dont 315 sont encore en cave en 1784. Comme l’indique le dictionnaire de Furetière de 1690, la mere goute désigne « le plus pur du vin qui sort de la cuve par le propre poids du raisin, ou avec une légère pression » (Furetière 1690). Il ajoute même que « le vin de la mere goutte est bien plus estimé que celui du pressurage » (Furetière 1690).

Figure 3 : Vins de Champagne dans l’État des vins de la Cave du Roy de 1782 (AN O/1/793).

Figure 3 : Vins de Champagne dans l’État des vins de la Cave du Roy de 1782 (AN O/1/793).

Bourgogne et Champagne sont les deux seules régions viticoles françaises représentées dans l’inventaire de la cave du roi de 1782. Et on peut être surpris de ne pas y trouver du Bordeaux ou des vins du sud de la France. À cette remarque il faut ajouter un volume très important de vins étrangers conservés en barils mais comptabilisés en bouteilles3 (Figure 4). Le premier cité est le vin du Cap, rouge ou blanc et essentiellement de Constance. On en dénombre 3467 ½ bouteilles, dont 3208 ½ encore en cave en 1784. C’est plus d’une fois et demi le volume de vin de Bourgogne ! Le vin de Madère occupe une place plus importante encore avec 5119 bouteilles recensées, dont 4503 toujours en stock. Le vin de Tokay est lui aussi bien présent avec 1800 bouteilles en 1782, dont 174 de crème4. Le Vermouthe (vermouth) est également représenté avec 438 ½ bouteilles en 1782. C’est là l’une des plus anciennes mentions de ce vin liquoreux et aromatisé de plantes amères et toniques connue à ce jour5. Enfin, l’inventaire fait état de 230 bouteilles de vin d’Espagne et de 48 bouteilles de Rota6.

Figure 4 : Vins étrangers dans l’État des vins de la Cave du Roy de 1782 (AN O/1/793).

Figure 4 : Vins étrangers dans l’État des vins de la Cave du Roy de 1782 (AN O/1/793).

Si les archives permettent assez facilement de connaître ce que l’on mange à Versailles, il est plus difficile de savoir ce qu’on y boit (Krikorian 2011). Ce document méconnu mérite donc le plus grand intérêt car il donne accès à la consommation en vins du roi, et par-delà de sa cour dont les us et coutumes font et défont les modes et les normes. Mais l’historien ne doit pas s’arrêter à cette seule liste de crus et de millésimes. Comme son nom l’indique, cet inventaire n’est qu’un état des lieux à un instant t d’une des nombreuses caves du roi. Les travaux de Lucile Hubschmann cités précédemment ont ainsi montré que les vins du roi peuvent être conservés dans les caves de différents domaines royaux (Hubschmann 2002). Ainsi, ce qui ne figure pas dans l’inventaire de 1782 est peut-être conservé ailleurs. Cela pourrait expliquer l’absence de vin de Bordeaux.

En ce qui concerne les vins cités dans cet inventaire, il faut constater que les climats et villages de Bourgogne pâtissent parfois de confusions géographiques et toponymiques. C’est sans doute la preuve que le scribe n’est pas l’acheteur qui a choisi les vins. En effet, grâce aux journaux commerciaux et aux classifications de vins qui se multiplient à compter du milieu du XVIIIème siècle, le marché parisien connait relativement bien la provenance des vins, même si celle-ci est parfois lissée par l’intermédiaire du négoce.

La principale confirmation qu’apporte cet inventaire est l’intérêt de la cour pour les vins étrangers, sucrés ou aromatisés. Dans son ouvrage, Marie-Antoinette : une biographie gastronomique, Pierre-Yves Beaurepaire rappelle que les vins exotiques, notamment le tokay, sont très à la mode dans les cours européennes de la fin du XVIIIème siècle (Beurepaire 2016). De même, les travaux de recherche de Noji Nozawa ont montré comment les vins d’Afrique du Sud ont conquis le monde grâce au commerce maritime (Nozawa, à paraître).

Ce document exceptionnel ouvre aussi la perspective de pouvoir confronter la consommation des souverains avec ce qu’il se fait au même moment, notamment à Paris. Pour cela, nous renvoyons le lecteur aux inventaires de caves parisiennes publiés7 et aux travaux d’historiens comme Jean-Pierre Poussou qui a beaucoup étudié cette question pour une période s’étalant de la seconde moitié du XVIIIème siècle à la fin du second Empire (Poussou 2012 ; Poussou et Bertholet 2013).

Bibliographie

Beurepaire P.-Y., 2016, Marie-Antoinette  une biographie gastronomique, Paris, Éditions Payot, 173 p.

Dubois-Corneau R., 1690, Paris de Monmartel, banquier de la cour, receveur des rentes de la ville de Paris, 1690-1766, Paris, Meynial, 380 p.

Furetière A., 1690, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois, tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, La Haye et Rotterdam, Arnout et Reinier Leers, 3 vol.

Garcia J.-P., Grillon G., Labbé T., 2017, Développement historique de la notion de « climat » dans l’ensemble de la Bourgogne viticole, rapport d’étude (inédit), Dijon, Université de Bourgogne.

Hubschmann L., 2002, Les caves du roi à Sèvres. Des marchands de vin du roi aux brasseries de la Meuse, s. l., L'Auteur, 223 p.

Krikorian S., 2011, Les rois à table : iconographie, gastronomie et pratiques des repas officiels de Louis XIII à Louis XIV, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 219 p.

Nozawa J., à paraître, À chacun sa manière de s'identifier par le vin : le cas des villes portuaires aux Indes orientales néerlandaises (XVIe - XVIIIe siècle), In : Ville et vin en France et en Europe du XVe siècle à nos jours, Actes du colloque tenu à Bordeaux du 22 au 25 novembre 2017.

Pepys S., 1660-1664, Journal, tome I (1660-1664), Paris, Éditions Robert Laffont (traduit de The diary of Samuel Pepys, 1994).

Poussou J.-P., 2012, Une source importante pour l'histoire de la consommation de vins parisienne et son évolution, In : Le Page D., Loiseau J., Rauwel A., (dir.), Urbanités, Vivre, survivre, se divertir dans les villes (XVe - XXe siècle), Études en l'honneur de Christine Lamarre, Dijon, EUD, p. 305-327.

Poussou J.-P., Bertholet P., 2013, Les vins que buvaient les notaires parisiens, du règne de Louis XVI à la monarchie de juillet, Revue du Nord, 400-401, n°2, p. 351-371.

Robinson J., 1997, Encyclopédie du vin, Paris, Éditions Hachette, 440 p.

Notes

1 En 2002, Lucile Hubschmann a publié à compte d’auteur un ouvrage intitulé Les caves du roi à Sèvres. Des marchands de vin du roi aux brasseries de la Meuse, où le roi possédait une propriété qui faisait office de Magasin de vins (Hubschmann 2002). Cet ouvrage s’appuie notamment sur un inventaire de cave établi en 1732, date de la mort de Louis Mirey, un chablisien qui avait la charge de l’établissement. C’est à notre connaissance le seul inventaire de cave royal publié à ce jour. Retour au texte

2 L’absence d’information quant à l’état de ce lot en 1784 laisse supposer que les 300 bouteilles de Vougeot 1782 n’ont toujours pas été bues à cette date. Cette remarque s’applique pour tous les vins de l’inventaire dans la même situation et c’est à ce titre que nous inscrivons la mention « non indiqué » dans nos tableaux. Retour au texte

3 Dans un souci d’harmonisation, nous avons fait le choix de donner systématiquement le volume en bouteilles selon le chiffre indiqué par l’inventaire, ce qui explique qu’il soit ponctuellement question de ½ bouteilles. Retour au texte

4 La crème de tokay est très certainement une liqueur tirée du vin du même nom. Retour au texte

5 Connu au départ sous le nom de wermuthwein, le vermouth est vin liquoreux aromatisé de plantes amères et toniques (cf Robinson 1997). Dans son journal, le mémorialiste anglais Samuel Pepys mentionne à deux reprises (26 janvier 1663 et 26 février 1663) avoir bu « un verre de vin à l’armoise (wormwood wine) » sans autre commentaire, ce qui indique que ce type de boisson était connu à Londres à la fin du XVIIème siècle (Pepys 1660-1664). La page Wikipedia du vermouth indique que ce vin est attesté dès 1783 et que c’est un italien qui lui a donné ce nom en 1786 (https://fr.wikipedia.org/wiki/Vermouth, page consultée le 14/09/2018). L’inventaire de la cave du roi de 1782 remet donc en question cette chronologie. Retour au texte

6 Rota est une ville espagnole située dans la province de Cadix, en Andalousie. Ses vins liquoreux étaient particulièrement prisés au XVIIIème siècle. Retour au texte

7 On peut citer en exemple l’inventaire de l’hôtel Mazarin, propriété de Paris de Monmartel située rue Neuve des Petits Champs à Paris et daté du 23 septembre 1766 (cf. Dubois-Corneau 1917, p. 234-235) qui fait état d’un certain nombre de crus français et étrangers : vin rouge d’Orléans, vin de Pommard-Melly, vin de Graves, vin de Bordeaux, vin de Malvoisie, vin de Malaga, vin de Parjète, vin du Cap, vin de Champagne d’Ailly (Ay), vin de Moraché (Montrachet), vin de Jérès, vin de Ciry, vin de Lunel, vin de Tokay… Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Guillaume Grillon, « État des vins de la Cave du Roy, 15 novembre 1782 », Crescentis [En ligne], 1 | 2018, publié le 01 octobre 2018 et consulté le 22 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. DOI : 10.58335/crescentis.284. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/crescentis/index.php?id=284

Auteur

Guillaume Grillon

Maison des Sciences de l’Homme de Dijon USR CNRS-uB 3516 ; chercheur associé ARTEHIS UMR 6298, Université de Bourgogne

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