Introduction
En parcourant la Valteline, le long de la route nationale du fond de vallée, qui du Lac de Côme conduit au col du Stelvio, après la ville de Morbegno, le regard est séduit par les versants gauche de l’Adda, la côte des « cech » comme ils l’appellent ici, étalée sur les pentes des Alpes rhétiques. Il s’agit d’une montagne abrupte, bordée d’une séquence tortueuse de murets de pierres sèches, nécessaires au soutien d’un système complexe de terrasses artificielles, système sur lequel reposent des vignobles superbes qui profitent du soleil généreux de la vallée. Le versant droit, situé sur les pentes des Alpes Bergamasques, est toute différente : ombreux, couvert par des bois de châtaigniers en le bas de pente et par des forêts de conifères au niveau de l’étage supérieur. Les sommets y sont souvent enneigés pendant l’hiver. Ce paysage, composé d’un jardin méditerranéen déchiré par la montagne et situé face à un versant classique des vallées alpines, se poursuit sur 60 km, au delà de Tirano. Ici, la vallée tourne vers le Nord Est et monte en hauteur, en perdant les caractéristiques climatiques déterminantes pour la culture de la vigne. Sur les versants les mieux exposés au rayonnement, s’étend donc un paysage presque unique dans les régions alpines en ce qui concerne l’expansion et la continuité territoriale des terrasses viticoles.
L’originalité de la Valteline et de sa viticulture émergent d’un contexte environnemental et climatique favorable, dans lequel les hommes ont généré un processus pluriséculaire d’aménagement artificiel du territoire rural. Ce dernier a ainsi permis l’implantation des vignes sur des pentes initialement trop escarpées et rocheuses pour être mises en culture. L’image actuelle des terrasses, recouvertes d’environ 1000 hectares de vignobles1, est encore surprenante et séduisante si on observe les audacieuses constructions, l’extension des murs, évaluée en plus de 2500 km de développement linéaire, l’harmonie du paysage viticole dans son ensemble (fig. 1). Au niveau terrasses les plus proches au fond de vallée, le coteau subit cependant la croissance tentaculaire des zones urbaines, ainsi que, dans certaines proportions marginales, les effets d’un abandon des cultures de vigne. D’ailleurs, le paysage que l’on voit aujourd’hui représente seulement environ un sixième expansion maximale du vignoble de Valteline atteint au fil de l’histoire et qui était encore visible il y a un siècle.
Sur le plan historique, la viticulture de la Valteline a fondé sa notoriété sur la qualité de ses vins, forts recherchés des voisines transalpins, notamment Suisses, Grisons et Tyroliens, qui ne pouvaient pas produire des vins rouges aussi robustes. La Valteline, au contraire, offrait un produit avec des caractéristiques uniques dans le contexte des Alpes centrales : un vin très agréable et adapté aux exportations. L’intense rayonnement solaire et le climat chaud, qui sont déterminés par l’exposition favorable de la vallée, donnent des attributs typiquement méditerranéen aux raisins ; ainsi, les vins sont bien structurés, corsés, alcooliques et possèdent une acidité plus prononcée par rapport aux productions des localités alpines voisines. Des qualités qui garantissent une forte résistance au vieillissement2. La réputation acquise des vins de Valteline a su alimenter une considérable demande extérieure : les Grisons et la Suisse représentaient les marchés principaux, même si les vins traversaient également les Alpes et atteignaient même la Bavière et la Bohême3.
L’aménagement du territoire en terrasses constitua un effort certain vers la spécialisation de la culture. Cependant, en raisons des énormes coûts économiques (et des efforts physiques) nécessaires, ce processus ne pu s’enclencher qu’en présence d’une demande extérieure stable dans le temps et qui garantisse le retour de l’investissement financier consentit. Le marché des vins de Valteline, un marché déjà florissant pendant le XVe siècle lorsque les tonneaux de vin se dirigeaient soit vers le Nord, soit vers le Duché de Milan au Sud, montre un fort accroissement durant le XVIe siècle, concomitamment aux débuts de la colonisation des Trois Ligues. Le renforcement du commerce vers le canton des Grisons coïncide avec le développement qualitatif et quantitatif du vin de Valteline : la demande massive qui provenait de la région (les exportations vers les Ligues ne prévoyaient pas de droits de douane) encourageait la propagation de la viticulture dans la vallée et la naissance d’un paysage en terrasses tel que nous le connaissons. Au moment du passage administratif de la Valteline dans les Ligues Grisonnes, les marchés transalpins absorbèrent en moyenne 60% de la production vinicole annuelle4, faisant du vin le principal produit d’exportation de la vallée. La production de la Valteline s’est donc plus orientée vers le marché extérieur que vers l’autoconsommation. L’expansion de la viticulture, parfois même excessive, doit ainsi beaucoup de son succès une position géographique favorable, le long des grands axes de communications entre le Nord et le Sud de l’Europe, voire à la proximité de régions presque dépourvues de terrains viticoles de qualité.
L’évolution historique du paysage en terrasses
L’intervention des hommes afin de permettre le développement de la viticulture fut colossal : le versant rhétique situé entre les communes de Morbegno et Grosio (60 km environ) est presque intégralement en terrasses, du fond de vallée jusqu’à 800-900 mètres d’altitude, parfois même plus haut, comme c’est le cas dans le hameau Baruffini à Tirano5. Ce processus a modifié en profondeur l’état originel de la montagne : les murets de pierres sèches ont recréé un équilibre écologique et un paysage. D’ailleurs, on ne peut comprendre les raison d’un tel travail qu’en analysant les étapes du processus de réalisation, et en étudiant, dans le même temps, l’importance progressive prise par le commerce du vin local à l’Epoque Moderne. Les recettes provenant de l’exportation du vin profitaient aussi aux nombreux endroits de la vallée qui ne possédaient pas de vignobles, mais qui étaient également impliqués dans le secteur vitivinicole. Toute l’économie était organisée autour de la viticulture : le bois (de châtaignier) nécessaire à la fabrication des tonneaux et au palissage de la vigne se coupait sur le versant orobique6, les villages de transite ou frontaliers géraient les transports et le recouvrement des droits de douane ; les habitants de la vallée, à travers la vente du vin, accédaient à des biens non produits dans la région: les outils, les vêtements, les céréales, le sel7.
Juste après l’intégration de la Valteline dans les Trois Ligues (1512), selon le cadastre voulu par les nouveaux dominants, les surfaces en vignes avoisinaient déjà les 3500 hectares8, un chiffre trois fois supérieur à l’extension actuelle. La production atteignait en moyenne 100.000 hectolitres par an, dont la moitié destinée à l’exportation : 50.000 hl vers le canton des Grison, 10.000-12.000 hl vers le Tyrol9. La demande de vin continua d’augmenter pendant toute la période de la domination Grisonne en stimulant la plantation de nouveaux vignobles : à la fin du XVIIIe siècle, la surface plantée en vigne couvrait alors entre 5000 et 6000 hectares pour une production d’environ 200.000 hectolitres de vin. Il est probable que la plupart des travaux d’aménagement en terrasses furent réalisés durant les XVIIe et XVIIIe siècles, époque ou les surface de vignes deviennent cyclopéennes et couvrent même les cônes de déjection les mieux exposés du versant orobique, voire les parcelles situées dans les endroits moins favorables ou au-dessus de 800 mètres sur la côte rhétique. La stabilité de la demande étrangère poussait aussi le viticulteur planter son vignoble dans ces zones moins adaptées à sa culture. Il s’agissait d’augmenter au maximum les volumes de production, au détriment même de la qualité, en destinant les vins les meilleurs à l’exportation, les plus faibles revenant à l’autoconsommation local. La production de ces derniers se concentrait principalement sur les sols plus pauvres, en utilisant des cépages mineurs – Bottagera, Schiava, Paganone. Les vins de qualité étaient, quand à eux, issus seulement des vignes de Chiavennasca, un cépage autochtone de la Valteline appartenant à la célèbre famille du Nebbiolo10. Durant ces siècles, les vignobles assument donc un rôle central dans l’image perçue du paysage et deviennent un des symboles de la Valteline. Pendant le XVIIIe siècle, le secteur vitivinicole occupait, à la fois à temps plein et à temps partiel, presque la moitié de la population, voire plus si l’on prend en considération les domaines du commerce et du transport.
Au cours du XVIII siècle, les institutions locales adoptent même des dispositions afin de limiter la diffusion des vignes, conscientes que l’augmentation des surfaces à outrance pouvait générer des effets négatifs pour l’économie de la vallée : l’expansion excessive des vignobles, en particulier lorsque elle avait lieu dans des zones mieux adaptées à l’élevage ou à d’autres cultures, obligeait à importer des produits de première nécessité comme les céréales. Ceci rendait le système économique fragile, largement tributaire de l’extérieur et des bons résultats des vendanges11.
Même la fin de la domination des Grisons en 1797 n’aura pas d’effet récessif pour la viticulture. Au niveau politique, la Valteline est d’abord absorbée dans la République Cisalpine et ensuite, après la période napoléonienne, dans Royaume Lombardo-Vénitien dépendant de l’Empire autrichien. La vallée peut ainsi remplacer les vieux acheteurs Grisons et Suisses (qui continuent en partie à importer les vins de Valteline) en étendant ses échanges vers d’autres marchés jusqu’alors interdits ou bloqués par de lourdes charges fiscales imposés par le gouvernement des Ligues. Les vins de Valteline obtiennent ainsi la libre circulation vers le Tyrol et l’Autriche, mais surtout vers le marché lombard depuis longtemps convoité que les producteurs de Valteline. Dans ce contexte et au moins jusqu’à la fin du XIXe siècle, l’élargissement des espaces en terrasses se poursuit. Plusieurs châtaigneraies situées au pied des alpes Orobie disparaîtront ainsi pour laisser place à la vigne. EN ce lieu, des aménagements en terrasses de certaines parcelles au-dessus de 800 mètres remontent à la première moitié du XIXe siècle12.
Dans l’ensemble, le vin de Valteline a continué à être vendu dans les pays du nord des Alpes et cela, jusqu’à la naissance du nouveau Royaume d’Italie en 1861. A ce moment là, le renforcement des barrières douanières avec l’étranger prive la Valteline de son marché traditionnel et entraine de fait de gros problèmes pour la viticulture de la région. En effet, l’accès au marché vinicole italien s’est avéré très difficile pour les viticulteurs de la vallée. Leurs vins, difficiles et couteux à produire entrèrent dans une concurrence inégale avec les rivaux du Piémont, de l’Emilie-Romagne et de la Toscane déjà très bien implantés sur les marchés de l’Italie septentrionale pré-unitaire.
De plus, durant la seconde moitié du XIXe siècle, la viticulture de la vallée subira d’autres « coups durs » avec l’apparition de plusieurs maladies exogènes de la vigne. La reprise sera très lente et s’accompagnera de la perte de plusieurs vignobles qui ne seront plus replantés. L’Oïdium, entre 1849 et 1859, anéantira presque totalement la production de vin avec des conséquences très lourdes pour l’économie de la région. La production vinicole se réduisit de 96% par rapport à la moyenne des années précédentes et nombreuses parcelles plantées en vignes furent abandonnées ou semée en sarrasin ou en seigle13.
Néanmoins, le relevé statistique de 1884 compte encore 6500 hectares de vignobles14 (presque entièrement en terrasses), un chiffre qui dépasse d’environ 500 ha les estimations du siècle précédent. L’abandon des espaces viticoles démarre réellement lors du dernier quart du XIXe siècle, lorsque la conjoncture s’avère alors très défavorable pour le secteur vitivinicole de la vallée15. En 1882, l’ouverture du tunnel ferroviaire du Saint-Gothard exclut la Valteline des principales voies de transite entre l’Italie et la Suisse, voies qui, auparavant, suivaient les routes traversant la vallée vers le col du Splügen et le col de la Bernina. Le tunnel imposera donc jusqu’à nos jours une mutation nette des axes de communication principaux16. Le chemin de fer éloigne la vallée de son marché traditionnel et les acheteurs suisses peuvent dès lors facilement atteindre d’autres régions vinicoles italiennes. L’apparition du phylloxera et du mildiou à la fin du XIXe siècle induit de nouveaux problèmes pour un vignoble de Valteline qui ne s’était pas encore remis complètement des ravages de l’oïdium17. Ces crises récurrentes conduisent alors inévitablement à une baisse de la demande, et à une dépréciation des vins. Les viticulteurs tombent dans la misère : beaucoup d’entre eux sont contraints d’émigrer18 et d’abandonner les vignobles et les terrasses qui leur avaient tant coûté.
Reste que l’abandon de la fin du XIXe siècle ne sera pas définitif. A la fin de la première Guerre Mondiale, on observe ainsi une considérable reprise de la demande. Il n’y a cependant plus de nouvelles terrasses en construction, puisque toute la surface adaptée à la viticulture durant le grand essor du siècle précédent avait déjà été utilisée. En 1929, le cadastre agricole recense plus de 4000 hectares de terrains en vignes pour le département de Sondrio. La reprise sera pourtant éphémère et fera long feu avec l’arrivée de la seconde Guerre Mondiale. Malgré la brièveté de cet essor du premier quart du XXe siècle, notons tout de même que les surfaces viticoles restaient encore très proches des limites maximales du XIXe siècle. En témoignent des photos de l’entre-deux-guerres montrant des pentes situées au-dessus des principales agglomérations (Sondrio, Tirano, Teglio) et toujours en culture alors même qu’aujourd’hui elles sont couvertes de forêts.
La grande période d’abandon du paysage en terrasses débute après la seconde Guerres Mondiale. En raison du boom industriel lié à la reconstruction, beaucoup des viticulteurs de Valteline quittent définitivement leurs vignobles pour s’installer dans les villes de la plaine du Pô, ou pour travailler dans les nouvelles usines créées au fond de la vallée. Certains vignobles sont alors convertis en d’autres cultures, tandis que beaucoup de terrasses sont abandonnées et laissées en friche, voire reboisées19. Le premier recensement général de l’agriculture, en 1961, signale encore la présence de 3000 hectares de terrains plantés en vignes ; néanmoins, trente ans après, lors du quatrième recensement, il n’en reste que 1700 ha. Le déclin se poursuit dans les décennies suivantes : les surfaces plantées en vignes atteignent à peu près 1100 ha en 2000 et se réduisent à 1000 ha en 201020.
L’abandon des paysages viticoles en terrasses ne représente pas seulement une perte considérable de patrimoine historico-culturel, mais il pose aussi de nouveaux problèmes graves d’aménagement du territoire. Le reboisement de zones déjà modifiées en profondeur par l’action des hommes, comme c’est le cas des terrasses de la Valteline, présente de facteurs de risque remarquables et plus importants que dans des terrains laissé à l’état naturel depuis toujours. Les terrasses exigent un entretien régulier, bien qu’elles ne soient plus en culture, afin d’éviter la dégradation produite par les intempéries et par le passage du temps sur les murets de pierres sèches, ou encore sur le système d’écoulement des eaux dont elles furent équipées. La structure interne des terrasses, sans le travail de nettoyage des viticulteurs, se bouche avec des feuilles, des graviers ou d’autres débris, en empêchant ainsi le drainage des eaux et en multipliant la possibilité des glissements de terrain. Il serait souhaitable, donc, que dans l’avenir, on élabore un processus de récupération et de réutilisation productive des terrasses. Ce processus serait sans doute envisageable en incluant ces zones dans des programmes spécifiques de protection du paysage agricole traditionnel.
La propriété foncière des espaces viticoles
Les espaces de la viticulture doublent entre le XVIe et le XVIIIe siècle. Cela fut possible seulement en raison d’un colossal travail préliminaire d’aménagement en terrasses des pentes du versant rhétique, besognes effectuées par les viticulteurs sous contrat de location emphytéotique, le « livello », contrat à caractère héréditaire21. Ce contrat prévoyait le paiement de redevances annuelles fixes sans aucun lien ou aucune dépendance avec les volumes de la production, un chiffre que les propriétaires ne pouvaient pas modifier unilatéralement. Le locataire avait le droit d’apporter des améliorations aux fonds pendant son mandat, mais il ne pouvait pas changer les cultures. La possibilité d’une gratification économique de ses efforts et l’opportunité de transmettre aux générations futures le contrat sans en modifier le montant de location poussaient les viticulteurs à augmenter leur production. Par ailleurs, ce type de contrat donnait le sentiment aux locataires d’être presque propriétaire des terres qu’ils travaillaient. Le propriétaire, qui souvent appartenait à l’élite aristocratique de la vallée ou aux dominants Grisons, restait seulement titulaire du bail et du titre de propriété.
L’extension massive du contrat de « livello » en Valteline eut lieu à partir du XVe siècle. Ce développement alla de pair avec la grande expansion de la viticulture sur le versant rhétique22. Cet instrument juridique permettait d’élargir les surfaces plantées en vigne en colonisant de nouvelles parcelles encore en friche : en échange d’une modeste redevance, les propriétaires mettaient en location les terres les plus pauvres et les plus difficiles à atteindre sur le versant ; les paysans étaient chargés de rendre productif les sols en assumant la réalisation difficile des terrasses. Le paysan, poussé par la possibilité de transmettre le contrat aux héritiers, se chargeait de littéralement construire le sol agricole : il s’occupait des travaux de terrassement, il se transformait en tailleur de pierre, il réalisait les terrasses soutenues par des murets en pierre sèche et, seulement après, il pouvait planter les vignes.
Le contrat prévoyait que les colons s’occupassent de l’aménagement et de l’entretien du territoire agricole, voire de l’exploitation des cultures, alors que les propriétaires gardaient le droit de vinifier les raisins et de commercialiser le vin.
Cependant, le « livello » n’avait pas seulement des aspects positifs et, au fil du temps, il posera de sérieux problèmes. Le facteur de risque était presque absent pour les propriétaires : dans les années de mauvaise récolte, le non-paiement de la redevance donnait le droit d’éloigner le locataire. Cela permettait de récupérer le fond pour le mettre à location à un montant supérieur. On arrivait à l’expulsion des locataires seulement dans les cas d’insolvabilité les plus graves ou lorsque le propriétaire tentait d’élever le montant de la location de façon disproportionnée. Les propriétaires avaient intérêt à conserver des paysans en défaut de paiement pour mieux maintenir dans leur espace de pouvoir. Les débiteurs ne pouvaient même abandonner le fond sans l’autorisation du propriétaire, sous peine de la confiscation des avoirs et donc de tomber dans une misère encore plus tragique. Bien qu’initialement, les redevances étaient plutôt modérées, puisque elles correspondaient à des terres « vierges » qui possédaient une faible ou quasi-nulle valeur intrinsèque, l’augmentation progressive des loyers devint au cours de temps insoutenable pour les familles paysannes toujours endettées.
Le « livello » représentait la clef de voûte de l’organisation économique et sociale de la Valteline. La richesse des familles les plus aisées était fondée essentiellement sur la rente foncière garantie par ce type de contrat, tandis que la population rurale dépendait d’une classe de propriétaires absentéistes (comme c’était le cas des seigneurs des Trois Ligues ou du clergé qui, très souvent résidaient ailleurs) – et réfractaires aux innovations. Le système était tellement favorable pour les propriétaires qu’ils rejetaient tous les changements. Le contrat de « livello » a gravement freiné l’évolution et la modernisation de la viticulture dans la vallée en fixant les méthodes culturelles traditionnelles et en immobilisant les structures sociales. La persistance du contrat jusqu’à la moitié du XIXe siècle devint ainsi le facteur de cristallisation d’une économie archaïque. Le « livello » empêchait de modifier les modes de conduite et, par conséquent, l’essai de pratiques innovantes au moment où le reste de l’agriculture européenne vivait une période de forte modernisation.
La noblesse de la Valteline, qui alimentait un large mécontentement populaire contre les seigneurs Grisons qu’ils dépeignaient comme des occupants tyranniques, ne se montrait pas plus sages ou plus progressistes que ces derniers. D’ailleurs, les seigneurs locaux partageaient les mêmes intérêts que les Grisons. La polémique anti-grisons était pourtant très dure, en particulier, contre la famille des Salis, l’une des plus importantes des Trois Ligues. On lui attribuait, faussement, la possession de plus de 50% des terres agricoles de Valteline. Une accusation très loin de la réalité, même si cette famille possédait tout de même plus de 20% des terres dans certaines des meilleures localités viticoles de la côte rhétique. Il faut noter d’ailleurs que si, initialement, les Grisons se contentaient d’acheter les vins de la vallée, ils acquirent de plus en plus fréquemment des vignobles dès le XVIIIe siècle23. Le phénomène, souligné de façon intéressé par l’aristocratie locale, généra un ressentiment envers les occupants qui aboutira à la « confisca reta » (confiscation rhétique), l’expropriation des biens immobiliers des familles grisonnes en Valteline, procédure suivie de la séparation des Trois Ligues en 1797.24
La noblesse de la Valteline a ainsi pu s’emparer des propriétés que les Grisons avaient accumulées pendant deux siècles. L’expropriation, qui pouvait prendre la forme d’une restitution à la classe paysanne des vignobles qu’ils cultivaient à bail depuis toujours, fut, dans les faits, un simple transfert de propriété des vieux dominant à la noblesse locale, cette dernière imposant aux locataires les mêmes contrats et les mêmes conditions d’auparavant.
Le mouvement pour s’émanciper des contrats de « livello » s’amorce durant les années 186025 : en 1866, le nouveau Royaume d’Italie établit la possibilité pour les locataires de se libérer des contrats pour devenir les propriétaires des vignobles qu’ils travaillent. Durant les décennies suivantes, la croissance démographique et successions conduisent au morcellement et à l’émiettement de la propriété foncière26. La fragmentation du sol est telle, qu’en 1930, les parcelles foncières avoisinent le chiffre record de deux millions pour seulement 35.000 groupes familiaux. Chaque famille possède alors en moyenne 57 parcelles ! En outre, bien souvent, les parcelles ne sont même pas contiguës. Le manque de proximité est l’une des caractéristiques de la propriété foncière de la Valteline. Cet état résulte probablement de la pression spéculative sur la terre qui poussait les propriétaires à collectionner divers vignobles sur les pentes en terrasses dans l’objectif de les louer, alors que les familles de paysans accumulaient plusieurs contrats de « livello » sur tout le coteau27. Toutefois, cette démarche conduisait à une considérable augmentation des coûts de production et elle empêchait la rationalisation des activités agricoles. Enfin, le prix de la terre restait très élevé.
La pression du marché sur les vignobles s’arrête seulement au cours du XXe siècle, lorsque l’abandon progressif des activités agricoles mène beaucoup de familles à renoncer à leurs propriétés. Ces ventes permirent aux grands domaines viticoles de la vallée d’initier des opérations de remembrement des parcelles, en particulier dans les zones les plus prestigieuses de la côte, en terrasses.
La structure agricole actuelle de la vallée
Le paysage agricole actuel reflète en partie les caractéristiques d’utilisation traditionnelles. Cependant, toutes les activités rurales révèlent une considérable réduction par rapport au passé. Le grand abandon de la filière agricole s’est produit pendant les années 1950 et 1970 ; aujourd’hui, on observe plutôt une lente érosion de ces activités en raison de l’étalement urbain. La surface agricole utile (SAU) est passée de 275.000 hectares en 1929 à 75.000 ha en 2010 (elle était de 92.000 ha lors du recensement agricole effectué en 2000). Ainsi, tandis que, pendant les trente dernières années la surface agricole non utilisée a continuée à s’étendre, les surfaces en friche occupent désormais 30.000 ha.
Les abandons concernent toutes les régions agricoles de la vallée : dans les zones les plus accessibles, notamment le bas des pentes et le fond de la vallée, les terrains sont la proie de l’industrie du bâtiment et des activités industrielles, alors que les parcelles du versant les plus isolées ou accidentées restent en friche en favorisant le reboisement naturel. Les pôles urbains du fond de vallée connaissent un rapide développement démographique, économique et industriel et tendent à se souder les uns aux autres pour former une sorte de cité linéaire. L’étalement urbain induit une forte consommation de sol et la banalisation, voire la dégradation du paysage de la plaine. Dans les agglomérations les plus grandes – les chefs-lieux du département Sondrio, Morbegno et Tirano – les zones urbaines occupent aussi les bas des pentes de la côte rhétique et donc les premières terrasses (autrefois viticoles) du versant.
Sur le coteau, les abandons de vignobles sont essentiellement du à la diminution du nombre des petits viticulteurs qui se poursuit depuis l’après-guerre. Lorsqu’ils quittent leurs activités, ils ne trouvent pas, dans leurs familles, de repreneurs souhaitant poursuivre la viticulture en terrasses. D’ailleurs, dans les cas où les vignobles ne sont pas inclus dans la zone de production DOC et DOCG, les acheteurs font systématiquement défaut.
L’agriculture, qui a représenté la principale activité professionnelle des habitants de la Valteline pendant des années (encore en 1931, plus de 60% des travailleurs étaient occupés dans le secteur primaire), est aujourd’hui une activité marginale peu attrayante. Actuellement, dans le département de Sondrio, le secteur agricole emploie seulement 3,6% des travailleurs et les revenus sont inférieurs à la moyenne des autres activités.
La production céréalière n’a jamais eu un rôle important dans la vallée, car les endroits les plus favorables ont été toujours réservés à la viticulture. Toutefois, à présent, les surfaces consacrées aux céréales et à la production des légumes sont encore plus restreintes que dans le passé : le maïs atteint 120 ha, le seigle 5 ha, les légumes 5 ha28. En 1929, les céréales occupaient encore 1600 ha, mais ils étaient souvent semés parmi les rangs de vignes ou dans des terrains pauvres au-dessus des limites des terrasses et donc des vignobles. Aujourd’hui les cultures mixtes ont presque disparues afin d’améliorer la viticulture, alors que les terres au-dessus de 800 mètres ont été définitivement abandonnées. Le peu de céréales restant pousse ainsi dans le fond de vallée, dans la plaine étroite qui s’étend aux bords de l’Adda, presque inutilisée pendant l’époque moderne en raison des crues fréquentes du fleuve (l’Adda a été aménagé seulement au XIXe siècle).
Les bois de châtaigniers en production couvrent seulement 200 ha ; en 1929, ils concernaient 4.500 ha selon les données du Cadastre Agricole. L’emploi de la châtaigne comme aliment s’est considérablement réduit, ainsi que le palissage des vignobles, autrefois en bois de châtaigniers, laisse place à d’autres matériaux comme le béton, l’aluminium, ou le plastique. L’impact est d’ailleurs résultats plutôt négatifs pour l’image visuelle des espaces viticoles.
La superficie forestière est en importante augmentation depuis les dernières décennies, mais elle a perdu sa fonction productive. On peut l’assimiler désormais à de la terre en friche. Les prairies et les pâturages d’altitude couvrent encore une portion considérable de la surface agricole (environ 71.000 hectares)29 et l’élevage représente toujours un secteur important de l’économie locale.
Enfin, il faut mentionner la culture du pommier, la seule production qui a été capable de modifier le paysage agricole traditionnel de la Valteline pendant les dernières décennies. Les pommeraies avoisinent aujourd’hui 1000 hectares, mais leur développement est très récent. Il y a cinquante ans, la culture du pommier n’avait pas un rôle spécifique dans l’agriculture de la vallée et ces arbres étaient habituellement plantés dans les exploitations viticoles en compagnie d’autres arbres fruitiers comme les cerisiers, les poiriers, les pruniers ou les figuiers, mais jamais en culture spécialisée. Toutefois, au cours du temps, cette culture a atteint une importance considérable dans l’économie locale et les pommeraies se disputent désormais l’espace disponible avec la viticulture.
L’état actuel de la viticulture en Valteline
La surface agricole consacrée à la viticulture couvre environ 1000 hectares, dont 980 ha en production réelle30. Pendant le dernier siècle la réduction des surfaces plantées en vignes a été massive si on considère que, à la fin du XIXe siècle, la viticulture concernait encore à peu près sur 6500 hectares, superficie très proches de ses limites historiques. Les causes du phénomène sont nombreuses : baisse de la demande étrangère depuis l’unification italienne, difficultés d’accès au marché national, transformation de l’économie de la Valteline et perte d’importance de l’agriculture. Il ne faut pas négliger non plus le fait que tous les travaux sont encore réalisés à la main, les terrasses empêchant toute mécanisation.
Les abandons se sont pourtant produits principalement dans les zones les moins favorables aux vignes ou les moins accessibles, tandis que les vignobles furent préservés dans les terrains à vocation viticole de la côte rhétique situés entre 300 m et 600 m d’altitude. Durant la dernière décennie, la viticulture a su assoir sa position sur les terrasses du coteau, malgré la poursuite de la lente contraction des espaces viticoles aujourd’hui (fig. 2). Actuellement, les parcelles en production sont presque entièrement incluses dans les zones DOC et DOCG de la vallée.
Le nombre des entreprises vinicoles s’est écroulé pendant les derniers cinquante ans. Les recensements agricoles signalent les étapes et la vitesse de l’effondrement : il y avait 13.000 entreprises en 1961, mais seulement 3.000 en l’an 2000, Ce chiffre est tombé à 1.837 exploitations lors du dernier sondage de l’ISTAT en 2010.
Le phénomène est directement lié à la contraction considérable du nombre des petits viticulteurs. Autrefois, tous les familles de la côte rhétique avaient leurs parcelles et produisaient le vin pour leur compte. Elles pouvaient même vendre les raisins aux grands domaines ou aux coopératives. Depuis les années 1960, la viticulture de la Valteline a été soutenue par un type de paysan très singulier, qui à présent à presque disparu : ouvrier dans les usines du fond de vallée pendant le jour, mais viticulteur en fin d’après-midi et pendant les temps libres. Cette double occupation permettait d’intégrer des revenus agricoles au salaire du travail ouvrier. Cette situation encourageait les familles à ne pas quitter le vignoble31. Dans les circonstances actuelles, ce choix est devenu très rare ; de surcroît, les revenues des vendanges ne justifient plus les efforts d’une double activité32. Entre-temps, beaucoup des « metalmezzadri » (métal-métayers) du passé ont atteint l’âge de la retraite33. Certains d’entre eux continuent à travailler sur les terrasses en vignes, mais c’est une viticulture pratiquée par passion, sans objectif pécuniaire. Dans la plupart des cas, les jeunes de la famille n’ont pas la possibilité ou l’envie de poursuivre cette activité. Quand les vieux décident de quitter l’activité, leurs vignobles sont achetés par les grands domaines viticoles lorsqu’ils sont inclus dans les zones à appellation d’origine. Sinon, ils sont abandonnés ou renaturalisés (fig. 3).
Les vins de Valteline
En Valteline, le principal cépage en culture est une variété locale du Nebbiolo nommée communément « chiavennasca »34. Les vins tirés de ce cépage représentent 95% de la production vinicole totale de la vallée. D’autres cépages autochtones (Pignola, Rossola et Brugnola) et des cultures marginales de merlot et de pinot noir complètent l’échantillon des espèces utilisées. Actuellement, plus de 80% de la surface plantée en vignes est comprise dans les zones de production des vins à appellation d’origine.
La Valteline peut se targuer de deux production DOCG, le « Valtellina Superiore DOCG » et le « Sforzato di Valtellina DOCG », d’une appellation DOC, le « Rosso di Valtellina DOC » et d’une qualification équivalente aux vins de pays français, le « Terrazze Retiche di Sondrio I.G.T. ».
Les vignobles en terrasses de la Valteline ont obtenu leur première certification DOC en 1968. Le « Valtellina Superiore » devient une production en DOCG en 1998, le « Sforzato » en 2003.
Les domaines et les entreprises vinicoles du département de Sondrio sont représentés par le « Consorzio per la Tutela dei vini di Valtellina » (Consortium pour la tutelle des vins de Valteline), le seul en Italie qui possède deux productions DOCG tirées du même terroir et du même cépage.
Le Registre de production de l’appellation Valteline compte 852 hectares de vignoble et environ 2.000 viticulteurs. Chaque année, ils produisent 20.000 hectolitres de « Valtellina Superiore DOCG » ; 7.000 hl de « Rosso di Valtellina DOC » et 3.000 hl de « Sforzato di Valtellina DOCG »35. Au sein de l’appellation « Valtellina Superiore DOCG » cinq sous-zones ont droit à une dénomination géographique : Maroggia, Sassella, Grumello, Inferno et Valgella. Pour obtenir la dénomination géographique, il faut que tous les raisins utilisés dans la vinification soient récoltés dans la même zone de production. Les vins tirés de deux ou plus de sous-zones peuvent seulement utiliser l’appellation « Valtellina superiore ».
Le « Valtellina Superiore » est obtenu en utilisant des raisins de la variété Chiavennasca (90% minimum) et des raisins issus d’autres cépages rouges autochtones. Le cahier des charges autorise des rendements de 80 quintaux de raisin par hectare. Les vins peuvent être proposés à la consommation après une période d’élevage de 24 mois, dont au moins douze en tonneaux de bois ou en barriques. L’embouteillage du vin se réalise dans la zone de production. Ces vins sont dotés d’une bonne longévité et atteignent leur pleine maturation après un vieillissement de trois à cinq ans. Les meilleurs millésimes peuvent obtenir, trois ans après la vendange, la qualification de « Riserva ».
Le « Rosso di Valtellina DOC » a la même base ampélographique que la production DOCG, mais il est autorisé à des rendements allant jusqu’à 100 quintaux par hectare. L’appellation compte 240 ha de vignobles ; dans ce cas, les dénominations géographiques ne sont pas admises. La teneur en alcool de ces vins est moindre que les productions en DOCG et l’élevage est réduit à 9 mois à partir du 1er décembre suivant la vendange. La couleur du vin est rouge rubis et il possède des arômes fruités.
Le « Sforzato di Valtellina DOCG » est le premier vin de paille rouge à obtenir le label DOCG en Italie. Il est issu des meilleurs grappes de Chiavennasca récoltées dans les zones de production du « Valtellina Superiore » et du « Rosso di Valtellina DOC ». Après la vendange, les raisins passerillés dans des greniers pour une période de 110 jours. Le cahier des charges établit un vieillissement de 24 mois, dont 12 en fût ; la teneur en alcool minimale est fixée à 14%. Le « Sforzato » ne peut pas avoir ni dénominations géographiques ni qualification « Riserva ».
Les étapes de la valorisation qualitative des vins
En Valteline, les premières associations visant à l’amélioration de la qualité des vins naissent pendant la moitié du XIXe siècle pour faire face aux maladies de la vigne et pour soutenir l’effort des viticulteurs locaux confrontés aux difficultés d’accès au marché italien.
Le premier problème restait l’excessif élargissement des surfaces viticoles réalisé durant le XVIIIe siècle et le début du XIXe. Les vignes étaient, pour certaines, plantées dans les zones les moins favorable du versant en raison du marché florissant qui poussait les viticulteurs à privilégier le volume plutôt que la qualité. Cependant, une diminution des ventes de vins durant la moitié du XIXe siècle va attirer l’attention de l’opinion publique sur les risques structurels d’une telle viticulture et des conséquences qu’une crise de mévente pourrait entraîner dans la vallée.
Ces préoccupations conduisent, en 1846, à la fondation d’une société agraire sur le modèle d’organisations similaires créées entre-temps dans le reste de la Lombardie. Les objectifs de l’association étaient la promotion de l’activité de recherche dans le cadre de l’agriculture, la modernisation des modes de conduite, ainsi qu’une plus grande attention dans la commercialisation des produits agricoles et œnologiques. Peu de temps après sa fondation, la Société a joué un rôle de premier plan dans la lutte contre l’oïdium en transmettant aux viticulteurs les connaissances nécessaires pour lutter contre cette maladie cryptogamique.
Plus tard, l’institution s’occupera principalement de l’amélioration qualitative de la viticulture. Une nécessité impérative avec l’unification italienne et l’ouverture des tunnels ferroviaires alpins.
Après avoir surmontés la crise de l’oïdium, la production de vin atteint à nouveau des niveaux considérables et avoisine les 120.000 hectolitres par an. Une grande partie du vin était encore vendu à l’étranger, notamment en la Suisse, tandis que les ventes vers les autres régions du Royaume d’Italie restaient bien rares (fig. 5)36.
La première coopérative de viticulteurs, la Società Enologica Valtellinese (Société Œnologique de Valteline), a vu le jour à Sondrio en 1872 dans le but de moderniser les techniques de vinification et de coordonner les activités d’une multitude de petits producteurs. Les membres de la société décident alors de concentrer la vinification des raisins, l’élevage et la commercialisation du vin dans une seule structure, un grand immeuble sis dans la ville de Sondrio. L’objectif est aussi de proposer au marché un produit homogène. La Société se pourvoit d’équipements très modernes pour l’époque, qui lui permettait de vinifier et garder plus de 15.000 hectolitres de vin, environ 10% de l’ensemble de la production vinicole de la vallée. Pendant son activité, les investissements de la coopérative se dirigèrent principalement vers la valorisation commerciale et qualitative du vin. C’est la Société Œnologique qui imposa à ce moment là l’usage de vendre le vin après deux ans de vieillissement dans le but d’investir le marché anglais.
L’effort produit pour améliorer le vin ne sera pas vain. Dans les années 1930, lorsque le Ministère dresse la liste des meilleurs vins rouges italiens dans le cadre d’une réglementation du secteur viticole. Sont évoqués trois vins de Valteline (Sassella, Grumello et Inferno) sur un total de dix-sept répertoriés37.
Toutefois, le coopérativisme ne trouve pas un terrain propice en Valteline. Les viticulteurs préfèrent généralement l’individualisme à l’association : certains par tradition ou par fierté de vinifier pour leur compte, d’autres parce qu’ils possèdent déjà l’équipement nécessaire pour la vinification et la conservation du vin, ou parce qu’ils détiennent un nom déjà très connu et ancien, bien plus profitable économiquement que l’anonymat offert par une cave coopérative38.
Au cours du XXe siècle, la rationalisation de la production vinicole prend forme sous l’impulsion de grands domaines privés, la plupart des petits viticulteurs se contentant de produire le vin (et l’eau-de-vie) pour la consommation familiale, préférant vendre les raisins aux grandes entreprises. Les grands producteurs s’imposent alors comme les héritiers modernes d’une tradition commerciale très ancienne et deviennent les seuls responsables de la production et de la distribution des vins de haute gamme de la région39.
La recherche de la qualité demeure une priorité, même dans les dernières décennies. Pour rivaliser avec les autres productions vinicoles italiennes, la viticulture en terrasses de la vallée doit forcement se concentrer sur le prestige du produit. Dans ce but, la « Fondazione Fojanini di Studi Superiori » offre, depuis 197, un soutien scientifique indispensable aux producteurs en créant un centre d’enseignement expérimental de viticulture et culture fruitière en collaboration avec l’Université Catholique du Sacré-Cœur de Milan40. La Fondation fournit encore aujourd’hui un service d’assistance technique aux viticulteurs en garantissant l’existence d’un centre de référence scientifique constamment mis à jour.
Le « Consorzio per la Tutela dei Vini di Valtellina » (Consortium pour la Tutelle des Vins de Valteline) nait en 1976 afin de valoriser et promouvoir les vins de la région qui, depuis quelques années, avaient obtenu la qualification DOC. Actuellement, toutes les entreprises viticoles du département de Sondrio adhèrent au Consortium, structure qui compte désormais plus de 1.000 associés.
Toutefois, la qualité des vins de la Valteline ne passe pas seulement par une amélioration des modes de conduite ou de vinification, mais aussi par la sauvegarde de son paysage historique de valeur universelle. À ce titre, en 2003, est née la « Fondazione Pro Vinea ». Elle vise à la tutelle et à la valorisation des paysages viticoles en terrasses. Durant les dernières années, la Fondation a travaillé pour établir une proposition d’inscription des terrasses sur la Liste du patrimoine mondial de l’Unesco. Le dossier figure à présent sur la Tentative Liste de l’organisation internationale.
Conclusions
Les gratifications accordées durant plus d’un siècle aux vins de Valteline ne sont pas parvenues à stopper l’appauvrissement de cette viticulture territoriale ; néanmoins, elles ont évitées les abandons des meilleurs vignobles et les productions vinicoles locales ont acquis une réputation internationale.
Les terrasses permettent encore l’utilisation agricole du versant rhétique, tout en empêchant une mécanisation de la viticulture. Le coteau est fragmenté en milliers de parcelles accrochées aux roches et soutenues par une mosaïque de murets en pierres sèches : tous les travaux ruraux se réalisent encore à la main et la rentabilité de la terre est faible. Dans ce contexte, il est inévitable que plusieurs petits viticulteurs quittent leur vignoble. Reste que les abandons représentent une perte considérable du point de vue du patrimoine historique et culturel de la vallée, et que, de surcroît, ce processus menace l’équilibre hydrogéologique du versant.
La sauvegarde d’un paysage précieux comme les terrasses viticoles de la Valteline ne peut pas se réaliser sans une valorisation économique et culturelle de ses aspects naturels et humains. Il faut convaincre les viticulteurs de rester dans leurs parcelles et de préserver les murets et les vignobles. Ceci ne pourra pourtant pas se faire sans le soutien des administrations publiques.
L’impossibilité d’une mécanisation des travaux peut prendre un réel aspect positif et devenir un atout pour passer à une viticulture soutenable, voire entièrement biodynamique, en attirant ainsi un marché qui se montre de plus en plus sensible à ces préoccupations. D’ailleurs, quelques producteurs ont déjà amorcé ce processus de conversion.
Enfin, en vue d’une relance économique du territoire et de la viticulture, le dossier de candidature au patrimoine mondiale constitue un premier pas vers la prise de conscience collective que le paysage peut représenter un facteur de valorisation d’une région viticole qui garde un aspect encore fortement traditionnel, riche en histoire et capable de donner une qualité rare à ses vins.