Introduction
A bien y regarder, les formes de présentation des innombrables productions viticoles du monde occidental sont peu variées. Elles se résument à trois fondamentales : vin de cépage(s), vin ou eau de vie de marques commerciales et vin ou eau de vie de domaines agricoles. Une quatrième forme serait sans doute envisageable si l’on prend en considération la combinaison fréquente de deux sur trois de ces identifiants : cépage(s) + marque commerciale ; domaine + cépage(s). Quoiqu’il en soit, dans la catégorie « domaine », le « château » viticole du Bordelais apparaît comme la forme la plus expressive et sans doute la plus anciennement établie. Dans la production universitaire accumulée sur le vignoble et le vin de Bordeaux, le phénomène du château viticole apparaît certes comme une singularité du vignoble girondin, mais plus encore comme une réalité « allant de soi », un « donné objectif » d’ordre matériel, lentement et tardivement affirmé, sans au fond que l’on sache vraiment pourquoi. Fondamentalement appréhendées de façon « positiviste », les réalités du vignoble ne suscitent pas vraiment une interrogation par rapport aux sociétés et aux individus qui les ont créées. On ne cherche jamais à expliquer le « château » ou plutôt à l’interpréter comme construction socioculturelle, c’est-à-dire comme une production de groupes humains qui traduirait sur le plan matériel un certain nombre de postulats d’ordre intellectuel1. Pourtant, il ne nous semble pas impossible d’établir des rapprochements entre, d’une part, les objets matériels du vignoble, les organisations paysagères, la définition formelle du vin, et la culture idéelle - ou structures idéologiques2 - des catégories sociales ayant présidé à l’affirmation de ces constructions, d’autre part.
Dans les lignes qui suivent, notre objectif n’est certainement pas de donner une théorie d’explication générale, ni même de dresser un inventaire aussi complet que possible des rapports envisageables entre idéel et matériel dans le « phénomène château ». Nous souhaiterions davantage faire sentir comment la construction progressive dans le temps long d’un « objet viticole », le « château » des Bordelais, pourrait recevoir un éclairage plus significatif dès lors qu’appréhendé à travers une géographie mettant « l’accent sur le nécessaire enrichissement de ses méthodes, sur son besoin de dépasser le stade d’une discipline trop comptable des seuls faits concrets et visibles, trop descriptive, s’abandonnant trop facilement au mirage des seules lois (matérialistes) de la nature et de l’espace… » (Di Méo, 2004, p. 1), et aspirant « à intégrer dans ses modèles explicatifs la sphère psychologique et sociale, l’univers des cultures et des représentations (mentales et sociales), celui des idéologies (…) » (Ibid.). Pour ce faire, après avoir rappelé les principaux aspects de la mise au point d’un concept de viticulture dans le Bordelais, tels qu’appréhendés dans les travaux classiques, nous nous efforcerons de « relire » ces processus en les mettant en parallèle avec quelques-uns des éléments forts de la sphère idéologique propre aux époques et aux groupes d’individus impliqués dans la gestion du vignoble.
Les formes vitivinicoles dans le Bordelais : essai de description objective de leurs transformations depuis le Moyen Age.
Le vignoble et le vin indifférenciés du Moyen Age.
Le vignoble médiéval de Bordeaux, dont le centre de gravité se trouvait dans la banlieue proche et dans l’ouest de l’Entre-deux-Mers (Boutoulle, 2000), se présentait avant tout comme un vignoble aux structures éclatées. Développé dans le cadre de seigneuries laïques ou ecclésiastiques, il était parfois exploité de façon directe mais plus encore laissé aux mains d’une foule d’exploitants mettant en valeur de bien modestes tenures à cens ou à agrières. Au XVe siècle, dans quelques paroisses suburbaines, ces tenures étaient composées d’une à deux parcelles dont l’étendue unitaire ne dépassait probablement pas quelques dizaines d’ares. Dans le chapitre de Saint Seurin, immédiatement aux portes de la ville, Sandrine Lavaud a établi une moyenne de 1,2 à 1,6 parcelles par tenure. Ce rapport atteignait 1,1 à Sainte Eulalie et 1,2 à Talence. La superficie des tenures était comprise entre 15 et 30 ares à Saint Seurin. Le nombre de parcelles par tenure et leur surface pouvait toutefois augmenter au fur et à mesure que l’on s’éloignait de la ville. Ainsi à Caudéran, on pouvait compter jusqu’à plus de 4 parcelles par tenure (Lavaud, 1995, p. 203). L’autre élément essentiel pour comprendre ce vignoble médiéval est sa sociologie. Dans les tenures du chapitre de Saint Seurin, les paroissiens exploitants étaient minoritaires alors que les habitants de Bordeaux constituaient plus de 70 % des tenanciers (Ibid., p. 206). Ces habitants de Bordeaux possesseurs de vignes étaient pour un tiers d’entre eux des laboradors de vinhas c’est-à-dire de simples vignerons. 14,5 % enfin étaient des tonneliers et 8 % des marchands (Ibid.). Le vignoble médiéval était donc pour l’essentiel aux mains des couches d’habitants modestes de Bordeaux : « C’est un vignoble que l’on peut qualifier de populaire, semblable à un vaste jardin animé quotidiennement par les allées et venues du commun des Bordelais occupé à travailler ses vignes. » (Ibid., p. 207) Les techniques de vinification restent mal connues. Ces vignerons possédaient-ils cuviers et pressoir ? On est en droit d’en douter. Quant au vin produit à l’époque, on ne sait pas grand chose de lui, sinon qu’on le définit comme du « cleret » (devenu « claret » en Angleterre), un vin à la robe diaphane et au faible degré alcoolique, malgré l’existence d’au moins un sous-type plus coloré et sans doute plus corsé, le « vin vermeilh » encore appelé « pinpin », que l’on a comparé à notre actuel vin de presse et qui n’était pas véritablement mélangé au cleret (Marquette, 1977). La notion de « cru » était inexistante ; on ne connaissait au mieux que des assimilations du vin à des catégories floues ou larges telles que Graves, Côtes, palus… Ces classifications grossières n’avaient en tout cas aucun fondement social.
Dernier point remarquable, si la vente des vins transitait souvent par les professionnels que sont les marchands urbains, dont beaucoup de Britanniques qui venaient charger les vins deux fois par an à Bordeaux, on a néanmoins constaté que les Gascons se livraient, eux aussi, au commerce. Ils accompagnaient souvent leur cargaison liquide jusqu’en Angleterre et possédaient dans certains cas leurs points de vente dans les ports britanniques et notamment à Londres. Cette présence gasconne dans les ports du sud de l’Angleterre se renforçant après la chute de La Rochelle aux mains des Français (1223), qui priva les britanniques de leurs bases d’approvisionnement traditionnelles et stimula par contrecoup les expéditions de vins de Gascogne. Il est certain que, du fait de l’union politique entre le duché de Gascogne et le royaume d’Angleterre, ces Gascons bénéficiaient d’avantages administratifs et fiscaux perdus après la réunion de la Guyenne à la France en 1453. Toutefois, on voudrait plutôt insister sur le fait que jusqu’au XVe siècle, c’est la sociologie de ces chargeurs de vins gascons qui est intéressante. Assez disparate, on y rencontrait un peu de tout ; R. Boutruche précise d’ailleurs que, « Si l’on veut dominer des problèmes complexes, il faut retenir quelques traits. D’abord, la multiplicité des marchands : professionnels, nobles, hommes de loi, clercs, artisans, gens de guerre (…) » (Boutruche, in Higounet dir., Tome IV, p.76). A partir du siècle suivant, les choses changent de façon très nette. La séparation et la distinction des fonctions économiques et sociales s’accentuent.
Les transformations décisives de l’époque moderne.
Bouleversements sociologiques dans l’appropriation du vignoble.
A partir de la fin du XVe et durant tout le XVIe siècle, un grand bouleversement se produit dans le Bordelais. Une catégorie d’individus particulièrement actifs dans le vignoble fait son apparition. Il s’agit de la riche bourgeoisie urbaine qui intensifie ses achats de terres dans les secteurs proches de la ville ou rapidement accessibles par la voie navigable grâce au flux et au jusant de la Garonne. Ces hommes sont de deux types : les marchands et les robins. A Bordeaux, ces nouveaux lignages sont très souvent à l’origine des grands domaines viticoles qui deviendront des crus classés trois siècles plus tard. Il suffit de nommer les Pontac à Haut-Brion, les Mullet à Latour, les Lestonnac à Margaux, les Pichon à La Baderne, les Sauvage à Yquem, les Roborel à Climens. Et bien d’autres encore, en général moins connus. Presque toutes ces familles de bourgeoisie de robe sont à l’origine des familles de la bourgeoisie marchande. Non seulement, elles développent leurs investissements en terres avec une intensité accrue par rapport à ce qui existait au Moyen Age, mais elles tendent à abandonner l’activité marchande au fur et à mesure que leur patrimoine en biens-fonds augmente et qu’elles parviennent à vivre de la seule rente foncière. De la marchandise ou de la robe, ces familles sont en fait une seule et même réalité sociale, celle de la bourgeoisie française moderne, à différents stades d’accumulation de la richesse matérielle et à différents stades de son ascension sociale.
Evolutions des paysages viticoles.
L’action de ces bourgeois dans le vignoble ne se fait pas dans n’importe quel sens. Au vignoble médiéval morcelé en petites tenures, se substitue progressivement une nouvelle logique d’aménagement de l’espace agricole. Deux grands types de restructurations sont repérables, qui visent le même objectif, celui de constituer des domaines homogènes et vastes. Dans le premier cas, le domaine est une ancienne seigneurie passée aux mains d’un de ces lignages bourgeois par achat ou alliance matrimoniale. Le système d’exploitation est très souvent modifié de façon progressive mais radicale. Les anciens tenanciers sont transformés en métayers ou en prix-faiteurs. Quant à la réserve, on l’agrandit parfois, on y élimine les productions traditionnelles et elle devient le cœur d’un domaine spécialisé dans la production viticole, travaillé par des prix-faiteurs voire des domestiques et des valets à gages. D’un système de faire-valoir indirect, on passe de plus en plus souvent à un système de faire-valoir direct, dégagé des vieilles servitudes féodales. Le personnel est dirigé dans bien des cas par un nouveau venu dans le personnel viticole, « l’agent d’affaires » (Cavignac, in Higounet dir., 1974, p. 149), que l’on peut considérer comme l’ancêtre direct du régisseur. Latour et Margaux sont de très bons exemples de ce premier type.
Dans le deuxième cas on est en présence de la construction d’un nouveau domaine rural, créé parfois ex-nihilo. Les bourgeois achètent des pièces de terre éparses aux bien-tenants ou à de vieilles familles désargentées ; ou bien encore les récupèrent du fait de l’endettement de ces derniers individus à leur profit. Ils s’efforcent ensuite de constituer un ensemble aussi vaste que possible d’un seul tenant, par échange, rachat et revente, soit à partir d’une parcelle plus grande que les autres, soit à partir d’une petite exploitation paysanne de type « estatge » ou « mayne ». Les vignobles de La Mission-Haut-Brion ou de Climens sont de bons exemples de ce deuxième type d’aménagement. Dans de nombreux cas, les nouveaux maîtres de la terre clôturent l’espace ainsi aménagé, construisent une demeure qui intègre des éléments d’architecture plus recherchés, des décors empruntés au répertoire antique (surtout à partir de la fin du XVIe siècle), sans oublier de dessiner des jardins autour de la demeure (parfois assez élaborés (topiaires, statuaires, bassins et fontaines…) et d’ajouter à l’ensemble des bâtiments annexes à proportion des moyens disponibles (pigeonnier, chapelle, plus tard temples et fabriques…), toutes choses qui qualifient le type de logement et le domaine lui-même dans l’espace encadrant et signifient à l’observateur le rang du possesseur. Dans les palus et les graves de Bordeaux, ce mécanisme est à l’origine de l’affirmation d’un nouveau type d’exploitation agricole de taille moyenne (quelques hectares maximum), souvent appelée « bourdieu » (Lavaud, 1995, 2000, 2002). La viticulture y devient en général la spéculation prédominante. La vinification sur le domaine se développe du fait de l’installation dans beaucoup de ces nouvelles unités d’un cuvier et d’un pressoir. La constitution de domaines plus vastes que le anciennes tenures, en partie spécialisés dans la viticulture commerciale, est l’un des éléments essentiels des années 1450-1750, de surcroît marquées par l’apparition de la notion de « cru particulier » avec la première citation connue du nom de Ho-Bryan, par l’anglais Samuel Pepys, en 1663 (Pijassou, 1980). Au tout début du siècle suivant, les noms de crus particuliers se multiplient et se singularise la série des premiers grands crus médocains que nous connaissons actuellement (ibid.). Cette apparition de la notion de cru particulier dans le cadre de ces nouveaux domaines viticoles modernes serait la conséquence logique d’un changement organoleptique, lui-même à mettre en lien avec un premier souci qualitatif de la part des grands propriétaires. Aux anciens clarets, vins légers, clairs et probablement à faible degré alcoolique, se serait ajouté à partir des années 1702-1710 un nouveau type de vin, le « new french claret », vin plus coloré, plus concentré, plus puissant, et peut-être plus alcoolisé (Ibid). Les preuves qui servent à étayer l’idée d’une nouvelle qualité organoleptique sont les suivantes: changement des prix pratiqués (témoignage de l’abbé Baurein ; statistiques de l’Amirauté de Guyenne, prix pratiqués par quelques négociants), changement de dénomination (Avis de la London Gazette ; journaux et factures privés) et inscription de ces signes dans un processus plus large, celui de la « révolution des boissons » qui aurait concerné les vignobles de Champagne, Cognac, Tokaj et Porto (Enjalbert, 1975).
Des formes viticoles de plus en plus singularisées à l’époque contemporaine.
Le maintien des logiques d’aménagement rural.
Nous avons vu que depuis les années 1450-1550, la bourgeoisie bordelaise aménageait et construisait aux environs de la ville. Cette logique s’est poursuivie jusqu’à la fin du XIXe siècle et au tout début du XXe, en s’étendant toujours plus loin. Dans certains secteurs (Graves du Nord, Haut Médoc, Sauternais, palus de rive gauche de la Garonne et de la Gironde, palus de rive droite de la Garonne, voire Entre-deux-Mers occidental et jusqu’au Bourgeais) l’espace viticole a été très marqué par l’action des élites urbaines. Quatre siècles d’aménagements ruraux avaient contribué à donner à cet espace une très forte originalité paysagère. Tout une théorie de « maisons de campagne » (CERCAM, 1994), entourées de jardins et de champs, se déployait dans la « campagne de Bordeaux ». Ces restructurations concrètes réalisaient la synthèse de fonctions à la fois économiques et sociales, en tant que centres productifs de denrées alimentaires, lieux de villégiature et de sociabilité familiale ou mondaine, moyens encore de retraites agrestes à l’écart de l’agitation urbaine ou de ses épidémies toujours redoutables, et en tant que signes d’appartenance au groupe des élites. Des centaines et des centaines de ces demeures furent bâties, dont la plupart étaient le centre d’un domaine au moins partiellement viticole. Ces constructions montraient un peu de tout : rarement d’authentiques châteaux, mais le plus souvent des demeures plus modestes, selon une hiérarchisation subtile et pas toujours évidente à établir : « manoirs », « folies », « maisons bourgeoises », « pavillons des champs », etc. Dans cet ensemble, un type local s’est affirmé, celui de la « chartreuse », construction basse et allongée, devenu le symbole de ces demeures bourgeoises et aristocratiques bordelaises de la proche campagne, exactement à la manière de la « bastide » provençale ou de la « folie » francilienne. Vers 1850, on ne comptait pas moins de 700 de ces différents types de résidences champêtres dans le seul périmètre de l’actuelle Communauté Urbaine de Bordeaux (CUB)3 (CERCAM, 1994). Et l’on voit que ce chiffre est loin de recouvrir l’ensemble d’un phénomène étendu du Bas-Médoc au Langonnais…
La mise au point finale du « château viticole ».
Si, dès le XVIIIe siècle, le vignoble de Bordeaux donnait à voir un spectacle agraire à base de grandes exploitations bourgeoises et aristocratiques dont le produit était dans quelques cas restrictivement assimilé au territoire du domaine ainsi sanctuarisé, aucune dénomination particulière n’existait pour désigner la chose. On ne parlait au mieux que de « cru ». Pourtant, une forme singulière de viticulture était déjà en place, qu’il ne restait plus en fin de compte qu’à développer sur un plan quantitatif, à nommer et à valider sur un plan juridique. Ce serait là l’œuvre des XIXe et XXe siècles.
Cette ampleur de l’extension des constructions bourgeoises d’apparat est probablement l’une des raisons pouvant expliquer la diffusion du terme de « château » dans le vignoble à partir du milieu du XIXe siècle : « D’une cinquantaine de châteaux en 1850, Féret passe à 318 en 1868 puis à 800 en 1881 pour atteindre 1600 en 1908 » (Roudié, 1994, p. 142). Et la progression s’est poursuivie jusqu’à nos jours puisqu’on comptait en 2001 pas moins de 10941 châteaux viticoles en Gironde (FSGVB, 2001). La faculté de nommer « château » des objets viticoles se serait donc nourrie, au moins en partie, d’une certaine réalité matérielle, de cette réalité des « maisons de campagne », qui, il faut bien le reconnaître et sauf rares exceptions (Douro, Toscane, Vénétie), n’est que fort rarement associée à la vigne avec autant d’intensité qu’à Bordeaux. Néanmoins, il est certain que le terme « château » ne désigne pas aujourd’hui une construction d’importance ou d’apparat, mais se trouve couramment utilisé dans des vignobles sans le moindre bâti remarquable, parfois de simples fermes. Le terme « château » signifie donc beaucoup plus qu’une simple construction en pierre.
Finalement, ce sont les tribunaux qui ont achevé de mettre au point le « phénomène château ». Entre mars 1923 et juin 1930, une série de quatre arrêts de la cour d’appel de Bordeaux et de la cour de cassation a tout d’abord assimilé « château » et « exploitation agricole » (Lampre, 1990). De son côté, le tribunal de grande instance de Bordeaux rendait un jugement établissant le principe d’une « autonomie culturale » de l’exploitation : « Le terme château (…) doit être (…) réservé aux exploitations viticoles constituant à tout le moins des entités culturales autonomes c’est-à-dire (…) aux propriétés comportant non seulement des pièces de vignes, mais également en proximité, des bâtiments d’exploitation, cuvier, chais permettant, en se conformant aux traditions locales de traiter d’une façon distincte la vendange à conserver et de soigner le vin issu de ces parcelles » (Ibid, p. 87).
Certes, les évolutions agraires et sociales que l’on vient de résumer sont, pour l’essentiel, connues depuis déjà longtemps ou, au mieux, n’ont reçu plus récemment que des précisions et des nuances. Ce qui est plus curieux, c’est de constater à quel point ces changements dans le temps long sont en général analysés de manière distincte les uns des autres, sans qu’une vision globale selon un continuum n’en soit donnée et que de véritables liens ne soient établis entre types sociologiques, idéologie élitaire et changements paysagers.
Le château viticole : une construction fondée sur une dialectique idéel / matériel ?
Pour comprendre ces changements formels, la question posée est bien celle du contexte socio-culturel. En effet, on perçoit rapidement à quel point l’époque moderne voit la géographie viticole se modifier dans le cadre de bouleversements idéologiques dont on a jusqu’ici peut-être sous-estimé l’importance.
Des comportements conformes aux préjugés humanistes de l’élite intellectuelle française.
Comment en effet expliquer les nouveaux comportements bourgeois du retrait des affaires, de l’appropriation du sol, de l’achat de charges et d’offices très accentués à partir du XVe siècle à Bordeaux ? Ne traduiraient-ils pas ces préjugés très classiques fortement nourris du renouveau humaniste ? Car ces différentes facettes d’une même conduite sont les piliers des stratégies de distinction sociale plus ou moins inconsciemment imposées par les élites intellectuelles de l’époque. Cet humanisme désigne plus que jamais la richesse matérielle acquise par le commerce comme vile et immorale. Toute cette frange de la société française qualifiée de « gentry » (Huppert, 1983) intègre parfaitement de nouveaux préjugés idéologiques (en particulier par l’éducation donnée dans les collèges, à base « d’humanités ») stimulant à leur tour un certain nombre de comportements qui, sans être inexistants au Moyen Age, restaient moins développés : mépris du commerce, mythologie ruralisante, adoption d’un genre de vie « oisif » dans lequel les seules formes de travail compatibles avec les critères de distinction sont les professions libérales et intellectuelles. Parmi ces dernières « professions », les activités juridiques sont les plus recherchées car elles permettent à la fois l’accession à une culture d’élites, à un savoir-faire dans le monde et aux charges anoblissantes. Dans toutes les villes où se trouvent des cours de justice, et surtout dans les villes de parlements, ces groupes sociaux s’imposent très souvent comme les nouvelles élites intellectuelles du royaume, celles de la noblesse de robe, qui, à la différence bien souvent de la vieille aristocratie féodale, accumulent idéologie savante, techniques procédurières et richesse matérielle.
Construction de paysages agraires signes de la distinction sociale ; rationalisation de l’espace agricole
D’autre part, l’organisation matérielle des espaces viticoles évolue sous l’effet de processus de distinction au sens « bourdieusien » du terme (Bourdieu, 1979) qui contribuent à opérer un transfert, au moyen de signes tangibles et « codés », ceux d’une culture d’élites, de la qualité sociale des nouveaux possesseurs sur le territoire et le paysage viticoles. Un théoricien très représentatif de ces milieux de la bourgeoisie française moderne, Olivier de Serres, est à cet égard instructif. Bien au-delà des techniques agricoles, l’illustre agronome pense l’espace rural et l’exploitation à travers le prisme rationaliste antiquisant de sa culture. Le souci de la perception des bâtiments et des jardins par le visiteur est pris en compte pour aménager l’espace. S’il ne définit pas encore des principes de symétrie dans la disposition de la demeure du maître et des communs tels qu’ils seront théorisés au milieu du XVIIe siècle, il n’ignore pas les distances et la perspective qui doivent agrémenter le coup d’oeil offert au maître et aux visiteurs de qualité ; il recommande la géométrie et en particulier l’ordonnancement des bâtiments d’exploitation autour d’une cour carrée. Il insiste sur les proportions dans l’architecture et le décor des bâtiments. Il ne néglige donc pas ce qui confère un certain caractère ostentatoire à l’exploitation agricole. Et dans sa conformation, le bourdieu viticole bordelais suit ces recommandations de près : « Par l’architecture de leurs bâtiments, par leur ceinture de vignes, les bourdieux se différencient nettement des exploitations paysannes. La demeure est souvent cossue, (…) elle jouxte les bâtiments d’exploitation, en particulier le chai et le cuvier (…) Certaines constructions ont un caractère nettement ostentatoire. (…) s’ils sont encore rares au début du XVIIe siècle, ces éléments architecturaux de prestige deviennent plus nombreux à la fin de l’époque moderne. Comme les allées d’arbres, les haies, les pelouses, ils participent au décor et individualisent clairement le bourdieu dans le paysage environnant. (…) la plupart des bourdieux ont un jardin, des terres qui permettent de satisfaire les besoins alimentaires de leurs détenteurs.» (Lavaud, 2000, p. 320).
Quant au regroupement parcellaire pour constituer des unités agricoles « (…) d’un seul tenant, modèle idéal du bourdieu » (Lavaud, 1995, p. 212) celui-ci n’est pas seulement lié à un simple souci du paraître, ni même au seul souci d’amélioration technique des conditions d’exploitation. La nouvelle logique spatiale et géométrique du bourdieu n’est rien d’autre que la mise en pratique des normes de la rationalité moderne telles qu’Olivier de Serres les recommande lorsqu’il écrit que « le domaine soit (…) tout uni et joint en une seule pièce de figure carrée ou ronde » (O. de Serres, 1996, Livre I, Ch. II, § 3) et qui ne seraient en fait elles-mêmes que la transposition dans l’espace rural de l’utopie humaniste : « Le carré exprime avec le plus de force, dans l’espace géographique, la nature rationnelle et humaniste de l’utopie. Pourtant, il ne faut pas perdre de vue que celle-ci s’attache avant tout à l’institution d’un ordre parfait garantissant le bonheur de l’Homme. A cet ordre imaginaire correspondent les structures idéelles et universelles qui habitent l’esprit humain et y représentent la perfection de toute chose : à savoir le carré, mais aussi le cercle. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que le cercle rejoigne le carré en tant que modèle parfait des espaces inventés de l’utopie. L’ennemi de l’utopie, ce sont les formes floues et irrationnelles » (Di Méo, 2001, p.128)
Droit français et perception renouvelée des objets vitivinicoles.
Le «cru particulier » : découverte du terroir ou processus de distinction formalisé ?
Quant au phénomène d’apparition de la notion de « cru particulier », il est peut-être le point le plus délicat pour aborder ces questions d’un rapport entre idéologie d’une part, expression et perception de la vigne et du vin d’autre part. A bien y réfléchir, les arguments fournis par René Pijassou pour expliquer cette apparition sont peut-être réducteurs. A travers les différentes « preuves » données, on est plutôt en présence d’une série de phénomènes que l’auteur interprète dans une dimension purement matérielle, qui peut apparaître soit excessive ou alors incomplète. Tout d’abord, René Pijassou ne conçoit pas sérieusement de traduire l’expression « new french claret » par « claret français nouveau », c’est-à-dire tout simplement « vin nouveau », « vin de l’année. »4 Il prévient même l’objection, mais en s’appuyant sur des éléments fort discutables, à savoir que la qualité ne serait plus la même puisque ces « new french clarets » sont désignés comme des « crus », autrement dit par leur nom –Lafite, Margaux, Latour, Haut-Brion- et non plus comme de simples clarets anonymes (Pijassou, 1980, pp. 337-398). Dès lors, l’auteur n’envisage aucunement qu’il puisse y avoir amélioration de la définition géographique et augmentation des prix pour d’autres raisons, en particulier le « snobisme » des acheteurs britanniques que dénonçait pourtant John Locke lors de son passage à Bordeaux en 1677 (Desgraves, 1991, p. 46). On a d’ailleurs fait remarquer plus récemment à quel point la mise à la mode des vins français en Angleterre dans les années 1660 peut tout aussi bien être attribuée à des comportements de distinction et d’imitation (Unwin, 2000, p. 400) bien caractéristiques du fonctionnement d’une société de Cour (Elias, 1974) et pas vraiment ou pas seulement à un changement des caractéristiques gustatives. En quoi, en effet, une nouvelle dénomination du vin et des prix plus élevés seraient-ils forcément signes d’une mutation gustative ? En fait, René Pijassou fonde sa démonstration sur la conjonction d’un ensemble d’éléments politiques et économiques internationaux qui le conduisent à élaborer une interprétation très séduisante, mais très personnelle. En elle-même, cette interprétation nous semble tout à fait recevable mais davantage sans doute comme hypothèse -qui nécessiterait l’emploi du conditionnel- que comme conclusion définitive…
Une question de perception intellectuelle ?
D’ailleurs, cette question du « cru particulier », qui singularise le vignoble et le vin dans l’espace productif et les assimile à leur possesseur, pose d’autres possibilités de compréhension et d’interprétation. Dans la mesure où un tel processus ne s’est produit que dans le vignoble de Bordeaux à l’intérieur duquel le rôle d’aménageur tenu par la bourgeoisie de robe a été déterminant, on se doit nécessairement d’être attentif à la culture idéelle propre à cette élite foncière. Car, dans notre pays, la bourgeoisie de robe a été le groupe qui a « mis au point » un système de pensée que l’on ne retrouve nulle part ailleurs et qui s’avère particulièrement objectiviste, formaliste et intellectualisant (Pernoud, 1962). A partir du renouveau du droit romain durant le Moyen-Age, cette bourgeoisie construit lentement un univers mental qui prend son plein essor durant l’époque moderne et révolutionne la perception du monde et des objets. L’un des changements décisifs est celui qui modifie la notion de propriété. A la « possession » médiévale, se substitue lentement durant l’époque moderne la notion de « propriété », soit une possession « absolue », « totale » de l’objet considéré, dont un seul individu bénéficie en lieu et place des nombreux ayant droits d’autrefois. Cette notion de « propriété » pleine et entière d’un objet considéré (la terre par exemple) est, on le sait, une construction purement intellectuelle qui transpose dans le droit coutumier la vieille conception de « l’usus, fructus et abusus », effets et fondements de la propriété « à la romaine » telle que définie depuis Justinien.
Il faut bien prendre alors en considération la singularité de cette nouvelle conception moderne (dont les Français ne se rendent plus compte) opposée à la conception médiévale. Il y a sept cents ans, le sol ne constituait pas le moyen d’une appropriation personnelle de l’espace, soit un territoire individuel, clairement identifié comme tel par son possesseur et par les observateurs. Bien au contraire, la valorisation du sol se faisait dans un sens collectif et communautaire, par échange de services. Seigneur, tenancier ou serf, on ne possède chacun sur la terre qu’un ensemble de droits fixés par la coutume, en échange des devoirs correspondants. Il n’existe pas de propriétaire au sens où nous l’entendons aujourd’hui en France. On ne rencontre qu’un ensemble d’ayants droits sur le sol, qui jouissent seulement de ce que la coutume leur accorde sur la terre, parfois de façon très restrictive. Même dans le cas de vente, ce n’est pas tant l’objet matériel lui-même qui est aliéné, mais par exemple un ou plusieurs « droits d’usage ». Le principe même du fief, du moins dans son sens étymologique synonyme de bénéfice, c’est-à-dire l’ensemble des droits dont jouit une personne, résidait bien dans cette conception de la possession (sens déjà altéré dans les derniers siècles du Moyen Age). Dans ces conditions, le principe d’une assimilation totale du vignoble et du vin à un espace complètement approprié était-il intellectuellement possible au Moyen Age ? Le vignoble et son produit traduisaient-ils le bénéfice du seigneur, du tenancier ou des deux à la fois ?
A partir de là, une interrogation essentielle se fait jour : l’apparition du « cru particulier » au XVIIe siècle ne serait-elle pas aussi un phénomène à mettre en relation avec ces nouvelles catégories juridiques qui déterminent par elles-mêmes tout un univers de compréhension et de perception du monde ? Si le « cru » n’était pas connu ou bien mal au Moyen-Age, c’est-à-dire guère plus précis que la paroisse, ce n’est peut-être pas seulement parce que le changement organoleptique lié au souci qualitatif et à la prise en considération du « site de terroir » (Pijassou, 1980) n’était pas encore advenu, mais parce que la réception intellectuelle de certaines notions, à savoir un territoire et son produit totalement assimilés à leur « propriétaire », était fondamentalement impossible. Dès lors, le bouleversement mental lié à la modernité bourgeoise française serait peut-être bien un facteur essentiel à prendre en considération dans l’apparition du « cru particulier ». On doit encore faire remarquer que le passage au faire-valoir direct et l’apparition d’un « agent d’affaires » dans les vignobles à l’époque moderne sont peut-être là encore significatifs : d’une part, l’introduction du métayage et du salariat traduirait bien indirectement cette nouvelle conception moderne de la propriété, c’est-à-dire de la terre perçue comme un simple objet convertible en argent sonnant et trébuchant, assimilable en quelque sorte à une marchandise et non plus perçue comme le moyen d’établir des rapports sociaux. Dans le même sens, c’est très bien de souligner l’irruption dans la gestion des terres seigneuriales d’un « homme d’affaire », soit d’un commis auquel le « propriétaire » délègue des fonctions. Mais c’est peut-être mieux de souligner à quel point cela est significatif de bouleversements idéologiques, dans la mesure où ce changement achève de briser les fondements de la société féodale et de la personnalité des fonctions sociales, où le seigneur comme le tenancier étaient tenu d’assumer en personne ses tâches, sans possibilité de déléguer à un tiers.
Entendons-nous bien toutefois. Il ne s’agit pas de déduire de nos remarques que l’idéologie est la cause de la révolution du cru particulier. A entendre les choses ainsi, il n’y aurait qu’un déterminisme culturel fondamentalement erroné. Il s’agit plutôt de dire que les transformations intellectuelles modernes issues des milieux de la bourgeoisie robine formaient en elles-mêmes un terrain favorable à l’affirmation de nouvelles perceptions de la vigne et du vin à travers le « cru particulier ». Quoiqu’il en soit sur les mécanismes et les raisons historiques d’une meilleure prise en compte du terroir agronomique et social, il n’en reste pas moins vrai que l’on ne peut probablement pas comprendre le phénomène d’assimilation toujours plus intense du vin à un territoire personnel, sans en référer aux bouleversements intellectuels qui se sont produits quant à la conception de la « propriété ». Influences réciproques entre processus « intellectuels » et processus « œnologiques » ou rapport cause / conséquence entre les premiers et les seconds, il y a de toute façon des possibilités de rapports entre les deux. Et là encore, ces bouleversements intellectuels étaient-ils tellement « évidents », « normaux », « naturels » que l’on puisse les passer sous silence dans la recherche d’explications de certains phénomènes bordelais ?
Conclusion
Le château viticole ne serait-il pas ce que Joël Bonnemaison appelle un « complexe culturel » (Bonnemaison, 2000), soit une réalité à double dimension associant esprit et matière ? Il y a d’innombrables raisons de le croire et les quelques observations que l’on vient de faire ne sauraient répondre complètement et définitivement à la question. Elles voudraient plutôt inciter à diversifier et renouveler nos paradigmes et nos méthodes de recherche en matière de géographie vitivinicole. Pendant très longtemps, l’une des problématiques récurrentes a été de trouver les sources de la qualité organoleptique, notamment par l’attention portée à la notion de terroir agronomique. Si cette interrogation était parfaitement légitime, elle est aujourd’hui complètement remise en question, dans la mesure où elle relevait aussi d’une certaine confusion entre la notion de « typicité », qui renvoie plus directement aux rapports entre le cépage et le milieu naturel et la notion de « qualité », qui est entendue aujourd’hui comme une construction sociale et culturelle (Fabbri, 2002). Dans une perspective très voisine, la notion de terroir, restée longtemps très physicienne, connaît un même renouvellement distinctif. Pour tout ce qui renvoie à la géologie, à la géomorphologie, aux sols, au climat et à l’exposition, on parlera d’« agro-terroir ». En revanche pour les problèmes de pratiques, de valeurs, de représentations, de perceptions subjectives du vin et du territoire productif, on parlera plus volontiers de « socio-terroir » (Hinnewinkel, 2004).
Ces distinctions ne sont pas simples jeux de l’esprit, mais peuvent avoir de grandes implications dans la guerre économique que se livrent les vignobles du monde et que toutes les prospectives nous annoncent comme étant appelée à s’intensifier. En effet, de par leur ancienneté, leur inscription territoriale souvent très intense, leur très forte identité fondée sur des savoir-faire séculaires et des paysages très construits, les « vieux vignobles » de l’ « Ancien Monde » sont les plus riches, et de loin, en matière de terroir social. Dans un univers viticole post-moderne et hyper technicien où la capacité à faire du vin de qualité (sur le plan œnologique) est désormais universelle, le terroir agronomique, sans disparaître, est relativisé.
En revanche, le terroir social, plus que jamais, constitue l’atout spécifique de nos vignobles parfois millénaires. Et puisque, dans le même temps où la relativisation du terroir agronomique se produisait, les spécialistes du marketing nous apprenaient à ne plus considérer la valeur marchande des biens comme la seule somme, en plus du travail, des actifs matériels nécessaires à leur production, mais y intégraient de plus en plus l’ensemble des actifs immatériels (imaginaire dans lequel évolue le produit, significations, identité…) que le consommateur, en se les appropriant, intègre à sa perception de la qualité, nous mesurons davantage où se situera à l’avenir une partie grandissante de la valeur de nos vins et spiritueux. Par là, expliciter ce qui, dans nos espaces productifs, constitue nos meilleurs actifs du terroir social, c’est entreprendre une démarche pouvant contribuer à mieux qualifier, valoriser, positionner nos productions viticoles face aux concurrents des Nouveaux Pays Viticoles Exportateurs (NPVE). Cela pourrait aussi inciter à la protection de nos vignobles contre les agressions qu’ils subissent, en particulier celles liées à une urbanisation mal contrôlée voire incontrôlée par faible conscience de leur dimension patrimoniale. Dans le vignoble de Bordeaux, on aurait donc intérêt à mieux comprendre ce qu’est le « château », cet actif parmi les plus symboliques de notre terroir social et culturel. Du simple point de vue de la valorisation touristique et de la protection territoriale et paysagère, les enjeux sont évidents.