Article soumis le 20 septembre 2019, accepté le 19 novembre 2019, mis en ligne le 15 décembre 2019.
Introduction
Aujourd’hui le vin de Bourgogne est d’abord un vin de cru, de lieu d’origine et moins un vin de cépage1. Pourtant le pinot noir est intimement lié à la qualité des vins de Bourgogne et à leur histoire. Au Moyen Âge, à partir du XIIIe siècle surtout, le vin porte le nom de la ville ou de la région d’où il est commercialisé. Ainsi, on appelle « vin de Dijon » l’ensemble des vins produits entre Dijon et Gevrey-Chambertin (soit une partie de l’actuelle Côte de Nuits) et on appelle « vin de Beaune » les vins produits autour de la ville de Beaune (actuelle Côte de Beaune) (Labbé 2015). À partir du XIVe siècle, la manière de nommer les vins évolue. C’est ainsi que l’on voit apparaître la notion de cépage. Pour la Bourgogne, on peut citer le noirien (1re mention dès le XIIIe siècle), le tressot (1393), le gamay (1395), et bien sûr le pinot. Associé aux règnes successifs des quatre ducs Valois de Bourgogne qui furent parmi les princes les plus influents de leur époque, le pinot, mondialement connu, fait en effet la renommée des vins de Bourgogne depuis la fin du Moyen Âge.
Cette distinction du vin par le cépage concerne en fait toute la France et même les pays voisins. Dans la banlieue de Toulouse par exemple, un contrat de culture établi en 1384 fait état du Picapoll nigri (piquepoul noir ?) (Wolff 1955, p. 189). En Suisse, une cession de vigne mentionne entre 1298 et 1314 du neyrun (noirien ?), de l’humagny (l’humagne) et du regy (la rèze) dans la région du Valais (Amman-Doubliez 2009, p. 84-85). Peu d’études ont prêté attention à cette question de l’émergence en tant que tel des cépages dans les archives médiévales (Galinié 2015). Notre propos a pour but d’approfondir la chronologie et les motivations qui ont conduit les acteurs de la viticulture bourguignonne à affiner le nom de leur vin en faisant appel au cépage pinot noir. Après l’analyse de la chronologie et du contexte d’apparition du pinot dans les sources médiévales, nous traiterons de la question de sa diffusion afin de séparer les mythes de la réalité.
Chronologie et contexte de l’apparition du pinot dans l’histoire
Si le pinot noir est le cépage emblématique de la Bourgogne, rien n’indique qu’il y est né. Une récente étude de génomique a établi des liens de parenté étroits entre le génome du pinot actuel et celui de plusieurs pépins de l’époque romaine présents dans différentes régions de France (Ramos-Madrigal et alii 2019). Il s’agit d’une découverte importante qui montre que le pinot était probablement plus répandu qu’on ne le pense dans l’Antiquité et qui remet en cause le mythe des cépages autochtones inféodés à une région de toute éternité. Pourtant, si l’on se fie à la seule documentation médiévale, il est tentant de faire de la Bourgogne le berceau du pinot. Les premières mentions du terme « pinot » qui remontent à la seconde moitié du XIVe siècle sont en effet toutes liées à la région, d’où il semble se diffuser. La plus ancienne mention du cépage connue à ce jour date de 1366 et concerne les environs d’Auxerre (Labbé 2019). Une autre mention très précoce se rapporte en 1375 à l’expédition, aux frais du duc de Bourgogne, de 6 queues et 1 poinçon de « vin de pinot vermeil »2 vers Bruges, dans le cadre de la préparation d’un voyage diplomatique (Prost 1904, p. 421). De même, les comptes des années 1375-1376 de la confrérie parisienne Saint-Jacques-aux-Pèlerins font apparaître « une queue de pinot » alors que jusque-là, la communauté consommait surtout du vin vermeil, du vin de Beaune, de Gascogne ou du Gâtinais (Rambourg 2009).
Roger Dion replace cette émergence dans un contexte plus large de mutation du goût des consommateurs (Dion 1959, p. 295). Pour lui, la vogue des vins blancs issus du cépage fromenteau cède progressivement la place durant le XIVe siècle à un intérêt plus marqué pour les vins rouges issus du cépage morillon, noirien ou auvernat, réalité que le vocabulaire recouvre du terme « pinot » en Bourgogne. Il ajoute dans son analyse que le terme n’apparaît pas seulement comme un synonyme local des anciennes appellations populaires « morillon » et « noirien », mais qu’il fut aussi un outil pour promouvoir, ou du moins souligner « l’idée d’excellence inégalée, de dignité suprême, qui fait qu’on ne lui trouve point d’équivalents hors du vignoble de Beaune » (Dion 1959, p. 296).
Après cette date, les mentions de « vin de pinot » se multiplient, toutes proportions gardées, dans les sources comptables surtout, mais aussi littéraires. On notera que c’est à la même époque, précisément en 1373 qu’apparaît la première traduction en français, pour le roi de France Charles V de l’Opus commodorum de Pietro de Crescenzi où il est mentionné un cépage milanais du nom de « pignolz » (pignolus en latin). La mention littéraire la plus connue se trouve dans la ballade d’Eustache Deschamps, écrite avant 1415, dans laquelle le poète champenois énumère une liste des vins « especiaulx » qui pourraient avantageusement être consommés à Paris à la place des crus ordinaires d’Île-de-France (Poplin 1996) :
Hélas ! où sont les vins especiaulx,
Vins de Beaune qui ont tel renommée,
Vins de Poitou, de Rin au granz tonneaulx,
Vins de Tournus, de pynos ceste année,
Vins d’Irancy, d’Aussone et la contrée,
Qui estoient de mon corps medicin ?
Du côté de la documentation comptable, on retrouve le pinot en 1377 : un compte du Val de Marcy fait état de l’achat d’une queue de vin de pinot pour le passage du duc de Bourgogne (Lebeuf 1743, p. 246). Cette documentation laisse penser qu’il s’agissait alors bien d’un vin aristocratique. On le retrouve en général dans les celliers des grands personnages ou des institutions riches, le plus souvent en petite quantité. Par ailleurs, la très vaste zone d’exportation que laisse deviner les sources, à l’échelle de tout le nord du royaume de France et des Flandres suppose que les acheteurs avaient les moyens d’amortir des frais de transport élevés. En 1407, le comte de Hainaut s’approvisionne ainsi avec 11 muids3 de « vin de France » et seulement 1 muid de « vin de pinot ». La même année, il fait provision d’un demi-muid de « vin de Bourgogne blanc », d’un muid et demi de « vin de Byane », dont le vin de pinot se distingue donc, et de 10 autres muids de vin de France4. On devine aisément que le vin de France était de consommation courante, quand le vin de pinot était servi en de rares occasions et peut-être même réservé à la consommation personnelle du prince. En 1389, un mandement de la comtesse de Bar à son receveur en Puisaye lève le doute sur la destination du vin de pinot. Elle lui enjoint en effet de veiller soigneusement à la récolte de son vignoble de Perreux afin d’y faire « de la meilleure vendange certaine quantité de vins de pinoz pour nostre bouche, car nous pensons mener à Paris pour noz pourvéances par certain temps que nous y pensons à séjourner »5.
Les comptes de l’archevêché de Rouen renseignent sur l’importation régulière de vin de pinot dans la capitale normande entre les années 1380 et le tout début du XVe siècle. Ici, le vin de pinot était surtout acheté pour servir à la distribution annuelle de vin à laquelle avaient droit les chanoines du chapitre, qui considéraient en outre comme un droit imprescriptible que le vin distribué soit de qualité. En 1380, les chanoines se plaignent d’ailleurs de la mauvaise qualité de leur dotation, qui se composait pour l’occasion de quatre queues de vin dont une de « pynos » certainement piquée, et font remontrance à l’évêque de pourvoir au plus vite à son remplacement par du vin de Beaune. L’achat de vin de pinot entre alors dans les habitudes du chapitre pour un temps : les comptes de 1392, de 1401, 1402 et 1403 en témoignent6.
Malgré ces occurrences documentaires, le vin de pinot demeure en réalité un vin rare à la fin du Moyen Âge et pendant toute l’époque moderne. Ainsi, Alain Derville en trouve certes la trace dans les comptes du chapitre de Saint-Omer en 1443 et en 1475, mais ces deux mentions sont isolées dans une série de comptes courant de 1428 à 1500 (Derville 1962). En outre, le vin de pinot entre selon son analyse dans l’approvisionnement du cellier du chapitre plutôt en appoint quand les importations habituelles sont rendues impossibles par la conjoncture. De même, les comptes déjà mentionnés de l’hôtel du comte de Hainaut, ne témoignent pas d’achats systématiques de vin de pinot à côté des approvisionnements réguliers en vins de Bourgogne, en vins de France ou en vins d’Auxerre.
Les ducs de Bourgogne et le pinot : une réalité contrastée
Cette multiplication des occurrences du pinot dans les sources médiévales à compter du dernier quart du XIVe siècle et au XVe siècle, rencontre l’historiographie des ducs Valois de Bourgogne et de leurs politiques notamment en matière de vins. Pourtant, depuis le XIIIe siècle, le vin de Beaune est la référence européenne en matière de qualité. Les plus puissants personnages offrent du vin de Beaune à leurs hôtes. Dès 1298, le roi de France en fait acheter pour mille livres tournois. Le vin de Beaune est servi à Reims pour le couronnement des rois Charles IV en 1321 et Philippe VI en 1328 (Dion 1959). En 1370, c’est encore du vin de Beaune que le duc de Bourgogne envoie au pape avignonnais Grégoire XI pour son élection.
Le duc Philippe le Hardi (1342-1404) et Philippe le Bon (1396-1467) promulguent deux ordonnances particulièrement révélatrices sur les normes de production qu’ils espèrent imposer. L’ordonnance du 31 juillet 1395 de Philippe le Hardi tend à mettre en place la culture d’un cépage unique en interdisant la plantation et en obligeant l’arrachage « du très mauvais et très déloyal plant, nommé gamay »7. Le texte confère à ce cépage des vertus peu flatteuses : « ce vin de gamay est de telle nature qu’il est très nuisible aux hommes. […] plusieurs personnes qui auparavant en ont consommé, en ont été incommodées de graves maladies ; car ce vin qui est issu et fait avec ce plant, de par sa nature est plein d’une très grande et insupportable amertume […] car il dégage une odeur forte et désagréable »8. Derrière cette exagération volontaire se dessine l’idée de privilégier la qualité des vins au détriment de la quantité. L’argument principal du document tient dans le fait que le gamay est un cépage plus productif et donc plus rentable. Comme le précise l’ordonnance : « ce mauvais plant donne une très grande abondance de vins et pour produire une plus grande quantité de vins, ils [les vignerons] ont laissé en ruine et en friche les bons lieux où avait l’habitude de croître le dit bon vin »9. C’est donc bien la qualité, par le biais du choix du meilleur cépage, mais aussi du meilleur lieu, qui est ici privilégiée. Toutefois aucune information ne filtre sur l’identité du cépage idéal. Il faut bien remarquer que le pinot n’est pas cité. Mais l’on pressent que la récente apparition du pinot dans les sources n’est pas étrangère à cette orientation ducale.
On peut s’interroger sur l’importance à donner à l’ordonnance ducale de 1395 qui est aussi politique, puisque se joue à cette occasion le pouvoir du prince contre le pouvoir échevinal de la ville de Dijon (Beaulant 2018). Ce qui est sûr, c’est qu’elle intervient dans un contexte de nécessité pour les villes de Dijon et Beaune qui ont intérêt à ce que la renommée de leurs vins soit la meilleure (Labbé 2019). La distinction des cépages devient si importante que les procédures sont nombreuses et les peines parfois capitales. Ainsi, en 1394, une lettre de rémission du roi Charles VI nous apprend qu’un garçon a été battu à mort pour avoir mélangé des raisins de pinot avec du tresseau : « le suppliant dist à iceulx vendangeurs que ilz meissent les Pinoz à part, sans y mettre autres raisins : mais ce nonobstant ledit Jehannin mettoit des treceaus et autres raisins avec les Pinoz… »10. Pour ce qui concerne le gamay, quelles que soient les procédures et les recommandations d’arrachages, ce cépage reste pourtant celui de grandes quantités de vins. Par ailleurs, il est difficile d’attribuer l’avènement du pinot à Philippe le Hardi comme l’écrit Roger Dion (1959), car ce cépage n’est curieusement pas cité dans le document de 1395 et surtout il est déjà connu comme on l’a vu au moins depuis 1366, avant l’avènement du duc de Bourgogne.
La diffusion du cépage pinot bourguignon dans le monde : entre mythe et réalité
Apparu, comme on l’a vu, dans la demande et parmi les présents d’une élite politique de la fin du Moyen Âge, le vin de pinot, continue ensuite sa trajectoire de renommée dans les écrits des agronomes savants qui ne manquent pas de vanter les mérites du cépage bourguignon.
Ainsi, en 1583, dans leur ouvrage intitulé L’agriculture et maison rustique, Charles Estienne et Jean Liébault écrivent que « les complants de la vigne noire sont le morillon, le samoyreau, le negrier et le neraut » et que « le meilleur complant est le morillon appelé Pinot » (Estienne, Liébaut 1583, p. 312). Pour autant, dans la pratique et à l’échelle de simples vignerons cette fois, il faut remarquer que le pinot n’est pas prisé par la population, surtout pour son faible rendement en quantité quand ils déplorent en 1653 à Messigny près de Dijon : « [...] les vignes sont de peu de rapport nestant que de pignot noir »11. Au cours des siècles de l’époque contemporaine, le pinot reste une référence de qualité pour les vins et toujours attaché à la Bourgogne, au point de considérer cette région comme le berceau du cépage.
Le danger de la tradition reconstruite
Malgré cette réalité complexe, nombre de vignobles à travers le monde revendiquent aujourd’hui l’implantation du pinot à un moment de leur histoire en vertu de ses origines médiévales et bourguignonnes. Mais le danger de la tradition reconstruite guette et il importe de démêler le vrai du faux (Hobsbawn 1988). La littérature oenologico-touristique présente par exemple souvent l’empereur Charles IV comme le fondateur des vignobles tchèques et comme l’introducteur en Moravie du pinot. À en croire les guides touristiques, la paternité du pinot noir en République Tchèque, cultivé sous le nom de Rudlandské modré dans les regions de Mělník, de Žernoseky et de Velkopavlovicko, lui est acquise (Labourdette 2009, p. 325). On rapporte en effet qu’il aurait fait importer des milliers de plants depuis la Bourgogne, dans le vignoble qu’il créa à Mělník. On trouve ainsi une entrée Charles IV dans le Dictionnaire universel du vin de Bourgogne dans laquelle il est écrit : « Il [Charles IV] apporte en Bohême des cépages français, bourguignons surtout, et établit à partir de 1358 d’importants vignobles sur les collines de Bohême, notamment au confluent de l’Elbe et de la Moldau. Les cépages provenant du pinot noir s’appelleront Bourgogne bleu, Burgunske Modre, Rouci Modre, Cernà Aranka » (Bazin 2010, p. 154). À l’entrée « République Tchèque », il est précisé : « Bohême et Moravie possèdent des liens très anciens avec la vigne bourguignonne. […] Abbayes cisterciennes de Sedlec et Plasy dès le XIIe siècle. Cépages bourguignons importés par Charles IV » (Bazin 2010, p. 604).
Réalité historique ou tradition inventée ? La question mérite d’être posée. L’empereur Charles IV a en effet promulgué, à l’instar de nombreux princes au XIVe siècle, une ordonnance pour promouvoir la culture de la vigne autour de Prague en 1358, en vertu de quoi son règne a souvent été associé au développement de la viticulture tchèque. Il était aussi, par son mariage avec Blanche de Valois en 1344, cousin du duc de Bourgogne et proche des milieux aristocratiques français. Cependant aucune source connue à ce jour n’indique qu’il chercha à travailler en direction d’une sélection variétale dans les vignobles de la région, ni à plus forte raison qu’il importa des plants de « pinot » dans ses domaines puisque le terme n’est même pas encore en usage dans le vocabulaire viticole bourguignon à cette époque. Si l’on ne peut donc remettre en question le rôle décisif joué par Charles IV dans l’établissement des vignobles tchèques, à l’évidence les liens originels du cépage pinot noir avec l’empereur relèvent en revanche d’une invention historique. Rien d’étonnant à cela d’ailleurs : Charles IV est avant tout une figure de l’identité nationale tchèque, un lieu de mémoire à lui tout seul, souvent convoqué pour justifier l’origine de nombreuses réussites nationales, par exemple le développement de la pisciculture (Bauch, Labbé 2019).
La mythification de l’origine des vignobles est un phénomène culturel fréquent. En Bourgogne, les moines jouent un grand rôle dans l’argumentation d’un tel discours. En effet, la Bourgogne médiévale n’est pas célèbre que pour la qualité de ses vins. Elle est surtout connue pour être le berceau du monachisme chrétien avec la fondation de Cluny en 909-910, puis de Cîteaux en 1098. Or, les moines, surtout les cisterciens, ont bien joué un rôle fondamental dans le développement du vignoble bourguignon. Le succès et la rapide diffusion de l’Ordre à l’échelle européenne ont de plus offert de bonnes dispositions à l’expansion du vignoble et d’un possible modèle cistercien de viticulture. La fondation de chaque nouvelle abbaye s’accompagnait souvent d’une plantation de vignes. C’est particulièrement le cas en Espagne, au Portugal, en Allemagne, en Italie, en Angleterre, en Suisse.
Devant le nombre et la qualité des domaines cisterciens, l’historiographie a facilement eu tendance à faire des moines blancs les pères de la viticulture européenne. Il s’agit là d’une vision trop simplificatrice, d’autant que le tableau de la viticulture cistercienne n’a jamais été peint, même partiellement, à l’échelle européenne (Chauvin 2008). En outre, seuls quelques rares comptes conservés donnent un aperçu des techniques viticoles dans les vignobles de Cîteaux (Labbé 2013). Il faut donc aborder la question des vignobles cisterciens et de leur encépagement, d’un strict point de vue historiographique et documentaire, avec la plus grande prudence et un fort esprit critique. Selon Hugh Johnson pourtant, les moines cisterciens de Clairvaux auraient testé à Eberbach, dès leur installation au XIIe siècle, des cépages importés de Bourgogne (fromenteau ou noirien) avant de se rabattre sur le riesling, cépage déjà adapté au lieu et abondamment cultivé pour et par les locaux avant leur arrivée (Johnson 1989, p. 186). Pour Desmond Seward, d’autres tentatives d’implantation de cépages bourguignons auraient eu lieu dans le Rheingau, à Hallgarten, ou encore à Assmannshausen, sans que l’on sache exactement lesquels, et l’on attribue aux moniales de l’abbaye de Lichental l’importation de plants bourguignons au début du XVIe siècle, dont du pinot noir de Bourgogne (Seward 1982, p. 75). Le problème, c’est que l’encépagement du Rheingau était à cette époque principalement constitué de raisins blancs et que les spécialistes allemands de l’histoire de la vigne et du vin au Moyen Âge n’ont repéré aucune mention de cépage bourguignon avant le milieu du XVe siècle dans la région. Les Burgermeister Büchern, c’est-à-dire les registres de délibération de la ville de Francfort-sur-Main sont les premiers documents à mentionner l’existence de Klebrot12, l’actuel Spätburgunder et synonyme local du pinot, dans les années 1440. En 1470 le même cépage apparaît dans un domaine situé à Hattenheim (Stabb 1970, p. 13). Néanmoins, les sources viticoles allemandes ne parlent presque que de la distinction entre le Frentschen Wein (vinum fanconicum) et le Heunischen Wein (vinum hunnicum) jusqu’aux premières décennies du XVe siècle pour distinguer les meilleurs et les moins bons cépages, sans que l’on puisse savoir exactement de quelles variétés il s’agit précisément. Le riesling lui-même ne fait son apparition dans les archives qu’en 1435, dans un compte du domaine de Rüsselheim appartenant au comte de Katzelnenbogen, puis se répand seulement dans les vignobles de la Moselle, de Rheinhessen, du Mittelrhein et d’Alsace (Matheus 1980, p. 161-173 ; Clemens 1997, p. 102 ; Sprandel 1998, p. 33-40 sur la distinction Frentschen/Heunischen Wein).
Certains domaines cisterciens suisses présentent également des similitudes avec ce qui se fait en Allemagne. Dès leur fondation au cours du XIIe siècle, les abbayes de Hauterive, Haut-Crêt et Montheron sont abondamment dotées de vignes. Certains voient des origines bourguignonnes dans le Dézalay, l’un des crus helvètes les plus renommés (Bazin 2010, p. 663). En l’absence de sources, il est difficile de valider cette hypothèse.
En Espagne, l’ancienneté et la richesse du vignoble espagnol font que les mentions de pénétrations de cépages bourguignons sont rares. Toutefois, la Reconquista a pu permettre une diffusion à l’échelle locale. En effet, de nombreux religieux étrangers ont contribué à l’évangélisation des zones reconquises. Pour la Rioja, ce sont des moines de Cîteaux qui s’acquittent de cette tâche (Brémond 2011, p. 25). L’hypothèse est parfois émise qu’ils auraient emporté avec eux le cépage noble de leur Bourgogne d’origine, le pinot noir, qui à force d’évolution et d’adaptation au climat et aux conditions locales, serait devenu selon la tradition le Tempranillo, variété dominante locale.
Enfin, en Italie, pourtant fortement imprégné du monachisme, il ne ressort pour la période médiévale aucune tentative d’introduction du cépage bourguignon. Il faut dire que les vignes italiennes sont suffisamment anciennes et renommées et n’ont aucunement besoin de cépages français pour continuer à exister.
Pour la période médiévale, le rôle des cisterciens dans la diffusion des cépages est donc délicat à établir du strict point de vue des sources. La documentation médiévale française est en fait muette sur les cépages cultivés par les cisterciens, à Cîteaux comme ailleurs. De même, on ne connaît pratiquement rien des pratiques culturales vitivinicoles avant les baux détaillés du XVe siècle (Labbé 2013).
Diffusion du pinot de Bourgogne dans le monde
Ainsi une tradition reconstruite fait des grands personnages de l’histoire et des moines cisterciens les acteurs à l’origine de la présence du pinot ou de ses synonymes dans des régions où il existe aujourd’hui. Pourtant, à partir de la fin du Moyen Âge, le pinot peine à être identifié et même nommé lors des tentatives de transplantations de cépages ou des techniques et savoir-faire venant de Bourgogne, tous gages de qualité des vins. En effet à partir de la fin du XVe siècle une mode se développe dans le royaume de France, consistant à transplanter des « plants de Beaune », sans nommer le pinot noir explicitement, dont la réputation incitait ceux qui en avaient les moyens à faire voyager des centaines, voire des milliers de plants. Martine Maguin a ainsi trouvé la trace, dans les archives des domaines exploités par les ducs de Lorraine, de plantations massives de « plants de Beaune » en 1486-1487 (Maguin 1982, p. 79). Peu après, Louis II de La Trémouille (1460-1525), attaché à la Bourgogne par sa charge de Gouverneur, y introduit des cépages bourguignons sur ses terres (Vessière, Marchandisse, Dumont 2013, p. 84). La documentation atteste ainsi de l’arrivée de « plants de Beaune » à Thouars dès 150713. Cette opération n’a rien de ponctuelle puisqu’en 1519, il est encore question de l’arrivée de « soixante milliers de plant de Beaune pour planter »14 dans le même domaine. Dans les mêmes années, François Ier lance lui aussi une politique d’importation de plants bourguignons. Après sa campagne d’Italie, il développe l’ambitieux projet d’une résidence royale et d’une ville nouvelle à Romorantin, en Sologne, dotée d’un bon vignoble (Deyrieux 2016). Pour ses cépages, le roi se tourne vers la Bourgogne où la renommée des vins n’est plus à faire, et où surtout il détient d’importants domaines15. Ainsi, depuis son château d’Amboise, le 22 mars 1517, il demande à Jean Sapin, receveur général de Languedoïl et Guyenne « de payer à Pierre Laparque la somme de 162 livres 10 sous tournois, pour avoir acheté 80 000 pieds de vigne de Beaune et les avoir fait transporter de Beaune au port de Digoin, et de là à Tours et enfin à Romorantin, où il les a fait planter »16. En 1519, le projet se reporte sur Chambord. Quant à la vigne, il y a aujourd’hui un cépage appelé romorantin dont les analyses ADN ont révélé être un croisement entre le prolifique gouais blanc et le pinot teinturier, mutation du pinot noir (Deyrieux 2016).
Mais à défaut de description ampélographique et d’une taxonomie sûre qui ne s’établira qu’à la fin du XIXe siècle il est difficile d’identifier ces « plants de Beaune » avec le pinot en lui-même, puisqu’il existe à l’époque plusieurs cépages à Beaune, blancs comme rouges. En 1583, dans son ouvrage intitulé L’agriculture et maison rustique, le Dijonnais Jean Liébault écrit ainsi que « les complants de la vigne noire sont le morillon, le samoyreau, le negrier et le neraut » et que « le meilleur complant est le morillon appelé Pinot » (Estienne, Liebault 1583, p. 326). Il est possible que ce plant commandé massivement soit donc le pinot, mais aussi en partie ou en totalité ces autres cépages ou même le gamay qui restait alors solidement implanté dans le vignoble. Cette situation se complexifie quand on sait que les noms de cépages ne correspondent pas à notre réalité taxonomique et génétique : par exemple on trouve à Volnay en 1511 la mention de « bon plan de noyryen et saulvygnyen »17 dont on peine à savoir s’il s’agit du pinot noir et du sauvignon ou du savagnien ou encore en réalité du chardonnay d’aujourd’hui. On peut ajouter que le mot « pinot » reste rare sauf dans quelques traités savants comme celui de Charles Estienne et Jean Liébaut de 1583 déjà mentionné. Mais quand le parlementaire Claude Jomard réinvestit le clos de Bèze à Gevrey-Chambertin, en quasi déserence en 1626, il y fait peupler le clos en « plants fins18 » sans citer le pinot, en remplacement d’ailleurs de « mauvais plantz » pour lesquels il ne cite pas le gamay ou tout autre cépage.
À partir du XVIIIe siècle, alors que les exportations de vin de Bourgogne explosent à l’échelle européenne dans le cadre de l’élargissement du marché viticole, on trouve de nouvelles tentatives en Italie. Impressionnés par la réussite commerciale du vin de Bourgogne, plusieurs cherchent délibérément à produire du vin « à la bourguignonne » dans la Péninsule, en imitant surtout les savoir-faire. En 1747, paraît ainsi à Venise, sous la plume d’un certain Ludovico Bertoli, un opuscule intitulé Le vigne ed il vino di Borgogna in Friuli dans lequel l’auteur développe l’idée de produire du « vin de Bourgogne » dans le Frioul. Dans son ouvrage de viticulture et d’œnologie consacré aux vignes et aux vins de Bourgogne paru en 1779 sous le titre Delle viti e dei vini di Borgogna, le moine cistercien Dom Denise relate lui aussi plusieurs tentatives de production de vin à la bourguignonne. Il cite d’abord le cas d’un marchand génois nommé Guglielmo Hubert, qui produisait chaque année, jusqu’aux environs de 1760, 30 à 40 barils d’excellent bourgogne avec rien d’autre que « du raisin dudit effet » (Dom Denise 1779, p. 33). Il y a un cas similaire avec le patricien florentin Niccolo Panciatichi. Ce dernier applique selon l’auteur la recette du vin de Bourgogne à ses raisins avec succès (Ibid., p. 31). Il obtient un vin agréable, pas trop fumé ni capiteux, et qui se conserve 3 ans, soit beaucoup plus longtemps que les vins habituels. Dom Denise rapporte surtout qu’en 1773, Gaetano Gozzoli, frère convers de l’ordre de Cîteaux en Toscane et agronome expérimenté, est envoyé en Bourgogne par le souverain italien. Sa mission consiste à observer et à détailler les pratiques vitivinicoles des moines de Cîteaux (Ibid., p. 29). Il y reste 2 ans. Pendant cette période, il est également chargé de l’approvisionnement de la Toscane en plants de vigne des meilleurs raisins. Il en transmet environ 10 000 en deux fois à la cour royale. Ceux-ci furent distribués aux fermes royales d’Artiminio, de Ginestre, de Lappeggi, de Castello, de Boboli et à la Villa della Querce. Une partie fut également donnée à des particuliers.
Les cépages bourguignons s’exportent beaucoup plus loin, notamment en Afrique du Sud. Dom Denise rapporte que les Hollandais qui voulaient planter des vignes au Cap de Bonne Espérance se sont servis de plants bordelais et bourguignons (Dom Denise 1779, p. 50). Il affirme même que les vins de Constanzia issus de cépages bourguignons étaient supérieurs en qualité à ceux issus de cépages bordelais.
Au cours de l’histoire, les plus gros importateurs de cépages bourguignons restent cependant ceux d’Amérique du Nord En décembre 1738, les registres des arrivages de la colonie de Géorgie mentionnent, à propos d’un colis de boutures de vignes embarqué sur le bateau America, des plants « surtout du type de Bourgogne » (Pinney 2007, p. 49). Toutefois, Peter Legaux (1748-1827) est le premier notable post-révolutionnaire à établir avec succès la viticulture en Pennsylvanie (Ibid., p. 110). Ce Français d’origine explique qu’il a commencé en 1787 avec 300 plants venus de Bourgogne, de Champagne et de Bordeaux. Par la suite, les Américains, et en particulier les Californiens, vont comprendre l’intérêt économique qu’il y a à concurrencer les crus français, en particulier bourguignons. Dans les années 1850, le comte Haraszthy, est chargé, par le gouverneur de Californie, d’aller recueillir des renseignements dans les vignes d’Europe, notamment en Bourgogne (Gevrey-Chambertin, Clos de Vougeot) et d’en rapporter des boutures. Hugh Johnson cite 100 000 boutures de 300 cépages différents (Johnson 2009, p. 503).
Dans toutes ces tentatives, le pinot n’apparaît pas en tant que cépage taxonomiquement distinct, doté de qualités particulières qui seraient mises en avant. Il n’est même pas certain que ces plants proviennent de Bourgogne. Ils sont simplement identifiés comme étant de « type Bourgogne ». Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que les progrès de l’ampélographie permettent de nommer avec toute vraisemblance le pinot importé aux États-Unis : c’est l’exemple de Paul Masson (1859-1940), Bourguignon expatrié et créateur d’un empire viticole aux États-Unis (Bazin 2002), resté en lien avec sa région beaunoise natale et qui apporta régulièrement des cépages français en Californie, essentiellement du pinot noir et du pinot blanc (souvent confondu avec le chardonnay). Masson s’attache d’ailleurs surtout à une variété de pinot noir : le pinot de Pernand réputé productif et résistant19.
Avant cette période et depuis le Moyen Âge, les mentions du pinot transplanté restent donc rares et c’est le vague des dénominations qui laisse supposer que les « plants de Beaune », « plants fins », « plants de vignes des meilleurs raisins », « boutures provenant de Bourgogne » soient nécessairement à identifier avec le pinot. Ce fut peut-être à l’époque déjà le cas, sciemment ou non, par les promoteurs de ces cépages de qualité, mais surtout aussi par l’historiographie des appellations d’origine après 1919 quand le pinot fut à nouveau opposé au gamay lors des replantations post-phylloxériques et après le jugement de 1930 de délimitation de la Bourgogne viticole.
Conclusion
Les ceps et les cépages nouvellement plantés servent à implanter le modèle de qualité de la Bourgogne des vins dans d’autres régions en France ou dans le monde. Cette pratique s’inscrit dans une tradition ancienne de construction de la qualité en Bourgogne qui fonde la réputation des vins par la projection d’une référence d’origine ou de nature : ce sont les références à la ville avec le « vin de Beaune » à partir du XIIIe siècle, puis au cépage pinot, puis à la province et à la région Bourgogne, qui constituent en fait des ressources de réputation de qualité, liées à l’idée de terroir, de savoir-faire etc., où chacun renvoie à l’autre sans besoin de le nommer.
Le cépage pinot est entré ainsi à partir de la fin du Moyen Âge, au côté de l’appellation « Beaune », parmi les attributs de réputation implicite de la qualité des vins de Bourgogne où toutes les entités factuelles qui fondent la renommée de ceux-ci se recomposent de façon analogique et jouent l’une pour l’autre. C’est ce qui fait que « plant de Beaune », « vin de Bourgogne », « boutures de Bourgogne » puissent ramener inconsciemment au pinot, même si les sources ne le mentionnent que rarement. Ce qui a été implanté dans d’autres régions en somme, c’est plus la réputation des vins de Bourgogne qu’une variété de raisins aux propriétés si spécifiques.