Dans l’imaginaire collectif, les grands ducs Valois de Bourgogne sont immanquablement associés à leurs célèbres vins… de Bourgogne ! Le remarquable ouvrage de Pierre Gresser, édité en 2019 par Mêta Jura, vient nous rappeler que la Franche-Comté formait au Moyen Âge le Comté de Bourgogne, territoire sur lequel les ducs détenaient également d’importants vignobles.
Professeur honoraire d’histoire médiévale à l’Université de Franche-Comté et docteur ès lettres honoris causa de l’Université de Neuchâtel, l’auteur livre une synthèse remarquable des vins comtaux produits entre Salins et Montmorot aux xive et xve siècles. L’universitaire comme l’amateur éclairé accèdent ainsi, à travers 176 pages au format 23 × 27 cm, à une vision inédite du vignoble jurassien fondée sur le dépouillement et l’analyse d’un siècle et demi de comptabilité comtale conservée aux Archives Départementales de la Côte-d’Or.
Structuré en quatre grandes parties, l’ouvrage s’ouvre sur la présentation des cadres géographiques, géologiques et météorologiques du vignoble jurassien. Pour ce préambule panoramique, l’historien a laissé la plume à Michel Campy, professeur émérite en géologie de l’Université de Bourgogne, auteur notamment de l’ouvrage Terroirs viticoles du Jura. Géologie et paysage publié également chez Mêta Jura en 2018. Le développement historique prend tout son sens dès la seconde grande partie consacrée à l’étude des domaines jurassiens des ducs-comtes de Bourgogne. Le lecteur est ainsi directement plongé dans la viticulture médiévale. Petit regret, mais ce sera le seul, la simple phrase rappelant que la vigne est apparue dès l’Antiquité gallo-romaine sur le sol comtois ne pallie pas l’absence d’une introduction plus générale sur le développement de la viticulture jurassienne, de ses premières traces archéologiques à la renommée actuelle de ses Vins du Jura, Vin Jaune ou encore Vin de paille.
Le dépouillement, année financière par année financière de la comptabilité des différents domaines depuis le registre des années 1358-1359, permet à l’auteur de livrer d’innombrables renseignements sur la vigne et le vin et de déceler les évolutions dans la gestion des domaines ducaux. Pierre Gresser démontre que, jusque dans le Jura, les ducs de Bourgogne sont d’excellents administrateurs. Grâce à leurs closiers et à la documentation qu’ils produisent, on peut suivre les différents travaux menés dans les diverses vignes comtales, tel le Clos de Blandans près de Voiteur où l’on produit notamment un vin sucré particulièrement apprécié de la duchesse Marguerite de Flandre, le galant, que l’on retrouve également en Bourgogne à Chenôve et Talant.
La troisième partie de l’ouvrage est consacrée à la production des vins comtaux. Sans véritable surprise, on retrouve dans les vignes jurassiennes les traits traditionnels de la viticulture médiévale : un travail manuel pénible, avec le recours ponctuel aux animaux. Comme souvent, les informations tirées de la documentation se limitent aux dates des travaux, aux noms des vignerons, au travail effectué et à la rémunération qui l’accompagne. Ainsi, les archives comptables décrivent les vendanges sans beaucoup d’originalité. Aussi, Pierre Gresser passe assez rapidement sur le nom et la typologie des outils vitivinicoles, aspect pourtant intéressant qui mériterait une comparaison avec d’autres régions viticoles. En revanche, l’ouvrage s’avère relativement précieux quant aux unités de mesure médiévales avec un lexique complet et détaillé des différents contenants jurassiens et leurs équivalences. L’étude des lieux de stockage est une question plus délicate. Pierre Gresser révèle qu’il est souvent question de cave ou de « vote », c’est-à-dire de voûte, sans réellement pouvoir affirmer qu’il y ait une distinction entre ce dernier terme et le traditionnel cellier. D’une manière générale, la documentation comptable reste assez vague sur les locaux, et l’honnêteté de l’historien conduit l’auteur à avouer son ignorance du lieu précis où les ducs de Bourgogne stockaient leurs vins, notamment à Poligny et à Arbois.
Aboutissement d’un travail méticuleux de dépouillement, de relèvement et de classement des mentions, toute la fin de l’ouvrage est consacrée à la qualité du vin produit et à sa consommation. Élevé dans la culture d’une célèbre maison de négoce en vins et spiritueux longtemps détenue par ses grands-parents maternels, les Grands Chais Rouget-de-Lisle à Lons-le-Saunier, Pierre Gresser place le lecteur dans la peau d’un dégustateur et accorde, dans son analyse historique, une grande place aux sens (la vue, l’odorat, le goût…) et au discours autour du vin. On peut être surpris par le faible nombre de mentions indiquant que le vin est bon. Tout jurassien qu’il est, l’auteur reconnaît que les vins médiévaux sont d’une qualité très moyenne dans ce comté de Bourgogne, et que les sources ont surtout tendance à souligner les vins faibles. Il faut dire que ces vins sont à cette époque essentiellement destinés à l’autoconsommation et aux cadeaux (dons aux seigneurs, aux grands officiers et autres institutions religieuses). Néanmoins, Pierre Gresser réserve une vingtaine de pages à la vente des vins, ce qui est finalement peu quand on sait la complexité de la seule histoire des prix. Pour aller au bout des choses, il faudrait consacrer tout un ouvrage aux marchés des vins jurassiens, et on peut espérer que l’auteur mette à profit les notes compilées au fil de ses années de recherches pour satisfaire à notre curiosité.
Pour conclure, l’ouvrage de Pierre Gresser n’est pas seulement un bon livre d’histoire. C’est aussi un beau livre d’histoire ! Mêta Jura nous offre ici un ouvrage exemplaire par la rigueur de sa mise en page et la place laissée à l’iconographie. Au-delà des nombreuses cartes et photographies de qualité, le lecteur est véritablement embarqué dans cet autre monde qu’est le Moyen Âge. Privilège rare, le lecteur pourra, au fil des 176 pages du livre, découvrir ou redécouvrir les plus célèbres représentations médiévales liées à la vigne et au vin à un format dépassant souvent la demi-page. En récompensant son auteur du Premier Prix 2019, dans la catégorie Histoire, le Centre d’Histoire de la Vigne et du Vin basé à Beaune ne s’est pas trompé : Les vins de mondit seigneur est un ouvrage incontournable pour celui qui s’intéresse à l’histoire du vin en Bourgogne-Franche-Comté !