L’héritage pré-unitaire
Au moment de l’unification, dans les années 1860, la viticulture italienne présentait d’importantes différences régionales, voire locales, occasionnées par l’hétérogénéité morphologique et climatique de son territoire, ainsi que par la fragmentation politico-administrative qui a caractérisé son histoire. Ainsi, comme aujourd’hui d’ailleurs, des écarts plus remarquables s’observaient au niveau des quantités produites, voire des qualités des vins, de leurs destinations commerciales, des systèmes agraires et des paysages engendrés par l’activité viticole. Un contexte embrouillé par la présence d’un grand nombre de modèles de conduite différents, le résultat d’une multitude d’habitudes locales. Au niveau national, cela comportait la coexistence de plusieurs contrats agraires très différents, parfois défavorables au développement moderne de la viticulture. Des pratiques archaïques comme la plantation de plusieurs cépages divers dans le même vignoble1 ont survécu très longtemps, puisqu’elles étaient cohérentes avec le model dominant d’une viticulture paysanne reposant sur des vins à consommation rapide et dédiée à l’autoconsommation, voire aux marchés locaux. En général, une viticulture de quantité plus que de qualité.
De plus, en raison aussi du grand essor de la culture des céréales, qui s’était produit pendant le XVIIIe siècle et la première moitié du XIXe, le vignoble italien était planté, sauf à de rares exceptions, en culture mixte ; il était associé principalement à des céréales, parfois à des plantes fruitières, voire fourragères2. Les vignobles en culture mixte représentaient plus de 50% de la production viticole italienne encore en 1909, malgré les considérables transformations des dernières décennies du XIXe siècle3. D’ailleurs, la cohabitation avec d’autres cultures a déterminé une diffusion de la vigne capillaire, capable de rejoindre tous les coins des surfaces agraires, souvent en contraste même aux conditions climatiques4.
Les modèles de conduite prévoyaient fréquemment des vignes accrochées à des supports vivants ; cela donnait lieu aux paysages viticoles de la piantata et de l’alberata, qui ont caractérisé avec des différentiations locales plusieurs milieux de la péninsule italienne jusqu’à la première moitié du XXe siècle5. Néanmoins, la culture de la vigne en hauteur était répandue principalement dans la plaine du Pô et le long de la côte tyrrhénienne. Les vignes étaient mariées aux essences les plus diverses : que ce soit des ormes ; des mûriers ; des érables champêtres ou des peupliers ; etc. Au contraire, dans les régions les plus arides de l’extrême-sud de la péninsule et dans les îles, prévalaient les méthodes de culture en gobelet court ainsi qu’à façon plus longue d’origine gréco-orientale.
Cependant, depuis le XIXe siècle, dans certain territoires du Piémont, de la Toscane, de la Lombardie et de la Sicile, il était déjà possible d’observer des exemples plutôt vastes de viticulture spécialisée (dite « française ») et commerciale, elles étaient consacrées à des productions spécifiques qui généraient des considérables exportations en direction principalement de la Suisse, de l’Allemagne et de l’Autriche6. Le marché britannique, au contraire, absorbait la plupart de la production du Marsala : un vin qui, au XIXe siècle, représentait l’un des principaux bien d’exportation sicilien et qui attirait depuis les dernières décennies du XVIIIe siècle, des considérables investissements financiers d’origine anglais destinés à l’évolutions des techniques de vinification.
D’autre part, jusqu’à la première moitié du siècle, même la principale production vinicole commerciale du Piémont était en relative à la fabrication d’un vin liquoreux, le vermouth. Des formes de viticulture « moderne » se retrouvent dans cette région déjà au cours de la moitié du XVIIIe siècle. Cinquante ans plus tard, les lois napoléoniennes relatives à l’aliénation des biens de l’Eglise, favorisent beaucoup de ces expériences en permettant des vastes acquisitions de terre aux classes bourgeoises et aristocratiques auparavant actives dans le secteur viticole.
Il n’est donc pas surprenant que, durant les années 1830 - 1840, juste dans le Piémont, le Barolo ait vu le jour ; un vin qui, beaucoup plus tard, contribuera sensiblement à la construction d’une image viticole italienne de qualité dans le monde. Même Camillo Cavour interviendra dans les processus d’amélioration qualitative du Barolo à cette époque.
Simultanément, et cette fois en Toscane, débutent aussi les expérimentations œnologiques d’un autre personnage de premier plan dans les événements politiques du XIXe siècle, Bettino Ricasoli, auquel on attribue la naissance du Chianti Classico en 18727.
Dans les deux cas, on retrouve l’apport très important des expériences françaises, auxquelles font référence Cavour autant que Ricasoli : à l’époque, les tentatives pour développer la qualité et la durée de conservation des vins transalpins sont largement diffusés. Si Cavour a dû recourir à l’aide de l’œnologue français Louis Oudart8, Ricasoli entreprit des voyages de formation vitivinicole en France9.
Par ailleurs, les œuvres dédiées à la viticulture abondaient de renvois aux modèles françaises en soulignant la nécessité de les reproduire pour améliorer les vins italiens. Le lien étroit avec la France a représenté et représentera même plus tard, une constante dans l’histoire de la viticulture et de l’œnologie italienne. Les précoces attentions réservées aux modèles culturelles et productifs bourguignons, déjà présente en Italie dans la moitié du XVIIIe siècle, témoignent de l’importance du rapport. Parmi les expériences les plus célèbres, il faut rappeler les essais de Ludovico Bertoli10 en Frioul et de Francesco Maggi en Toscane11.
Unification nationale et maladies de la vigne
Le secteur vitivinicole italien fait son entrée dans la nouvelle entité nationale forte d’un contexte économique plutôt dynamique, mais toujours marqué par des déséquilibres régionaux notables ; même présentant des ouvertures considérables aux marchés étrangers, il restait essentiellement dominé par un modèle tourné vers l’autoconsommation. En tout cas, dans la deuxième moitié du siècle, nous n’observons pas la mise en place de nouvelles politiques propres à gouverner les développements de la vitiviniculture italienne, mais nous assistons plutôt à des combats face aux maladies de la vigne d’origine américaines. Celles-ci modifieront en profondeur le visage de la culture, parfois définitivement.
L’apparition en Italie de l’oïdium, la première des grandes maladies du XIXe siècle, devance d’une décennie l’unification du pays. Les effets ne seront pas homogènes sur le territoire nationale : le degré d’incidence de la maladie varie selon les contextes régionaux; les temps et les modes d’intervention ; la disponibilité du soufre, qui devient, après plusieurs expérimentations, l’antidote le plus efficace. Parfois, comme dans le département de Sondrio, l’effondrement de la production atteint en quelques années des pourcentages très élevés (plus de 90%) ; En Piémont, les dommages seront bien plus modérés en raison d’une action de lutte plus rapide et efficace.
L’oïdium troublera considérablement la viticulture italienne jusqu’aux premières années d’après l’unification. Néanmoins, une évaluation des conséquences générales paraît très difficile à réaliser en raison de l’absence de statistiques fiables.
Pour la même raison, la tentative d’estimer les quantités produites au niveau national reste égalementpeu aisée. D’ailleurs, dans la période, on retrouve des fortes variations interannuelles, pour la plupart provoquées par l’oïdium même, qui compliquent grandement le calcul. Néanmoins, l’impossibilité d’accéder à des données acceptables persistera aussi dans les décennies suivantes12.
L’énorme différence qui s’observe en 186113 entre les résultats fournis par l’Institut National de Statistique (Istat) et ceux proposés par Targioni-Tozzetti14 explique très bien les difficultés de repérer des données statistiques valables : dix-neuf millions d’hectolitres produits selon l’Istat (la moitié environ de la production actuelle), trente pour Tozzetti !15
Toutefois, l’absence de données rigoureuses n’empêche pas de relever la vigoureuse croissance de la production vinicole italienne qui se réalise à partir des années 1870. En tenant compte des incertitudes statistiques auxquelles on a fait allusion, les surfaces plantées évolueront de 1,8 millions d’hectares, calculés en 1871, à 3 millions d’hectares vingt ans plus tard. En même temps, la production moyenne se stabilisera autour de 30 millions d’hectolitres par an16. Une évolution tout à fait remarquable si on considère les grosses difficultés rencontrées dans les deux décennies, causées par les événements politiques et surtout par l’apparition des nouvelles maladies de la vigne : le phylloxera en 1875 (mais les premières attributions directes de la maladie à l’insecte datent de 1879) et le mildiou en 1879.
La première, en particulier, à cause aussi des circonstances temporelles lorsqu’elle se manifeste, en retard d’environ une dizaine d’années par rapport à la France, comporte des effets importantes, bien que diversifié au niveau locale, dans la redéfinition de la capacité productive des territoires vitivinicoles.
En réalité, si on analyse l’ensemble de la production nationale pendant la longue période phylloxérique, depuis la deuxième moitié des années 1870 jusqu’à 192017, on observe seulement de courts intervalles de stagnation productive, en particulier dans la dernière décennie du XIXe siècle.
Cette donnée, apparemment contradictoire avec la dimension de la surface frappée18, s’explique probablement par la lente propagation de la maladie, qui se déroule en Italie de façon discontinue pendant à peu près un demi-siècle.
En Toscane, par exemple, il faudra attendre le début du XXe siècle pour que se vérifient des dégâts remarquables, tandis que dans certaines zones des Pouilles et de la région de Cagliari (en particulier dans le Campidano), le pic de la maladie arrivera seulement dans les années 1920. En d’autres termes, le phylloxera en Italie ne présente pas des moments ponctuels de forte recrudescence au niveau national, comme cela arrive dans d’autres pays, mais plutôt une persistance à long terme19. Dans l’ensemble, cela a déterminé une sorte de compensation productive entre les régions viticoles italiennes ; néanmoins le même processus a eu aussi lieu au niveau international avec des performances commerciales remarquables. À cet égard, la diffusion plus précoce de la maladie en France par rapport à l’Italie a représenté un facteur clé20, parce-que elle a généré un accroissement immédiat de la demande des vins italiens sur le marché français, pour la plupart destinés au coupage.
La pression du marché a conduit à une expansion formidable des surfaces en vigne, spécialement dans les régions de l’Italie du Sud, les Pouilles et la Sicile en particulier, au détriment, principalement, des vastes cultures céréalières21. La croissance des surfaces plantées des Pouilles a été sensationnelle : 90.000 hectares mesurés en 1870 ; 320.000 à la fin du siècle. Il faut remarquer que ce progrès exorbitant a été possible grâce aussi à la participation directe de nombreux entrepreneurs français actifs autant dans la production primaire que dans la transformation. Cependant, les résultats siciliens sont presque semblables : 180.000 nouveaux hectares de vignobles plantés dans les dernières deux-trois décennies du siècle. Ainsi, si en 1871 les exportations de vin italien s’élevaient à 250.000 hectolitres, dont 14% dirigées vers la France, en 1887, celles-ci ont atteint le chiffre record de 3,6 millions d’hectolitres, dont 78% orientées au marché transalpin.
Le dépassement de la crise phylloxérique en France, à travers la reconstitution progressive des vignobles, ainsi que la cessation du traité douanier italo-français en février 1888, auront des répercussions énormes, au moins initialement, sur les exportations et le système productif italien ; surtout, et ce n’est pas par hasard, dans le Midi du pays. Soudainement, les exportations vers la France s’effondrent de 2,8 millions d’hectolitres en 1887 jusqu’à 23.000 hectolitres en 1890 22 !
La signature des nouvelles conventions avec l’Allemagne et l’Autriche en 1891, ainsi qu’avec la Suisse en 1892, ne compenseront qu’une partie du vide créé par la nouvelle situation.
Par conséquent, à cause de l’action simultanée d’événements d’ordre politico-commerciaux et par l’expansion des vignobles affectés par le phylloxera, l’accroissement des surfaces en vigne a été aussi vite que la contraction suivante. Les 320.000 hectares de vignoble des Pouilles, que nous avons cités précémment, s’effondreront en quelques décennies à des valeurs proches de la situation pré-phylloxérique (130.000 hectares, dont la moitié replantés au début des années Vingt23). Dans le département de Bari, terre d’élection de la viticulture régionale, si on exclut les surfaces replantées, les résultats sont étonnants : de 142.000 hectares n’en resteront que 8.00024. Les pertes seront moins lourdes en Sardaigne, où les vignobles se contractent à 26.000 hectares en 1922 contre 65.000 reportés dans les années quatre-vingt25.
Dans les régions du Midi, la dévalorisation économique de la viticulture qui suit 1888 conduit à une réorganisation des relations hiérarchiques entre les centres urbains, au détriment évidemment des pôles viticoles, dont profiteront les zones de spécialisation agricole (ce sera le cas, par exemple, des terres consacrées aux cultures des agrumes et des amandes en Sicile26).
Même si les effets les plus macroscopiques du phylloxera ont été mesurés dans certaines régions du Midi, la maladie a néanmoins provoqué des contrecoups importants et durables ailleurs. Parmi eux, figure la drastique réduction, parfois définitive, des surfaces en vigne des espaces périurbains ; tel sera, par exemple, le destin des vignobles du territoire au nord de Milan, où une viticulture liée à l’approvisionnement de la ville demeurait depuis des siècles sur des positions très étendues. Cependant, il est vrai qu’en Lombardie comme ailleurs, l’action du phylloxera a seulement accéléré les dynamiques de contraction de la viticulture déjà en cours (parfois elle les a hâtés de quelques années). Ces cultures souffraient de faiblesses intrinsèques et elles s’adaptaient mal au nouveau contexte économique ; en plus, l’étalement urbain leurs imposait aussi d’importantes soustractions de terres27.
Il n’existe en fait aucune étude d’ensemble sur le sujet, mais dans certains régions on ne peut pas négliger les correspondances temporelles entre l’incidence de la maladie et les flux migratoires (nous pensons en particulier aux régions alpines, à certains zones de la Toscane et, plus tard, du Midi).
Il est évident que les nombreux effets du phylloxera doivent être examinés région par région, voire à des échelles plus détaillées. Toutefois, une telle opération n’est pas le but de cette publication. La maladie de la vigne a déterminé localement des variations plus ou moins durables dans les quantités produites et dans l’extension des surfaces plantées, mais aussi la transformation des modes d’exploitation existants, ainsi qu’une tendance à la réorganisation rationnelle des espaces viticoles ou à des changements qualitatifs profonds comme l’introduction ou la préférence donnée à des cépages spécifiques28. Cette dernière métamorphose a accompagné souvent un élan très puissant vers la spécialisation commerciale de la viticulture dans certaines régions, principalement en Piémont et Toscane.
Pendant cette période difficile, s’affirme aussi le rôle croissant des centres de recherche vitivinicoles et des organismes de formation technique, qui avaient fait leur apparition à partir des années 1860.
Recherche et formation (1872-1882)
En suivant un modèle très fréquent dans le progrès scientifique, la recherche des solutions au problème des maladies a contribué grandement à l’élargissement des connaissances sur la vigne et le vin. Les découvertes et leur diffusion à travers des conférences et des publications soutenues par les centres de recherche, les écoles de viticulture et les chaires ambulantes ont représenté des facteurs clé de l’évolution quantitative et qualitative de la viticulture italienne à la fin du XIXe siècle29. La décennie 1872-82 en particulier, sera déterminante pour le développement du secteur.
Durant ces années, on observe d’abord la naissance des premiers centres de recherche vitivinicole, les « Stazioni Enologiche » (stations œnologiques) d’Asti et Gattinara, tous les deux en 1872, visant à l’analyse chimique des vins, à l’étude des caractéristiques physico-chimique des sols, à la mécanisation des cultures, etc.
Le « Giornale Vinicolo Italiano » (Journal Vinicole Italien), la première revue nationale de viticulture, fera son apparition peu de temps après, en 1875, et la même année se tiendra aussi le premier congrès œnologique italien à Turin.
En 1876, ce sera le tour des écoles de viticulture et œnologie, la première émergeant à Conegliano Veneto. Pendant la décennie suivante, selon la répartition prévue dans le projet de loi du 1881, naîtront les écoles d’Avellino, d’Alba, de Catane, de Cagliari et de Pérouse30.
Plus tard, à la fin des années Quatre-vingt, des caves coopératives à caractère expérimental participeront aux processus de formation vitivinicole ; alors que, à partir de 1885, surtout dans les petits villages éloignés des centres de formation technique, se répandront les chaires ambulantes de viticulture, selon un modèle d’université populaire « itinérante » qui trouvera une vaste diffusion dans les campagnes italiennes31.
Les conséquences de ces initiatives sont difficiles à résumer à l’échelle nationale ; bien entendu, les résultats différent sensiblement d’une région à l’autre ; par conséquent, ils exacerbent le décalage déjà existant entre les régions qui avançaient vers une modernisation de la viticulture et les régions plus défavorisées.
Cependant, il est évident qu’à partir de l’apparition des maladies de la vigne, en particulier le phylloxera, une série d’effets concomitants ont produit des changements profonds et durables dans la structure de la vitiviniculture italienne. La production œnologique de la péninsule a atteint des améliorations incontestables à travers les études ampélographiques, la sélection et l’introduction de nouveaux cépages, l’approche à des nouvelles méthodes de plantation et d’exploitation, la création de centres de recherche et formation de pointe, voire une poussée positive vers l’émulation des plus célèbres vins français. Néanmoins, il faut dire que l’histoire du secteur vitivinicole, tout en respectant sa spécificité, a suivi de près celle plus générale de l’agriculture italienne ou, au moins, celle des régions économiquement les plus avancées, la plaine du Pô principalement qui, à l’époque, faisaient face à des importantes transformations techniques et organisationnelles.
Le fascisme et les guerres
La première Guerre Mondiale autant que la seconde ne seront pas sans conséquences pour la vitiviniculture italienne. Les dévastations directes des vignobles ont été généralement modestes. Néanmoins, dans certaines régions, elles ont atteint des dimensions plus vastes (notamment dans la région du Collio, dans le Frioul, pendant le premier conflit). Cependant, on mesure aussi des effets indirects, particulièrement remarquables durant la seconde Guerre Mondiale, comme l’emploi massif des paysans dans l’armée et la réorganisation du système agraire nationale en fonction des exigences de la guerre, qui s’ajoutent aux destructions opérées dans les territoires situés le long de la ligne de front.
En réalité, les données de l’Institut National de Statistique (Istat) ne signalent aucune baisse de la production pendant la première Guerre Mondiale au niveau national. Il est vrai que le rendement du 1915 sera le plus bas du XXe siècle, avec une vendange plus faible de 60% par rapport à la moyenne de l’époque ; toutefois, l’épisode n’a aucun lien avec le conflit, mais plutôt avec des conditions météorologiques défavorables qui ont contrarié la saison végétative en causant une résurgence exceptionnelle du mildiou32.
Par contre, durant les années 1941-1945, la production vinicole italienne a atteint ses niveaux minimaux (à l’exclusion du 1915)33, malgré l’accroissement des surfaces plantées de 800.000 à environ un million d’hectares pendant le fascisme (Figure 3)34.
Cette augmentation apparaît comme le résultat des replantations post-phylloxera ; néanmoins elle a été souvent réalisée en privilégiant la quantité à la qualité : les vignobles, dans plusieurs cas, ont été installés sur des terres qui ne s’adaptaient pas à la culture. Dans les années Trente, ce choix s’harmonisait avec la « bataille du blé » lancée par le fascisme, et qui a produit l’abandon fréquent de la viticulture spécialisée en faveur d’une utilisation mixte des terres. Parfois, comme dans l’Oltrepò pavese, on observe même des expérimentations visant à démontrer la pertinence d’installer des cultures fourragères dans les vignobles spécialisés35.
La replantation post-phylloxérique et l’élargissement de la culture sur des terrains inadéquats à la recherche de la qualité sont aussi plus d’une fois repérées dans les terres d’élection de la viticulture nationale, comme le Chianti ou le département d’Asti. Les choses ne seront pas différentes, même à l’occasion des vastes plantations réalisées dans les terres récemment bonifiées.
Les « terres nouvelles » gagnées après l’assèchement des zones marécageuses représentent des espaces d’expansion considérables pour la viticulture italienne pendant l’entre-deux-guerres. La plantation de 540 hectares de vignoble et l’installation d’un établissement œnologique dans la plaine de Terralba, en Sardaigne, à la suite de la « bonification », figurent parmi les exemples les plus remarquables36.
Cependant, les données fournis par l’Istat signalent que les nouveaux vignobles ne réussiront pas à déterminer un accroissement de la production ; au contraire, dans les années Trente, la production moyenne annuelle résultera inférieure à celle du début du siècle : 39 millions d’hectolitres contre les 44 millions de la première décennie du siècle. La moyenne s’effondrera même à 36,7 millions d’hectolitres dans la décennie Quarante, chute aggravée par les conséquences de la guerre (Figure 2). Parallèlement à la décroissance de production, les prix du vin manifestent une tendance à la baisse au moins jusqu’en 1940, conduisant à une crise généralisée du secteur.
À cet égard, les mesures prises par le fascisme et visant à accroître la consommation du vin et ses dérivés ont obtenu des résultats faibles, même si le régime véhiculait une rhétorique ruraliste. Parmi les plus importantes, on rappelle ici la « Festa Nazionale dell’Uva » (Fêtes Nationale du Raisin) instituée depuis 1930 et le « Autotreno Nazionale del Vino » (Camion National du Vin) né en 193437.
D’autre part, le chemin des initiatives du régime en faveur de la viticulture se croise avec la surproduction vinicole des années Vingt, les conséquences économiques de la Grande Dépression, ainsi qu’une contradictoire campagne anti-alcool. L’incompatibilité entre la recherche de la qualité et la poussée à l’accroissement de la production aura des répercussions même sur le long parcours qui mène à l’identification des productions d’origine et au zonage des vignobles. Arturo Marescalchi38 présente le premier projet pour l’identification des « Vins typiques » en 1921. La proposition, modifiée sous certains de ses aspects, fut convertie en loi en 1926. Encore modifiée en 1930, la loi ne trouvera jamais une application concrète. Toutefois, cette loi est à l’origine des premiers « Consorzi di Tutela » (groupements de protection) de certains vins italiens (le Moscato di Pantelleria ; le Marsala ; le Moscato d’Asti et l’Asti Spumante), tandis que pour d’autres, elle a présenté l’occasion de délimiter des zones de production (Orvieto, Soave, Haut-Adige, Castelli Romani, San Severo bianco, Barbaresco)39.
Quant à l’année 1937, elle est celle des prix du vin les plus bas de l’entre-deux-guerres et celle de l’annonce d’une nouvelle loi pour la viticulture40. Encore une fois, à cause de la guerre imminente et des urgences de la reconstruction qui suivra, la loi ne sera pas appliquée. Toutefois, elle a su anticiper les lignes directrices à l’égard du marquage de l’origine qui prendra forme seulement dans les années Soixante. Néanmoins, à l’époque de sa promulgation, elle ne manque pas de provoquer de la confusion : la nouvelle loi, même si elle a été pour la plupart inappliquée, abrogeait la vielle en déterminant un vide réglementaire paradoxale qui a conduit à la dissolution des premiers groupements de protection et des délimitation territoriales41. Il faudra attendre presque trente ans afin que ce vide soit comblé.
L’après-guerre et la naissance des Appellations d’Origine (DOC)
Après la seconde Guerre Mondiale, la viticulture italienne entame une croissance formidable de sa production qui se déroule à peu près sur trente-cinq ans. Le données fournis par l’Istat (Figure 2) témoignent du doublement de la production entre les années 1940 et 1970 : en termes de moyenne décennal, les quantités produites passent de 36 millions d’hectolitres dans la première décennie de l’après guerre à 72 millions d’hectolitres trente ans plus tard42. L’augmentation évoluera particulièrement vite durant les premières quinze années de cette période.
Encore une fois, cette imposante croissance fut le résultat de politiques vitivinicoles orientées plus vers la quantité que vers la qualité, politiques auxquelles s’ajoutaient les bénéfices de la reconstruction d’après-guerre et une reprise de la demande. Il s’agit donc de lignes directrices en contraste même avec les derniers choix législatifs du régime fasciste qui semblaient vouloir privilégier la viticulture de qualité. Les nouvelles plantations préfèrent les cépages à fort rendement et ceux qui nécessitent peu de soins contre les maladies43 ; en même temps, on assiste aussi à une vigoureuse poussée de la mécanisation des vignobles. D’autre part, ce qui se passe dans le secteur viticole s’inscrit dans le plus grand procès de modernisation de l’ensemble de l’agriculture italienne qui poursuit des logiques similaires.
Beaucoup de viticulteurs remplacent les vielles vignes par des plantes plus jeunes dans leurs vignobles, en obtenant une augmentation de la productivité ; on observe, de plus, une expansion des surfaces cultivées, en particulier durant les années 1970.
Dans un contexte de vigoureuse croissance de la production qui s’accompagne d’une constante diminution des prix du vin (sauf durant la période 1954-59), les taux d’abandon des espaces viticoles restent très élevés, en particulier dans les régions de forte émigration.
L’abandon des vignobles, qui continuera jusqu’à les années 1970 (parfois, même au-delà), a généré la disparition de la viticulture mixte, qui presque partout a été remplacée par des cultures spécialisées. En Toscane, principalement, cette évolution s’est accompagné aussi de l’extinction de la figure traditionnelle du métayer (et par conséquent du propriétaire concédant) qui avait dominé depuis longtemps la plupart de la viticulture régionale44.
Des signales de changement arrivent à partir des années 1960. Pendant la décennie, les surfaces en vigne restent stationnaire,s autour d’un million d’hectares, ainsi que les rendements (même en conservant les variations interannuelles qui s’observent d’habitude). Cependant, dans la décennie suivante on enregistrera une augmentation des surfaces plantées, qui atteindront leur sommet absolu en 1976, avec 1.238.000 hectares45.
La période 1960-1975 constitue le moment qui, en général à généré les transformations les plus remarquables avec une considérable poussée de la modernisation, surtout dans les régions fortes de la viticulture. Plusieurs facteurs qui marqueront le futur et l’image de la viticulture italienne sur les marchés tant intérieurs qu’étrangers trouvent leur origine dans ces années. D’abord, la loi de 1963 détermine la naissance des « Denominazioni di Origine (DOC) » (Appellations d’Origine)46. Néanmoins, il faudra attendre 1966 pour voir apparaître les premières appellations47. La loi italienne s’inscrit d’ailleurs en continuité du processus européen d’attention à la viticulture qui s’ouvre avec le Traité de Rome en 1957.
Parallèlement, durant cette décennie, émergent, certains des vins à succès de la viticulture italienne comme le « Franciacorta » (1961) et les « Supertuscan ».
Les décennies suivantes aussi verront l’affirmation commerciale de nouvelles zones productives, surtout dans les régions du Nord Est.
Toutefois, cette phase de la viticulture italienne paraît plutôt contradictoire, en raison même de l’intervention toujours plus importante des politiques communautaires. On observe de faibles signaux de valorisation de la qualité, mais aussi le maintien d’un modèle essentiellement « quantitatif » ou, au moins, qui n’est pas orienté à limiter la production dans un contexte de contraction du marché intérieur48.
Une dynamique qui contribue à expliquer l’effondrement des prix vinicoles des années 1970, lorsqu’ils atteignent les valeurs les plus basses depuis l’unification italienne entre 1981 et 1985 (Figure 1).
Compte tenue des circonstances politiques – d’abord nationales, plus tard communautaires, voire internationales – et afin de comprendre l’évolution de la viticulture italienne durant les cinquante dernières années, on ne peut pas négliger le moteur principal de ce processus : les tendances des consommateurs, du point de vue, soit des quantités achetées, soit de la qualité et donc les transformations du goût.
La consommation de vin par tête a subi en Italie, en raisonnance avec les tendances européenne, une constante diminution pendant les décennies dernières49 ; en particulier, les pertes majeures s’enregistrent au détriment des productions de faible valeur. Les restrictions de plantations des vignobles établies par le règlement communautaire 822-1987 – quoiqu’en retard – transposent cette tendance.
La production italienne a commencé à baisser juste à partir de 1988 avec une chute soudaine des rendements. Aujourd’hui, l’Italie, forte de ses quarante millions d’hectolitres mesurés en 2012, représente le 16% de la production vinicole globale.
En même temps, il y a aussi un effondrement des surfaces plantées en vigne ; actuellement, elles sont réduites de moitié par rapport aux années 1980, et donc désormais sous le seuil des 700.000 hectares50. Durant cette phase, les prix des vins ont augmenté jusqu’en 2004, période après laquelle a débuté une durable période de contraction. Le résultat de ces processus est la diminution de la valeur ajoutée de la production vinicole à un rythme moyen de 1,5-2% par an dans la dernière décennie51.
Dans un contexte général de ce type, les différences régionales accusent toujours plus d’importance. En termes économiques, certaines zones viticoles tendent à accroître leur puissance, tandis que d’autres se contractent progressivement. Trois régions, Piémont, Vénétie et Toscane représentent aujourd’hui le 50% de la production nationale, alors que dans les années 1980, elles n’en atteignaient que 40%. L’Émilie-Romagne, le Latium et le Midi sont les régions qui souffrent le plus de la polarisation du marché, bien qu’elles conservent encore des pourcentages élevées de surface plantée en vigne, quelquefois même supérieure à 4,5% (Figure 4)52.
Le marché des vins à appellation d’origine contrôlée (DOC et DOCG ; DOP après l’introduction de la norme européenne du 2009 – AOP en France) a vu croître son importance de façon cohérente, en parralèle avec la recherche concommitante en vue d’améliorer la qualité du produit, encore que la liaison entre les deux aspects n’est pas toujours automatique. Ces vins représentent actuellement 34% de la production italienne ; néanmoins, il y a encore une fois des énormes différences régionales, comme en témoigne la pointe de 83% de production AOP du Piémont53. Enfin, dans la dernière décennie, on observe la progression des cultures biologiques (53.000 hectares en 2012), qui atteignent aujourd’hui environ l,8% des surfaces plantées ; elles sont particulièrement répandues dans les régions du Midi, notamment en Sicile et dans les Pouilles54.
Tendances et persistances dans la viticulture italienne
Depuis l’unification, la viticulture italienne a subit d’importantes transformations, qui ont modifié radicalement les caractéristiques ampélographiques, et donc la qualité des vins produits, comme les modèles de conduite et les paysages agraires.
Certains changements ont été provoqués par des aspects internes au monde viticole comme les grandes maladies ou les lignes directrices de la politique de secteur ; d’autres, peut-être les plus déterminantes, sont imputables, au contraire, à des facteurs externes comme le développement technique et économique général, les mutations du tissu social, l’évolution démographique, les tendances culturelles de la société.
En raison de ces événements hétérogènes, une reconstruction linéaire de l’histoire récente de la viticulture italienne s’avère donc presque impossible. Durant les décennies observées, on observe de fort délais entre les décisions politiques et leur mise en place (ainsi que leur contradictions fréquentes avec les exigences économiques), et encore de profondes différences régionales, déjà présentes au moment de l’unification et qui, pour la plupart, ont résisté jusqu’à aujourd’hui.
Dans son ensemble, la viticulture italienne semble dirigée par des dynamiques de réponses locales à des circonstances spécifiques : comme ce fut le cas pour le phylloxera, pour les guerres, les replantations de l’après-guerre, les choix idéologiques, etc.
Il est très rare d’identifier une programmation du secteur à grande échelle, qui ait été capable de regarder au-delà des exigences du moment, voire sur des logiques à long terme. Cela se retrouve seulement dans les souhaits des techniciens, des viticulteurs et des politiques les plus clairvoyants.
Les normes européennes semblent accepter cette aptitude « quantitative » jusqu’au moins pour les années 1970/1980, en prolongeant une prédisposition nationale qui existait déjà. D’autre part, les raisons qui ont conduit à l’attribution de plus de 320 labels DOC et de 73 DOCG, qui composent le cadre actuel, peut-être trop vaste des appellations d’origine italiennes, ne paraissent pas proportionnées au développement du secteur vitivinicole.
La persistance de perspectives temporelles et géographiques trop étroites semble l’une des constantes qui caractérisent l’histoire de la viticulture italienne.
Cependant, malgré les lenteurs et les contradictions dont on a parlé, la tendance à l’amélioration qualitative de la production vinicole est indéniable et elle a graduellement impliqué aussi les régions les plus en retard à cet égard. Toutefois, les progrès réalisés par les régions « fortes » de la viticulture italienne, notamment certains zones du Piémont et de la Toscane, conduisent aujourd’hui à un contexte qui n’est pas trop différent de ce qu’il était il y a un siècle ; bien que d’autres territoires aient aussi obtenu des résultats commerciaux d’excellence, même à l’étranger.
Avec une telle situation en toile de fond, la viticulture italienne doit faire face à un contexte mondial inéditavec l’émergence rapide de nouveaux marchés, ainsi que l’arrivée de nouvelles productions. D’ailleurs, ce problème est commun à tous les grands pays producteurs. La nette croissance des productions vinicoles chinoise, australienne, chilienne et sud-africaine dans un contexte global de stagnation de la consommation, mais dans lequel mûrit, en contre-tendance, l’augmentation impressionnante de la capacité de dépense et de consommation de certains pays (Chine et Russie en particulier, en raison aussi de leur poids démographique), sont des signaux très indicatifs des transformations en cours et elles soulignent le besoins de nouvelles mesures d’adaptation.
Parallèlement, d’autres facteurs, tels les changements du goût, les résultats des normes européennes, la crise économique, voire les effets du changement climatique concourent à dessiner l’avenir proche de la viticulture, qui, probablement, sera très différent par rapport à celle que nous avons connue jusqu’ici.